— J’ai conscience qu’il y a eu des désaccords entre nous, par le passé, dit Adelorna Bastine alors qu’elle chevauchait près d’Egwene en direction du camp.
Mince et altière, Adelorna arborait les cheveux noirs et les yeux inclinés typiques du Shienar.
— Mais je ne voudrais pas que tu nous tiennes pour des ennemies.
— Ce n’est pas le cas, répondit Egwene, prudente, et ça ne le sera jamais.
Elle ne demanda pas ce qu’Adelorna voulait dire avec son « nous ». Cette femme appartenait à l’Ajah Vert, et Egwene, à une époque, s’était demandé si elle n’en était pas la dirigeante.
— Tant mieux, fit Adelorna. Au sein de mon Ajah, certaines sœurs ont agi… follement. Depuis, elles ont été… informées de leurs erreurs. Mère, tu ne rencontreras plus de résistance de la part des Aes Sedai qui auraient dû t’aimer et te soutenir. Quoi qu’il se soit passé, tournons la page.
— D’accord, tournons-la, fit Egwene, amusée.
Après tout ça, les sœurs vertes veulent me récupérer ?
Eh bien, même si la manœuvre était grossière, Egwene saurait se servir de ces femmes. Jusque-là, elle redoutait que sa relation avec elles ait du plomb dans l’aile. De fait, choisir Silviana comme Gardienne lui avait valu pas mal d’ennemies dans l’Ajah Vert. Selon les rumeurs, beaucoup de sœurs pensaient que son cœur battait en secret pour l’Ajah Rouge, et qu’elle l’aurait choisi. Même en ayant un Champion, et même après en avoir fait son mari.
— Si je peux demander, dit la Chaire d’Amyrlin, un événement particulier a-t-il jeté un pont par-dessus nos divergences ?
— Certaines femmes ignorent délibérément tes exploits pendant l’attaque des Seanchaniens. Ce jour-là, tu as fait montre de l’âme d’une guerrière et du sang-froid d’un général. Ces qualités, l’Ajah Vert ne doit plus refuser de les voir. Au contraire, nous devons les prendre pour exemples. Il en a été décidé ainsi par celles qui dirigent cet Ajah.
Adelorna chercha le regard d’Egwene, puis elle inclina la tête.
La conclusion était facile à tirer. Adelorna était bel et bien à la tête des sœurs vertes. Le dire ouvertement aurait été inconvenant, mais confier cette information à Egwene, même de manière détournée, était une preuve de loyauté et de respect.
« Si tu avais appartenu à notre Ajah avant ta nomination, tu aurais su qui était à sa tête. Et tu aurais connu tous nos secrets. Eh bien, je te les offre. »
Voilà ce que signifiait le discours d’Adelorna. En y ajoutant de la gratitude, car Egwene lui avait sauvé la vie, lors de l’assaut des Seanchaniens.
La Chaire d’Amyrlin n’appartenait à aucun Ajah. Egwene avait poussé cette caractéristique très loin, puisqu’elle n’avait jamais été membre d’un Ajah. Cela dit, la démarche d’Adelorna était émouvante. Pour la remercier, Egwene lui posa une main sur le bras, puis elle lui donna l’autorisation de se retirer.
Gawyn, Silviana et Leilwin chevauchaient sur le côté, où Egwene les avait relégués après que la dirigeante verte lui eut demandé un entretien privé.
Leilwin, la Seanchanienne… Egwene hésitait entre deux options : la garder près d’elle pour la surveiller, ou l’envoyer à l’autre bout du monde.
Les informations de cette transfuge sur le Seanchan s’étaient révélées très utiles. Autant qu’elle pouvait le dire, Egwene estimait que Leilwin ne lui avait pas menti. Pour l’instant, donc, elle la garderait à ses côtés – ne serait-ce que pour répondre à d’autres questions sur les Seanchaniens.
Depuis leur conversation, Leilwin se comportait plus comme une garde du corps que comme une prisonnière. Comme si Egwene allait confier sa sécurité à une Seanchanienne !
La Chaire d’Amyrlin secoua la tête.
Dans le camp, la plupart des tentes étaient vides, parce que Bryne avait fait mettre ses hommes en ordre de bataille. Selon lui, les Trollocs seraient là dans l’heure…
Sous une tente proche du centre du camp, Egwene trouva le général occupé à classer ses cartes et ses rapports. Yukiri était là aussi, les bras croisés.
Egwene mit pied à terre et entra.
— Mère ! s’exclama Bryne en levant les yeux. Attention !
Egwene se pétrifia. Puis elle vit juste devant ses pieds un trou où elle avait failli tomber.
Un portail, à l’évidence… De l’autre côté, il donnait sur les collines que les Trollocs traversaient. Toute la semaine, les escarmouches s’étaient succédé, les archers et les cavaliers d’Egwene taillant en pièces les monstres qui se dirigeaient vers la frontière de l’Arafel.
Egwene étudia l’étrange portail horizontal. Regarder les Trollocs ainsi lui donnait le tournis. Pourtant, ils étaient encore loin…
— Est-ce génial, général Bryne, dit-elle, ou incroyablement stupide ?
— Pour gagner une guerre, il faut des informations, mère. Si je peux voir exactement ce que mijotent les Trollocs – comment ils tentent de nous encercler, et en faisant venir combien de renforts –, je suis à même de me préparer. C’est mieux qu’une tour de bataille. J’aurais dû y penser bien plus tôt.
— Le Ténébreux dispose de Seigneurs de la Terreur, rappela Egwene. Regarder à travers ce portail peut te coûter la vie. Sans même mentionner les attaques de Draghkars. Si plusieurs d’entre eux décident de le traverser en même temps…
— Les Draghkars sont des Créatures des Ténèbres, dit Bryne. Si j’ai bien compris, s’ils essaient de traverser ce portail, ils crèveront tous.
— Je pense que c’est vrai, oui… Mais dans ce cas, on devrait déjà avoir une montagne de cadavres de Draghkars sur les bras. De toute façon, n’importe qui maniant le Pouvoir serait à même d’attaquer via ce portail.
— Je courrai ce risque… L’avantage que ça nous offre est… monstrueux.
— Sans doute, concéda Egwene, mais j’aimerais autant que tu demandes à tes éclaireurs d’espionner nos adversaires à travers cette… chose. Tu es un de nos principaux atouts, Bryne. Alors, même s’il est impossible de ne courir aucun risque, j’aimerais que tu les réduises au minimum.
