— Lumière…, souffla Perrin quand il découvrit le paysage. Gaul, cet endroit se meurt.
Bouillonnant et sinistre, le ciel noir n’avait rien d’une nouveauté dans le Monde des Rêves. Mais la tempête qu’il annonçait depuis des mois avait fini par éclater. Soufflant dans tous les sens en même temps, les bourrasques n’obéissaient à aucune loi naturelle.
Perrin resserra les pans de son manteau puis renforça le vêtement en imaginant que les attaches qui le tenaient étaient indestructibles. Aussitôt, une petite bulle de calme l’enveloppa et dévia les assauts les plus furieux du vent. L’opération se révélait plus simple que le jeune seigneur l’aurait cru, comme s’il avait tenté de soulever un chêne pour le découvrir aussi léger qu’un sapin.
Sinon, le décor semblait moins réel que lors de ses précédentes visites. Désormais, les vents fous érodaient pour de bon les collines – qui s’aplatissaient à vue d’œil. À d’autres endroits, le sol se soulevait pour former des saillies verticales et de nouvelles buttes. Sans cesse, des mottes de terre jaillissaient dans les airs puis explosaient. Le monde onirique se désagrégeait.
Perrin posa une main sur l’épaule de Gaul. Emmenant l’Aiel, il se décala, car ils étaient trop près de Rand. De fait, quand ils se retrouvèrent dans une vaste plaine, au sud – celle où Perrin chassait avec Sauteur –, la tempête se révéla moins dévastatrice.
Les deux hommes cachèrent leurs paquetages bourrés d’eau et de vivres dans des broussailles. À dire vrai, Perrin ignorait s’ils auraient pu survivre avec l’eau et la nourriture disponibles dans le rêve, et il n’avait aucune intention de le découvrir. Avec eux, ils avaient de quoi tenir au moins une semaine. Sachant qu’un portail les attendrait chaque jour, le mari de Faile jugeait acceptables les risques que son ami et lui prenaient dans cette aventure.
Ici, l’univers onirique ne se désintégrait pas comme à proximité du mont Shayol Ghul. Cela dit, quand on regardait un point assez longtemps, on voyait que le vent emportait… Eh bien, tout ce qu’il pouvait : des graines desséchées, des fragments d’écorce, des amas de boue et des éclats de roche. Et cette « manne » volait en direction des nuages affamés qui l’engloutiraient.
Comme il était de rigueur dans le rêve des loups, quand on les regardait de nouveau, des éléments brisés ou détruits auraient dû redevenir entiers. Mais ce n’était plus le cas…
Perrin comprit ce qui se passait. Comme le monde réel, celui des rêves se consumait lentement. Ici, c’était simplement plus facile à voir.
Dans la plaine, les vents soufflaient, mais pas assez fort pour qu’il y ait besoin de les tenir en respect. On eût dit le genre de bourrasques qui succèdent à la pluie et aux éclairs, juste avant la véritable tempête. Les hérauts de la destruction à venir.
Son shoufa sur le visage, Gaul regardait autour de lui, l’air méfiant. Pour s’harmoniser avec l’herbe, ses vêtements arboraient une nuance d’ocre différente.
— Gaul, dit Perrin, ici, il faut être très prudent. Tes idées, même vagues, peuvent devenir réalité.
L’Aiel hocha la tête, hésita puis abaissa son voile.
— J’écouterai et suivrai tes instructions.
Perrin jugea encourageant que les vêtements de Gaul ne changent pas radicalement tandis qu’ils avançaient dans la prairie.
— Essaie de garder ton esprit vide, conseilla Perrin. Pas de pensées. Fie-toi à ton instinct et obéis-moi.
— Je chasserai comme un gara, fit Gaul. Mes lances sont à toi, Perrin Aybara.
Alors qu’il avançait, Perrin se demanda si Gaul, juste en y pensant, ne risquait pas de se décaler à des lieues de là. Cela dit, le monde onirique ne semblait pas avoir beaucoup d’effets sur lui. Dès qu’il était troublé, ses vêtements se modifiaient un peu et son masque se remettait en place tout seul, mais ça ne semblait pas aller plus loin.
— Bon, fit Perrin, je vais nous transférer à la Tour Noire. Notre proie, un homme appelé Tueur, est très dangereuse. Tu te souviens du seigneur Luc ?
— Le lopinginny ?
Perrin arqua un sourcil.
— Un oiseau de la Tierce-Terre, dit Gaul. Ton seigneur Luc, je ne l’ai pas vu souvent, mais il m’a paru du genre à brasser du vent alors que c’est en réalité un poltron.
— Une façade, fit Perrin. De toute façon, dans le rêve, il est différent. Nommé Tueur, c’est un prédateur très puissant qui traque les hommes et les loups. S’il décide de te tuer, il peut apparaître derrière toi en un clin d’œil et imaginer que tu es immobilisé par des lianes. Sans pouvoir te défendre, tu devras le regarder te trancher la gorge.
Gaul éclata de rire.
— J’ai dit quelque chose de drôle ?
— Tu parles comme si c’était extraordinaire… Mais dans le premier rêve, celui qui prétend être la vie, je suis entouré de femmes et d’hommes qui peuvent me ligoter d’une pensée et me tuer quand ça leur chante. J’ai l’habitude d’être impuissant face à certains adversaires, Perrin Aybara. C’est comme ça que vont les choses…
— Peut-être, insista Perrin, mais si nous trouvons Tueur, je veux que tu restes loin de lui. Laisse-moi l’affronter. Au fait, c’est un type au visage carré avec des yeux qui ne semblent pas vraiment vivants. Et il est vêtu de cuir noir.
— Mais…
— Tu as juré de m’obéir, Gaul. C’est très important. Tueur a abattu Sauteur. Il ne doit pas t’avoir aussi. Donc, tu ne le combattras pas.
