18 Se sentir inutile

Gawyn se tenait dans un champ très proche de l’endroit où les Aes Sedai avaient pour la première fois combattu les Trollocs. Venus par les collines, ils s’étaient enfoncés dans les plaines du Kandor.

Depuis, l’avance ennemie était au point mort, et les contre-attaques avaient même permis de gagner quelques centaines de pas de terrain. Tout compte fait, cette bataille se déroulait bien mieux que prévu.

Depuis une semaine, les combats se passaient dans cet immense champ sans nom du Kandor. Sur le sol qui semblait avoir été labouré en vue des semailles, des cadavres gisaient un peu partout. Des charognes de Trollocs, surtout, que l’appétit de leurs congénères ne parvenait pas à éliminer.

Une épée dans la main droite et un bouclier dans la gauche, Gawyn se tenait devant le cheval d’Egwene. Sa mission consistait à abattre les monstres qui parvenaient à franchir le tir de barrage des Aes Sedai. En principe, il préférait tenir son arme à deux mains, mais contre les Trollocs, il avait besoin d’un bouclier. Parmi ses frères d’armes, certains le jugeaient idiot d’utiliser une épée. Eux, ils préféraient une pique ou une hallebarde, bref, tout ce qui pouvait garder les monstres à distance.

Mais avec une pique, on ne se battait pas vraiment en duel. Un piquier, en un sens, était une brique au milieu d’un grand mur. Davantage une fortification qu’un soldat, en somme. Une hallebarde était plus noble – au moins, il fallait quelque compétence pour manier sa lame –, mais ne procurait pas les sensations d’une épée. Avec cette arme, Gawyn contrôlait les combats qu’il livrait.

Sa gueule mêlant des traits d’homme à ceux d’un bélier, un Trolloc fondit sur lui. Ce spécimen était plus humain que beaucoup, en particulier sa bouche garnie de dents rouges de sang. Brandissant une masse d’armes au manche orné de la Flamme de Tar Valon, le monstre avait dû la récupérer sur le cadavre d’un Garde de la Tour. Bien qu’il se fût agi d’une arme à deux mains, la créature n’avait besoin que d’une seule pour la manier.

Gawyn s’écarta sur le côté puis leva son bouclier sur la droite pour parer le coup suivant. Enragé, le Trolloc répéta trois fois son attaque. La « tactique » universelle de ces abominations : frapper vite et fort et espérer que l’adversaire céderait.

Ça arrivait souvent. Pas mal d’hommes trébuchaient ou ne sentaient plus leur bras, engourdi par les impacts répétés. C’était là que les piquiers ou les hallebardiers se révélaient précieux, car ils formaient de véritables murs. Bryne recourait à ces deux types de « murs », et il en avait même improvisé un troisième : moitié hallebardes et moitié piques.

Dans des livres d’histoire, Gawyn avait lu quelques lignes sur des formations de ce type. Les forces de Bryne s’en servaient pour couper les jarrets des Trollocs. Après qu’une première rangée de piquiers eut repoussé les monstres, les hallebardiers les poursuivaient et les frappaient aux jambes.

Gawyn se pencha sur un côté. Pris au dépourvu par sa vitesse, le Trolloc tenta d’imiter son mouvement. Tirant parti de sa lenteur, le jeune homme lui coupa net la main au niveau du poignet. Puis il virevolta et enfonça sa lame dans le ventre d’un autre monstre qui avait réussi à franchir la barrière de feu des Aes Sedai.

Sa lame retirée des entrailles puantes, il la planta dans la gorge du premier Trolloc qui passa à sa portée. Morte sur le coup, la créature s’écroula.

La quatrième victime de Gawyn, en ce jour. Méticuleux, il essuya sa lame sur le carré de tissu accroché à son ceinturon.

Enfin, il regarda Egwene. Très droite sur sa selle, la Chaire d’Amyrlin déchiquetait des monstres par dizaines.

Depuis le début, les Aes Sedai avaient institué des rotations. Avec assez peu d’entre elles sur le front en même temps, les soldats encaissaient le plus gros de la violence. Mais ainsi, les sœurs venaient toujours se battre en étant reposées. Leur mission, essentielle, consistait à éparpiller les monstres par petits groupes que les fantassins se chargeaient ensuite de tailler en pièces.

Grâce à cette intervention des Aes Sedai, la bataille se déroulait très bien, même si elle restait cruelle. Depuis qu’ils avaient quitté les collines, derrière eux, les défenseurs n’avaient pas dû reculer une seule fois et la poussée des monstres était bel et bien enrayée depuis une semaine.

Perchée sur un hongre rouan, à côté d’Egwene, Silviana faisait de son mieux pour empêcher les Trollocs d’approcher. Devant les défenseurs, le sol était éventré, formant une série de tranchées naturelles. Malgré ces obstacles, quelques monstres parvenaient à passer pour venir défier Gawyn.

Captant un mouvement, dans la tranchée la plus proche, le jeune homme avança. Un Trolloc à tête de loup, tapi dans le trou, lui montra ses crocs.

Le Sanglier qui Dévale la Colline…

Raide mort, le monstre retomba dans sa fosse, et Gawyn essuya de nouveau sa lame. Cinq victoires ! Pas mal, pour la première de ses rotations de deux heures. Le plus souvent, il fallait l’admettre, les sœurs tenaient les monstres à distance et il se contentait de rester près d’Egwene. Mais aujourd’hui, la Chaire d’Amyrlin formait un binôme avec Silviana – qui trouvait sans doute très amusant de laisser quelques monstres passer, afin que le Champion d’Egwene ne s’ennuie pas.

Plusieurs explosions retentissant non loin de lui, Gawyn recula, puis il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La relève arrivait. Alors que Sleete prenait position avec le Champion de Piava Sedai, Gawyn le salua chaleureusement.

Puis il rejoignit Egwene et Silviana et quitta le champ de bataille avec elles. Via le lien, il sentait l’épuisement de sa femme. Elle en faisait trop, participant à un nombre insensé de rotations.

En traversant le champ, les deux Aes Sedai et Gawyn croisèrent un groupe de Compagnons de l’Illian qui montaient au front. N’ayant pas une vue d’ensemble assez précise de la bataille, Gawyn aurait été bien en peine de dire sur quelle position ces hommes seraient utiles. Avec un rien d’envie, il les regarda s’éloigner.