— Oui, mère.
Egwene étudia les tissages, puis elle regarda Yukiri.
— Je me suis portée volontaire, mère, expliqua la sœur avant que la dirigeante ait pu demander comment une représentante pouvait se retrouver en train d’ouvrir et de maintenir des portails. Le général nous a convoquées puis il a demandé si créer un portail horizontal était possible. J’ai relevé le défi.
Egwene ne s’étonna pas que Bryne ait présenté sa requête aux sœurs grises. Parmi elles, une conviction gagnait du terrain. Si les sœurs jaunes étaient spécialisées dans la guérison, et les vertes dans l’art de la guerre, les grises devaient s’intéresser de près aux tissages relatifs au Voyage. Étant des ambassadrices et des médiatrices, elles estimaient que les déplacements faisaient partie intégrante de leur vocation.
— Tu peux me montrer nos lignes ? demanda Egwene.
— Bien entendu, mère.
Yukiri ferma le portail et en ouvrit un autre donnant sur les troupes qui se mettaient en position en vue d’un choc imminent.
Oui, c’était beaucoup plus efficace qu’une carte, incapable de rendre compte des détails du terrain et des mouvements des armées. Egwene eut le sentiment de se trouver devant une réplique miniature du futur champ de bataille.
Mais le vertige la rattrapa. Après tout, elle se tenait au bord d’un à-pic de plusieurs centaines de pieds. La tête tournant comme une toupie, elle recula puis inspira à fond.
— Tu devrais mettre une corde autour de ce gouffre, dit-elle. Quelqu’un pourrait tomber dedans…
Ou basculer dans le vide pour s’être trop penché…
— J’ai demandé à Siuan de me dénicher une protection, marmonna Bryne. (Il hésita un peu.) Comme elle déteste qu’on lui donne des ordres, elle risque de revenir avec un fourbi parfaitement inutile.
— Je me demande quelque chose…, souffla Yukiri. Serait-il possible de générer un portail de ce genre, mais qui laisserait seulement passer la lumière ? Comme une fenêtre, quoi… On pourrait se placer dessus et regarder en bas sans avoir peur de traverser la « vitre » et de tomber. Avec les tissages requis, cet artefact pourrait même être invisible de l’autre côté…
Se placer dessus ? Par la Lumière, tu es folle, ma fille !
— Seigneur Bryne, dit Egwene, ton front me paraît très solide.
— Merci, mère.
— Mais il a des lacunes.
Bryne leva les yeux de ses cartes. Un autre homme aurait peut-être blêmi sous la provocation, mais pas lui. Peut-être parce qu’il avait côtoyé Morgase des années durant, développant une épaisse couenne.
— Lesquelles, mère ?
— Tu as disposé tes troupes selon le schéma classique. Les archers à l’avant et sur les collines pour ralentir l’ennemi, la cavalerie lourde pour charger et frapper puis se retirer… Des piquiers pour tenir les lignes, et la cavalerie légère pour protéger nos flancs et éviter tout encerclement.
— Les meilleures stratégies sont souvent les plus éprouvées, se défendit Bryne. Avec tous les fidèles du Dragon, nous avons une belle armée, mais l’avantage numérique reste dans l’escarcelle des Trollocs. On ne peut pas être plus agressif que je l’ai été…
— Si, c’est possible, dit calmement Egwene. (Elle chercha le regard du général.) Bryne, cette bataille est différente de toutes celles que tu as livrées, et ton armée ne ressemble à aucune que tu aies commandée. Dans ton plan, tu as négligé l’avantage majeur dont tu bénéficies.
— Tu veux dire les Aes Sedai ?
Et comment que je veux fichtrement le dire !
Lumière, Egwene avait passé trop de temps avec Elayne…
— J’ai compté avec les sœurs, mère. Elles seront assimilées à des renforts afin d’aider les régiments à rompre l’engagement. Ainsi, par rotation, nous aurons toujours des troupes fraîches en première ligne.
— Toutes mes excuses, seigneur Bryne. Ton plan est judicieux. Sans nul doute, une partie des sœurs pourra être utilisée ainsi. Cela dit, la Tour Blanche ne s’est pas entraînée et formée pendant des milliers d’années pour jouer les réserves lors de l’Ultime Bataille.
Bryne acquiesça et tira une liasse de feuilles de sous une pile.
— J’ai envisagé des possibilités plus… dynamiques, mais je ne voulais pas outrepasser mon autorité.
Le général tendit ses plans à Egwene.
Elle les survola, arqua un sourcil et sourit.
Mat ne se souvenait pas qu’il y avait tant de Zingari autour d’Ebou Dar. Sur un terrain uniformément terne, les roulottes multicolores avaient poussé comme des champignons. En fait, il y en avait assez pour faire une cité à part entière.
Une ville de Zingari ? Comme une ville d’Aiels, ça sonnait faux.
Perché sur Pépin, Mat continua son chemin sur la route. En fait, il existait bien une ville d’Aiels. Alors, pourquoi pas une cité de Zingari ? Les connaissant, ces gens achèteraient toutes les réserves de teintures vives, laissant le reste du monde porter du marron. En l’absence de combat, l’endroit serait ennuyeux à mourir, mais on n’y trouverait pas une seule casserole trouée dans un périmètre de trente lieues.
Souriant, Mat flatta l’encolure de Pépin. Enveloppée dans du tissu, son ashandarei, attachée sur le flanc du cheval, pouvait passer pour un bâton de marche. Quant à son chapeau, il était dans un sac accroché à ses fontes – avec toutes ses jolies vestes. Sur celle qu’il portait, il avait arraché la dentelle. Du gaspillage, mais il ne voulait vraiment pas être reconnu. Et sur son œil manquant, il portait un bandage rudimentaire.
À l’approche de la porte Dal Eira, il se plaça sagement derrière tous les voyageurs qui attendaient pour entrer. L’idée, c’était d’avoir l’air d’un autre mercenaire blessé en quête de refuge ou peut-être d’un emploi.
Il fit bien attention à être avachi sur sa selle. « Garde la tête baissée » était un excellent conseil sur un champ de bataille et quand on entrait dans une ville où tout un chacun vous connaissait. Ici, pas question d’être Matrim Cauthon – à savoir le type qui avait laissé la reine ligotée – pour qu’un monstre l’assassine.
