— Le seigneur Logain et Taim ont vraiment aplani leurs divergences, dit Welyn, assis dans la salle commune de La Grande Réunion.
Des clochettes dans ses tresses noires, il souriait de toutes ses dents. Mais ça, il le faisait même avant.
— Tous les deux s’inquiétaient à cause du clivage, à la tour, qu’ils trouvent très mauvais pour le moral des troupes. Nous devons penser à l’Ultime Bataille. L’heure n’est pas aux chamailleries.
Androl se tenait dans l’encadrement de la porte, Pevara à ses côtés. La vitesse à laquelle ce bâtiment – à l’origine un entrepôt – s’était transformé en taverne avait de quoi surprendre. Lind avait bien travaillé. Le comptoir et les tabourets tenaient la route. Et même si les tables et les sièges n’étaient pas encore à la hauteur, on pouvait faire asseoir plusieurs dizaines de clients. Lind avait aussi aménagé une bibliothèque très bien fournie, mais elle se montrait très regardante sur ses utilisateurs. Au deuxième niveau, elle prévoyait d’installer des salons particuliers et des chambres pour les visiteurs. En supposant que Taim en accepterait encore.
La salle commune était bien remplie, avec un grand nombre de nouvelles recrues – en d’autres termes, des hommes qui n’avaient pas encore choisi leur camp entre Taim et Logain.
Les sangs glacés, Androl écoutait Welyn. Jenare, son Aes Sedai, était assise près de lui, une main affectueuse sur son bras. Elle, Androl la connaissait mal. En revanche, Welyn n’avait pas de secrets pour lui.
La créature qui arborait son visage et parlait avec sa voix n’était pas… lui.
— Nous avons rencontré le seigneur Dragon, continua-t-il. Il surveillait les Terres Frontalières, préparant l’attaque de l’humanité contre les Ténèbres. À son étendard, il a rallié les armées de toutes les nations. Aucune ne lui a refusé son soutien, à part l’Empire du Seanchan, bien entendu. Mais ses forces ont été repoussées.
» L’heure a sonné, et nous devrons bientôt combattre. Une dernière fois, il faut nous concentrer sur nos compétences. Dans les deux semaines à venir, on distribuera généreusement des insignes, aussi bien épée que dragon. Travaillez dur, et nous serons les armes qui briseront l’emprise du Ténébreux sur le monde.
— Tu as dit que Logain était en chemin, demanda quelqu’un. Pourquoi n’est-il pas encore là ?
Androl tourna la tête. Jonneth Dowtry se campait près de la table de Welyn. Les bras croisés, foudroyant le type du regard, il était très intimidant. Originaire de Deux-Rivières, il appréciait Androl, qui trouvait facile d’oublier qu’il faisait une tête de plus que lui, avec des bras aussi gros que les pattes d’un ours. Sur le col montant de sa veste noire, on ne voyait aucun insigne, alors qu’il était aussi puissant dans le Pouvoir que n’importe quel dédié.
— Pourquoi n’est-il pas là ? insista-t-il. Tu prétends être venu avec lui, après qu’il eut parlé avec Taim. Où est-il ?
N’y va pas trop fort, mon gars ! pensa Androl. Laisse-le croire que nous gobons ses mensonges.
— Il a emmené le M’Hael voir le seigneur Dragon, dit Welyn. Tous deux devraient arriver demain, ou après-demain au maximum.
— Pourquoi Taim a-t-il eu besoin de Logain pour lui montrer le chemin ? insista encore Jonneth. Il aurait pu y aller seul.
— Ce jeune homme est idiot…, souffla Pevara.
— Non, répondit Androl, il est honnête et il veut des réponses sincères.
Ces jeunes gens de Deux-Rivières étaient décidément francs et loyaux. Et pas très doués pour les stratégies subtiles…
Pevara se tut, mais Androl sentit qu’elle mourait d’envie de bâillonner Jonneth avec quelques tissages d’Air. En fait, elle n’y pensait pas sérieusement – c’était juste un fantasme –, mais il le captait quand même. Lumière ! Que s’étaient-ils donc fait l’un l’autre ?
Elle est dans ma tête, pensa Androl. J’ai une Aes Sedai sous mon crâne !
Pevara le foudroya du regard.
Androl chercha à se réfugier dans le vide – un vieux truc de soldat qui permettait de rester lucide avant un combat. Le saidin était aussi à sa disposition, bien entendu. Mais il ne se connecta pas à la Source.
— Que fais-tu donc ? demanda Pevara. Je te sens, mais lire tes pensées est plus difficile.
Eh bien, c’était au moins ça de gagné.
— Jonneth ! appela Lind de derrière son comptoir, étouffant dans l’œuf la question suivante du jeune homme. Tu n’as pas entendu Welyn parler de son très long voyage ? Il est épuisé. Laisse-le boire sa bière et se reposer un peu, avant de le bombarder de questions.
Jonneth regarda la tavernière, l’air blessé. Le voyant s’éloigner puis sortir, Welyn eut un autre grand sourire. Puis il continua à louanger le seigneur Dragon et à souligner qu’il aurait besoin de chacun d’entre eux.
Androl sortit du vide, se sentant plus détendu. Puis il balaya la salle du regard, en quête des hommes auxquels il pouvait se fier. Il appréciait beaucoup de ces types, qui n’étaient pas tous acquis à Taim, mais de là à leur faire confiance…
Taim contrôlait la tour entière, désormais. Bien entendu, les « leçons privées » qu’il dispensait – ou faisait dispenser par ses favoris – excitaient la convoitise des nouveaux venus.