Maintenant plus que jamais, Egwene avait besoin de lui, et il le savait. La nuit, résolus à tuer des Aes Sedai, des Blafards s’introduisaient dans le camp armés de lames noires forgées dans la vallée de Thakan’dar. Quand Egwene dormait, Gawyn ne laissait à personne le soin de veiller sur elle. Et lorsqu’il tombait de fatigue, il comptait sur son épouse pour le requinquer. En fait, il fermait l’œil uniquement quand elle était en réunion avec le Hall de la Tour.

Sur son insistance, la Chaire d’Amyrlin changeait de tente tous les soirs. De temps en temps, il parvenait à la convaincre de Voyager jusqu’à Mayene et de dormir au palais. Mais depuis plusieurs jours, elle s’y refusait.

L’argument principal de Gawyn – aller voir comment s’en sortaient les sœurs jaunes avec les guérisons – prenait l’eau de toutes parts. À Mayene, Rosil Sedai avait les choses bien en main.

Avec les deux femmes, Gawyn s’enfonça dans le camp. Au passage, les soldats de repos les saluèrent tandis que leurs camarades se précipitaient vers le front. Gawyn les étudia et fit la moue. Trop jeunes et trop… nouveaux.

D’autres étaient des fidèles du Dragon. Comment savoir qu’en faire ? Dans le lot, il y avait des Aiels, ce qui semblait logique. Aux yeux de Gawyn, tous les guerriers du désert étaient fidèles au Dragon. Mais on y trouvait aussi des Aes Sedai, dont il n’approuvait pas vraiment le choix.

Il secoua la tête et continua son chemin. Malgré l’absence presque totale de civils, le camp était énorme. Pour le ravitaillement, tout se passait via les portails, certains chariots étant tirés par les étranges et peu fiables machines de métal du Cairhien. Quand ils repartaient, ces convois emportaient du linge à blanchir, des armes à réparer et des bottes à ressemeler.

Un camp dominé par l’efficacité… Mais jamais très peuplé, puisque tous les hommes passaient le plus clair de leur temps au front. Tous, sauf Gawyn…

On avait besoin de lui ailleurs, il le savait, et sa mission était très importante. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se sentir inutile. Dans cette armée, il comptait parmi les meilleurs escrimeurs, et il se montrait à peine sur le champ de bataille, tuant exclusivement des Trollocs assez idiots pour charger deux Aes Sedai. En un sens, en les abattant, il leur faisait une faveur, à ces imbéciles.

Egwene salua Silviana, puis elle se dirigea vers son pavillon de commandement.

— Egwene…, soupira Gawyn.

— J’ai quelques petites choses à vérifier… Elayne doit avoir envoyé de nouveaux ordres.

— Tu as besoin de dormir.

— Tout ce que je fais, ces derniers jours, c’est me reposer !

— Tu plaisantes ? Sur le champ de bataille, tu vaux facilement mille soldats. S’il te fallait dormir vingt-deux heures de sommeil par jour pour pouvoir protéger les hommes pendant deux, je t’encouragerais à le faire. Par bonheur, nous n’en sommes pas là. Cela dit, rien ne justifie non plus que tu t’épuises.

Dans le lien, Gawyn sentit l’agacement de sa femme, mais elle passa outre.

— Tu as raison, bien sûr, fit-elle. Et tu ne devrais pas avoir l’air surpris de me l’entendre dire.

— Je n’ai pas été surpris.

— Gawyn, je sens tes émotions…

— Oui, mais ça n’a aucun rapport avec ça… Je me suis souvenu d’une blague de Sleete, il y a quelques jours. Jusque-là, je ne l’avais pas comprise.

Gawyn leva sur sa compagne des yeux pleins d’innocence.

Egwene consentit à sourire. Brièvement, mais c’était déjà ça. Ces derniers temps, ça ne lui arrivait pas souvent. Et elle n’était pas la seule.

— En plus, dit-il en prenant les rênes de la jeune femme, avant de l’aider à mettre pied à terre, je n’ai jamais beaucoup réfléchi au fait qu’un Champion peut ignorer totalement les Trois Serments. Je me demande combien de fois les sœurs ont trouvé ça pratique.

— Pas trop souvent, j’espère…

Une réponse très diplomatique.

Sous le pavillon, Gareth Bryne sondait son cher portail horizontal. Aujourd’hui, il était maintenu par une sœur grise aux allures de petite souris que Gawyn n’avait pas l’honneur de connaître.

Bryne approcha de sa table de travail couverte de cartes, où Siuan tentait de mettre un peu d’ordre. En hochant la tête, le général ajouta quelques annotations sur un document, puis il leva les yeux pour voir qui venait d’entrer.

— Mère, salua-t-il avant de venir embrasser la bague d’Egwene.

— La bataille se déroule toujours bien, annonça la Chaire d’Amyrlin avec un petit bonjour de la main pour Siuan. Nous tenons bien le choc. Tu as des plans d’attaque, paraît-il ?

— On ne peut pas rester ici pour l’éternité, mère. Elayne m’a demandé de réfléchir à une percée au Kandor, et je pense qu’elle a raison. Mais je redoute que les Trollocs se replient dans les collines et se réorganisent. Tu as remarqué qu’ils récupèrent chaque nuit de plus en plus de cadavres ?

— Oui.

Gawyn sentit le mécontentement de son Aes Sedai. Elle aurait aimé que les sœurs aient assez de ressources, le soir, pour carboniser toutes les charognes de monstres.

— Ils collectent de la nourriture, dit Bryne. Ils pourraient décider de partir vers l’est avec l’idée de nous contourner. Il faut que nous les gardions ici, ce qui implique peut-être une charge dans leurs collines. Dans des conditions normales, ce serait un quasi-suicide, mais là…

Bryne approcha de son portail et étudia le front.

— Tes Aes Sedai dominent nos ennemis, mère. Je n’ai jamais vu une chose pareille.

— Ce n’est pas pour rien que le Ténébreux a fait son possible pour détruire la Tour Blanche. Il savait. La tour est en mesure de gérer seule cette guerre.

— Il faut quand même se méfier des Seigneurs de la Terreur, dit Siuan en continuant de trier des documents.