En fait, beaucoup de gens devaient le soupçonner d’être le tueur. Par la Lumière, il se serait soupçonné lui-même, pour un peu ! Beslan devait le détester, à présent. Et après une séparation, même courte, il préférait ne pas imaginer ce que Tuon pensait de lui.
Oui, tête baissée… et profil bas… Le temps de prendre la température de la ville… S’il arrivait un jour en première position de cette fichue queue. Qui avait jamais entendu parler d’une queue pour entrer dans une cité ?
Après une éternité, Mat se trouva devant un soldat mort d’ennui dont le visage évoquait irrésistiblement une vieille pelle – parce qu’il était à moitié couvert de poussière et parce qu’il n’aurait pas juré dans une cabane à outils.
Le type étudia Mat de la tête aux pieds.
— Tu as prêté les serments, voyageur ? demanda-t-il avec l’accent traînant du Seanchan.
De l’autre côté de la porte, un second soldat fit signe de passer à la première personne de la queue parallèle.
— Oui, bien sûr ! affirma Mat. Les serments au grand Empire du Seanchan et à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Vois-tu, je suis un pauvre mercenaire itinérant, naguère lié à la maison Haak, du Murandy. Il y a deux ans, alors que je protégeais une petite fille trouvée dans la forêt Juvénile, j’ai perdu mon œil. Cette petite, je l’ai élevée comme la chair de ma chair, mais…
Le soldat fit signe à Mat d’avancer. À son expression, il n’avait pas écouté un traître mot des salades du jeune flambeur.
Celui-ci envisagea de s’incruster pour manifester sa désapprobation. De quel droit ces soldats forçaient-ils les gens à attendre des heures – largement de quoi inventer une histoire tordue – pour se permettre de ne pas les écouter ensuite ? Il y avait de quoi en avoir gros sur la patate. Mais pas quand on s’appelait Matrim Cauthon, un type toujours de bonne humeur et jamais vexé. Cela dit, à sa place, quelqu’un d’autre aurait pris la mouche.
Il avança, contrôlant son agacement. À présent, il ne lui restait plus qu’à rallier la bonne taverne. Hélas, celle de Setalle n’était plus un choix possible. Parce que…
Mat se pétrifia sur sa selle. Placide, Pépin continua à avancer lentement.
Le jeune flambeur venait d’accorder un regard au soldat qui contrôlait l’autre queue. C’était Petra, le colosse de la ménagerie de Valan Luca !
Mat détourna vite la tête et la baissa de plus belle. Puis il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Oui, c’était bien Petra. Impossible de confondre ces bras gros comme des branches et ce cou épais comme un tronc. S’il n’était pas bien grand, Petra semblait si large qu’une armée entière aurait pu se rafraîchir à son ombre. Pourquoi était-il de retour à Ebou Dar ? Et que fichait-il dans un uniforme seanchanien ?
Comme ils s’étaient toujours bien entendus, Mat envisagea d’aller le saluer, mais l’uniforme doucha son enthousiasme.
En tout cas, sa chance ne l’avait pas abandonné. S’il avait choisi l’autre file, se présentant devant Petra, adieu son anonymat.
Mat soupira de soulagement, mit pied à terre et guida Pépin par la bride. Dans des rues bondées, il ne voulait pas que son cheval bouscule quelqu’un. De plus, le pauvre équidé était assez chargé pour ressembler à une bête de bât – aux yeux d’un ignare en matière de chevaux. Enfin, un piéton se faisait moins remarquer qu’un cavalier.
Aurait-il dû commencer sa quête d’une taverne dans le Rahad ? Comme les parties de dés, les rumeurs étaient très faciles à dégotter dans ce quartier. C’était aussi le coin où on se retrouvait le plus aisément avec un couteau dans le ventre. À Ebou Dar, ça en disait long sur l’endroit. Dans le Rahad, les gens s’entre-tuaient aussi facilement qu’ils se saluaient le matin.
Mat abandonna l’idée d’y aller. Le quartier avait changé, ces derniers temps. Des soldats campaient à l’extérieur et y patrouillaient. À Ebou Dar, d’innombrables générations de dirigeants avaient laissé la bride sur le cou à ces bas-fonds. Mais les Seanchaniens n’étaient pas du genre à fermer les yeux sur des irrégularités…
Mat leur souhaita bonne chance. Jusque-là, le Rahad avait résisté à toutes les invasions. En fait, Rand aurait dû s’y planquer, au lieu de partir pour l’Ultime Bataille. Les Trollocs et les Suppôts seraient venus le chercher, bien entendu. En un clin d’œil, la faune du Rahad les aurait laissés raides morts dans les ruelles, les poches vides et leurs souliers vendus en douce pour arrondir les fins de mois.
Les couleurs tourbillonnant, Mat vit une image du Dragon en train de se raser. Mais il la chassa très vite.
Sans brusquer personne, il se fraya un chemin sur un pont qui enjambait un canal, un œil rivé sur ses sacoches de selle. Mais jusque-là, pas un seul coupe-bourse ne s’y était attaqué. Vu le nombre de patrouilles seanchaniennes à chaque coin de rue, il comprit aisément pourquoi.
En passant, il vit un type qui beuglait les nouvelles du jour, affirmant qu’il ajouterait des ragots de première en échange d’une petite pièce. Mat ne put s’empêcher de sourire. Quelle surprise que cette ville lui semble si familière – voire confortable ! En fait, il s’y était toujours senti bien.
D’accord, il avait marmonné des imprécations, à l’occasion, jurant qu’il donnerait cher pour en partir. Se montrer grognon n’étant pas le genre de Matrim Cauthon, ça remontait sans doute au moment où un fichu mur lui était tombé dessus. Mais l’un dans l’autre, s’avisa-t-il, son séjour à Ebou Dar avait été un des meilleurs moments de sa vie.
Des parties de cartes et de dés à foison ! Pensez un peu…
Et Tylin… Par le sang et les cendres, un jeu sacrément amusant, leur relation… Cette femme avait obtenu le meilleur de lui-même du début à la fin. Que la Lumière lui envoie des légions de femmes capables de ça – mais pas toutes en même temps, et toujours quand il savait où trouver la sortie de secours.