Comme soutien, Androl pouvait exclusivement compter sur les gars de Deux-Rivières. Hélas, à part Jonneth, ils manquaient trop d’entraînement pour être vraiment utiles.
De l’autre côté de la salle, Evin avait rejoint Nalaam. Androl, d’un signe de tête, lui fit comprendre de suivre Jonneth sous la pluie. Aucun d’eux ne devait rester seul !
Ensuite, Androl écouta les rodomontades de Welyn. Du coin de l’œil, il vit que Lind approchait de lui.
Sa robe ornée de splendides broderies, Lind Taglien était une petite femme aux cheveux noirs. Aux yeux d’Androl, elle incarnait ce que la Tour Noire aurait dû être. Un modèle de civilisation et d’éducation. Un lieu important.
Pour Lind, les hommes faisaient des efforts. Chez elle, pas question de renverser sa chope ou de se bagarrer. Éveiller sa colère, aucun type sensé ne s’y serait risqué.
Sa façon de gérer la taverne d’une main de fer était une excellente chose. Dans un complexe rempli d’hommes capables de canaliser, la moindre rixe pouvait très mal tourner.
— Es-tu aussi troublé que moi ? demanda Lind quand elle eut rejoint Androl. Si je ne me trompe, c’est Welyn, il y a quelques semaines, qui évoquait l’éventuel procès de Taim et son exécution ?
Androl ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire ? Que l’homme nommé Welyn, selon lui, était mort ? Que la Tour Noire, bientôt, grouillerait de spectres au sourire trompeur ? Des âmes mortes dotées d’yeux qui ne leur appartenaient pas ?
— Au sujet de Logain, ajouta Lind, je ne le crois pas. Androl, il se passe quelque chose. Ce soir, je demanderai à Frask de le suivre pour voir où…
— Non, coupa Androl. N’en fais rien !
Frask était le mari de Lind. Un maître d’armes engagé pour aider Henre Haslin à enseigner l’escrime à la Tour Noire. Selon Taim, c’était une perte de temps pour les Asha’man, mais le seigneur Dragon avait insisté.
— Ne me dis pas que tu crois…, commença Lind.
— Je dis que nous sommes en danger, Lind, et je refuse que Frask aggrave les choses. Fais-moi une faveur : mémorise tout ce que Welyn dira ce soir. Ça pourrait m’être très utile.
— D’accord, fit la tavernière, médiocrement convaincue.
Androl fit signe à Nalaam et à Canler, qui se levèrent et se dirigèrent vers la sortie. Alors que la pluie martelait le toit et le porche, Welyn tint le crachoir, et les hommes l’écoutèrent. Oui, il semblait incroyable qu’il ait changé de camp ainsi, et chez certains, ça éveillait des soupçons. Mais beaucoup de gens le respectaient, et cet étrange décalage, en lui, ne sautait pas aux yeux, sauf quand on le connaissait très bien.
— Lind…, souffla Androl alors que la tavernière s’éloignait.
Elle le regarda par-dessus son épaule.
— Tu… Ferme bien la porte, cette nuit. Ensuite, Frask et toi, vous devriez vous réfugier dans la cave avec de quoi boire et manger. La porte est solide ?
— Oui, mais pour le bien que ça nous fera…
Face au Pouvoir de l’Unique, aucun battant ne résistait…
Nalaam et Canler l’ayant presque rejoint, Androl se tourna pour partir… et faillit percuter un type qui se tenait derrière lui et qu’il n’avait pas entendu approcher.
Une épée et un dragon en ornant le col, la veste noire de cet Asha’man était gorgée d’eau.
Depuis le début, Atal Mishraile était un des plus fervents soutiens de Taim. Lui, il n’avait pas l’étrange regard vide. Le mal, il l’abritait dans tout son corps. Grand, de longs cheveux blonds, il souriait souvent, mais sans que ça se reflète dans son regard.
— Allons, allons, pas de querelle ! lança une voix.
Mezar émergea du rideau de pluie pour se camper à côté de Mishraile. Assez petit, ce Domani aux cheveux grisonnants paraissait plein de sagesse, même depuis sa… transformation.
Androl croisa son regard et eut le sentiment de sonder une caverne obscure où aucune lumière n’avait jamais brillé.
— Salut, Androl, dit Mezar en posant une main sur l’épaule de Mishraile, comme si ces deux-là étaient de vieux amis. De quoi maîtresse Lind devrait-elle avoir peur au point de se cacher dans sa cave ? La Tour Noire est un endroit aussi sûr qu’un autre, non ?
— Je n’ai aucune confiance en une nuit d’encre où se déchaînent des tempêtes.
— Et tu as peut-être raison, concéda Mezar. Pourtant, tu te précipites dehors… Pourquoi ne pas rester ici, bien au chaud ? Nalaam, j’adorerais entendre une de tes histoires. Tu pourrais me parler de l’époque où ton père et toi visitiez Shara…
— Ce n’est pas un très bon récit, répondit Nalaam. Et je crains de l’avoir à demi oublié.
Mezar éclata de rire. Derrière lui, Androl entendit Welyn se lever.
