17 En plus vieux et plus buriné

— … N’a pas porté ses fruits, Majesté, entendit Mat dans son demi-sommeil.

Quelque chose lui titillait la joue. Ce matelas était le pire sur lequel il avait jamais dormi. Le fichu aubergiste aurait intérêt à lui rendre son argent, s’il ne voulait pas qu’il lui en cuise.

— Le tueur est très difficile à pister, continua l’agaçante voix. Les gens qu’il croise ne se souviennent pas de lui. Si le Prince des Corbeaux sait comment on peut traquer une créature pareille, j’aurai plaisir à l’écouter.

Maudit aubergiste ! Pourquoi avait-il laissé n’importe qui entrer dans sa chambre ? Parti d’un adorable rêve où figurait Tuon – dans un monde où les soucis n’existaient pas –, le jeune flambeur revenait peu à peu à la conscience. Il ouvrit son œil unique et observa le ciel plombé. Rien à voir avec le plafond d’une chambre.

Fichu sang et maudites cendres !

Ils s’étaient endormis dans les jardins !

Mat s’assit et découvrit qu’il était nu comme un ver, à part le foulard, autour de son cou. Autour de lui, il avisa ses vêtements et ceux de Tuon. Quant à ce qui lui titillait la joue, c’était une ortie.

Assise près de lui, pas le moins du monde gênée par sa nudité, Tuon parlait avec Musenge. Le capitaine avait la tête baissée et les yeux rivés sur le sol, mais quand même !

— Lumière ! s’écria Mat en voulant saisir ses habits.

Mais Tuon était assise sur sa chemise, et elle ne manifesta pas l’intention de bouger d’un pouce.

— Très Honoré, je te salue, dit Musenge. Que ton réveil soit agréable.

— Tuon, pourquoi es-tu assise là ? demanda Mat avant d’extraire enfin sa chemise de sous cette délicieuse croupe.

— Étant mon consort, tu peux m’appeler Fortuona ou Majesté. Je détesterais devoir te faire exécuter avant que tu m’aies donné un enfant. D’autant plus que je m’attache à toi… Quant à Musenge, il appartient à la Garde de la Mort. En d’autres termes, il a pour mission de veiller sur moi en permanence. Souvent, l’un ou l’autre de ces hommes reste avec moi quand je prends un bain. Tu remarqueras cependant qu’il ne regarde pas.

Mat s’habilla à la hâte. Tuon l’imita, mais beaucoup trop lentement à son goût. Qu’un type reluque sa femme ne lui disait rien de bon.

L’endroit où ils avaient dormi était semé d’aiguilles de sapin – un arbre exotique, dans le Sud, peut-être choisi justement pour ça. Même si les aiguilles étaient ternies, une frondaison de ce genre offrait une certaine intimité. Au-delà, il y avait un cercle d’arbres plus classiques. Des pêchers, aurait parié Mat, même si c’était difficile à dire sans les feuilles.

Dans le lointain, il entendait la ville s’éveiller, et l’air embaumait grâce aux aiguilles. La température étant clémente, dormir dehors n’avait pas été désagréable, même si retrouver ses vêtements avait du bon.

Un autre officier de la Garde approcha pendant que Tuon finissait de s’habiller. Alors que des aiguilles bruissaient sous ses pieds, il s’inclina humblement devant l’Impératrice.

— Très Haute, nous avons peut-être arrêté un autre tueur. Pas celui de cette nuit, car il n’est pas blessé, mais il tentait de s’introduire au palais. Tu voudras peut-être le voir avant qu’on commence à l’interroger.

— Amène-le-moi, dit Tuon en tirant sur sa robe. Et envoie chercher le général Karede.

L’officier se retira, passant devant Selucia, debout près du sentier qui menait à la clairière. Avançant, elle vint se camper à côté de Tuon. Après avoir mis son chapeau, Mat se plaça sur l’autre flanc de sa femme, l’embout de son ashandarei posé dans l’herbe jaunie.

Mat eut le cœur serré en pensant au crétin qui s’était fait coincer en essayant d’entrer. Ce pouvait être un tueur, bien sûr, mais aussi un mendiant ou un abruti en quête de sensations fortes. Ou bien…

… Le Dragon Réincarné.