Tuon était de ce genre-là. En y réfléchissant bien, il n’aurait plus jamais besoin d’une autre. Pas étonnant, puisqu’elle était assez pénible pour occuper un type à plein temps…
Mat sourit et flatta l’encolure de Pépin, qui lui souffla sur la nuque en remerciement.
Bizarrement, à Ebou Dar, le jeune flambeur se sentait davantage chez lui qu’à Champ d’Emond. D’accord, les citadins étaient susceptibles, mais tous les gens avaient des défauts, non ? En réalité, après réflexion, Mat avait conclu que tous les bipèdes étaient susceptibles sur un sujet ou sur un autre. Les Frontaliers se montraient en plus déconcertants, et les Aiels n’avaient rien à leur envier – ça allait sans dire. Puis il y avait les Cairhieniens et leur étrange Grand Jeu, les Teariens et leur hiérarchie sociale ridicule, les Seanchaniens et leur… seanchanienité.
Bref, il fallait voir la vérité en face. Hors de Deux-Rivières – et d’Andor, dans une moindre mesure –, tous les humains étaient fous à lier. Un homme devait se faire à cette idée et se préparer en conséquence.
Mat continua son chemin, attentif à se montrer poli, histoire de ne pas se faire éventrer par un mauvais coucheur. Humant l’air chargé de délicieuses odeurs de cuisson, il finit par ne presque plus entendre le brouhaha incessant de la foule. Comme d’habitude, les citadins se baladaient dans leurs tenues de couleur vive. Était-ce pour ça que les Zingari avaient accouru, attirés comme des soldats par la cloche du rata ? Quoi qu’il en soit, les femmes portaient des corsets aux lacets serrés qui dévoilaient généreusement leurs appas. Sous leurs jupes dont elles relevaient un pan, de jolis jupons brillaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Une mode que Mat n’avait jamais comprise. Pourquoi porter des couleurs sous du blanc, du gris ou du noir ? Et pourquoi les exposer ainsi, puisqu’on était parti sur l’idée de les cacher ?
Peut-être pour dissimuler le sang, lorsqu’on les éventrait, les mâles arboraient des sortes de redingotes elles aussi colorées. Après tout, pourquoi mettre une veste qu’on serait obligé de jeter si son propriétaire était occis pour avoir demandé quel temps il faisait à la mauvaise personne ?
Encore que… Sur son passage, Mat ne vit pas de duels au couteau. Dans cette partie de la ville, ils n’étaient pas aussi fréquents que dans le Rahad. Pourtant, certains jours, il n’avait pas pu faire trois pas sans croiser des types en train de s’éventrer. Aujourd’hui, il n’y en avait aucun.
Certains des locaux – faciles à reconnaître avec leur teint olivâtre – paradaient dans des vêtements seanchaniens. Et tous ces gens se montraient aussi exquisément polis qu’un gosse de six ans informé qu’une tourte aux pommes l’attend dans la cuisine.
Ebou Dar restait Ebou Dar, pourtant, elle était différente. Une affaire de nuances… Et ce n’était pas parce qu’on ne voyait plus dans le port l’ombre d’un navire du Peuple de la Mer. La cause de tout ça, c’était les Seanchaniens, de toute évidence. Depuis le départ de Mat, ils avaient promulgué des lois. Mais lesquelles ?
Le jeune flambeur laissa Pépin dans une écurie qui lui parut convenable. Pour le dire, un bref coup d’œil sur les stalles avait suffi. Les animaux étaient en bonne santé, preuve qu’on les traitait bien. Même si elle coûtait plus cher, une écurie logeant de beaux équidés était digne de confiance.
Abandonnant sa monture, Mat prit son paquetage et se servit de sa lance, toujours empaquetée, comme d’un bâton de marche. Dans toutes les villes du monde, choisir la taverne idéale était aussi difficile que de sélectionner un bon vin. Il fallait un établissement ancien, mais pas en ruine. Propre, certes, mais pas trop. Un établissement de cette catégorie, s’il était immaculé, devait manquer de clients, et il y avait toujours une bonne raison à ça. En outre, Mat détestait les « salons » où des gens venaient siroter une infusion avec pour objectif principal de se faire voir.
Une bonne taverne devait être souvent utilisée et un peu usée – comme une paire de bottes de qualité. Il fallait aussi qu’elle soit solide, là encore, comme des bottes. À partir de là – et tant que la bière n’avait pas un goût de bottes –, on tenait un grand établissement.
Pour les informations, les meilleures gargotes se trouvaient dans le Rahad. Mais même sans dentelle, Mat était bien trop chic pour s’y aventurer. Et il ne tenait pas à tomber sur des Seanchaniens en patrouille.
Se cognant la tête contre l’enseigne d’une taverne nommée La Floraison Hivernale, Mat jeta un coup d’œil par une fenêtre et s’empressa de détaler. La salle commune était bourrée de Gardes de la Mort et il ne voulait pas risquer de croiser Furyk Karede. L’établissement suivant était bien trop éclairé, et celui d’après, trop sombre pour être honnête.
Après une heure de recherche, et sans avoir vu la moindre bagarre, Mat commença à se dire qu’il ne trouverait jamais l’endroit idéal.
Soudain, il entendit des dés cliqueter dans un godet. Tendu, il sursauta, pensant que ce bruit retentissait dans sa tête. Par bonheur, il s’agissait de dés bien concrets. Et leur cliquetis fut très vite noyé dans le vacarme permanent de la foule. Une main sur sa bourse, son sac sur une épaule, Mat se fraya un chemin entre les badauds en marmonnant de vagues excuses. Dans une allée, sur sa droite, il aperçut une enseigne bancale.
Approchant, il lut le nom de la taverne. La Rixe Matinale. L’image représentait des gens qui tapaient dans leurs mains et l’écho des dés se mêlait à l’odeur de la bière et du vin.
Mat entra. Derrière la porte, un Seanchanien au visage rond, une épée sur la hanche, s’adossait nonchalamment au mur. Morose, il gratifia le jeune flambeur d’un regard soupçonneux.
Partout où il était passé, Mat n’avait jamais vu un videur qui regardait les clients autrement. Par réflexe, il voulut saluer le type en inclinant son chapeau, mais il ne le portait pas… Par le sang et les cendres ! Comme il se sentait seul, parfois, sans son galurin…
— Jame ! cria une femme debout derrière le comptoir. Tu ne fais pas de nouveau les gros yeux à un client, j’espère ?