— Très bien, j’en fais le serment. Mes lances ne danseront pas contre lui, sauf si tu me l’ordonnes.
Accablé, Perrin imagina Gaul se laissant éventrer sans toucher à ses lances. Dès qu’il était question de serment, les Aiels avaient tendance à s’emballer.
— Tu pourras l’affronter s’il t’attaque, mais avec l’idée de rompre le combat et de t’enfuir. Ne le traque pas, et si je me bats contre lui, reste à l’écart. C’est compris ?
Gaul acquiesça. Lui posant une main sur l’épaule, Perrin les décala tous les deux en direction de la Tour Noire. N’y étant jamais allé, il dut s’orienter au jugé.
Le premier essai fut un fiasco qui les conduisit dans une région d’Andor où des collines encore verdoyantes semblaient danser au rythme du vent. Perrin aurait préféré bondir de sommet en sommet, mais il doutait que Gaul soit prêt pour une telle aventure. Le décalage semblait préférable.
Après quatre autres essais, ils arrivèrent dans un endroit où un dôme translucide aux reflets violets se dressait dans le lointain.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gaul.
— Notre destination, répondit Perrin. Le dôme, c’est ce qui empêche Grady et Neald d’ouvrir des portails à l’intérieur de la Tour Noire.
— La même chose que ce qui nous est arrivé au Ghealdan ?
— Oui.
Ce dôme rappela à Perrin la mort déchirante de plusieurs loups. Des images qu’il se hâta de bannir. Ici, les souvenirs de ce type pouvaient engendrer des pensées… vagabondes.
Il s’autorisa une colère rentrée, au plus profond de lui-même – un peu comme la chaleur, au cœur de son marteau –, mais rien de plus.
Puis il les décala au pied du dôme, qui, de près, ressemblait à du verre.
— Tire-moi de là si je perds connaissance, dit-il à Gaul.
Quand il percuta la barrière, Perrin eut le sentiment d’entrer en contact avec un matériau incroyablement froid. Aussitôt, il eut l’impression que toutes ses forces l’abandonnaient. Il tituba, mais resta concentré sur son objectif. Tueur ! L’assassin de Sauteur et l’exterminateur de loups.
Sentant ses forces revenir, il se redressa de toute sa hauteur. Traverser le dôme, constata-t-il, était bien plus facile que la fois précédente. À l’évidence, être en chair et en os dans le rêve amplifiait sa puissance. Désormais, il n’aurait plus à craindre de faire irruption trop brusquement dans le songe et de laisser son corps mourir dans le monde réel.
Comme s’il traversait un mur d’eau, il avança lentement et émergea de l’autre côté de l’obstacle. Se retournant, il vit que Gaul, encore à l’extérieur, tendait un index en direction de la surface lisse.
Quand il la tapota, il s’écroula, inerte comme une poupée. Ses lances et ses flèches gisant à côté de lui, il ne bougeait plus, poitrine parfaitement immobile.
Perrin tendit un bras à travers le dôme, saisit Gaul par la jambe et le tira jusqu’à lui.
Une fois passé, l’Aiel inspira de l’air puis grogna et roula sur le côté. Ensuite, il s’assit sur le sol et se tint la tête à deux mains. Prévenant, Perrin se chargea de récupérer les flèches et les lances de son ami.
— Voilà qui promet d’être une bonne expérience pour renforcer ton ji, fit Gaul. (Il se redressa et massa l’épaule qui avait percuté le sol.) Les Matriarches prétendent que venir ici comme nous l’avons fait est maléfique ? Moi, je crois qu’elles aimeraient accompagner des hommes pour qu’ils leur enseignent comment s’y prendre.
Perrin dévisagea Gaul. Ainsi, il l’avait entendu parler du rêve des loups avec Edarra ?
— Qu’ai-je fait pour mériter une telle loyauté de ta part, Gaul ? demanda Perrin – presque comme s’il pensait à voix haute.
L’Aiel éclata de rire.
— Ça n’a rien à voir avec ce que tu as fait ou pas fait…
— Que veux-tu dire ? Je t’ai libéré de cette fichue cage, et c’est pour ça que tu m’as suivi.
— C’est pour ça que j’ai commencé à te suivre, corrigea Gaul. Mais pas que je suis resté avec toi. Bon, ne sommes-nous pas ici pour chasser ?
Perrin acquiesçant, Gaul releva son voile.
S’éloignant du dôme, les deux hommes se dirigèrent vers la structure qui se dressait dans le lointain. Entre la lisière du dôme et son centre, il y avait une sacrée distance, mais Perrin ne voulait pas prendre le risque de « sauter » et de se faire surprendre. Du coup, ils marchèrent, traversant une plaine herbeuse semée çà et là de bosquets.
Il leur fallut une heure pour apercevoir le mur d’enceinte de la Tour Noire. Haut et imposant, il ressemblait à celui d’une ville fortifiée.
Comme s’il s’attendait à être criblé de flèches ou foudroyé à chaque pas, Gaul regardait sans cesse autour de lui. Perrin, lui, était beaucoup plus détendu. Dans le rêve, ce mur ne serait pas gardé, donc il n’y avait aucun risque. Et si Tueur était bien ici, il se tapissait sans doute au cœur du complexe, au centre du dôme – où il avait sûrement mis en place un piège.
Une main sur l’épaule de Gaul, Perrin les propulsa tous les deux en haut du mur. Aussitôt arrivé, l’Aiel se ramassa sur lui-même et alla explorer un poste de garde couvert.
Campé au bord du chemin de ronde, côté intérieur, Perrin découvrit le complexe. Pour l’heure, la Tour Noire était beaucoup moins imposante que le laissait penser sa muraille. Mais un vaste chantier s’étendait derrière un village de cabanes et de petites maisons…
— Ils sont arrogants, tu ne trouves pas ? demanda une voix féminine.