Les rapports des éclaireurs, supposa Gawyn. Même s’il lui avait jadis laissé la vie sauve, il ne savait pas grand-chose sur Siuan Sanche. Mais Egwene la lui avait décrite comme une femme assoiffée d’informations.

— Oui, ils viendront tôt ou tard, approuva Egwene.

— Au sujet de la Tour Noire, demanda Bryne, te fies-tu aux propos de Lan Mandragoran ?

— Les yeux fermés, dit Elayne.

— Des Asha’man dans le camp adverse… Pourquoi le Dragon Réincarné n’aurait-il rien fait ? Si tous les hommes en noir se rallient aux Ténèbres…

Egwene secoua la tête.

— Bryne, je veux que tu envoies des cavaliers dans la zone, autour de la Tour Noire, où on peut encore ouvrir des portails. Qu’ils contactent les sœurs qui campent à l’extérieur du complexe.

— Tu veux qu’elles attaquent ?

— Non, qu’elles reculent assez loin pour pouvoir Voyager, et qu’elles nous rejoignent ici. On ne peut plus attendre. Il faut qu’elles soient là !

Egwene tapota la table du bout d’un index.

— Taim et ses Seigneurs de la Terreur viendront ici. Jusque-là, ils se sont concentrés sur le combat contre Lan Mandragoran. Du coup, ils dominent là-bas comme nous dominons ici. Je vais envoyer plus de sœurs aux Frontaliers. Un jour ou l’autre, nous devrons affronter Taim.

Gawyn ne dit rien mais il pinça les lèvres. Moins de sœurs ici, ça impliquait plus de travail pour Egwene et celles qui resteraient.

— Maintenant, dit la Chaire d’Amyrlin, j’ai besoin de… (Elle jeta un coup d’œil à Gawyn et marqua une pause.) J’ai besoin de repos. Si ma présence est requise, venez me chercher… Par la Lumière ! Je ne sais pas où je dormirai ce soir. Gawyn ?

— J’ai prévu la tente de Maerin Sedai. Elle est d’astreinte cette nuit, ce qui te permettra d’être en paix quelques heures.

— Sauf si on a besoin de moi, rappela Egwene à son mari.

Elle se dirigea vers le rabat du pavillon.

— Sauf si on a besoin de toi, répéta docilement Gawyn.

Mais il secoua la tête à l’intention de Bryne et de Siuan.

Le général lui répondit d’un sourire. Sur un champ de bataille, peu de choses exigeaient la présence de la Chaire d’Amyrlin. Pour ces détails-là, le Hall avait toute autorité.

Une fois hors du pavillon, Egwene soupira et secoua la tête. Gawyn la prit par la taille, lui permettant de s’appuyer contre lui. Elle céda à la tentation, mais s’écarta très vite, puis afficha le masque de marbre de la Chaire d’Amyrlin.

Elle est si jeune, et on lui en demande tant…

Cela dit, Egwene était à peine plus jeune qu’al’Thor…

Gawyn fut ravi – et un peu surpris – que penser à cet homme n’éveille plus sa colère. Al’Thor avait une bataille à livrer. Et ses actes ne regardaient pas le Champion de la Chaire d’Amyrlin.

Quand Gawyn eut guidé Egwene jusqu’au secteur « Ajah Vert » du camp, plusieurs Champions la saluèrent respectueusement.

Maerin bénéficiait d’une grande tente. Comme toutes les Aes Sedai, elle était autorisée à y faire venir tout ce qu’elle voulait, tant qu’elle ouvrait elle-même les portails et chargeait ses Champions de transporter le matériel, qu’il s’agisse de meubles ou d’autres choses.

Si l’armée devait bouger très vite, tout ça serait bien entendu abandonné. Du coup, beaucoup de sœurs s’étaient montrées très raisonnables… Mais d’autres, rétives à l’austérité, n’avaient pas lésiné. Maerin était du lot.

Leilwin et Bayle Domon attendaient devant la tente. Chargés d’informer Maerin Sedai que son fief lui était emprunté, ils lui avaient également précisé de ne surtout pas révéler par qui. Ce secret pouvait être découvert si quelqu’un se renseignait dans le coin – Egwene et Gawyn n’avaient rien fait pour se cacher pendant qu’ils venaient ici –, mais si une personne demandait partout où dormirait la Chaire d’Amyrlin, elle attirerait l’attention sur elle.

C’était la meilleure protection que Gawyn pouvait assurer, puisque sa femme ne voulait pas Voyager tous les soirs.

Dès qu’elle vit Leilwin, l’humeur d’Egwene se gâta, son Champion le sentit dans le lien.

— Tu disais vouloir la garder à l’œil, souffla Gawyn.

— Oui, mais je n’aime pas qu’elle sache où je dors. Si des tueurs viennent, elle risque d’être la première à les guider jusqu’à moi.

Gawyn résista à l’envie de polémiquer. Egwene était une femme intelligente et intuitive, mais dès qu’il s’agissait des Seanchaniens, elle perdait son sang-froid. Son mari, en revanche, se fiait à Leilwin. À ses yeux, elle était franche et directe.

— Je la surveillerai, promit-il.

Egwene inspira à fond, se calma et passa devant la Seanchanienne sans lui dire un mot. Gawyn ne la suivit pas sous la tente.

— La Chaire d’Amyrlin semble décidée à ne pas me laisser la servir, dit Leilwin avec son accent traînant typique.

— Elle ne te fait pas confiance, dit Gawyn sans tourner autour du pot.

— Les serments pèsent-ils si peu de ce côté de l’océan ? demanda Leilwin. Je lui ai juré fidélité – une parole que même un Muyami se sentirait obligé de tenir.

— Un Suppôt, lui, se fiche des serments.

Leilwin regarda froidement Gawyn.

— Pour la Chaire d’Amyrlin, tous les Seanchaniens sont des Suppôts, j’en ai peur…

Gawyn haussa les épaules.

— Vous l’avez battue, incarcérée puis traitée comme un animal en lui mettant un collier.

— Moi, je n’ai rien fait de tout ça. Si un boulanger te vent un pain infect, croiras-tu que tous les membres de cette profession désirent t’empoisonner ? Bon, oublions ça, c’est du temps perdu. Si je ne peux pas la servir, je me rabattrai sur toi. As-tu mangé aujourd’hui, Champion ?