— Seulement à ceux qui le méritent, Kathana, répondit l’homme apostrophé avec l’accent traînant des Seanchaniens. Et je suis sûr que celui-là est dans le lot.
— Je ne suis qu’un humble voyageur, dit Mat. En quête de vin et de jeu, c’est tout. Et pas de problèmes, en tout cas…
— Alors, pourquoi trimballes-tu une lance empaquetée pour tromper les gens ?
— Jame, arrête ça ! lança Kathana.
Après avoir traversé la salle commune, elle prit Mat par la manche et l’entraîna jusqu’au comptoir. Petite, les cheveux noirs et le teint clair, cette femme ne devait pas être beaucoup plus âgée que le jeune flambeur. Pourtant, en elle, il y avait quelque chose de maternel.
— Ne t’en fais pas à cause de cet idiot ! dit-elle. Si tu ne sèmes pas le désordre, nous ne serons pas obligés de te poignarder ou de te tuer – ni quoi que ce soit entre les deux.
Kathana força Mat à se percher sur un tabouret, puis elle alla s’affairer derrière le comptoir. La salle commune était assez peu éclairée, mais dans le style tamisé et amical. D’un côté, des types jouaient aux dés. Le bon genre de parties. Celles où on rigolait ou tapait dans le dos de ses amis quand on perdait un coup. Ici, pas de flambeur aux yeux fou jouant sa dernière pièce…
— Tu as besoin de manger, dit Kathana. À te voir, on devine que tu n’as plus rien avalé de sérieux depuis une semaine. Comment as-tu perdu ton œil ?
— Je servais dans la garde d’un seigneur, au Murandy. Un mauvais coup, lors d’une embuscade…
— Un gros mensonge ! s’écria Kathana en posant devant Mat une assiette de tranches de porc en sauce. Mais tu es très doué pour raconter des sornettes. Et tu les sors sans hésitation. J’ai même failli te croire… Jame, tu as faim ?
— Je dois surveiller la porte !
— Pourquoi, tu as peur que quelqu’un s’en aille avec ?
En maugréant, Jame vint s’asseoir à côté de Mat. Kathana posa devant lui une chope de bière qu’il attaqua aussitôt.
— C’est toi que je surveille, souffla-t-il à Mat.
Celui-ci doutait d’avoir trouvé la bonne taverne. Mais s’il ne mangeait pas le plat de Kathana, il ne donnait pas cher de ses chances de sortir de cet endroit avec la tête sur les épaules. Goûtant sa portion, il dut reconnaître que c’était bon.
Devant une table, Kathana braquait un index culpabilisateur sur un client. Le genre de femme, comprit Mat, qui aurait tancé un arbre parce qu’il poussait au mauvais endroit.
Cette tavernière ne doit jamais entrer dans une pièce où se trouve déjà Nynaeve. En tout cas, pas quand je suis à portée d’oreille…
Kathana revint au pas de charge. Autour du cou, elle portait un couteau de mariage dont la pointe se nichait entre ses seins. Enfin, c’était ce qu’avait cru remarquer Mat, un homme marié qui ne s’appesantissait plus sur ces détails-là. Un pan de sa jupe était relevé, à la mode des femmes du peuple d’Ebou Dar.
Revenue derrière le comptoir, elle prépara une assiette pour Jame.
Voyant le cerbère la couver du regard, Mat commença à avoir une idée précise de la situation.
— Vous êtes mariés depuis longtemps ? demanda-t-il.
— Non, répondit Jame après une longue hésitation. Je suis récemment arrivé de ce côté de l’océan.
— Dans ce cas, c’est logique, oui…
Kathana lui ayant servi une chope, il essaya la bière et la trouva acceptable – surtout avec le mauvais goût qu’avaient presque toutes les boissons, ces derniers temps. Mais il ne fallait pas exagérer non plus, ce n’était pas un nectar.
S’approchant des joueurs de dés, Kathana leur annonça qu’ils devaient manger, parce qu’ils étaient pâlichons. Par quel miracle Jame ne pesait-il pas autant que deux chevaux de labour ?
Mais la tavernière était bavarde, et ça, c’était du pain bénit pour le jeune flambeur.
— On dirait qu’il y a beaucoup moins de duels qu’avant, fit-il quand Kathana passa devant lui.
— C’est à cause d’une loi seanchanienne promulguée par la nouvelle Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Elle n’a pas interdit les duels, et c’est une très bonne chose. Les gens d’ici ne se soulèvent pas sous prétexte qu’on les a conquis – une peccadille –, mais si on les privait de leurs duels… Bon, pour faire bref, chaque affrontement doit être supervisé par un agent du gouvernement. Pas moyen de s’étriper avant d’avoir répondu à une centaine de questions et payé une taxe. Ça nous a gâché presque tout le plaisir…
— Mais ça a sauvé des vies, dit Jame. Deux types peuvent toujours s’égorger s’ils y tiennent. La loi leur impose seulement de se calmer et de réfléchir…
— Les duels n’ont rien à voir avec la réflexion, dit Kathana. Cela précisé, aujourd’hui, je n’ai plus à avoir peur que quelqu’un taillade ta jolie trogne.
Jame grogna et posa une main sur son épée. La poignée, s’avisa Mat, arborait des hérons. La lame aussi ? Eh bien, tant qu’elle restait au fourreau, c’était impossible à dire.
Avant que le jeune flambeur ait pu poser sa question suivante, Kathana s’éloigna pour enguirlander des types qui avaient renversé de la bière sur une table. Cette femme semblait avoir du mal à tenir en place…
— Comment est le temps, au nord ? demanda Jame sans regarder Mat.
— Triste et morne, comme partout ailleurs.
— On dit que c’est l’Ultime Bataille.
— Exact.
— Dans ce cas, ce n’est pas un bon moment pour se mêler de politique, pas vrai ?
— Sacrément bien vu, oui. Les gens devraient cesser leurs jeux idiots et jeter un coup d’œil au ciel.
Jame dévisagea enfin Mat.
— Une profonde vérité. Tu devrais suivre tes propres conseils…
Par la Lumière ! Il me prend pour un espion…
— Ce n’est pas moi qui décide… Parfois, les gens n’entendent que ce qui les intéresse.
Mat prit une autre bouchée de viande – un relatif délice. En manger, aujourd’hui, revenait souvent à aller danser dans un bal uniquement fréquenté par des filles peu gâtées par la nature. Ce porc comptait parmi le meilleur du pire qu’il avait eu la malchance de goûter, ces derniers temps.