Perrin sursauta, se retourna, fit apparaître son marteau entre ses mains et érigea un mur de briques autour de lui pour se protéger.
Le dos bien droit pour paraître plus grande, une jeune femme aux cheveux argentés, assez petite, se tenait à côté de lui. Vêtue d’une tenue blanche serrée à la taille par une ceinture d’argent, elle ne disait rien à Perrin, mais il reconnut son odeur.
— Chasseuse de Lune…, grogna Perrin. Lanfear.
— Ce nom, je n’ai plus le droit de l’utiliser. Il est si strict sur ces points-là.
Alors que la Rejetée tapotait son mur d’un index, Perrin recula et regarda autour de lui. Lanfear travaillait-elle avec Tueur ?
Sortant du poste de garde, Gaul se pétrifia. Perrin leva une main pour lui faire signe de rester où il était. Pourrait-il sauter jusqu’à Gaul et les décaler avant que la Rejetée attaque ?
— Chasseuse de Lune ? répéta Lanfear. C’est ainsi que les loups m’appellent ? C’est tout à fait faux ! Je ne chasse pas la lune, parce qu’elle m’appartient déjà.
Elle se pencha et s’accouda aux créneaux.
— Que veux-tu ? demanda Perrin.
— Me venger… Comme toi, Perrin.
— Dois-je comprendre que tu veux la peau de Tueur ?
— Tueur ? Ce rejeton errant de Moridin ? Il ne m’intéresse pas. Ma vengeance vise quelqu’un d’autre.
— Qui ?
— Celui qui m’a valu d’être emprisonnée, fit Lanfear d’un ton plein de ferveur.
Soudain, elle leva les yeux au ciel, les écarquilla, paniquée, puis se volatilisa.
Alors que Gaul le rejoignait, Perrin fit disparaître son mur de briques.
— C’était qui ? demanda l’Aiel. Une Aes Sedai ?
— Pire que ça, répondit Perrin avec une grimace. Les Aiels ont-ils un nom pour Lanfear ?
Gaul ne put s’empêcher de sursauter.
— Je ne sais pas ce qu’elle voulait, admit Perrin. Depuis toujours, je ne comprends rien à son comportement. Avec un peu de chance, elle s’occupera de son affaire et nous ne la reverrons pas.
Après ce que les loups lui avaient révélé un jour, Perrin ne croyait pas un mot de ce qu’il disait. Lanfear en avait après lui.
Comme si je n’étais pas assez dans la mouise sans ça…
Avec Gaul, il se décala au pied du mur, et ils reprirent leur marche.
Toveine s’agenouilla près de Logain. Androl dut la regarder caresser le menton du rival de Taim, qui écarquilla les yeux d’horreur.
— Tout va bien, dit la convertie. Tu peux cesser de résister. Détends-toi, Logain. Oui, laisse-toi aller.
Toveine n’avait pas été difficile à convertir. Apparemment, quand ils étaient liés à treize Blafards, les hommes capables de canaliser réussissaient plus aisément à convertir leurs homologues féminins. Et vice versa. Ça expliquait pourquoi le processus était beaucoup moins aisé avec Logain.
— Emmenez-le ! ordonna Toveine en désignant Logain. Finissons-en une bonne fois pour toutes. Il mérite d’être enfin dans la paix et l’harmonie du Grand Seigneur.
Les sbires de Taim traînèrent le prisonnier vers le fond de la salle.
Androl en eut le cœur serré. À l’évidence, Taim considérait Logain comme un trophée. De fait, le convertir suffirait à briser toute résistance au sein de la Tour Noire. Si Logain le leur ordonnait, beaucoup de jeunes gens iraient n’importe où sans regimber – y compris jusqu’à la mort.
Comment peut-il résister encore ? se demanda Androl.
L’imposant Emarin n’était pas encore converti, mais on l’avait réduit à l’état de loque humaine. Pour ça, il avait suffi de deux « séances ». Logain, lui, en avait subi une dizaine.
Mais il serait bientôt vaincu, car Taim, à présent, disposait de femmes. Après la conversion de Toveine, des renforts étaient arrivés : des sœurs noires dirigées par une femme atrocement laide qui parlait avec une grande autorité. De plus, les sœurs rouges venues avec Pevara étaient toutes passées dans le camp des Ténèbres.
Une vague onde d’inquiétude circulait encore dans le lien entre Androl et Pevara. La sœur était consciente, mais gavée de la boisson qui lui interdisait de canaliser le Pouvoir.
Androl, lui, avait l’esprit relativement clair. Combien de temps était passé depuis qu’on l’avait forcé à boire le reste de la potion d’abord donnée à Emarin ?
Logain… ne tiendra plus longtemps…
Une pensée de Pevara, très faible et chargée d’une accablante résignation.
Qu’allons-nous… ? Qu’allons-nous faire ?
À cet instant, Logain cria de douleur. C’était la première fois – un très mauvais signe. Dans l’encadrement de la porte, Evin observait les événements. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il sursauta soudain.
Par la Lumière ! pensa Androl. Est-ce que ça peut être la folie provoquée par la souillure ? Est-elle toujours présente ?
Androl s’aperçut qu’un bouclier le coupait de la Source. Un traitement réservé aux prisonniers quand on voulait que les effets de la fourche-racine se dissipent. Une condition obligatoire pour pouvoir les convertir.
Androl en frissonna de terreur. Était-il le prochain sur la liste ?
Androl ! émit Pevara. J’ai une idée.
Laquelle ?
Androl eut une quinte de toux sous son bâillon. Sursautant de nouveau, Evin approcha avec sa gourde d’eau et en versa sur le tissu. Abors, un des séides de Taim, était adossé contre le mur. À l’évidence, c’était lui qui maintenait le bouclier. Il regarda Androl, mais quelque chose, à l’autre bout de la salle, attira son attention.