— Ah, vous voilà ! Je disais justement que vous alliez nous parler des défenses, en Arafel.
— Venez écouter, dit Mezar. Dans l’optique de l’Ultime Bataille, c’est important.
— Je repasserai peut-être, fit Androl, glacial. Quand j’en aurai terminé avec mes autres tâches.
Les deux hommes se défièrent du regard. Sur le côté, Nalaam était toujours connecté à la Source. Aussi puissant que Mezar, il n’aurait aucune chance face à celui-ci et à Mishraile. Surtout dans une salle bondée de gens qui prendraient parti pour les deux Asha’man accomplis.
— Ne perds pas ton temps avec le petit laquais, dit Coteren dans le dos de Mishraile.
Celui-ci s’écarta pour laisser passer le nouveau venu.
D’une main plaquée sur sa poitrine, Coteren poussa négligemment Androl.
— Mais je suis bête ! Tu ne peux plus jouer les petits laquais…
Androl se réfugia dans le vide et se connecta à la Source.
Dans la pièce, des ombres s’allongèrent et ondulèrent.
Il n’y avait pas assez de clarté ! Pourquoi n’allumait-on pas plus de lampes ? La pénombre attirait les ombres, et il les voyait. Elles étaient réelles, tentacules d’obscurité qui se tendaient vers lui pour le tirer vers eux et le détruire.
Lumière ! Je suis fou. Je suis fou…
Le vide vola en éclats et les ombres – par bonheur – battirent en retraite. Le dos contre le mur, Androl s’avisa qu’il tremblait, le souffle court. Derrière l’expression neutre de Pevara, il sentit une grande inquiétude.
— Au fait, lança Coteren, tu as entendu la nouvelle ?
— Quelle nouvelle ? parvint à demander Androl.
— Tu as été dégradé, petit laquais. (Il désigna l’épée, au col d’Androl.) Ordre de Taim. Dès ce jour, tu redeviens un Soldat.
— Exact ! confirma Welyn depuis le centre de la salle. J’ai oublié de le préciser. C’est avec l’accord du seigneur Dragon, j’en ai peur. Tu n’aurais jamais dû être promu, Androl. Désolé.
Androl porta une main à son col, où se trouvait l’insigne. Ça aurait dû n’avoir aucune importance pour lui. Un non-événement…
Mais ça comptait, au contraire. Sa vie entière, il l’avait passée à chercher, s’essayant à une bonne dizaine de professions. Impliqué dans une révolte, il avait également sillonné deux mers. Toujours en quête de quelque chose qu’il était incapable de définir.
Mais qu’il avait trouvé à la Tour Noire.
Il repoussa la peur. Que la Lumière brûle les ombres ! De nouveau connecté à la Source, il sentit le saidin déferler en lui. Se redressant, il soutint le regard de Coteren.
Le grand type sourit et se connecta lui aussi à la Source. Mezar fit de même, et Welyn restait campé dans le dos d’Androl.
Inquiet, Nalaam marmonnait entre ses dents. Bien que connecté à la Source, Canler avait l’air battu d’avance.
Tout le Pouvoir qu’Androl pouvait absorber se déversa en lui. Comparé au torrent qui submergeait les autres, c’était un mince filet. Dans l’auberge, il était l’homme le plus faible. Même le dernier des nouveaux venus pouvait faire mieux que lui.
— Alors, tu vas te décider, mon gars ? fit Coteren. Je leur ai dit de te laisser parce que je savais que tu tenterais quelque chose. Je voulais en profiter moi-même, petit laquais. Allez, frappe ! Voyons ça !
Androl tendit les mains avec l’idée d’ouvrir un portail – la seule chose qu’il savait faire. Dans son cas, c’était indépendant des tissages. Une affaire entre le Pouvoir et lui. Intime et instinctive.
Essayer d’ouvrir un portail, en cet instant, revenait à vouloir escalader une muraille de verre avec ses seuls ongles pour s’accrocher. Il lutta quand même, s’acharnant… Mais rien ne se passa. Pourtant, il se sentait si près de réussir. Un petit effort de plus, et…
Les ombres s’allongèrent et la panique revint. Les dents serrées, Androl saisit l’insigne, à son col, et l’arracha. Puis il le laissa tomber aux pieds de Coteren.
Dans la salle, personne n’osa dire un mot.
Alors, enfouissant sa honte sous une montagne de détermination, Androl se coupa de la Source et passa entre Mezar et Coteren. Nerveux, Nalaam, Canler et Pevara le suivirent.
La pluie ramena Androl à la réalité. La perte de cet insigne, il la ressentait comme celle d’une main…
— Androl, souffla Nalaam, je suis navré…
Le tonnerre gronda. Dans la rue non pavée, les quatre compagnons pataugeaient dans la gadoue.
— Aucune importance, lâcha Androl.
— Nous aurions peut-être dû nous battre, dit Nalaam. Certains jeunes gars de Deux-Rivières nous auraient soutenus. D’autres aussi… Tous ne sont pas dans la poche de Taim. Un jour, avec mon père, nous avons combattu six Chiens des Ténèbres. Que la Lumière brûle ma tombe si je mens ! Si nous avons survécu à ça, des caniches de Taim ne devraient pas nous faire peur.
— Ç’aurait été un massacre, souffla Androl.
— Mais…
— Un massacre ! insista Androl. Nalaam, pas question de leur laisser choisir le champ de bataille !