Gawyn hésita. Quand avait-il avalé quelque chose pour la dernière fois ? Ce matin ? Non, il était trop pressé d’aller se battre. Comme un fait exprès, son estomac grommela.

— Je sais que tu ne la laisseras pas, surtout sous la surveillance d’une Seanchanienne. Viens, Bayle. Allons chercher de quoi dîner à ce fou, histoire qu’il ne tombe pas dans les pommes face à un tueur.

Leilwin s’éloigna, son colosse de mari à sa traîne. Par-dessus son épaule, le type jeta à Gawyn un regard qui aurait fait fondre de l’acier.

Avec un soupir, le jeune homme s’assit en tailleur sur le sol. Puis il sortit trois bagues noires de sa poche, en choisit une et rangea les deux autres.

Parler de tueurs le faisait toujours penser aux bijoux qu’il avait récupérés sur les cadavres des trois Couteaux du Sang. Ces bagues étaient des ter’angreal. Grâce à elles, les tueurs pouvaient se fondre aux ténèbres et bouger à une vitesse folle.

Gawyn étudia la bague noire, qui ne ressemblait à aucun ter’angreal qu’il ait jamais vu. Mais un artefact du Pouvoir était susceptible d’avoir n’importe quel aspect.

Les bagues étaient taillées dans une pierre noire qu’il n’avait pas réussi à identifier. L’extérieur rugueux, l’intérieur lisse comme de la soie… Logique, puisque c’était la face en contact avec la peau.

Gawyn fit tourner l’artefact entre ses doigts. Normalement, il aurait dû remettre ses trouvailles à Egwene. Mais il savait ce que la Tour Blanche faisait des ter’angreal. Elle les cachait en lieu sûr, trop peureuse pour faire des expériences avec. Sauf que… Eh bien, l’Ultime Bataille était là. S’il y avait un moment idéal pour prendre des risques…

Tu as décidé de rester dans l’ombre d’Egwene, Gawyn. Pour la protéger et faire ce qu’elle te demande.

Avec ses Aes Sedai, la jeune dirigeante était en train de gagner cette guerre. Allait-il devenir aussi jaloux d’elle qu’il l’avait été d’al’Thor ?

— C’est bien ce que je pense ? demanda une voix.

Gawyn ferma le poing sur la bague et leva les yeux. Leilwin et son mari étaient de retour avec une assiette pour lui. À l’odeur qui en montait, ce rata devait être à peine mangeable, le cuisinier noyant sous le poivre tous les mauvais goûts. Surtout celui des charançons, soupçonnait Gawyn, devenu expert en cuisine de cauchemar.

Je ne dois pas montrer que j’ai fait quelque chose de douteux… Sinon, elle ira me dénoncer à Egwene.

— Tu parles de ça ? dit-il en exhibant la bague. C’est un des trois bijoux retrouvés sur les dépouilles des Seanchaniens qui ont tenté de tuer Egwene. Nous supposons que ce sont des ter’angreal, même si la Tour Blanche n’en a jamais vu de semblables.

— Ces bijoux ne peuvent être distribués que par l’Impératrice – puisse-t-elle…

Leilwin s’interrompit et respira à fond.

— Seul un Couteau du Sang – quelqu’un qui a offert sa vie à l’Impératrice – a le droit de porter une telle bague. Si tu essayais, ça finirait très mal.

— Par chance, je n’ai pas l’intention d’essayer.

— Ces bagues sont dangereuses, continua Leilwin. Je ne sais pas grand-chose sur elles, sauf qu’elles finissent par tuer ceux qui les portent. Ne laisse pas ton sang entrer en contact avec elles, car tu les activerais. Ça reviendrait à signer ta sentence de mort, Champion.

Leilwin donna son assiette à Gawyn, puis elle le planta là.

Domon ne la suivit pas.

— Leilwin n’est pas toujours la plus accommodante des femmes, dit-il en se grattant la barbe. Mais elle est sage et forte. Tu serais bien inspiré de l’écouter.

Gawyn empocha la bague.

— De toute façon, Egwene ne m’autoriserait jamais à porter ce ter’angreal.

La stricte vérité. Si elle avait su qu’il le détenait…

— Dis à ta femme que j’apprécie sa mise en garde. Je dois te prévenir que ce sujet – les tueurs – est encore très sensible pour la Chaire d’Amyrlin. Devant elle, je te suggère de ne pas évoquer les Couteaux du Sang et leurs bagues.

Domon acquiesça puis s’en fut rattraper sa femme.

Face à sa tromperie, Gawyn se sentit honteux, mais pas plus que ça. Simplement, il ne voulait pas qu’Egwene lui pose des questions… gênantes.

Cette bague et ses jumelles représentaient quelque chose. L’opposé de ce qui faisait un Champion, en un sens.

Rester prêt d’Egwene, guetter le danger – c’était ça, l’essence même d’un Champion. Sur le champ de bataille, il se distinguerait en la servant, pas en se comportant comme un héros de récit à deux sous.

Il se répéta ce mantra tout en mangeant son rata. Quand il eut fini, il aurait juré qu’il s’était convaincu.

Mais il ne décida pas d’informer Egwene au sujet des bagues.


Rand se souvint de la première fois où il avait vu un Trolloc. Pas lors de l’attaque contre sa ferme, à Champ d’Emond. Non, la véritable première fois. Pendant l’Âge des Légendes.

Un temps viendra où ces monstres n’existeront plus, pensa-t-il en tissant un mélange d’Air et de Feu pour générer un mur de flammes qui se matérialisa au milieu d’une meute de monstres. Non loin de là, des membres de la Garde du Loup de Perrin levèrent leurs armes pour remercier le Dragon. Rand les salua en retour. Dans ce combat, il affichait les traits de Jur Grady – pour l’instant.

Par le passé, les Trollocs ne dévastaient pas le monde. Pouvaient-ils en revenir à ce stade ? Si Rand tuait le Ténébreux, est-ce que ce serait immédiat ?

À cause de la chaleur du mur de flammes, son front ruisselait de sueur. Puisant avec modération dans son angreal en forme de gros homme – il ne devait surtout pas paraître trop puissant –, il carbonisa un autre groupe de monstres.