Androl toussa plus fort. Dénouant le bâillon, Evin le fit rouler sur le côté pour lui permettre de cracher l’eau.
— Du calme, maintenant, dit Evin avec un coup d’œil pour Abors – trop loin de là pour entendre. Ne les monte pas contre toi, Androl.
La conversion d’un homme n’était jamais parfaite. Si elle inversait ses allégeances, elle ne changeait pas tout en lui. La créature tapie dans la tête d’Evin conservait ses souvenirs, sa personnalité et – la Lumière en soit louée – ses faiblesses.
— Tu les as convaincus de ne pas me tuer ?
— Oui. (Evin se pencha, une lueur démente dans le regard.) Ils continuaient à dire que tu es inutile parce que tu ne canalises pas bien le Pouvoir, mais aucun d’eux n’aime ouvrir un portail pour faire Voyager les gens. J’ai assuré que tu t’en chargerais à leur place. Tu le feras, pas vrai ?
— Bien sûr, c’est toujours mieux que d’être mort.
Evin approuva du chef.
— Ils ne t’ont plus donné de fourche-racine. Donc, tu passeras après Logain. Le Grand Seigneur a enfin envoyé à M’Hael des femmes qui peuvent canaliser sans interruption et ne jamais être fatiguées. Comme les sœurs rouges et Toveine, ces femmes pensent que ça ira vite, à présent. M’Hael aura Logain avant la fin de la journée.
— Je ferai ce qu’on me dira, promit Androl. Je le jure devant le Grand Seigneur.
— C’est très bien, Androl. Mais on ne peut pas te libérer avant que tu aies été converti. M’Hael n’acceptera pas un simple serment. Mais tout se passera bien. Je leur ai dit que tu te laisserais faire sans résister.
— Et je ne résisterai pas…
— Que le Grand Seigneur en soit remercié ! fit Evin, soudain plus détendu.
Evin, mon pauvre garçon… Tu n’as jamais été très futé…
— Evin, tu dois te méfier d’Abors. Tu le sais, j’espère ?
— Je suis un des leurs, à présent. Près d’eux, je n’ai pas à m’inquiéter.
— Très bien, alors… Ce que je l’ai entendu dire sur toi devait être une plaisanterie.
Evin se raidit. Cette lueur dans ses yeux était effrayante. La souillure éliminée, Jonneth, Emarin et les autres nouvelles recrues n’auraient jamais à souffrir de la folie…
Elle se manifestait différemment chez chaque Asha’man, et à des degrés très divers. Cela dit, la peur était le symptôme le plus fréquent.
Venant par vagues, elle consumait Evin à l’époque de la purification du saidin. Androl avait vu des Asha’man qu’on devait abattre quand la folie les submergeait. La lueur, dans les yeux d’Evin, il la connaissait très bien. Converti ou non, ce pauvre garçon gardait en lui la même démence. Et il en irait ainsi jusqu’à la fin de ses jours.
— Qu’a-t-il dit ? demanda Evin.
— Il n’est pas content que tu aies été converti. Selon lui, tu veux prendre sa place.
— Oh…
— Evin, il prévoit peut-être de t’éliminer. Sois prudent.
— Merci, Androl.
Evin se redressa et s’éloigna, laissant le prisonnier sans bâillon.
Ça… ça ne peut pas fonctionner…, émit Pevara.
Elle n’avait pas vécu assez longtemps à la Tour Noire pour connaître les ravages de la folie et les identifier dans les yeux des Asha’man. En principe, quand l’un d’entre eux était dans cet état, on le confinait jusqu’à ce qu’il aille mieux. Et si ça n’arrivait pas, Taim ajoutait quelque chose dans son vin, afin qu’il ne se réveille pas le lendemain.
Si on ne faisait rien, les hommes frappés par la folie détruisaient tout autour d’eux. L’esprit brouillé, ils frappaient d’abord leurs proches, massacrant les gens qu’ils aimaient le plus. Androl savait tout de cette peste – tapie également en lui.
Tu as commis une erreur, Taim… Tu retournes nos amis contre nous, mais nous les connaissons mieux que toi.
Evin frappa Abors sans crier gare – une explosion de Pouvoir de l’Unique. Une seconde après, le bouclier se dissipa.
Androl se connecta à la Source. S’il n’était pas très puissant, carboniser quelques liens restait quand même dans ses cordes. Les mains en sang, il se dégagea de ses entraves, se redressa et jeta un regard circulaire dans la salle. La première fois qu’il la voyait en entier.
Elle était encore plus grande qu’il le supposait – la taille d’une salle du trône modeste. Au fond, sur une estrade circulaire, se tenait un double cercle de Myrddraals et de femmes.
Androl frissonna en observant les Blafards. Leur visage sans yeux vous glaçait les sangs.
Les hommes de Taim qui n’avaient pas réussi à convertir Logain étaient à demi écroulés contre un mur, vidés de leurs forces.
Logain, lui, était ligoté sur une chaise, au centre du double cercle. On eût dit qu’il siégeait sur un trône. La tête inclinée sur le côté, les yeux fermés, il semblait murmurer quelque chose.
Furieux, Taim s’était tourné vers Evin, qui se battait contre Mishraile non loin de la dépouille fumante d’Abors. Chacun maniant le saidin, Evin et Mishraile s’affrontait au corps à corps, se roulant par terre. Evin, remarqua Androl, avait un couteau au poing.
Titubant jusqu’à Emarin, Androl faillit s’étaler quand ses jambes se dérobèrent. Par la Lumière, il était si faible ! Pourtant, il parvint à réduire en cendres les liens de son ami, puis ceux de Pevara, qui secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Emarin, lui, la hocha en signe de gratitude.
— Tu peux canaliser le Pouvoir ? demanda Androl.
Pour l’instant, Taim se concentrait toujours sur le duel entre Evin et Mishraile.
Emarin secoua la tête.