— Y aura-t-il seulement une bataille ? demanda Canler.
— Ils tiennent Logain, rappela Androl. Sinon, ils ne se vanteraient pas comme ça. Sans lui, tout s’écroule – notre dissidence et nos chances d’unifier la Tour Noire.
— Donc…
— Donc, nous allons sauver Logain, conclut Androl. Ce soir.
À la lueur tamisée d’un globe de saidin, Rand travaillait au cœur de la nuit. Avant sa visite au pic du Dragon, il évitait d’utiliser le Pouvoir pour des tâches quotidiennes. Se connecter le rendait malade et manier le Pouvoir le… révoltait de plus en plus.
Depuis, tout avait changé. Le saidin était une part de lui-même dont il n’avait rien à redouter, grâce à l’élimination de la souillure. Plus important encore, il devait cesser de penser à lui et au saidin comme à une arme. Car ils étaient tous deux bien plus que ça…
Dès qu’il le pouvait, il s’éclairait avec des globes lumineux. Et il avait l’intention d’apprendre l’art de guérir auprès de Flinn. Pour ça, il était médiocrement doué, mais un thérapeute, même moyen, pouvait sauver la vie d’un blessé.
Bien trop souvent, Rand avait utilisé ce miracle qu’était le Pouvoir – un merveilleux cadeau – pour détruire et pour tuer. Fallait-il s’étonner que les gens le regardent avec des yeux ronds de terreur ? Sur ce point, qu’aurait dit Tam ?
Je devrais le lui demander…, pensa Rand tout en rédigeant une courte note à sa propre intention.
Il était encore difficile d’assimiler que Tam était à ses côtés, à un camp de là. Un peu plus tôt, il avait dîné avec lui. Un moment un peu étrange, mais pas plus qu’il convenait quand un roi invitait son « solide paysan » de père à partager un repas. Les deux hommes en avaient ri ensemble – de quoi faire remonter en flèche le moral du Dragon Réincarné.
Rand avait laissé Tam retourner dans le camp de Perrin, où il bénéficiait d’un quasi-anonymat. Être couvert d’honneurs et de richesses parce qu’il était le père du Dragon n’intéressait pas Tam al’Thor. Sa volonté, c’était de rester ce qu’il était depuis toujours : un homme loyal et fiable, mais surtout pas un seigneur.
Rand s’intéressa de nouveau au document posé devant lui. Des fonctionnaires, à Tear, l’avaient conseillé sur le langage à utiliser. À part ça, le texte était de sa main, car il ne se serait fié à celle de personne d’autre.
Était-il trop prudent ? Eh bien, ce que ses ennemis ne connaissaient pas, ils ne pouvaient pas œuvrer à le saboter. Après que Semirhage l’eut presque capturé, il était devenu trop méfiant. À présent, il l’admettait. Mais quand on avait gardé tant de secrets par-devers soi, il était difficile de tout exposer au grand jour.
Il relut le texte depuis le début. Jadis, Tam l’avait chargé d’examiner une clôture en quête de points faibles. Il l’avait fait, mais à son retour, son père lui avait assigné la même mission.
Il avait fallu trois fois pour qu’il repère le poteau qu’on devait absolument remplacer. Aujourd’hui encore, il ignorait si Tam s’en était aperçu avant de lui confier la tâche ou s’il avait fait montre de sa prudence habituelle.
Ce document était bien plus important qu’une clôture. Du coup, Rand comptait passer la nuit à le relire, à l’affût de problèmes cachés.
Hélas, il avait du mal à se concentrer. Les femmes mijotaient quelque chose, il le sentait dans les nœuds d’émotions présents en permanence à l’arrière de son esprit.
Quatre nœuds, en comptant Alanna, qui était toujours là, quelque part au nord. Les trois autres femmes s’étaient côtoyées durant toute la nuit.
Et maintenant, elles approchaient de sa tente.
Que préparaient-elles ? C’était…
Minute ! Une des trois venait de se séparer des deux autres. Et elle serait bientôt là. Aviendha ?
Rand se leva, gagna l’entrée de sa tente et écarta le rabat.
Aviendha se pétrifia – comme si elle avait eu l’intention de se glisser en douce chez le Dragon Réincarné. Levant le menton, elle soutint son regard.
Soudain, des cris montèrent dans la nuit. Alors, Rand s’avisa que ses gardes du corps n’étaient nulle part en vue. Mais ces Promises rôdaient près de sa tente, et c’était lui qu’elles appelaient dans la nuit. Pas pour le couvrir de compliments, comme il s’y serait attendu, mais pour l’insulter.
Des injures terribles. Certaines allaient même jusqu’à préciser ce qu’elles feraient de ses attributs virils quand elles lui auraient mis la main dessus.
— Que se passe-t-il, Aviendha ?
— Oh, elles ne pensent pas ce qu’elles disent… Pour elles, c’est toi qui m’as arrachée à leurs rangs. Mais j’en étais déjà partie pour me joindre aux Matriarches. C’est… eh bien, un truc de Promises. En réalité, un signe de respect. Si elles ne t’appréciaient pas, elles ne feraient pas ça.
Les Aiels…
— Attends un peu ! Comment t’ai-je arrachée à leurs rangs ?
Aviendha ne baissa pas les yeux, mais elle rosit un peu. Aviendha, empourprée ? Voilà qui valait une sacrée cote !
