Olver se languissait de Bourrasque, son cher cheval de course. Nommée Bela, la jument qu’il montait à présent n’était pas mauvaise, mais d’une lenteur accablante. Il ne pouvait pas en douter, car il la talonnait tout le temps sans obtenir de résultat. Sans broncher, elle continuait à trottiner derrière les autres chevaux. Impossible de la faire avancer plus vite.
Olver entendait être plus rapide que le vent. Là, on eût dit un rondin porté par un courant paresseux.
D’un revers de la main, il s’essuya le front. La Flétrissure fichait la trouille, et ses compagnons – la plupart à pied – avançaient comme si mille Trollocs risquaient de leur tomber sur le paletot à chaque pas.
Tous ces adultes parlaient à voix basse et lorgnaient les flancs de colline comme s’ils étaient truffés de serpents venimeux.
La colonne passa devant des arbres ratatinés, de la sève coulant des multiples blessures de l’écorce. Une sève qui semblait trop rouge. Presque du sang, aurait-on dit.
Devant Olver, un homme approcha d’un tronc pour l’examiner.
Des lianes jaillirent des branches, au-dessus du malheureux, vives comme des reptiles malgré leur aspect maladif. Avant qu’Olver ait pu donner l’alerte, le pauvre conducteur finit pendu à une branche, la gorge broyée.
Toute la colonne s’immobilisa, terrifiée. À présent, l’arbre attirait le mort en lui, l’avalant à travers un gros trou dans l’écorce. Un festin de chair. Après tout, cette sève était peut-être vraiment du sang.
Olver écarquilla les yeux d’horreur.
— Du calme ! lui lança dame Faile d’une voix légèrement tremblante. Je t’ai dit de ne pas approcher des plantes. Et de ne rien toucher.
Dans un silence de mort, la colonne reprit son chemin.
Près d’Olver, Sandip marmonna sur sa selle.
— C’est le quinzième ! Quinze morts en quelques jours… Nous allons tous mourir !
Des Trollocs auraient été préférables, car Olver ignorait comment combattre des arbres et des insectes. Mais qui le savait ? Les monstres, en revanche… Olver avait son grand couteau. Grâce à Harnan et Silvic, il maîtrisait quelques trucs utiles sur l’art d’étriper les gens. Bon, il n’était pas très grand, mais les Trollocs seraient enclins à le surestimer. Avant qu’ils mesurent le danger, il aurait l’occasion de frapper au ventre, en passant sous leur garde.
Un discours qu’il se tenait pour empêcher ses mains de trembler alors qu’il talonnait Bela avec l’espoir de se hisser à la hauteur de dame Faile. Dans le lointain, il entendit un cri aigu, comme si une créature agonisait dans d’atroces souffrances.
Le gamin frissonna. Il avait capté ce hurlement plus tôt dans la journée. S’était-il rapproché, ou son imagination lui jouait-elle un tour ?
Quand il eut remonté un peu la colonne, Setalle le regarda, l’air très inquiète. Tout le monde faisait le maximum pour le protéger. Ignorant le cri atroce, il bomba le torse. On le croyait fragile, mais c’était faux. Ces braves gens ignoraient ce qu’il avait vu en grandissant. À dire vrai, il n’aimait pas repenser à tout ça. À croire qu’il avait vécu trois vies : une avant la mort de ses parents, une quand il était seul, et celle d’aujourd’hui…
Quoi qu’il en soit, il avait l’habitude d’affronter des adversaires plus grands que lui. Lors de l’Ultime Bataille, disait-on, tous les bras seraient utiles. Alors, pourquoi pas les siens ?
Quand des Trollocs attaqueraient, il devrait en priorité sauter de cet escargot de Bela. À pied, il irait plus vite que cette jument en galopant. Cela dit, les Aiels se passaient très bien de chevaux. S’il ne s’entraînait pas encore avec eux, c’était son objectif. Un plan bien peaufiné. Il détestait ces guerriers, surtout les Shaido, et pour bien les tuer, il devait apprendre leurs secrets.
Il était allé les voir pour demander à être formé. Ils l’avaient pris de haut, mais ils finiraient par le respecter et le laisser s’améliorer avec eux. Il y avait des histoires à ce sujet, et les choses arrivaient exactement comme ça.
Après avoir appris les secrets des Aiels, Olver irait voir les serpents et les renards pour savoir comment localiser les Shaido responsables de la mort de son père. Ensuite, les traquer et les tuer serait une sorte de grande quête.
Je prendrai Noal avec moi… Comme il connaît le monde entier, il sera mon guide, et…
Noal était mort.
De la sueur ruisselant sur son front, Olver sonda la piste rocheuse, devant lui. Quand la colonne passa de nouveau devant des arbres bizarres, tout le monde fit un grand détour. Un homme, sur le côté du chemin, désigna une grande flaque de boue tueuse. De cette masse brune gluante, Olver vit dépasser des os pointus.