— Non… La boisson qu’ils m’ont donnée…
Alors que les ombres s’allongeaient autour de lui, Androl s’accrocha au Pouvoir.
Non ! Non ! Pas maintenant !
Un portail, il avait besoin d’un portail ! Puisant dans la Source, il généra les tissages spécifiques au Voyage. Mais une fois de plus, il se heurta à un obstacle – une sorte de mur qui l’empêchait d’ouvrir un passage. Rageur, il essaya de tisser un portail « courte destination ». Après tout, la distance jouait peut-être un rôle. Pouvait-il générer un portail donnant sur la boutique de Canler, au-dessus de sa tête ?
Contre l’obstacle, il donna tout ce qu’il avait de puissance. Un instant, il crut qu’il allait réussir. Quelque chose était sur le point de se produire.
— Ouvre-toi ! implora-t-il. Nous devons sortir d’ici…
Derrière Androl, Evin cessa soudain de se battre, neutralisé par un tissage de Taim.
— C’est quoi, cette histoire ? beugla le M’Hael.
— Je n’en sais rien, répondit Mishraile. Evin nous a attaqués. Avant, il parlait au petit laquais, et…
Les deux Asha’man se tournèrent vers Androl. Renonçant à ouvrir un portail, celui-ci propulsa un dérisoire flux de Feu sur Taim.
Le M’Hael sourit. Avant de l’atteindre, la langue de flammes d’Androl se dissipa contre un tissage d’Air et d’Eau.
Avec un flux d’Air, Taim envoya Androl s’écraser contre un mur.
— Toi, tu ne lâches jamais, pas vrai, petit laquais ?
Androl gémit de douleur. Alors qu’il vacillait sur ses jambes, un second flux fit basculer Emarin en arrière.
Sonné, Androl sentit qu’une force invisible le relevait puis le poussait à travers la salle.
La femme très laide vêtue de noir s’écarta du cercle d’Aes Sedai et vint se camper près de Taim.
— M’Hael, dit-elle, tu ne contrôles pas cet endroit aussi bien que tu le prétendais.
— J’ai de mauvais outils ! s’écria Taim. On aurait dû m’envoyer des femmes bien plus tôt.
— Tu as épuisé tes Asha’man, insista la femme. Leur puissance, tu l’as gaspillée. Je vais prendre le commandement ici.
Taim était sur l’estrade, à côté de la silhouette inerte de Logain, des femmes et des Blafards. La vieille mocheté – peut-être une Rejetée –, il semblait la tenir pour une plus grande menace que n’importe qui d’autre dans la salle.
— Tu crois t’en tirer comme ça ? demanda Taim.
— Quand le Nae’blis saura à quel point tu sabotes le boulot…
— Le Nae’blis ? Je n’ai rien à faire de Moridin. J’ai déjà un cadeau en réserve pour le Grand Seigneur. N’oublie pas qu’il me protège. C’est moi qui tiens les clés en main, Hessalam !
— Tu veux dire… Tu l’as vraiment fait ? Tu les as volées ?
Taim sourit puis il se tourna vers Androl, qui se débattait sans succès tandis que des flux le forçaient à léviter deux pas au-dessus du sol. N’étant pas sous bouclier, le petit laquais attaqua de nouveau, mais Taim dévia les flux sans même y penser.
Androl ne méritant pas qu’on mobilise un bouclier pour lui, Taim relâcha ses tissages d’Air. Quand il percuta le sol, le prisonnier grogna de douleur.
— Depuis quand es-tu en formation ici, Androl ? demanda Taim. Tu me fais honte. Pour tuer quelqu’un, tu n’as rien de mieux que ça ?
Androl se mit péniblement à genoux. Bien que l’esprit de Pevara fût embrumé par la fourche-racine, il sentit qu’elle souffrait et s’inquiétait pour lui.
Sur l’estrade, Logain était toujours ligoté sur son trône et entouré d’ennemis. Les yeux clos, il semblait à peine conscient.
— Nous en avons terminé ici, dit Taim. Mishraile, tue ces prisonniers. Nous prendrons les autres, là-haut, et nous les conduirons au mont Shayol Ghul. Le Grand Seigneur a promis de me fournir tout ce dont j’aurai besoin pour mon travail.
Les tueurs de Taim approchèrent. Toujours à genoux, Androl les regarda. Tout autour de lui, les ombres grandissaient. Comme toujours, elles le terrifiaient. Il devait se couper du saidin. C’était une priorité !
Pourtant, il n’en fit rien. Au contraire, il commença à canaliser.
Taim le regarda, eut un rictus et tissa des Torrents de Feu.
Des ombres, partout !
Androl s’accrocha au Pouvoir.
Les morts, c’est pour moi qu’ils viennent.
D’instinct, il généra le meilleur tissage qu’il connaissait. Un portail… Mais ce flux se heurta au même obstacle que tous les autres.
Je suis si fatigué… Les ombres… Les ombres vont m’emporter.
Une barre de lumière blanche jaillit des doigts de Taim, visant Androl. En criant, celui-ci lança les mains en avant et réussit à mettre en place son tissage. Heurtant de nouveau l’obstacle, il le… souleva.
Un portail pas plus large qu’une pièce de monnaie s’ouvrit devant lui. Ce fut suffisant pour absorber les Torrents de Feu.
Alors que Taim plissait le front, perplexe, un lourd silence s’abattit sur la salle. Stupéfiés, les Asha’man cessèrent de canaliser le Pouvoir. Puis la porte de la pièce explosa vers l’intérieur.
Lié à la Source, Canler fit irruption dans la salle. Une vingtaine de jeunes gars de Deux-Rivières le suivaient.
— Nous sommes attaqués ! cria Taim.
Le centre du dôme semblait se trouver au-dessus du chantier que Perrin avait repéré. Une mauvaise nouvelle. Dans des fondations, avec des trous partout, Tueur aurait tout loisir de se cacher et de tendre des embuscades.