Il combattait à l’ouest de la rivière Alguenya. Après avoir traversé le fleuve Erinin et la campagne, en direction de l’est, les forces d’Elayne attendaient qu’on leur ait construit des ponts pour traverser la rivière Alguenya. Le travail était presque achevé, mais entre-temps, une avant-garde de Trollocs avait rattrapé les soldats de la reine, contraints de contenir ces fâcheux jusqu’à ce que le moment de traverser soit venu.

Rand était ravi de donner un coup de main. Épuisé par des guérisons, le véritable Jur Grady se reposait dans son camp, au Kandor. Une identité parfaite pour Rand, parce qu’elle n’attirerait pas l’attention des Rejetés.

Entendre crier les Trollocs en flammes se révélait étrangement satisfaisant. Vers la fin de la guerre du Pouvoir, Rand adorait ce son. Parce qu’il lui donnait le sentiment de faire quelque chose.

Quand il avait vu ses premiers Trollocs, il ignorait ce qu’étaient ces monstres. Bien entendu, il était informé des expériences d’Aginor. En plus d’une occasion, Lews Therin avait traité ce type de fou. Comme beaucoup d’autres, il n’avait pas compris. Aginor était bien trop passionné par son projet. Lews avait commis l’erreur de croire qu’il prenait du plaisir à torturer les gens – comme Semirhage, en somme.

Mais Aginor était bien plus ambitieux que ça.

Alors, l’engeance du démon était venue au monde.

Devant Rand, les abominations continuaient à brûler.

Pourtant, il continuait à redouter que ces monstres soient des humains revenus à la vie. Pour créer les Trollocs et les Myrddraals, Aginor avait eu recours à des gens. Était-ce le sort de certains malheureux ? Se réincarner dans d’ignobles créatures ? Cette idée dévastait Rand.

Jetant un coup d’œil au ciel, il vit que les nuages commençaient à se retirer, comme toujours quand il était là. Il aurait pu les forcer à ne pas le faire, mais…

Eh bien, les hommes avaient besoin de clarté, et il ne pouvait pas se battre trop longtemps ici, de peur qu’on remarque un Asha’man bien trop puissant pour le visage qu’il arborait.

Rand laissa la lumière du jour inonder le champ de bataille.

Partout, des soldats levèrent les yeux et savourèrent la caresse du soleil sur leur peau.

Plus de déguisement ! pensa Rand.

Il dissipa son tissage – un Masque des Miroirs – et leva le poing au-dessus de sa tête. Mêlant de l’Air, du Feu et de l’Eau, il créa une colonne de lumière qui le connecta au ciel.

Les soldats lancèrent des vivats.

Pas question qu’il se précipite dans les pièges que le Ténébreux lui avait tendus… Ouvrant un portail, il retourna dans le champ de Merrilor. S’il ne restait jamais longtemps sur un front, il révélait toujours sa véritable identité avant de partir. Et il laissait les nuages se déchirer, pour prouver qu’il avait été là.

Min l’attendait sur le site de Voyage de Merrilor. Alors que le portail se refermait, il jeta un dernier coup d’œil sur un autre endroit où les gens se battaient sans lui.

Ses Promises l’attendaient aussi. À contrecœur, elles avaient reconnu que leur présence l’aurait trahi.

Min lui posa une main sur le bras.

— Tu as l’air triste, souffla-t-elle.

Une brise chaude soufflait du nord. Autour de lui, tous les soldats le saluèrent. Ici, il y avait surtout des Domani, des Teariens et des Aiels. La force d’attaque, dirigée par Rodel Ituralde et le roi Darlin… Celle qui essaierait de tenir la vallée de Thakan’dar pendant qu’il se battrait contre le Ténébreux.

L’heure du duel avait presque sonné. Son futur adversaire l’avait vu se battre sur tous les fronts. Avec Lan pour commencer, puis aux côtés d’Egwene et d’Elayne. À présent, les Ténèbres avaient engagé presque toutes leurs forces dans le Sud. Le moment de frapper le mont Shayol Ghul était venu.

— Au sujet de ces attaques, Moiraine m’a traité d’idiot. Selon elle, prendre le moindre risque est une erreur, considérant la mission qui m’attend.

— Elle a probablement raison, dit Min. Comme souvent. Mais j’aime mieux que tu sois un idiot capable de faire ça. Parce que c’est ce qu’il faut être pour avoir une chance de vaincre le Ténébreux. Un homme qui ne peut pas rester assis à planifier pendant que d’autres meurent…

Rand prit sa compagne par la taille. Qu’aurait-il fait sans elle ?

J’aurais échoué… Pendant les pires mois, j’aurais sombré, c’est certain.

Par-dessus l’épaule de Min, Rand vit qu’une femme aux cheveux gris approchait. Derrière elle, une plus petite silhouette en bleu s’arrêta et partit résolument dans la direction opposée. Chaque jour, Cadsuane et Moiraine faisaient de grands détours pour s’éviter. Dans le regard de la miraculée, Rand crut lire de la fureur à l’idée que la légende l’avait repéré la première.

Cadsuane le rejoignit puis lui tourna autour pour l’inspecter de la pointe des cheveux à celle des pieds. Ensuite, elle hocha plusieurs fois la tête.

— Tu essaies de décider si je suis à la hauteur du défi ? demanda Rand.

En bannissant toute émotion de sa voix – dans ce cas, un formidable agacement.

— Je n’en ai jamais douté, répondit Cadsuane. Même avant d’avoir découvert que tu t’étais réincarné, j’étais sûre d’être capable de faire de toi l’homme qu’il fallait que tu sois. Douter – de cette manière, en tout cas – est réservé aux idiots. Es-tu un idiot, Rand al’Thor ?

— Une question piège, répondit Min. S’il dit oui, il en sera un pour de bon. S’il dit non, il reconnaîtra qu’il ne cherche pas à devenir plus sage.

— Tu lis beaucoup trop, mon enfant ! s’exclama Cadsuane. (Avec ce qui ressemblait à de l’affection.) Rand, j’espère que tu lui as fait un beau cadeau ?

— Que veux-tu dire ? demanda le Dragon.

— Tu as offert des choses à tes proches dans la perspective de ta mort. C’est fréquent chez les gens âgés ou chez les héros en route pour une bataille qu’ils ne pensent pas gagner. Une épée pour ton père, un ter’angreal pour la reine d’Andor, une couronne pour Lan Mandragoran, des bijoux pour la jeune Aielle et pour cette femme…

Rand se raidit. Dans un coin de sa tête, il avait toujours su ce qu’il faisait, mais l’entendre dire était déconcertant.