— Un sage doit simplement apprendre la vérité, dit Jame.
— Pour ça, il faut d’abord la trouver. C’est plus difficile qu’on le pense.
Dans le dos des deux hommes, Kathana ricana.
— La vérité est un sujet dont les hommes parlent dans les tavernes, quand ils sont trop soûls pour se rappeler leur nom. En d’autres termes, elle n’est pas de bonne compagnie, voyageur. À ta place, je ne miserais pas ma chemise sur elle, mon gars.
— Je me nomme Mandevwin, fit Mat.
— C’est ça, oui, lâcha Kathana. (Elle étudia le jeune flambeur.) Personne ne t’a dit que tu devrais porter un chapeau ? C’est très seyant, sur un borgne.
— Sans blague ? En plus de gaver les hommes comme des oies, tu leur donnes des conseils sur la mode ?
Avec son torchon, Kathana tapa sur la nuque de Mat.
— Mange et tais-toi !
— Mon gars, fit Jame, je sais qui tu es et pourquoi tu viens ici. Ton faux bandage sur l’œil ne m’abuse pas. Tu as des couteaux de lancer dans tes manches, en plus des six que je compte à ta ceinture. Or, je n’ai jamais rencontré un borgne capable de viser correctement. Elle n’est pas une cible aussi facile que les étrangers le croient. De toute façon, tu n’entreras jamais au palais – sans même parler de sa garde rapprochée. Va plutôt te chercher un travail honnête, mon gars…
Mat en resta bouche bée. Cet homme le prenait pour un tueur ? Sans hésiter, il saisit son bandage et le souleva, exposant son orbite vide.
Jame en resta à son tour muet.
— Des assassins en ont après Tuon ?
Un nouveau coup de torchon s’abattit sur la nuque de Mat.
— Ne dis pas son nom comme ça !
Sans regarder, Mat lança une main dans son dos et saisit au vol le fichu chiffon. Avec son œil unique, il soutint le regard de Jame.
— Des assassins en ont après Tuon ?
Le mari de Kathana acquiesça.
— Pour l’essentiel, des étrangers qui ne savent rien sur la… vérité. Plusieurs sont passés par cette taverne. Un seul a claironné ses intentions. J’ai fait en sorte que son sang rougisse le sol d’un site de duel.
— Dans ce cas, je te considère comme un ami, dit Mat.
Il se leva, sortit son chapeau de son sac et le vissa sur sa tête.
— Qui tire les ficelles ? Qui fait venir ces tueurs en mettant une prime sur la tête de Tuon ?
Kathana étudia le chapeau de Mat et hocha la tête, satisfaite. Puis elle plissa les yeux pour mieux dévisager son client.
— Ce n’est pas ce que tu penses, dit Jame. Cet homme n’engage pas les meilleurs tueurs. Ce sont des étrangers. Donc, ils ne sont pas censés réussir.
— Je me fiche de leurs chances de succès ! Qui les engage ?
— Il est trop important pour que tu…
— Qui ? répéta Mat.
— Le général Lunal Galgan, répondit Jame. Le commandant en chef de l’armée seanchanienne. J’ai du mal à te cerner, mon gars. Es-tu un tueur ou quelqu’un qui les traque ?
— Je n’ai rien d’un fichu assassin ! fit Mat en tirant sur le bord de son chapeau pour l’incliner. (Il saisit son sac.) Je n’ai jamais tué un homme sans qu’il exige que je le fasse avec assez d’insistance pour que je juge impoli de ne pas accéder à sa requête. Si je t’embroche, l’ami, tu sauras pourquoi et tu verras venir le coup. Je peux te le promettre.
— Jame, siffla Kathana, c’est lui !
— Quoi, encore ? grogna l’homme alors que Mat passait devant lui, sa lance empaquetée sur l’épaule.
— L’homme que tous les gardes cherchent ! s’écria Kathana. Étranger, tous les soldats d’Ebou Dar ont mission de te repérer. Comment as-tu pu passer les portes ?
— Un coup de chance, lâcha Mat avant de sortir de la taverne.
— Qu’attends-tu donc ? demanda Moiraine.
Rand se tourna vers l’Aes Sedai. Sous la tente de commandement de Lan, au Shienar, le Dragon sentait la fumée des champs incendiés. L’œuvre des troupes de Lan et d’Agelmar, tandis qu’elles battaient en retraite.
La politique de la terre brûlée. Une tactique désespérée, mais excellente. Du genre « tout pour le tout » que Lews Therin et ses compagnons de l’Âge des Légendes hésitaient à mettre en application, en tout cas au début. Ce qui leur avait coûté très cher.
Les Frontaliers n’avaient pas ce genre de timidité…
— Pourquoi sommes-nous ici ? demanda Moiraine en approchant de Rand.
Pour ne pas signaler la présence du Dragon, deux Promises gardaient la tente de l’intérieur.
— Tu devrais déjà être au mont Shayol Ghul. C’est ta destinée, Rand al’Thor. Pas ces escarmouches…
— Mes amis meurent ici.
— Je te croyais au-delà de telles faiblesses.
— La compassion n’est pas une faiblesse.
— Vraiment ? Et si elle te pousse à épargner un ennemi qui en profitera pour te tuer plus tard ? Que dis-tu de ça ?
Rand ne répondit pas.
— Tu ne peux pas risquer ta vie, insista Moiraine. Que tu considères ou non la compassion comme une faiblesse, la stupidité qu’elle induit en est incontestablement une.
Rand avait souvent repensé à la « mort » de Moiraine. Cette fin l’avait dévasté, et il se réjouissait de son retour miraculeux. Cela dit, il avait oublié à quel point elle pouvait être… casse-pieds.
— Je fondrai sur le Ténébreux quand le moment sera venu, dit-il. Pas avant. Il faut qu’il me croie avec l’armée, attendant d’avoir conquis plus de terrain pour l’attaquer. Nous devons inciter ses officiers à engager leurs forces au sud. Sinon, nous serons submergés, au mont Shayol Ghul.
— Quelle importance ? Tu l’affronteras, et tout dépendra de votre duel. Tout repose sur ça, Dragon Réincarné. Dans la Trame, les fils se tissent autour de votre combat, et chaque tour de la Roue te conduit vers ton destin. Essaie de nier que tu le sens.