— Tu devrais avoir compris… Si tu avais prêté attention à mes cours sur la culture aielle…
— Manque de chance, tu as eu pour élève une vraie tête de pioche.
— Oui. Et cette tête de pioche a de la chance que je veuille toujours l’éduquer. (Aviendha avança d’un pas.) J’ai encore beaucoup de choses à lui apprendre.
Cette fois, la jeune Aielle vira à l’écarlate.
Lumière, qu’elle était belle ! Mais Elayne aussi… Tout comme Min…
Bon sang, il était un sacré crétin ! Un idiot aveugle à la Lumière !
— Aviendha, dit-il, je t’aime, et ce n’est pas du boniment. Mais il y a un fichu problème ! Je vous aime toutes les trois ! Je doute de pouvoir accepter ce dilemme et choisir…
Sans crier gare, Aviendha éclata de rire.
— Tu es un abruti, pas vrai, Rand al’Thor ?
— Plus souvent qu’à mon tour, mais…
— Elayne et moi, nous sommes premières-sœurs. Et quand nous la connaîtrons mieux, Min se joindra à nous. Alors, nous partagerons tout.
Premières-sœurs ?
Rand aurait dû s’en douter, après l’établissement de leur étrange lien. Étourdi, il porta une main à sa tête.
« Nous te partagerons », avaient-elles dit.
Laisser souffrir quatre femmes liées à lui n’était déjà pas bien joli. Mais trois femmes liées qui l’aimaient ? Lumière, il ne voulait absolument pas leur faire de mal.
— Tout le monde dit que tu as changé, fit Aviendha. Depuis mon arrivée, j’ai tellement entendu cette rengaine que j’ai failli en avoir assez d’écouter les gens parler de toi. Eh bien, si ton visage est impassible, tes passions ne le sont pas… Est-il si terrible de t’imaginer avec nous trois ?
— Je le désire, Aviendha. Et à cause de ça, je devrais me cacher dans un trou de souris. Mais la souffrance…
— Tu l’as enfin embrassée, pas vrai ?
— Ce n’est pas pour moi que j’ai peur, mais pour vous.
— Serions-nous faibles au point de ne pas pouvoir supporter ce que tu assumes ?
La lueur, dans les yeux d’Aviendha, commençait à déstabiliser Rand.
— Bien entendu que non. Mais comment pourrais-je espérer que celles que j’aime souffrent ?
— La souffrance, c’est notre affaire. Il nous revient de l’accepter ou non. Rand al’Thor, ta décision est simple à prendre, même si tu t’ingénies à la compliquer. « Oui » ou « non », voilà à quoi ça se résume. Mais attention : c’est nous trois, ou aucune. Nous ne te laisserons pas te dresser entre nous.
Rand hésita. Puis, en ayant l’impression d’être un débauché, il embrassa Aviendha. Derrière lui, des Promises qu’ils n’avaient pas entendues venir lui lancèrent des insultes tonitruantes – mais empreintes d’une allégresse des plus incongrues. S’écartant d’Aviendha, il lui prit le visage entre sa main et son moignon.
— Vous êtes cinglées. Toutes les trois.
— Dans ce cas, tout est parfait. Nous sommes comme toi. Tu dois savoir que j’ai été nommée Matriarche. Donc, je suis censée être très sage, au contraire.
— Alors, nous ne sommes peut-être pas pareils. Car je commence juste à comprendre combien je suis doté de peu de sagesse.
Aviendha haussa les épaules.
— Bon, assez parlé. À présent, prends-moi dans ta couche.
— Lumière ! s’étrangla Rand. Ça, au moins, c’est direct. Un peu trop, même… La délicatesse innée des Aiels ?
— Non, fit Aviendha, de nouveau toute rouge. C’est juste que… Eh bien, je ne suis pas très douée pour ces choses.
— Vous avez décidé ça ensemble, pas vrai ? Laquelle viendrait à moi…
L’Aielle hésita, puis hocha la tête.
— Ce ne sera jamais à moi de choisir, j’imagine ?
Là, Aviendha secoua la tête.
Rand éclata de rire et l’attira vers lui. Au début, elle se raidit, mais elle fondit vite entre ses bras.
— Alors, dois-je d’abord les affronter ?
Il désigna les Promises.
— Non, espèce d’idiot, ce sera seulement pour la cérémonie, si nous te jugeons digne d’être épousé. Et il s’agira de nos familles, pas de membres de mon ordre guerrier. Tu n’as rien retenu de tes leçons, on dirait.
Rand baissa les yeux sur sa compagne.
— Eh bien, je suis content qu’il n’y ait pas besoin de se battre. Je ne saurais dire de combien de temps nous disposons, et je comptais dormir un peu, cette nuit. Mais… (La lueur, dans les yeux d’Aviendha…) Je n’aurai pas l’occasion de dormir, c’est ça ?
— C’est ça, oui…
— Eh bien, qu’il en soit ainsi. Au moins, cette fois, je n’aurai pas besoin de craindre que tu meures de froid.
— Exact. Mais si tu ne cesses pas de bavasser, Rand al’Thor, il se peut que je meure d’ennui.
Aviendha prit Rand par le bras, puis, gentiment mais fermement, le tira avec elle sous la tente.
Criant de plus en plus fort, les Promises redoublèrent d’insultes en une apothéose de jubilation.