Min se rembrunit et serra plus fort le bras de Rand.

— Marchons un peu, proposa Cadsuane. Seulement nous deux, seigneur Dragon. Si tu veux bien…

Min leva les yeux sur Rand. Mais il lui tapota l’épaule et souffla :

— Je te retrouverai sous notre tente…

Min soupira mais n’insista pas. Cadsuane, elle, avait pris de l’avance. Pour la rattraper, Rand dut courir un peu. Une situation dont elle se réjouissait sûrement…

— Moiraine Sedai perd patience à cause de tes retards, annonça la légende.

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— Je crois que cette femme est dotée d’une certaine sagesse. Cela dit, je ne trouve pas ton plan complètement stupide. Mais tu ne devrais pas le… différer plus longtemps.

Rand avait délibérément omis de préciser à quel moment il donnerait l’ordre d’attaquer le mont Shayol Ghul. Il voulait que les gens s’interrogent. Si aucun de ses proches ne savait quand il comptait frapper, il y avait peu de risques que le Ténébreux en soit informé.

— Quoi qu’il en soit, reprit Cadsuane, je ne suis pas ici pour parler de tes retards. Sur ce sujet, je crois que Moiraine Sedai tient en main ton… éducation. Quelque chose d’autre m’inquiète beaucoup plus.

— Quoi donc ?

— Ta certitude de ne pas survivre. Je déteste te voir sacrifier tant de choses… et ne même pas essayer de t’en tirer vivant.

Rand prit une grande inspiration. Dans son dos, des Promises le couvaient à distance. Passant devant le petit camp des Régentes, il vit qu’elles étaient massées autour de la Coupe des Vents. Impassibles, elles jetèrent un coup d’œil au Dragon et à son interlocutrice.

— Laisse-moi aller vers mon destin, Cadsuane. J’ai embrassé la mort, et je la prendrai quand elle viendra.

— J’en suis ravie. Et ne va pas croire un moment que je sacrifierai le monde pour préserver ta peau.

— Ça, c’est évident depuis le début. Alors, pourquoi t’en soucier maintenant ? Cette bataille me coûtera la vie. C’est ainsi.

— Il ne faut pas postuler que tu mourras ! Même si c’est presque inévitable, tu ne dois pas penser que ça l’est totalement.

— Elayne m’a dit à peu près la même chose.

— Alors, elle aura parlé sagement au moins une fois dans sa vie. Un meilleur score que je l’aurais cru…

Rand refusa de réagir à cette saillie et Cadsuane eut un petit sourire. Elle aimait la façon dont il se contrôlait, désormais. C’était pour ça qu’elle le mettait sans cesse à l’épreuve.

Envisageait-elle d’arrêter un jour ?

Non, se répondit Rand. Pas avant l’épreuve finale. Celle qui importe le plus.

Cadsuane s’arrêta net, forçant le Dragon à l’imiter.

— As-tu un cadeau pour moi ?

— J’en distribue aux gens dont je me soucie…

Le sourire de la légende s’élargit.

— Nos relations n’ont pas toujours été simples, Rand al’Thor.

— C’est une façon de présenter les choses…

— Cela dit, je tiens à te faire savoir que je suis contente. Tu as bien évolué.

— Donc, j’ai ta permission de sauver le monde ?

— Oui.

Cadsuane leva les yeux au ciel, où les nuages noirs se dispersaient à cause de la présence du Dragon.

— Oui, répéta-t-elle, tu as ma permission. Si tu ne tardes pas trop. L’obscurité s’épaissit.

Comme en écho de cette phrase, le sol trembla. Ces derniers temps, ça arrivait de plus en plus souvent. Inquiets, les soldats vacillèrent sur leurs jambes.

— Il y aura des Rejetés, dit Rand. Dès que je serai entré… Il faudra que quelqu’un les affronte. Je compte demander à Aviendha de diriger cette résistance. Ton aide lui serait précieuse.

— Je ne la lui refuserai pas.

— Amène Alivia, ajouta Rand. Elle est forte, mais je m’inquiète à l’idée de la mêler aux autres. Elle ne saisit pas comme il faudrait la notion de « limites ».

Cadsuane acquiesça. Dans son regard, Rand crut voir qu’elle avait sans doute déjà prévu d’agir ainsi.

— Et la Tour Noire ?

Rand serra les dents. La Tour Noire était un piège, il le savait. Taim voulait l’attirer dans un endroit d’où il ne pourrait pas s’enfuir via un portail.

— J’ai chargé Perrin de s’en occuper.

— Et ta détermination à y aller toi-même ?

Je dois aider les Asha’man… En un sens, j’ai laissé Taim les rassembler, et je ne peux pas les abandonner.

— Tu n’as pas encore décidé, grogna Cadsuane. Tu serais prêt à risquer ta vie et la nôtre en te précipitant dans un traquenard.

— Je…

— Les Asha’man sont libres, dit Cadsuane avant de se détourner. Taim et ses sbires ont été bannis de la Tour Noire.

— Quoi ? s’exclama Rand.

Il retint la légende par le bras.

— Tes Asha’man se sont libérés eux-mêmes. D’après ce qu’on dit, ils y ont perdu des plumes. Peu de gens le savent… Elayne risque de ne pas pouvoir les utiliser au combat pendant un moment. J’ignore les détails.

— Ils se sont libérés ?

— Oui.

Et ils l’ont fait seuls ! À moins que ce soit Perrin…

Rand jubila, mais une vague de culpabilité le submergea. Combien de morts ? S’il était allé à la Tour Noire, aurait-il pu sauver des hommes ? Au courant de leur situation depuis des jours, il les avait négligés, cédant à l’insistance de Moiraine. Persuadée que c’était un piège, elle pensait qu’il ne s’en serait pas sorti.

Et voilà que les Asha’man s’en étaient tirés sans lui !

— J’aurais aimé avoir pu t’arracher une réponse sur ce que tu comptais faire là-bas, dit Cadsuane. (Elle soupira puis secoua la tête.) Tu as des fêlures en toi, Rand al’Thor, mais tu devras te débrouiller avec.

Sur ces mots, la légende planta là le Dragon.