— Je le sens, oui.
— Alors, en route !
— Pas encore.
Moiraine prit une grande inspiration.
— Toujours aussi entêté !
— Une bonne chose, oui… C’est l’entêtement qui m’a conduit si loin.
Rand hésita, puis il plongea une main dans sa poche et en sortit un mark de Tar Valon en argent.
— Voilà, dit-il en tendant la pièce à Moiraine. Je gardais ça à tout hasard…
— Ce n’est pas…, commença Moiraine.
— Le même ? Non, je l’ai perdu depuis longtemps… Celui-ci, je le portais comme un symbole, presque sans savoir ce que je faisais.
Moiraine prit la pièce et la fit rouler entre ses doigts. Elle jouait encore avec quand les Promises tournèrent la tête vers le rabat de la tente. Une seconde après, Lan entra, flanqué par deux de ses braves du Malkier. Avec leurs traits durs et leur expression sinistre, ces trois hommes auraient pu être des frères.
Rand avança et posa une main sur l’épaule de Lan, qui ne paraissait pas fatigué – une pierre pouvait-elle avoir l’air épuisé ? – mais plutôt… usé.
Un état que le Dragon connaissait bien.
Lan hocha la tête puis regarda Moiraine.
— Vous vous êtes disputés, tous les deux ?
Moiraine empocha la pièce, son visage redevenu impassible.
Depuis le retour de l’Aes Sedai, Rand ignorait que faire des interactions entre ces deux-là. Ils restaient courtois, mais il y avait entre eux une distance qu’il n’aurait pas attendue.
— Tu devrais écouter Moiraine, dit Lan. Elle se préparait pour les derniers jours longtemps avant ta naissance. Laisse-la te guider.
— Elle veut que je quitte ce champ de bataille, dit Rand. Afin de partir pour le mont Shayol Ghul. Au lieu de combattre les Seigneurs de la Terreur et de t’aider à reprendre la brèche.
Lan hésita.
— Dans ce cas, tu devrais peut-être…
— Non. Mon vieil ami, ta situation ici est désespérée. Je peux faire quelque chose, et je le ferai. Si nous ne neutralisons pas les Seigneurs de la Terreur, ils te forceront à reculer jusqu’à Tar Valon.
— J’ai entendu parler de ton intervention à Maradon, dit Lan. Si un miracle devait avoir lieu ici, je ne cracherais pas dessus.
— Maradon était une erreur, lâcha Moiraine. Tu ne peux pas t’exposer, Rand.
— Ni ne pas m’exposer. Pas question de regarder des gens mourir alors que je peux les protéger.
— Les Frontaliers n’ont pas besoin de protection, fit Lan.
— C’est vrai, mais je n’ai jamais connu quelqu’un qui refuse une épée, quand on lui en offre une au bon moment.
Lan soutint le regard de Rand, puis il acquiesça.
— Fais ce que tu peux.
Rand hocha la tête à l’intention des deux Promises, qui firent de même.
— Berger…, ajouta Lan.
Rand arqua un sourcil.
Le mari de Nynaeve le salua, les bras croisés et la tête inclinée.
— Sur le sol, dans un coin, il y a quelque chose pour toi, Dai Shan.
Intrigué, Lan approcha d’une pile de couvertures. Sous cette tente, on ne trouvait pas l’ombre d’un meuble. Se penchant, l’ancien Champion de Moiraine ramassa une couronne d’argent fine mais très solide.
— La couronne du Malkier, souffla-t-il. Je la croyais perdue.
— Mes joailliers on fait de leur mieux à partir de vieux dessins… L’autre est pour Nynaeve, et je pense qu’elle lui ira bien. Tu as toujours été un roi, mon ami. Elayne m’a appris à régner, et toi, tu m’as enseigné à rester debout en toutes circonstances. Merci.
» Moiraine, gardez un espace dégagé pour mon retour.
Rand se connecta à la Source et ouvrit un portail. Alors que Lan s’agenouillait, sa couronne entre les mains, le Dragon suivit ses deux Promises dans un champ noirci. Des herbes brûlées grincèrent sous ses pieds et l’air empestait la fumée.
Sans tarder, les Promises trouvèrent refuge dans une ravine et se préparèrent à affronter la tempête.
Parce qu’une tempête se préparait… Devant Rand, une horde de Trollocs dévastait les restes de plusieurs fermes carbonisées. Au bord de la rivière Mora, c’était la première terre cultivable au sud de la brèche de Tarwin. Les hommes de Lan avaient brûlé le champ avant d’amorcer une retraite vers l’aval du cours d’eau, avec un peu d’avance sur les Trollocs.
Des dizaines de milliers de monstres fonçaient en rangs serrés.
Rand leva un bras et ferma sa main indemne. Puis il s’emplit les poumons d’air. Dans la bourse accrochée à sa ceinture, il portait un objet familier. La figurine d’un gros homme armé d’une épée – un artefact récemment trouvé aux puits de Dumai. Revenu sur les lieux de la bataille, il avait récupéré l’angreal à demi enterré dans la boue. À Maradon, il lui avait été très utile. Personne ne savait qu’il le détenait. Et ce secret était très important.
Mais ce qu’il allait faire ici était bien plus qu’un tour de prestidigitation. Alors que le vent tourbillonnait autour de lui, charriant les cris des Trollocs, ce n’était pas un effet du Pouvoir. Pas encore.
C’était à cause de sa présence. Rand al’Thor, venu pour affronter un de ses pires ennemis. Quand des courants différents se percutaient, les mers devenaient agitées. Et les vents, lorsque de l’air chaud et de l’air frais se mélangeaient, gagnaient en puissance. Et là où la Lumière affrontait les Ténèbres… des tempêtes se préparaient.
Rand cria, laissant sa nature même éveiller la tempête. Cherchant à l’étouffer, le Ténébreux pesait lourdement sur la terre. La Trame avait besoin de… compensation. Elle aspirait à l’équilibre.
Il lui fallait le Dragon !
Les vents gagnèrent en violence et des éclairs zébrèrent l’air. De la poussière noire et des végétaux carbonisés tourbillonnèrent au cœur de la tornade.
Voyant que les Myrddraals forçaient les Trollocs à charger, Rand canalisa enfin le saidin. Les monstres foncèrent face au vent, et le Dragon orienta les éclairs.