Mat grogna entre ses dents. Oui, c’était Rand que des gardes escortaient sur le sentier. Rand, certes, mais en plus vieux et plus buriné que lors de leur dernière rencontre. En personne, fallait-il préciser. Parce qu’il l’avait aperçu récemment dans ces fichues visions. Même s’il s’était entraîné à ne pas penser à son ami pour éviter le phénomène, il lui arrivait encore de se faire avoir.

Quoi qu’il en soit, voir Rand en chair et en os était différent. Surtout après si longtemps…

Lumière, ça remonte à quand ? La dernière fois, je crois, c’est quand il m’a envoyé à Salidar à la suite d’Elayne.

Autant dire une éternité… Avant que Mat vienne à Ebou Dar, avant qu’il croise le gholam pour la première fois. Avant Tylin puis Tuon…

Le front plissé, Mat regarda Rand être conduit devant Tuon, les mains liées dans le dos. Avec les doigts, l’Impératrice conversait avec Selucia. Le Dragon, lui, ne semblait pas le moins du monde inquiet. En pantalon noir, veste rouge et noir et chemise blanche, il n’arborait aucun bijou et n’avait pas d’armes.

— Tuon, commença Mat, c’est…

L’Impératrice tourna la tête… et vit Rand.

Damane ! s’écria-t-elle, coupant la chique à Mat. Qu’on aille chercher une damane ! Vite, Musicar ! Ne perds pas une seconde !

Le Garde de la Mort fit demi-tour puis s’en fut en appelant à tue-tête la damane et le général Karede.

Très nonchalant malgré ses liens, Rand regarda le militaire s’éloigner.

Bon sang, pensa Mat, troublé, il ressemble bel et bien à un roi.

Un roi cinglé, cependant. Sinon, pourquoi serait-il venu se livrer ainsi à Tuon ?

Ou alors, il avait l’intention de la tuer… Pour un type capable de canaliser, des liens n’étaient rien du tout.

Par le sang et les cendres ! Qu’est-ce que je vais faire dans cette situation ?

Dernièrement, il s’était échiné à éviter Rand…

Le Dragon croisa froidement le regard de Tuon. Prenant une grande inspiration, le jeune flambeur se plaça devant sa femme.

— Rand, mon vieux… Du calme…

— Salut, Mat, fit Rand d’un ton… guilleret.

Par la Lumière, il est dingue !

— Et merci de m’avoir conduit jusqu’à elle.

— T’avoir quoi ?

— Qu’est-ce que ça signifie ? lâcha Tuon.

— Je… Eh bien, c’est juste que…

Les yeux de l’Impératrice lancèrent des éclairs.

— Tu as fait ça ? lança-t-elle à Mat, accusatrice. Tu es venu me voir, prétendument en quête d’affection, tout ça pour le conduire jusqu’ici ? C’est la vérité ?

— Ne le blâme pas, dit Rand. Toi et moi, il fallait qu’on se revoie. Tu sais que c’est vrai.

Mat resta entre les deux belligérants et leva les mains, paume orientée vers la poitrine de chacun.

— Eh, vous deux, on arrête ! Vous m’entendez ?

Des flux invisibles soulevèrent le jeune flambeur du sol.

— Arrête ça, Rand !

— Ce n’est pas moi, fit le Dragon, l’air très concentré. Tiens, je suis sous un bouclier !

Tout en lévitant, Mat palpa son cou puis son torse.

Où est mon médaillon ?

Sous le regard furibard du jeune flambeur, Tuon, l’air vaguement honteuse, glissa une main dans la poche de sa robe. Elle en tira le bijou, peut-être avec l’intention de se protéger de Rand.

Brillant ! pensa Mat.

Elle lui avait subtilisé son bien pendant qu’il dormait, et il ne s’était aperçu de rien. De plus, les copies n’étaient plus dans sa poche.

Les flux d’Air daignèrent reposer Mat sur le sol, à côté de Rand. Karede venait de débouler avec une sul’dam et une damane. Tous les trois écarlates, comme s’ils avaient couru très vite. Les flux d’Air étaient l’œuvre de la damane, bien entendu.