— Deepe était un brave homme, dit Antail. Et il avait survécu à la chute de Maradon. Lors de l’explosion, il était sur les créneaux, mais il n’est pas mort et il s’est battu. Les Seigneurs de la Terreur ont voulu en finir avec lui, mais il les a bombardés de tissages jusqu’à ce qu’il tombe d’épuisement.

Les braves du Malkier levèrent leur gobelet en hommage au défunt. Lan les imita, même s’il était à l’extérieur du cercle d’hommes massés autour du feu. Lui, il regrettait que Deepe n’ait pas obéi aux ordres. Secouant la tête, il vida son vin. En pleine nuit, ses hommes et lui étaient de garde au cas où une attaque se produirait.

En faisant tourner son gobelet entre ses doigts, Lan repensa à Deepe. Malgré tout, il ne pouvait pas être furieux contre lui. Deepe avait tenté de tuer un des plus puissants Seigneurs de la Terreur. S’il avait une occasion pareille, Lan non plus ne cracherait pas dessus.

Les hommes continuèrent à boire à la mémoire des défunts. Chaque soir, c’était devenu une tradition, et elle s’était répandue dans tous les camps des Frontaliers.

Lan se félicitait que les soldats commencent à traiter Antail et Narishma comme des frères d’armes. Au début, les Asha’man se tenaient à l’écart, mais la mort de Deepe avait forgé des liens entre eux et les soldats ordinaires. Désormais, ils payaient tous ensemble la note du boucher. Voyant le chagrin d’Antail, les hommes l’avaient invité à boire avec eux.

Lan s’écarta du feu et traversa le camp jusqu’à l’endroit où on gardait les chevaux. Mandarb allait plutôt bien, même s’il portait sur le flanc gauche une large plaie où sa robe ne repousserait pas. À part ça, il guérissait…

Entre eux, les garçons d’écurie parlaient encore à voix basse de la nuit où l’étalon blessé avait soudain surgi des ombres. C’était juste après le combat où Deepe était tombé. Beaucoup de cavaliers avaient été tués ou au moins désarçonnés. Très peu de chevaux solitaires étaient parvenus à échapper aux Trollocs et à regagner le camp.

Lan flatta l’encolure de son fidèle compagnon.

— Nous nous reposerons bientôt, mon ami. C’est promis.

Mandarb hennit et d’autres destriers l’imitèrent.

— Nous aurons un foyer, continua Lan. La guerre gagnée, Nynaeve et moi, nous revendiquerons le Malkier. Nous purifierons les lacs et ferons reverdir les plaines. Tu verras, de fantastiques pâturages ! Et plus de Trollocs dans nos jambes. Des enfants grimperont sur ton dos, vieux frère. Tu vivras paisiblement en croquant des pommes, au milieu d’une kyrielle de juments.

Depuis quand Lan n’avait-il pas pensé à l’avenir avec ce qui ressemblait à de l’optimisme ? C’était étrange d’en retrouver ici, à cet instant, en pleine guerre.

Lan était un homme dur. Parfois, il aurait juré avoir plus de points communs avec les rochers et le sable qu’avec ses frères humains – même ceux qui riaient ensemble autour du feu, ce soir.

Un roc, voilà ce qu’il avait fait de lui-même. Un type qui pourrait un jour chevaucher jusqu’au Malkier et laver l’honneur de sa famille. Rand al’Thor avait commencé à fissurer cette carapace. Nynaeve, elle, l’avait fait voler en éclats.

Je me demande si Rand a fini par s’en rendre compte…

Tout en réfléchissant, Lan entreprit de brosser Mandarb.

Lui, il savait ce que c’était d’avoir été choisi dès l’enfance pour mourir en héros. Chaque jour, on l’avait orienté en direction de la Flétrissure pour rappeler qu’il y finirait sa vie.

Rand al’Thor ne découvrirait probablement jamais à quel point ils se ressemblaient, tous les deux. Mais Lan, lui, le savait depuis le début.

Malgré sa fatigue, Lan se força à soigner Mandarb. Sans-doute aurait-il dû dormir – c’est ce que Nynaeve lui aurait dit, en tout cas. Imaginant la conversation tendue, il s’autorisa l’ombre d’un sourire. Au bout du compte, sa femme aurait gagné, car un chef avait besoin de repos – surtout quand des dizaines de palefreniers et de garçons d’écurie pouvaient s’occuper des chevaux.

Mais Nynaeve n’était pas là. Du coup, il continua à brosser Mandarb.

Bien avant que le nouveau venu soit arrivé, Lan entendit des bruits de pas. Après avoir emprunté une brosse à un palefrenier, le seigneur Baldhere salua une des sentinelles puis alla s’occuper de son cheval… et remarqua enfin Lan.

— Seigneur Mandragoran…

— Seigneur Baldhere…, répondit Lan avec un hochement de tête pour le porteur d’épée de la reine Ethenielle.

Les cheveux noir strié de blanc, très mince, le général du Kandor ne faisait pas partie des grands capitaines. Cela dit, c’était un excellent officier qui servait son pays avec ferveur depuis la mort du roi. Beaucoup de gens pensaient qu’Ethenielle finirait par l’épouser. Des billevesées ! Au mieux, la reine le regardait comme un frère aîné. De plus, tout observateur un peu doué aurait vu que le gaillard avait une préférence marquée pour les hommes.

— Désolé de te déranger, Dai Shan. Je ne pensais pas trouver quelqu’un d’autre ici.

Baldhere fit mine de se retirer.

— J’en ai terminé, dit Lan. Ne te laisse pas arrêter dans ton élan.

— Les palefreniers et les garçons d’écurie font très bien leur travail. Je ne suis pas là pour m’en assurer, mais parce qu’une activité très simple, parfois, m’aide à mieux réfléchir.

— Tu n’es pas le seul à avoir remarqué ça, dit Lan sans cesser de brosser Mandarb.

Baldhere eut un rire de gorge, se tut un moment puis se jeta à l’eau.

— Dai Shan, es-tu inquiet au sujet du seigneur Agelmar ?

— En quel sens ?

— J’ai peur qu’il en fasse trop pour sa résistance… Certaines de ses décisions me rendent… perplexe. Non que je les trouve mauvaises. Mais elles me semblent trop agressives.

— Nous sommes en guerre. Face à l’ennemi, je ne vois pas comment on pourrait être trop agressif.