Il était tellement plus facile d’orienter que de contrôler. Une tempête étant déjà en cours, il n’avait aucun besoin de contraindre la foudre. Il suffisait de la séduire.
Les frappes dévastèrent la première ligne de monstres – une centaine d’éclairs, projetés en succession. Bientôt, l’odeur de la chair brûlée vint se mêler à celle des récoltes carbonisées.
Rand rugit face aux Trollocs qui avançaient obstinément. Ouvrant des Portails de la Mort, il fit littéralement une moisson de Trollocs, les passages les coupant en deux ou les emportant vers leur fin, puisqu’ils ne pouvaient pas survivre à un Voyage.
Les cyclones tournèrent autour de Rand alors qu’il frappait les Trollocs qui tentaient de l’atteindre. Le Ténébreux prétendait régner ici ? Eh bien, il verrait que cette terre avait déjà un roi. Et il constaterait que le combat ne…
Un bouclier tenta de couper Rand de la Source. Il éclata de rire puis pivota sur lui-même afin de localiser l’origine de cette attaque.
— Taim ! cria-t-il, sa voix presque couverte par la fureur de la tempête. J’étais sûr que tu viendrais.
Le combat que Lews Therin exigeait sans cesse qu’il livre… Celui qu’il n’avait même pas osé commencer. Pas avant cette heure, où il contrôlait absolument tout.
Il invoqua toute sa puissance, mais un nouveau bouclier l’agressa, puis encore un autre.
Rand puisa plus de saidin. Via son angreal, il parvint à s’en emplir presque jusqu’à la limite de ses capacités. Des boucliers continuèrent à l’attaquer, tel un essaim de guêpes, mais aucun ne se révéla assez puissant pour le couper de la Source. Cela dit, il y en avait des dizaines.
Rand se força au calme, puis il chercha la paix intérieure – celle de la destruction. S’il était la vie, il portait aussi la mort en lui. Comme la terre, il incarnait l’une et l’autre.
Il frappa, tuant un Seigneur de la Terreur qui se cachait dans les ruines d’un bâtiment carbonisé, non loin de là. Dans la foulée, il embrasa un autre adversaire, qui se consuma en un éclair.
Impossible de voir les tissages quand c’étaient des femmes qui l’agressaient… Tout ce qu’il sentait, c’était leurs boucliers.
Trop faibles. Ils étaient tous minables, et pourtant, ces attaques l’inquiétaient. Pour qu’elles se succèdent à cette vitesse, il fallait qu’une quarantaine de Seigneurs de la Terreur des deux sexes tentent de le couper de la Source. Une configuration dangereuse, parce que le coup était prémédité. En d’autres termes, les Seigneurs avaient frappé Lan si violemment pour attirer le Dragon Réincarné.
Rand repoussa les boucliers, même si pas un seul n’aurait pu le couper de la Source. Face à quelqu’un gorgé de saidin, il fallait former des cercles pour réussir. Ses adversaires auraient dû…
Rand vit le coup venir peut avant qu’il arrive. Les premières attaques étaient des leurres, pour l’inciter à relâcher sa vigilance. Celle qui suivrait serait effectivement générée par un cercle d’hommes et de femmes – dirigé par un mâle.
La voilà !
Le bouclier le percuta, mais il avait eu le temps de se préparer. Au milieu de la tempête, il canalisa de l’Esprit en se fiant aux souvenirs de Lews Therin. Sans trop de difficultés, il repoussa le bouclier. Mais celui-là, il ne parvint pas à le détruire.
Par la Lumière ! Il affrontait un cercle complet !
Rand grogna quand le bouclier le frôla puis alla se loger dans le ciel – immobile malgré les vents.
Le Dragon riposta avec une explosion d’Esprit et d’Air, contenant le bouclier comme s’il s’agissait d’un couteau suspendu au-dessus de sa tête.
Alors, il perdit le contrôle de la tempête.
Tandis que des éclairs s’abattaient autour de lui, ses adversaires tissèrent frénétiquement afin d’amplifier la tempête – pas de la contrôler, car ils n’en avaient pas besoin. Qu’elle se déchaîne librement les arrangeait, puisqu’elle pouvait frapper Rand à tout moment.
Il rugit de nouveau, plus fort, car sa détermination grandissait encore.
Je te battrai, Taim ! Ce que j’aurais dû faire il y a des mois, je l’accomplirai en ce jour.
Rand ne laissa pas sa colère et sa sauvagerie le forcer à attaquer aveuglément. Ça, il ne pouvait pas se le permettre. Et il avait appris à faire bien mieux.
Ce n’était pas le bon endroit. Ici, il ne pouvait pas se battre. Et s’il essayait, il perdrait.
Mobilisant toutes ses forces, il repoussa le bouclier de Taim. Profitant d’un moment de répit, il ouvrit un portail que ses Promises traversèrent sans la moindre hésitation. À contrecœur, il baissa la tête pour donner moins de prise au vent et les suivit.
Il déboula sous la tente de Lan où Moiraine, selon sa demande, lui avait ménagé un espace libre. Dès qu’il eut refermé le portail, le rugissement des vents mourut.
Le front ruisselant de sueur, Rand serra le poing. Ici, près de l’armée de Lan, la tempête était lointaine, même s’il l’entendait tonner, une sorte de brise faisant trembler la toile de la tente.
Rand dut lutter pour ne pas tomber à genoux. Inspirant à fond, il réussit à calmer son cœur affolé et à afficher le calme qui seyait au Dragon Réincarné. Il était parti pour se battre, pas pour fuir. Et il aurait sans doute vaincu Taim.
En s’épuisant au point que le Ténébreux, ensuite, n’aurait fait qu’une bouchée de lui…
Rand ouvrit le poing et lutta pour reprendre le contrôle de ses émotions. Puis il regarda le visage paisible et plein de sagesse de Moiraine.
— C’était un piège ? demanda-t-elle.
— Pas vraiment… Disons un champ de bataille bien préparé et doté de sentinelles. Nos ennemis savent ce que j’ai fait à Maradon. Des équipes de Seigneurs de la Terreur doivent être prêtes à Voyager dès qu’on me repère…
— As-tu enfin vu l’erreur que tu as commise en voulant attaquer ?
— L’erreur ? Non. Mais la conclusion à tirer, oui…
Rand ne pouvait pas livrer cette guerre en personne. Pas cette fois. Pour protéger les siens, il devrait trouver un autre moyen.