— Je soupçonne qu’un ter’angreal est à l’origine du blocage…, dit Pevara.
Accroupie avec Androl dans l’arrière-salle d’un entrepôt de la Tour Noire, la sœur rouge ne trouvait pas cette configuration très confortable. La pièce sentait la poussière, le grain et le bois. À la tour, la plupart des bâtiments étaient neufs, et celui-là ne faisait pas exception. Les planches de cèdre embaumaient encore.
— Tu connais un ter’angreal conçu pour interdire de tisser un portail ? demanda Androl.
— Pas spécifiquement, fit Pevara en essayant de changer de position. Mais il est universellement admis que ce que nous savons sur les ter’angreal correspond au centième de ce qu’on en connaissait jadis. Il existe sans doute des milliers d’artefacts différents. Si Taim est un Suppôt, il doit être en contact avec les Rejetés. En d’autres termes, des gens capables de lui expliquer la conception et l’usage d’objets dont nous pouvons seulement rêver…
— Conclusion, nous devons trouver ce ter’angreal. Pour le neutraliser, ou, au moins, comprendre comment il fonctionne.
— Afin de nous enfuir ? N’as-tu pas compris que c’est une très mauvaise solution ?
— Eh bien… oui, concéda Androl.
En se concentrant, Pevara parvint à capter une infime partie de ce qu’il pensait. D’après ce qu’on disait, le lien entre un Champion et son Aes Sedai autorisait une connexion empathique. Là, ça semblait plus profond. C’était…
Oui, Androl souhaitait vraiment pouvoir tisser des portails. Sans ça, il se sentait désarmé.
— C’est mon seul don, maugréa-t-il, conscient que la sœur l’avait déjà compris. Ouvrir des portails. Enfin, ça l’était…
— Sans blague ? Avec ton niveau de puissance dans le Pouvoir ?
— Mon minable niveau, tu veux dire ?
Pevara captait une petite partie des pensées d’Androl. S’il reconnaissait sa faiblesse, il s’inquiétait qu’elle le rende inapte à commander. Un curieux mélange de suffisance et d’humilité…
— Voyager exige d’être puissant dans le Pouvoir, reprit Androl. Je sais… Pourtant, je peux tisser de très grands portails. Avant que tout tourne mal, mon meilleur faisait trente pieds de large.
— Tu exagères, bien entendu ?
— Si je pouvais, je te montrerais…
Pevara eut le sentiment que l’homme était parfaitement honnête. Parce qu’il racontait la vérité, ou parce qu’il était fou à lier ? Elle ne dit rien, ignorant comment aborder ce sujet.
— Aucun problème, dit-il. Je sais que des choses clochent chez moi. En fait, chez la plupart d’entre nous. Pour mes portails, tu peux demander aux autres. Si Coteren m’appelle « petit laquais », c’est pour une raison. Je suis seulement bon à conduire des gens d’un endroit à un autre…
— C’est un don remarquable, Androl. Je suis sûre que la Tour Blanche aimerait l’étudier. Je me demande combien de gens sont nés avec, mais sans s’en apercevoir, parce que les tissages requis pour Voyager avaient été oubliés.
— Je n’irai pas à la Tour Blanche, Pevara, fit Androl en mettant l’accent sur l’adjectif.
La sœur changea de sujet.
— Tu te languis de Voyager, et pourtant, tu ne veux pas quitter la Tour Noire. Au fond, que t’importe ce ter’angreal ?
— Des portails nous seraient très utiles…
Il avait une idée derrière la tête, mais Pevara ne parvint pas à la capter. À part une fugace succession d’images et d’impressions.
— Mais si nous n’allons nulle part…
— Tu serais étonnée…, marmonna Androl.
Levant la tête, il jeta un coup d’œil dehors. Derrière la fenêtre, il bruinait. Fin du déluge pour le moment. Mais le ciel restait couvert et l’aube ne viendrait pas avant plusieurs heures.
— J’ai fait des… expériences. Des choses que personne n’a jamais tentées avant moi.
— Je doute que de telles choses existent, objecta Pevara. Les Rejetés ont accès aux connaissances de tous les Âges.
— Tu crois que l’un d’eux est impliqué dans cette histoire ?
— Pourquoi pas ? fit Pevara. Si tu te préparais pour l’Ultime Bataille, avec l’idée d’empêcher l’ennemi de te résister, laisserais-tu une bande d’Asha’man s’entraîner ensemble, se former mutuellement et devenir puissants ?
— Oui, répondit Androl sans hésiter. J’attendrais qu’ils soient forts, puis je m’emparerais d’eux.
Pevara n’émit aucune objection, parce que c’était probablement exact. Évoquer les Rejetés perturbait Androl. Là, elle sentait ses pensées bien plus clairement qu’avant.
Ce lien était contre nature ! Elle devait s’en débarrasser ! Après, elle ne verrait aucun inconvénient à faire d’Androl son Champion.
— Je n’assumerai pas la responsabilité de cette situation, Pevara. (Androl regarda de nouveau dehors.) Tu m’as lié en premier.
— Après que tu eus trahi ma confiance. Je t’ai offert la possibilité de former un cercle, et tu…
— Je ne t’ai pas fait de mal ! coupa Androl. À quoi t’attendais-tu ? L’objectif d’un cercle n’était-il pas de nous permettre d’unir nos pouvoirs ?
— Cet argument n’est pas pertinent.