Tuon regarda Rand et Mat, puis elle agita les doigts pour s’adresser à Selucia.

— Merci beaucoup pour ce coup-là, marmonna Mat à l’intention de Rand. Tu es un ami formidable !

— Content de te revoir aussi, fit Rand avec l’ombre d’un sourire.

— Et voilà, ronchonna Mat, tu m’as de nouveau fourré dans la mouise. Comme d’habitude.

— Sans blague ?

— Sans blague… Comme à Rhuidean, dans le désert des Aiels, puis à la Pierre de Tear… et à Deux-Rivières. As-tu compris que je suis parti pour le sud afin d’échapper à ta petite réunion avec Egwene au champ de Merrilor ? Histoire de t’échapper, en fait…

— Tu pensais pouvoir rester loin de moi ? demanda Rand, souriant. Tu croyais qu’on te laisserait faire ?

— Je pouvais toujours essayer… Ne le prends pas mal, Rand, mais tu vas devenir fou et tout ça… J’entendais que tu aies un ami de moins à tuer. Histoire de t’épargner du souci. Au fait, qu’est-ce que tu as fichu avec ta main ?

— Et toi avec ton œil ?

— Un petit accident avec un tire-bouchon et treize aubergistes mauvais coucheurs. Ta main ?

— Perdue en capturant une Rejetée.

— Capturer ? Tu te ramollis.

— Dis-moi que tu as fait mieux ?

— J’ai tué un gholam.

— Moi, j’ai libéré l’Illian de Sammael.

— Certes, mais j’ai épousé l’Impératrice du Seanchan.

— Mat, tu veux vraiment faire un concours de vantardise avec le Dragon Réincarné ? De toute façon, j’ai purifié le saidin. Donc, je gagne.

— Ça ? C’est sans valeur, ce truc…

— Sans valeur ? L’événement le plus important depuis la Dislocation du Monde ?

— Tes Asha’man et toi, vous êtes dingues, alors, qu’est-ce que ça change ? Cela dit, tu as l’air en forme. Tu as fait plus attention à toi, ces derniers temps ?

— Donc, tu te soucies de moi ?

— Bien sûr que oui… Je veux dire… il faut que tu restes en vie… Pour ton petit duel contre le Ténébreux, histoire de nous sauver tous. Content de voir que tu fais tout pour.

— C’est agréable à entendre… Pas de sarcasmes sur ma jolie veste ?

— Pardon ? Des sarcasmes ? Tu es encore vexé pour quelques vannes qui remontent à deux ans ?

— Des vannes ? Tu as refusé de me parler pendant des semaines.

— Là, tu exagères. Ce n’était pas si grave, je m’en souviens très bien.

Rand secoua la tête comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Quel ingrat, celui-là ! Mat était parti chercher Elayne, comme il le lui avait demandé, et il le remerciait comme ça ? Bon, d’accord, après, il avait fait quelques… détours. Mais sa mission, il l’avait accomplie, non ?

— Bon, souffla Mat en essayant de détendre les flux d’Air qui l’immobilisaient, je vais nous sortir de là, Rand. Après tout, c’est ma femme. Laisse-moi lui parler, et…

— Fille d’Artur Aile-de-Faucon, dit le Dragon à l’Impératrice, le temps nous entraîne vers la fin de toutes choses. L’Ultime Bataille a commencé, et les fils sont en train d’être tissés. Bientôt, mon ultime épreuve se déroulera.

Alors que Selucia lui adressait encore quelques mots par gestes, Tuon fit un pas en avant.

— Tu vas être emmené au Seanchan, Dragon Réincarné, dit-elle d’un ton serein mais ferme.

Mat sourit. Bon sang, quelle bonne Impératrice !

Ce qui ne l’excuse pas de m’avoir subtilisé mes médaillons…

À ce sujet, il faudrait qu’ils aient une petite conversation. S’il survivait à cette histoire. Elle n’allait quand même pas le faire exécuter ?

À tout hasard, le jeune flambeur tira de nouveau sur ses liens.

— Tu vois les choses ainsi ? demanda Rand.