— C’est vrai… Mais as-tu noté que nous avons perdu les deux escadrons de cavalerie du seigneur Yokata ?

— C’est malheureux, mais tout le monde fait des erreurs.

— Celle-là, Agelmar n’aurait pas dû la commettre. Il a déjà vécu des situations semblables, Dai Shan. La catastrophe, il aurait dû la voir venir.

L’affaire remontait à un raid récent contre les Trollocs. Alors que les Asha’man avaient incendié Fal Eisen et ses environs, Yokata, sur un ordre d’Agelmar, avait contourné une grande colline afin d’attaquer le flanc droit de la horde de monstres qui fondait sur les hommes en noir. Dans le cadre d’une manœuvre en étau classique, Agelmar avait envoyé d’autres cavaliers sur le flanc gauche ennemi et les Asha’man étaient censés cesser de se replier et résister frontalement.

Hélas, les officiers des Ténèbres avaient déjoué la manœuvre. Avant qu’Agelmar et les Asha’man aient pu passer à l’action, une masse de monstres avait dévalé la colline pour attaquer le propre flanc droit de Yokata. D’autres l’avaient chargé de face, l’encerclant avant de le massacrer.

Pas un seul survivant… Après cette boucherie, les monstres avaient défié les Asha’man, qui s’en étaient tirés de justesse.

— Il est fatigué, Dai Shan. Je connais Agelmar. S’il avait eu l’esprit clair, il n’aurait pas commis une bourde pareille.

— Baldhere, n’importe qui aurait pu le faire.

— Agelmar n’est pas n’importe qui, mais un des grands capitaines. Sur une bataille, il doit avoir un point de vue différent du nôtre.

— Tu es sûr de ne pas en attendre trop de lui ? Ce n’est qu’un homme, après tout. Comme nous tous, au bout du compte…

— Je… Tu as peut-être raison…

Comme s’il était inquiet, Baldhere posa une main sur la poignée de son épée. Il ne portait pas l’arme de la reine, puisqu’elle n’était pas avec lui en train de jouer son rôle de dirigeante.

— Lan, c’est une affaire d’instinct. Je sens qu’Agelmar est épuisé, et je crains que ça altère son aptitude à planifier et à prévoir. S’il te plaît, garde-le à l’œil.

— Je le ferai…

— Merci, fit Baldhere, bien moins troublé qu’au début de la conversation.

Lan flatta une dernière fois l’encolure de Mandarb, puis il laissa Baldhere avec sa monture et gagna le pavillon de commandement.

À l’intérieur, des lampes brillaient encore. Même s’ils n’avaient pas le droit de jeter un coup d’œil aux cartes, des gardes assuraient la sécurité de ce centre névralgique.

Lan écarta la tenture qui défendait l’entrée et salua deux officiers du Shienar, des aides de camp d’Agelmar, qui travaillaient encore à cette heure tardive. L’un d’eux étudiait des cartes déroulées à même le sol.

Agelmar n’était pas là. Même un chef devait fermer l’œil de temps en temps.

Lan s’accroupit pour mieux voir une des cartes. Après la retraite prévue pour le lendemain, l’armée s’arrêterait en un site appelé la Source de Sang. Un nom que le cours d’eau devait aux rochers qui y étaient immergés, donnant l’impression que les eaux étaient rouges.

À la Source de Sang, les Frontaliers auraient un petit avantage positionnel grâce aux collines environnantes. De là, Agelmar voulait lancer une contre-attaque où des archers et des unités de cavalerie œuvreraient ensemble. Bien entendu, il faudrait encore incendier des terres.

Un genou au sol, Lan lut les notes d’Agelmar sur la répartition des unités pour les diverses attaques. Un plan ambitieux, mais sans rien d’incohérent ni de choquant.

Alors qu’il observait la carte, Agelmar entra sous la tente en compagnie de dame Ells du Saldaea. Dès qu’il vit Lan, le vieil homme s’excusa auprès de la noble dame, avec qui il conversait, et le rejoignit.

Agelmar ne titubait pas de fatigue, certes, mais Lan avait appris à voir des signes d’épuisement malgré les apparences. Des yeux rouges. Une légère odeur d’andilay dans l’haleine… Quand on les mâchait régulièrement, ces feuilles redonnaient un coup de fouet.

Oui, Agelmar était fatigué. Mais qui ne l’était pas dans ce camp ?

— Dai Shan, approuves-tu ce que tu vois ?

— Pour un repli, c’est extrêmement agressif.

— Pouvons-nous faire autrement ? Derrière nous, que laisserons-nous, sinon des terres brûlées ? Au fond, nous dévastons le Shienar aussi sûrement que si les Ténèbres s’en étaient emparées. Ces cendres, je veux qu’elles soient gorgées du sang des Trollocs.

Lan hocha la tête.

— Baldhere est venu te voir ? demanda Agelmar.

Le mari de Nynaeve leva promptement les yeux.

Son interlocuteur eut un faible sourire.

— Je suppose qu’il t’a parlé de la perte de Yokata et de ses hommes ?

— Oui.

— C’était une erreur, je ne le nie pas. Je me demandais si quelqu’un soulèverait la question. Baldhere semble penser que je n’aurais pas dû commettre une telle bévue.

— Il estime que tu en fais trop pour ta résistance…

— Tactiquement, il est finaud, mais il en sait quand même beaucoup moins long que ce qu’il croit. Et il a la tête farcie de récits sur les grands capitaines. Je ne suis pas infaillible, Dai Shan. Et ce ne sera pas ma seule erreur. Mais je les repérerai toutes, et j’en tirerai des enseignements.

— Ce qui ne t’empêche pas de dormir un peu plus…

— Je suis en pleine santé, seigneur Mandragoran, et je connais mes limites – parce que j’ai passé ma vie à essayer de les cerner. Cette bataille me forcera à donner mon maximum, et je dois l’accepter.

— Mais…

— Relève-moi de mon poste ou laisse-moi faire. J’écouterai les avis des autres – qu’on ne me prenne pas pour un imbécile – mais personne ne repassera derrière moi.

— Très bien, fit Lan en se redressant. Je me fie à ta sagesse.

Agelmar hocha la tête puis baissa les yeux sur ses cartes. Il ne les avait toujours pas relevés quand Lan se décida enfin à partir.


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