— Tu dis ça parce que tu as perdu.
Androl avait parlé calmement, et il était bel et bien très serein. Pevara dut reconnaître qu’il n’était pas facile de le faire sortir de ses gonds.
— Non, je le dis parce que c’est vrai. Tu n’es pas d’accord ?
Pevara sentit l’amusement d’Androl. Il voyait très bien comment elle prenait le contrôle de la situation. Au-delà de l’amusement, il semblait impressionné. Pour de bon. Au point de se dire qu’il devait apprendre à manœuvrer les gens comme elle.
La porte intérieure de la pièce s’ouvrit, et Leish jeta un coup d’œil à l’intérieur. Cette femme aux cheveux blancs, rondelette et charmante, semblait à l’opposé de Canler, l’Asha’man bourru qu’elle avait épousé. Elle fit un signe à Pevara, indiquant qu’une demi-heure s’était écoulée, puis elle referma la porte. D’après ce qu’on disait, Canler l’avait liée, en faisant une sorte de… Championne ?
Avec ces hommes, tout était incongru. Pevara pouvait comprendre qu’on lie sa conjointe – ne serait-ce que pour savoir en permanence où elle était, et vice versa –, mais il semblait malsain de recourir au lien pour de telles banalités. Le lien, c’était pour les Aes Sedai et les Champions. Pas pour les couples de tourtereaux.
Androl dévisageait la sœur rouge, à l’évidence pour tenter de déterminer ce qu’elle pensait. Mais ses cogitations, très complexes, le perturbaient.
Quel type bizarre, cet Androl Genhald. Comment pouvait-il être ce mélange de détermination et de timidité, comme s’il s’agissait de deux fils tressés ensemble ? En permanence, il faisait ce qui s’imposait, sans cesser de penser qu’il n’aurait pas dû être en position de décider.
— Je ne me comprends pas non plus, dit-il…
De quoi faire enrager Pevara ! Comment devinait-il ou lisait-il si bien ses pensées ? Pour déchiffrer les siennes, elle devait encore aller à la pêche…
— Tu peux reformuler cette pensée ? demanda-t-il. Je n’ai pas bien saisi.
— Idiot, marmonna Pevara.
Androl sourit et regarda de nouveau par la fenêtre.
— Ce n’est pas encore le moment, dit Pevara.
— Tu es sûre ?
— Certaine. Et si tu continues à regarder, tu risques de l’effrayer quand il arrivera.
Androl baissa la tête – à contrecœur.
— Quand il sera là, ajouta Pevara, tu devras me laisser diriger.
— On devrait se lier.
— Non.
Pas question de se livrer à lui de nouveau, après ce qui était arrivé la première fois. Elle frissonna… et Androl tourna la tête vers elle.
— Il y a de très bonnes raisons pour que nous ne nous liions pas, Androl. Je ne veux pas t’insulter, mais tes aptitudes ne sont pas suffisantes pour que le marché soit équitable. Il vaut mieux que nous restions séparés. Tu dois l’accepter. Sur un champ de bataille, que préférerais-tu ? Avoir un seul soldat ? Ou deux, l’un moins compétent que l’autre, histoire de pouvoir leur assigner des missions différentes ?
Androl réfléchit, puis capitula.
— D’accord, c’est vrai… Pour une fois, ce que tu dis est sensé.
— C’est toujours le cas, fit Pevara en se levant. C’est l’heure. Prépare-toi.
Les deux complices se placèrent de chaque côté de la porte qui donnait sur l’extérieur. Délibérément, elle était entrebâillée, comme si quelqu’un avait oublié de la verrouiller.
Ils attendirent en silence, Pevara commençant à se demander si elle ne s’était pas emmêlé les pinceaux dans ses calculs. Si c’était le cas, Androl se moquerait grassement, et…
La porte s’ouvrit en grand. Dobser passa la tête dans la pièce – incité par le gros mensonge d’Evin au sujet d’une bouteille de vin qu’il aurait cachée là après avoir vu que Leish avait oublié de verrouiller la porte. Selon Androl, Dobser était un ivrogne notoire. Pour le punir, Taim l’avait plus d’une fois roué de coups.
Pevara sentit la réaction d’Androl face à cet homme. Une écrasante tristesse. Dans les yeux de Dobser, il ne se tapissait plus que des ténèbres.
Pevara frappa à la vitesse de l’éclair. Saucissonnant Dobser avec des flux d’Air, elle le coupa de la Source en mettant en place un bouclier. Androl brandissait un gourdin, mais il n’eut pas à l’utiliser.
Dobser écarquilla les yeux quand il se retrouva en suspension dans les airs. Les mains dans le dos, Pevara l’étudia d’un œil critique.
— Tu es sûre de ton plan ? demanda Androl.
— C’est trop tard pour se poser la question, répondit Pevara en nouant ses tissages d’Air. Les témoignages semblent concorder. Plus une personne était loyale à la Lumière avant d’être convertie, plus elle sera fanatique des Ténèbres après sa « chute ». Donc…
Donc, ce type, qui avait toujours été un tiède, devait être plus facile à briser, à corrompre ou à retourner. C’était important, parce que les larbins de Taim comprendraient vite ce qui se passait…
— Dobser ? demanda une voix. (Deux silhouettes se découpèrent dans l’encadrement de la porte.) Tu as le vin ? Inutile de regarder dans l’entrepôt. La femme n’est pas…
Welyn et un autre favori de Taim, Leems, attendaient que Dobser se remontre.