— Tu t’es livré à moi. C’est un augure… (Une phrase prononcée comme à regret.) As-tu pensé que je te laisserais repartir ? Comme les autres dirigeants qui m’ont résisté, je dois te couvrir de chaînes. Et tu paieras le prix du manque de mémoire de tes ancêtres. Tu aurais dû te souvenir de tes serments.

— Je vois, fit Rand.

Bon, songea Mat, dans son rôle de roi, il n’est pas mauvais non plus.

Ces derniers temps, de quel genre de gens s’était donc entouré le jeune flambeur ? Et où étaient les jolies serveuses et les soldats amateurs de bringues ?

— Impératrice, continua Rand, dis-moi quelque chose. En revenant ici, qu’aurais-tu fait si les armées d’Artur avaient encore été au pouvoir ? Si nous n’avions pas oublié nos serments, restant fidèles à l’Empereur ? Oui, qu’aurais-tu fait ?

— Nous vous aurions tenus pour des frères, répondit Tuon.

— Vraiment ? Et tu te serais inclinée devant le trône d’Aile-de-Faucon ? Si son empire existait encore, il serait dirigé par un de ses héritiers. Aurais-tu tenté de dominer ce monarque ? Ou lui aurais-tu juré allégeance ?

— Les choses ne sont pas ainsi, répliqua Tuon.

Mais elle semblait intriguée par les propos du Dragon.

— C’est vrai…

— Et selon ton propre argument, Dragon, tu dois te soumettre à nous.

— Je n’ai jamais impliqué ça, mais faisons comme si… Au nom de quoi revendiques-tu nos pays ?

— Au nom de l’unique légitime héritière d’Artur.

— Et pourquoi est-ce pertinent ?

— Parce qu’il s’agit de son empire. Il est le seul à l’avoir unifié. Et l’unique empereur à y avoir régné dans toute sa grandeur et sa gloire.

— C’est là que tu te trompes, dit Rand d’un ton très doux. Reconnais-tu que je suis le Dragon Réincarné ?

— Eh bien, oui, tu dois l’être…

Tuon hésitait, comme si elle pressentait un piège.

— Dans ce cas, tu me reconnais pour ce que je suis, et tu m’acceptes. (Là, la voix de Rand faisait plutôt penser à une sonnerie de cor.) Durant l’Âge des Légendes, j’ai régné sur ces nations, et elles étaient unifiées. Je dirigeais les armées de la Lumière, et la Bague de Tamyrlin brillait à mon doigt. Premier parmi les Serviteurs, j’étais l’Aes Sedai le plus haut placé, avec le pouvoir d’invoquer les Neuf Baguettes du Dominium. (Rand fit un pas en avant.) Les dix-sept généraux de la Porte de l’Aube m’étaient loyaux et m’obéissaient. Fortuona Athaem Devi Paendrag, mon autorité est supérieure à la tienne.

— Artur Aile-de-Faucon…

— Mon autorité est aussi supérieure à la sienne ! Si tu prétends régner au nom des conquêtes d’Artur, tu dois t’incliner devant mes prétentions, qui passent avant les tiennes. J’ai conquis avant lui, mais sans avoir besoin d’une épée. Impératrice, tu es dans mon royaume parce que je tolère ta présence.

Dans le lointain, le tonnerre gronda. Mat en eut la chair de poule. Cet homme, c’était Rand, non ? Simplement Rand…

Tuon recula, les yeux écarquillés et les lèvres entrouvertes. Sur son visage s’affichait une horreur sans nom, comme si elle venait d’assister à l’exécution de ses parents.

Autour des pieds de Rand, de l’herbe verte apparut en un clin d’œil. Alors que ce périmètre de vie s’étendait, les Gardes de la Mort sursautèrent, main sur la poignée de leur épée. Les buissons en berne reprirent des couleurs et se redressèrent comme au sortir d’un long sommeil.

Très vite, les jardins tout entiers reverdirent.

— Il est toujours sous bouclier ! cria la sul’dam. Très Honorée, il est coupé de la Source.

Mat frissonna puis remarqua un détail qu’il aurait été facile de rater.

— Tu es en train de chanter ? souffla-t-il à Rand.

Oui, c’était évident. Entre ses dents, le Dragon Réincarné chantait. Du coup, le jeune flambeur tapa du pied.