Quand Gaul et lui eurent atteint le village, Perrin désigna un très grand bâtiment. Doté de deux niveaux, il faisait penser à une auberge au solide toit de bois.
— Je vais te transférer là-haut, souffla Perrin. Prépare-toi à tirer avec ton arc. Et si tu vois quelqu’un m’attaquer dans le dos, crie pour me prévenir.
Gaul fit signe qu’il avait compris. Dès que Perrin les eut décalés tous les deux sur le toit, l’Aiel se mit en position près de la cheminée. Ses vêtements s’adaptant à la couleur des briques, il se fondit dans le décor, une flèche encochée. La portée n’aurait rien à voir avec celle des arcs de Deux-Rivières, mais dans ce cas de figure, ce n’était pas gênant.
Perrin sauta dans le vide et flotta lentement vers la fin de son bond, histoire de ne pas faire de bruit en atterrissant. Dès qu’il fut au sol, il se décala sur le flanc d’un bâtiment, juste devant lui. Puis il répéta l’opération pour se retrouver à l’angle de la dernière maison avant les fondations. Là, il regarda derrière lui. Très bien caché sur son toit, Gaul leva une main. Il avait suivi les évolutions de son ami.
À partir de là, Perrin décida de ramper – pas question de se décaler vers un endroit qu’il ne pouvait pas voir directement.
Une fois atteint le bord du premier trou des fondations, il baissa les yeux sur le sol. Le vent soufflait toujours, générant des colonnes de poussière et effaçant toutes les empreintes que quelqu’un aurait pu laisser.
Perrin se redressa à demi et entreprit de faire le tour des colossales fondations. Où était le centre exact du dôme ? Impossible à dire, dans un espace si vaste.
Trop concentré sur le chantier, Perrin manqua se jeter tête la première sur les sentinelles. Heureusement, des murmures l’alertèrent et il se décala aussitôt. Se matérialisant de l’autre côté des fondations, il se laissa tomber à genoux et fit apparaître entre ses mains un arc long de Deux-Rivières. Puis il scruta la zone qu’il venait de quitter, désormais assez lointaine.
Crétin ! pensa-t-il quand il repéra enfin les gardes.
Les deux hommes étaient installés dans un appentis qui jouxtait les fondations. Le type de baraque de chantier où les ouvriers prenaient leurs repas… Perrin se tendit, mais Tueur ne jaillit pas d’une cachette pour l’attaquer et les deux gardes, à l’évidence, ne l’avaient pas repéré.
Ne distinguant pas beaucoup de détails, il revint près de l’endroit d’où il était parti. Se laissant tomber dans les fondations, il se créa une sorte de perchoir de terre où se tenir pendant qu’il observait la baraque.
Oui, il y avait bien deux types. Des Asha’man en veste noire. Plissant les yeux, Perrin crut les reconnaître. Aux puits de Dumai, ils avaient contribué à sauver Rand. Donc, ils lui étaient fidèles, non ? Le Dragon avait-il envoyé de l’aide à son vieil ami ?
La Lumière brûle ce gaillard ! pensa Perrin. Pour une fois, il n’aurait pas pu s’abstenir de faire des mystères…
Cela dit, même des Asha’man pouvaient être des Suppôts. Perrin envisagea de sortir de son trou pour savoir ce qu’il en était.
— Des outils brisés, dit soudain Lanfear.
Quand il vit qu’elle était debout avec lui, observant aussi les deux hommes, Perrin en sursauta de surprise.
— Ils ont été convertis, dit-elle. J’ai toujours trouvé que c’était une perte de temps. Dans le processus, on perd toujours quelque chose. Les gens qui viennent de leur plein gré sont de bien meilleurs serviteurs. Ceux-là sont loyaux, c’est vrai, mais en eux, on a soufflé l’étincelle. Tu sais, ce rien indéfinissable qui fait que les êtres sont des êtres…
— Moins fort…, souffla Perrin. Que veux-tu dire par « convertis » ?
— Treize Myrddraals et autant de Seigneurs de la Terreur. C’est si primitif. Et un tel gaspillage d’énergie.
— Je ne comprends pas.
Lanfear soupira, comme si elle était obligée de faire l’école à un enfant.
— Les gens qui savent canaliser peuvent être convertis, c’est-à-dire forcés à vénérer les Ténèbres, quand les bonnes conditions sont réunies. M’Hael a eu du mal, ici, à gérer le processus aussi bien qu’il aurait dû. S’il veut convertir des hommes, il lui faudra treize femmes.
Perrin se demanda si Rand savait qu’une telle chose pouvait arriver aux gens. Ses ennemis lui réservaient-ils le même sort ?
— À ta place, dit Lanfear, je ferais attention avec ces deux-là. Ils sont puissants.
— Voilà pourquoi tu devrais parler moins fort, souffla Perrin.
— Foutaises ! En ce lieu, il est facile de détourner les sons. Même si je criais à tue-tête, ils ne m’entendraient pas. Ils sont en train de boire, tu le vois ? Du vin qu’ils ont apporté. Bien entendu, ils sont ici en chair et en os. Je doute que leur chef les ait avertis du danger que ça représente.
Perrin regarda de nouveau les gardes. En rigolant bêtement, ils sirotaient leur vin. Soudain, le premier bascula de son siège et l’autre ne tarda pas à l’imiter.
— Qu’as-tu fait ? demanda Perrin à Lanfear.
— De la fourche-racine dans le vin…
— Pourquoi m’aides-tu ?
— Parce que j’ai de l’affection pour toi, Perrin.
— Mais tu es une Rejetée !
— J’en étais une, oui… Hélas, on m’a dépouillée de ce privilège. Le Ténébreux a découvert que j’entendais aider Lews Therin à remporter la victoire. À présent, je…
Elle se tut et regarda une fois encore le ciel. Que voyait-elle donc dans ces nuages ? Comme un peu plus tôt, elle pâlit et ne tarda pas à se volatiliser.