Pevara réagit sans tarder. Projetant des tissages sur les deux fâcheux, elle généra un filament d’Esprit.
Ils parèrent sa tentative pour les placer sous bouclier – en ériger un entre la Source et une personne qui maniait déjà le Pouvoir n’était pas aisé –, mais ses bâillons se mirent en place, empêchant les deux types de brailler.
Pevara sentit des flux d’Air s’enrouler autour d’elle, un bouclier tentant de la couper du saidar. Frappant au jugé, elle coupa les flux avec des filaments d’Esprit.
Surpris de voir ses tissages se dissiper, Leems tituba. Pevara avança, tissa un autre bouclier et le mit en place au moment où elle percutait l’homme, le plaquant contre le mur.
La double attaque fonctionna. Surpris, Leems se retrouva coupé de la Source.
Pevara projeta un deuxième bouclier sur Welyn, mais il riposta avec un poing d’Air qui la repoussa en arrière, dans la petite pièce. Percutant le mur du fond, elle grogna de douleur mais tissa quand même un nouveau flux d’Air. La vue brouillée par le choc, elle s’y accrocha, le projeta comme la lanière d’un fouet et l’enroula autour d’une cheville de Welyn alors qu’il tentait de sortir de la pièce.
Il y eut un bruit de chute, et le plancher trembla.
Welyn s’était étalé, n’est-ce pas ? Sonnée, la sœur rouge ne voyait pas clair.
Elle s’assit sur le sol, tout le corps douloureux, mais ne relâcha pas les flux d’Air qui bâillonnaient les deux hommes. Si elle le faisait, ils donneraient l’alarme. Et dans ce cas, elle mourrait. Ils mourraient tous, même. Voire pire.
Chassant les larmes qui troublaient sa vue, elle constata qu’Androl se campait au-dessus des deux hommes, son gourdin au poing. Peu confiant en des boucliers qu’il ne voyait pas, il avait assommé les sbires de Taim. Une bonne chose, parce que le second bouclier de Pevara ne s’était pas mis en place.
Elle rectifia cette erreur.
Les yeux de plus en plus ronds, Dobser lévitait toujours dans les airs.
— Lumière ! lança Androl. Pevara, c’était… formidable. Tu as maîtrisé deux Asha’man, presque sans aide.
La sœur rouge sourit de satisfaction et accepta la main qu’Androl lui tendait pour l’aider à se relever.
— À quoi crois-tu que les sœurs rouges passent leur temps, Androl ? S’asseoir en rond et se lamenter sur les hommes ? Nous nous entraînons à combattre nos proies.
Tandis qu’il tirait Welyn dans la pièce puis fermait la porte, Pevara sentit le respect qu’Androl éprouvait pour elle.
Pour s’assurer qu’on ne les avait pas vus agir, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Puis il tira les rideaux et généra un petit globe lumineux.
Pevara inspira à fond. Tendant une main, elle s’appuya contre un mur.
Androl l’étudia intensément.
— Tu dois aller voir une de tes collègues, pour te faire guérir.
— Non, ça ira. J’ai pris un coup sur la tête et ça a secoué le mur, mais il s’en remettra.
— Laisse-moi voir ça, dit Androl.
Il avança, son globe lumineux le précédant. Pevara se laissa examiner un moment – surtout le crâne, en quête d’éventuelles bosses. Puis Androl fit léviter le globe devant les yeux de la sœur rouge.
— Regarder la lumière est douloureux ?
— Oui, admit Pevara en détournant la tête.
— Des nausées ?
— Un peu…
Androl tira un mouchoir de sa poche et l’imbiba d’eau avec la flasque dont il ne se séparait jamais. Se concentrant tellement que son globe s’éteignit, il fixa le mouchoir, finalement givré quand il le tendit à sa compagne.
— Plaque ça sur la plaie, dit-il. Et si tu te sens partir, préviens-moi. Quand on s’endort, ça peut aggraver les choses.
Pevara obéit.
— Tu t’inquiètes pour moi ? lança-t-elle, taquine.
— Non. Mais comment as-tu dit, déjà ? Je protège mes investissements…
— C’est ça, oui… Donc, tu es aussi expert en médecine militaire ?
— J’ai appris avec une guérisseuse de village, il y a longtemps.
Androl se baissa pour ligoter les deux types évanouis. Pevara fut soulagée de ne plus devoir maintenir les tissages-bâillons. En revanche, elle conserva les boucliers.
— Une guérisseuse avec un acolyte masculin ?
— Pas au début… Bon, c’est une longue histoire…
— Parfait, ça. Une longue histoire me tiendra éveillée jusqu’à ce que nos amis nous aient rejoints.
Emarin et les autres avaient mission d’aller et venir en se faisant voir. Une façon de créer un alibi pour le groupe, si la disparition de Dobser était découverte.
Androl ralluma son globe, puis il haussa les épaules et continua à ligoter les prisonniers.
— Ça a commencé quand un ami à moi est mort de la fièvre, lors d’une partie de pêche au brochet, au large de Mayene. Revenu à terre, j’ai pensé que nous aurions pu sauver Sayer, si l’un de nous avait su comment faire. Du coup, je me suis mis en quête de quelqu’un qui voudrait bien m’apprendre…