— Je suis sûr d’avoir déjà entendu cet air… Ce ne serait pas Deux Servantes au bord de l’eau ?

— Mat, tu ne m’aides pas. Ferme-la !

Rand continua à chanter. Tous les troncs se redressèrent et les branches des sapins les imitèrent. Puis, sur ce qui était bien des pêchers, des feuilles apparurent et grossirent à vue d’œil.

Les protecteurs de Tuon pivotèrent sur eux-mêmes, tentant de voir tous les végétaux en même temps. Alors que Selucia voûtait les épaules, Tuon, le dos bien droit, soutenait le regard de Rand. Quant à la sul’dam et à la damane, elles devaient avoir cessé de se concentrer, puisque les liens de Mat se dissipèrent.

— Contestes-tu mes droits ? demanda Rand. Nies-tu que mes prétentions sur ces terres sont antérieures aux tiennes de plusieurs milliers d’années ?

— Je…

Tuon prit une grande inspiration et défia le Dragon du regard.

— Le monde, tu l’as disloqué puis abandonné. Oui, je conteste tes droits.

Derrière Tuon, les arbres bourgeonnèrent, évoquant l’explosion simultanée de centaines de plantes nocturnes. Dans un feu d’artifice de couleurs, des fleurs s’ouvrirent et offrirent leurs graines au vent, qui se chargerait de les répandre dans tous les jardins et au-delà.

— Je t’ai permis de vivre, dit Rand, alors que j’aurais pu te détruire en une fraction de seconde. Sais-tu pourquoi ? Parce que tu as amélioré le sort des gens sur lesquels tu règnes – avec quelques exceptions regrettables, cependant. Ton pouvoir est fragile. S’il se perpétue, c’est grâce à l’acier et aux damane. Mais ta patrie est en flammes.

» Je ne suis pas venu te tuer, Impératrice, mais te proposer la paix. As-tu vu mes armées, derrière moi ? As-tu vu mes Asha’man ? Je suis là parce que je crois que tu as besoin de moi, comme j’ai besoin de toi.

Rand avança, et, ô surprise, se laissa tomber sur un genou, inclina la tête et tendit sa main indemne.

— Je te propose une alliance. L’Ultime Bataille est là, Impératrice. Accepte ma main, et bats-toi avec moi.

Un parfait silence s’abattit sur les jardins. Le vent mourut et le tonnerre se tut. Se détachant des branches, des fleurs de pêcher tombèrent sur l’herbe luxuriante.

Rand ne bougea pas, la main tendue.

Tuon la regarda comme elle eût considéré une vipère.

Mat bondit en avant.

— Bien joué, souffla-t-il à Rand. Très bien joué, même…

Il approcha de Tuon, la prit par les épaules et la fit pivoter vers lui. À trois pas de là, Selucia semblait sonnée et Karede n’en menait guère plus large. Inutile de compter sur ces deux-là.

— Écoute, fit tendrement Mat à son épouse. Écoute-moi… C’est un brave type, tu sais… Parfois un peu brut de décoffrage, mais tu peux te fier à sa parole. S’il te propose un pacte, il s’y tiendra.

— Un numéro impressionnant, fit Tuon, qui tremblait très légèrement. Mais qui est-il vraiment ?

— La Lumière me brûle si je le sais ! Tuon, j’ai grandi en sa compagnie, et je me porte garant pour lui.

— Matrim, chez cet homme, il y a une part d’obscurité. Je l’ai vue dès notre première rencontre.

— Tuon, regarde-moi, je t’en prie !

L’Impératrice daigna obéir.

— Tu pourrais confier le monde à Rand al’Thor ! Si tu ne lui fais pas confiance, fie-toi à moi ! C’est lui, notre seul choix. Et il est trop tard pour le conduire au Seanchan.

» Je suis à Ebou Dar depuis assez longtemps pour avoir jeté un coup d’œil à tes forces. Si tu veux livrer l’Ultime Bataille et reconquérir ta terre natale, il te faut une base stable ici, en Altara. Accepte son offre. Il revendique tout le continent ? Eh bien, demande-lui de figer tes frontières en l’état actuel et de l’annoncer aux autres dirigeants. Ils devraient écouter… Tuon, soulage-toi d’un peu de pression. Sauf si tu as envie d’affronter en même temps les Trollocs, les nations de ce continent et les rebelles qui sévissent au Seanchan.