Perrin essaya de décider que faire. Bien entendu, il ne pouvait pas se fier à Lanfear. Pourtant, elle se débrouillait très bien dans le rêve des loups. Par exemple, elle réussissait à se matérialiser près de lui sans que le moindre son annonce son arrivée. C’était plus difficile que ça paraissait. Pour réussir ça, elle devait réduire au silence l’air qu’elle déplaçait en se matérialisant. En plus, il lui fallait empêcher ses vêtements de faire du bruit. Bref, ça demandait une sacrée coordination.
Choqué, Perrin s’avisa qu’elle avait aussi réussi à masquer son odeur, ce coup-ci. Son parfum, celui d’un doux lilas nocturne, il l’avait capté après qu’elle se fut adressée à lui.
Décontenancé, il sortit de son trou et approcha de la baraque. Les deux types ronflaient comme des sonneurs. Qu’arrivait-il quand on dormait dans le rêve ? En principe, on aurait dû retourner dans le monde réel. Mais ces deux hommes étaient là en chair et en os…
En pensant à ce qu’ils avaient subi, le jeune homme frissonna.
— Convertis ?
C’était bien le mot utilisé par Lanfear. Dit comme ça, ça semblait injuste, comme destin…
Parce que tu crois que la Trame est juste ? songea Perrin tout en fouillant la baraque.
Il trouva la pointe des rêves enfoncée dans le sol, sous la table. Cette pièce de métal argenté ressemblait à un long pieux pour tente, n’étaient les symboles gravés sur toute sa longueur. Similaire à celle qu’il avait déjà vue, elle ne lui ressemblait pourtant pas en tout point. Il l’arracha de terre et, main sur son marteau, attendit l’arrivée de Tueur.
— Il n’est pas ici, dit Lanfear.
Perrin se retourna, marteau au poing.
— Quand vas-tu cesser d’apparaître comme ça, femme ?
— Il me cherche, fit la Rejetée en jetant un coup d’œil au ciel. Je ne suis pas censée pouvoir faire ça, mais il devient soupçonneux. S’il me trouve, il sera sûr de son fait, et je finirai mal – capturée et carbonisée pour une éternité.
— Tu espères que j’aie pitié d’une Rejetée ? lâcha Perrin.
— Je choisis mon maître, dit Lanfear en le dévisageant. C’est mon prix – sauf si je peux trouver un moyen de me défiler.
— Quoi ?
— J’estime que c’est toi qui as la meilleure chance. Perrin, j’ai besoin que tu gagnes et il faut que je sois près de toi quand ça arrivera.
— Tu n’as pas appris de nouveaux trucs, à ce que je vois, grogna Perrin. Va faire tes propositions ailleurs. Ça ne m’intéresse pas.
Perrin fit tourner la pointe entre ses doigts. L’autre, il n’avait jamais réussi à comprendre comment elle fonctionnait.
— Il faut faire tourner le haut, dit Lanfear en tendant une main.
Perrin la regarda, les yeux ronds.
— Tu crois que je n’aurais pas pu la récupérer, si j’avais voulu ? Qui a neutralisé les molosses de M’Hael pour toi ?
Perrin hésita, puis il tendit l’artefact à Lanfear. Elle fit courir son pouce de la pointe à la mi-longueur de l’objet, provoquant un petit « clic ». Ensuite, elle fit tourner la partie haute. Aussitôt, le dôme violet se ramassa sur lui-même puis disparut.
La Rejetée rendit la pointe à Perrin.
— Tourne dans l’autre sens pour faire réapparaître le dôme. Plus tu vas loin, et plus il sera étendu. Pour verrouiller, laisse glisser ton doigt dans le sens inverse de ce que j’ai fait. Où que tu places la pointe, ça aura des conséquences dans ce monde et, en même temps, dans le monde réel. Mais attention, parce que ça interdira à tes alliés, comme à tes ennemis, de Voyager. On peut passer outre avec une clé, mais je ne sais pas laquelle il faut pour cette pointe.
— Merci, dit Perrin à contrecœur.
À ses pieds, un des types grogna puis roula sur le côté.
— N’y a-t-il vraiment aucun moyen de résister à la conversion ? On ne peut rien faire ?
— Résister est possible, mais pas très longtemps. La plus indomptable volonté finit par se briser. Si un homme fait face à des femmes, elles l’écraseront très vite.
— Ce ne devrait pas être possible, dit Perrin en s’agenouillant. Personne ne devrait pouvoir forcer un être à se tourner vers les Ténèbres. Même quand on a tout perdu, on devrait garder ce choix-là.
— Ces hommes ont eu le choix, dit Lanfear en taquinant les côtes d’un des deux gardes du bout d’un pied. Ils auraient pu être apaisés. Débarrassés de leur faiblesse, ils n’auraient jamais pu être convertis.
— Je n’appelle pas ça un choix.
— C’est le tissage de la Trame, Perrin Aybara. Toutes les options ne peuvent pas être bonnes. Parfois, on doit savoir faire avec le meilleur du pire et chevaucher la tempête.
Perrin dévisagea son interlocutrice.
— C’est ce que tu prétends avoir fait ? Choisir les Ténèbres parce que c’était la « meilleure » option ? Je n’en crois pas un mot. Tu t’es ralliée au Ténébreux par soif de puissance. Tout le monde sait ça.
— Pense ce que tu veux, louveteau, lâcha Lanfear, le regard dur. Pour mes décisions, j’ai souffert, tu peux me croire. La douleur, le désespoir et une mortelle tristesse me hantent à cause de ce que j’ai fait dans ma vie. Et mon calvaire va bien au-delà de ce que tu peux imaginer.
— De tous les Rejetés, tu es celle qui a le plus vite choisi sa place et accepté son rôle.