Cet endroit était abominable !
Si seulement Noal avait été là. Lui, il était allé partout et avait tout vu. À coup sûr, il aurait su comment les tirer de ce piège. Mais il n’était plus de ce monde. Olver le savait depuis peu – des échos de ce que dame Moiraine avait raconté sur les événements de la tour de Ghenjei.
Tout le monde meurt, pensa Olver, attristé. Tout le monde…
Mat était parti rejoindre les Seanchaniens et Talmanes se battait aux côtés de la reine Elayne. Quant aux membres de la colonne, ils se faisaient tuer par des arbres, de la boue ou des monstres.
Pourquoi ces gens s’acharnaient-ils à abandonner un brave gosse comme lui ?
Olver toucha le bracelet que Noal lui avait offert avant de s’en aller. Composé de fibres étroitement tissées, c’était un ornement que portaient les guerriers d’un pays très lointain. Le signe qu’un homme avait été au feu et s’en était sorti vivant.
Noal… Mat allait-il mourir aussi ?
Olver se sentait fatigué, fiévreux et terrorisé jusqu’à la moelle des os. Il talonna Bela – qui obéit, pour une fois, accélérant afin de gravir une pente.
Après l’abandon des véhicules, la caravane était partie pour un lieu nommé les Terres Dévastées. Avant d’y arriver, il faudrait en gravir, des collines !
Le matin, ils s’étaient engagés dans un défilé, entre des montagnes. Même si Olver avait chaud, l’air s’était fait plus froid à mesure qu’ils montaient. Ça ne le gênait pas – en revanche, l’odeur de pourri lui donnait envie de vomir.
Au début, le groupe comprenait une cinquantaine de soldats et environ la moitié de conducteurs et d’employés. Il y avait aussi des gens comme Olver lui-même, Setalle ou la demi-douzaine de membres des fanatiques de Faile.
Jusque-là, ils avaient laissé quinze cadavres sur le chemin – dont cinq tués par les ignobles monstres à trois yeux qui avaient attaqué le camp la veille au matin.
Olver avait entendu dame Faile dire que quinze morts, c’était moins que ce qu’elle redoutait. Presque un coup de chance.
Olver ne voyait rien de chanceux là-dedans. Cet endroit était affreux, et il voulait en sortir.
Le désert des Aiels ne pouvait pas être pire, pas vrai ? Les fanatiques de Faile se comportaient comme des Aiels. Enfin, un peu. Avaient-ils été s’entraîner chez eux, comme il désirait le faire ? Il faudrait qu’il le leur demande.
Après une bonne demi-heure, Bela atteignit enfin la tête de la colonne. La jument de dame Faile semblait vraiment très rapide. Pourquoi n’avait-il pas eu droit à une monture de ce genre ?
Dame Faile avait attaché sur le dos de son cheval le coffre destiné à Mat. Au début, Olver s’en était réjoui, car son ami devait avoir très envie de ce tabac. Tout le temps, il se plaignait de ne plus en trouver du bon.
Puis Olver avait entendu Faile révéler à quelqu’un que le coffre servait en réalité à transporter certaines affaires qui lui appartenaient. Avait-elle jeté le tabac ? Dans ce cas, Mat lui ferait la tête.
Dès que dame Faile le regarda, Olver lui sourit avec toute l’assurance dont il était capable. S’il lui montrait à quel point il avait peur, ça ne l’aiderait pas.
Beaucoup de femmes appréciaient son sourire. Même s’il n’avait pas pris celui de Mat pour modèle, il s’était entraîné dur. Celui de Mat lui donnait toujours l’air un peu coupable…
Quand on devait se défendre seul, le sourire était une arme de premier choix, et Olver avait besoin de paraître innocent. Ce qu’il était, pour l’essentiel.
Faile ne lui sourit pas en retour. Malgré son nez, ce devait être une belle femme, pour ce qu’il pouvait en juger. Mais pas très douce. Par le sang et les cendres, son regard semblait capable de faire rouiller du fer.
Faile chevauchait entre Aravine et Vanin. Même s’ils parlaient à voix basse, Olver parvint à comprendre ce qu’ils disaient. Et s’il prenait la précaution de ne pas les regarder, ils ne se douteraient pas qu’il les espionnait. D’ailleurs, il ne les espionnait pas. Il en avait juste eu assez de respirer la poussière soulevée par tous les chevaux.
— Oui, fit Vanin, on ne dirait pas, mais nous sommes près des Terres Dévastées. Que la Lumière brûle ma mère, je n’arrive pas à croire que nous y allons. Mais vous sentez que l’air devient plus froid ? Depuis les monstres à trois yeux, hier matin, nous n’avons plus rien vu de vraiment horrible.
— On approche, confirma Aravine. Bientôt, nous serons près du Ténébreux, dans une région ou rien ne pousse – corruption ou non –, et où rien ne vit, même pas les abominations de la Flétrissure.