— Nos forces…, fit Tuon en clignant des yeux.

— Pardon ?

— Tu dis avoir jeté un coup d’œil sur mes forces, Mat. Mais ce sont les nôtres. Matrim, tu es l’un d’entre nous.

— Oui, j’imagine que c’est vrai… Tuon, écoute-moi. Tu dois le faire. Je t’en prie !

L’Impératrice se tourna vers Rand, désormais agenouillé au milieu d’un cercle de fleurs de pêcher – dont pas une seule n’était tombée sur lui.

— Quelle est ton offre, Dragon ?

— La paix, dit Rand en se relevant, la main toujours tendue. Une paix de cent ans. Ou plus, si c’est possible. J’ai persuadé les autres monarques de signer un traité et de collaborer pour vaincre les forces des Ténèbres.

— Je veux que mes frontières soient sécurisées, dit Tuon.

— L’Altara et l’Amadicia seront à toi.

— Le Tarabon et la plaine d’Almoth aussi. Je les tiens, et ton pacte ne m’en chassera pas. Si tu veux la paix, concède-moi ce que je demande.

— Le Tarabon et la moitié de la plaine d’Almoth, dit Rand. Celle que tu contrôles déjà.

— Et toutes les femmes capables de canaliser, de ce côté de l’océan d’Aryth, deviendront mes damane.

— Ne pousse pas ta chance trop loin, Impératrice, fit sèchement Rand. Je… Eh bien, je t’autoriserai à faire ce que tu veux au Seanchan, mais j’exigerai que tu relâches toutes les damane capturées depuis votre arrivée ici.

— Dans ce cas, pas de pacte, trancha Tuon.

Mat retint son souffle.

Hésitant, Rand baissa sa main.

— Le sort du monde peut dépendre de ta décision, Fortuona. Je t’en prie !

— Si c’est si important, tu peux accéder à ma demande. Ce qui est à nous est à nous. Tu veux un traité ? Tu l’auras, mais avec cette clause : nous garderons les damane que nous avons déjà. En échange, je te laisserai repartir libre.

Rand fit la grimace.

— Tu es aussi coriace qu’une négociatrice du Peuple de la Mer.

— J’espère bien l’être davantage, fit froidement Tuon. Le monde, c’est ta responsabilité, Dragon, pas la mienne. Moi, je me soucie de mon empire. J’aurai grandement besoin de ces damane. À toi de choisir. Si j’ai bien compris, le temps presse.

Rand se rembrunit. Pourtant, il tendit de nouveau la main.

— Marché conclu ! Que la Lumière me pardonne, mais c’est d’accord ! Je porterai un fardeau de plus. Garde les damane que tu as déjà, mais interdiction d’en prendre une seule à mes alliés pendant l’Ultime Bataille. Après, en capturer une qui n’est pas sur ton territoire sera considéré comme une violation du traité. L’équivalent d’une attaque contre une autre nation.

Tuon avança et prit la main de Rand.

Mat relâcha enfin son souffle.

— J’ai un document à te faire lire et signer, dit Rand.

— Tu pourras le donner à Selucia, fit Tuon. Matrim, viens avec moi. Nous devons préparer l’Empire à la guerre.

Tuon s’éloigna d’un pas parfaitement contrôlé. Pourtant, Mat aurait juré qu’elle entendait se retrouver le plus loin possible de Rand. Un sentiment qu’il comprenait.

Il suivit sa femme, mais s’arrêta près du Dragon.

— On dirait que tu bénéficies aussi de la chance du Ténébreux, souffla-t-il. Je n’en reviens pas que ça ait fonctionné !

— Tu veux la vérité ? Moi non plus ! Merci de ta belle tirade.

— C’est ça, oui… Au fait, j’ai sauvé Moiraine. Compte avec ça quand tu te demanderas lequel de nous a gagné.

Mat s’éloigna. Dans son dos, le Dragon Réincarné éclata de rire.


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