— Tu crois des histoires vieilles de trois mille ans ?
— C’est mieux que de gober les propos d’une personne comme toi.
— Là encore, pense ce que tu voudras… (Lanfear baissa de nouveau les yeux sur les sentinelles droguées.) Si ça peut t’aider à comprendre, louveteau, sache que bien des gens pensent que les hommes comme ceux-là meurent au moment de la conversion. Après, une autre entité envahit leur corps. C’est ce que croient certains, en tout cas…
Sur ces mots, Lanfear se volatilisa.
Perrin soupira, glissa la pointe des rêves à sa ceinture, puis se décala pour retourner sur le toit. Dès qu’il se matérialisa, Gaul se retourna, son arc armé.
— C’est toi, Perrin Aybara ?
— C’est moi, oui…
— Je me demande si je ne devrais pas exiger une preuve… Ici, me semble-t-il, il est facile de modifier son apparence.
L’Aiel ne baissa pas son arc.
Perrin se fendit d’un sourire.
— L’apparence n’est pas tout… Je sais que tu as deux gai’shain, l’une que tu veux et l’autre non. Aucune ne se contente d’agir comme le devrait une gai’shain digne de ce nom. Et si nous survivons, une des deux t’épousera peut-être.
— Peut-être, oui…, concéda Gaul tout en baissant son arc. Mais on dirait bien que je vais devoir prendre les deux ou aucune. C’est sans doute un châtiment, pour leur avoir fait abandonner leurs lances, même si ce n’est pas moi qui l’ai voulu, mais elles. (L’Aiel secoua la tête.) Le dôme violet a disparu.
Perrin tira de sa ceinture la pointe des rêves et la brandit.
— Exact, il n’existe plus.
— Quelle est notre prochaine mission ?
— Attendre, fit Perrin. (Il s’assit en tailleur.) Et voir si la disparition du dôme a attiré l’attention de Tueur.
— Et si ça ne l’attire pas ?
— Eh bien, nous irons dans l’autre endroit où il est le plus probable qu’il soit, fit Perrin en se grattant le menton. À savoir un lieu où il y a des loups à tuer.
— Nous t’avons entendu ! cria Canler à Androl, assez fort pour couvrir le bruit de la bagarre. Que la Lumière me brûle si je mens ! Nous étions dans ma boutique, et on t’a entendu parler. Alors, nous avons décidé que l’heure d’attaquer avait sonné.
Des tissages explosaient partout dans la salle. Alors que la terre s’ouvrait, les sbires de Taim, sur l’estrade, projetaient du Feu sur les gars de Deux-Rivières. Après avoir sauté au sol, des Blafards dont le manteau ne bougeait pas dégainaient leur épée.
S’éloignant de Canler, Androl, la tête baissée, alla rejoindre Pevara, Jonneth et Emarin d’un côté de la salle. Canler l’avait entendu ?
Le portail qu’il avait tenté d’ouvrir vers la boutique, juste avant que Taim le propulse contre un mur… Eh bien, il avait dû s’ouvrir, si petit qu’il ne l’avait pas remarqué.
De nouveau, il était capable de générer des portails. Mais seulement des passages minuscules… Quelle utilité ?
C’était suffisant pour neutraliser les Torrents de Feu de Taim, pensa Androl en atteignant Pevara, Emarin et Jonneth. Aucun des trois n’était en état de combattre.
Androl tissa un portail qui percuta le mur et le poussa…
Quelque chose avait changé.
Le mur disparut.
Tombant à genoux, Androl en resta sonné un moment. Alors que les explosions l’assourdissaient, il vit que Canler et ses compagnons se battaient vaillamment. Mais les jeunes gars de Deux-Rivières affrontaient des Aes Sedai expérimentées et – peut-être – une Rejetée. Résultat, ils tombaient les uns après les autres.
Oui, mais le mur avait disparu.
Androl se releva et revint vers le centre de la salle. Sur l’estrade, Taim et ses sbires se battaient toujours et les tissages de Canler et des survivants de son groupe faiblissaient.
Quand ses yeux se posèrent sur Taim, Androl fut pris d’une rage comme il n’en avait jamais éprouvé. La Tour Noire appartenait aux Asha’man, pas à cet homme !
Il était temps que les Asha’man réclament leur dû ! Androl rugit, tendit les mains et tissa un portail. Cette fois, le Pouvoir se déversa de lui. Comme avant, son portail fut en place plus vite que celui de n’importe qui et devint bien plus large que ce qu’un homme si peu puissant aurait dû pouvoir générer.
Ce passage-là atteignit la taille d’un grand chariot. Orienté en direction des séides de Taim, il devint opérationnel au moment où ils lâchaient une nouvelle salve de tissages mortels.
Ces flux dévastateurs percutèrent l’ouverture qui donnait… à courte distance de là, sur l’estrade, derrière les tueurs de Taim.
Les tissages s’engouffrèrent dans l’ouverture, émergèrent dans le dos des hommes et des femmes de Taim et firent un massacre.
Tuant leurs propres maîtres, les flux carbonisèrent les Aes Sedai, les Asha’man et les quelques Blafards encore sur l’estrade. Criant encore plus fort pour se redonner des forces, Androl ouvrit de minuscules portails sur les liens de Logain afin de les couper. Puis il en généra un plus grand sous la chaise du rival de Taim, la faisant tomber dans un endroit très éloigné de la Tour Noire. Un lieu sûr, si la Lumière le voulait bien !
La femme nommée Hessalam s’enfuit. Alors qu’elle franchissait un portail de son cru, Taim la suivit avec les Blafards survivants. Ses autres sbires restèrent où ils étaient – une décision malheureuse. En un éclair, Androl ouvrit un portail aussi large que l’estrade, condamnant les femmes et les Asha’man adverses à une chute de plusieurs centaines de pieds.