— Je suppose que c’est réconfortant…
— Pas vraiment, fit Vanin en s’essuyant le front. Parce que l’engeance du démon, là-bas, est beaucoup plus dangereuse. Sans la guerre en cours, nous n’aurions aucune chance de survivre. Les Créatures des Ténèbres se concentrant sur la bataille, les Terres Dévastées, sauf autour du mont Shayol Ghul, seront aussi vides que la bourse d’un homme après une négociation avec le fichu Peuple de la Mer. Désolé pour mon langage cru, noble dame.
Olver plissa les yeux pour mieux voir le pic, dans le lointain.
C’est là que vit ce maudit Ténébreux… Donc, Mat y est probablement, et pas au champ de Merrilor.
Mat parlait toujours de fuir le danger, mais en réalité, le risque l’attirait comme un aimant attire le fer. En fait, le mari de Tuon voulait paraître humble, mais à ce jeu-là, il n’était pas très bon. Sinon, pourquoi clamer qu’il ne voulait pas être un héros, puis foncer tête baissée vers la bagarre ?
— Et cette piste, Vanin ? demanda Faile. Selon toi, il y a eu du passage récemment. Ça ne laisse pas penser que la région est moins « vide » que tu le prétends ?
— Il y a des traces, se contenta de grogner Vanin.
— Donc, quelqu’un a fait rouler des chariots dans le coin, dit Aravine. J’ignore si c’est un bon ou un mauvais signe.
— Ici, il n’y a pas de bons signes, marmonna Vanin. On devrait peut-être se dénicher une cachette et attendre.
Le gros type soupira et s’essuya le front – même si Olver n’y vit pas de sueur.
Il faisait de plus en plus froid, même en tenant compte de l’heure qui avançait, et il n’y avait presque plus de végétaux. De ça, il ne s’en plaignait surtout pas.
Repensant à l’arbre qui avait tué un pauvre homme, il sonda la piste et n’en vit pas de semblables.
— On ne peut pas se permettre d’attendre, Vanin, dit Faile. D’une façon ou d’une autre, je veux retourner à Merrilor. Dans la vallée de Thakan’dar, le Dragon Réincarné doit être en train de se battre. C’est notre première étape…
Vanin grogna, mais Olver sourit. Lui, il trouverait Mat, et tout le monde verrait à quel point il était dangereux au combat. Ensuite…
Eh bien, Mat ne l’abandonnerait peut-être pas, contrairement aux autres. Ce serait bien, parce que pour traquer les Shaido, il aurait besoin de lui. Après tout ce qu’il avait appris avec la Compagnie, il aurait juré que personne ne lui botterait les fesses. Ou lui arracherait les gens qu’il aimait…
— Dans les archives, on trouve des textes qui expliquent ce que nous avons vu, dit Cadsuane.
Pour se réchauffer les mains, elle saisit sa tasse d’infusion.
La jeune Aielle, Aviendha, était assise à même le sol de la tente.
Ce que je donnerais pour l’avoir à la Tour Blanche, celle-là ! pensa la légende.
Les Matriarches avaient du chien. Des vraies combattantes, comme les toutes meilleures sœurs de Tar Valon.
De plus en plus, Cadsuane pensait que le Ténébreux, depuis des années, ourdissait un plan complexe pour saboter la Tour Blanche. Ça allait bien plus loin que la regrettable destitution de Siuan Sanche ou que le règne d’Elaida. Il faudrait des décennies, voire des siècles, pour comprendre le complot mené par les Ténèbres. Cela dit, le nombre incroyable de sœurs noires – des centaines, pas quelques dizaines, comme l’avait cru Cadsuane – en disait long sur la gravité de la situation.
Pour l’heure, la légende devait faire avec ce qu’elle avait. Ça incluait ces Matriarches assez mal formées pour canaliser, mais pleines de mordant. Des femmes utiles, comme Sorilea, même si elle était ridiculement faible dans le Pouvoir.
Pour le moment, assise au fond de la tente, elle observait les événements.
— J’ai mené une petite enquête, mon enfant, dit Cadsuane à Aviendha. Cette femme Voyage bien sans avoir besoin d’un portail. Le seul texte qui en parle un peu date de la guerre du Pouvoir.
— Cadsuane Sedai, je n’ai vu aucun tissage…
Le ton plein de respect faillit arracher un sourire à la légende. Le garçon avait bombardé cette fille « chef » – et il aurait pu trouver pire –, mais il aurait pu aussi choisir Cadsuane, et la jeune Matriarche le savait.
— Sais-tu pourquoi ? Parce que cette femme ne tissait pas le Pouvoir de l’Unique.
— Quoi d’autre, dans ce cas ?
— Tu sais pourquoi le Ténébreux a été libéré, à l’origine ?
Aviendha fouilla dans sa mémoire.
— Oui, ça me revient… Donc, les Rejetés canalisent le pouvoir du Ténébreux ?
— Ils l’appellent le Vrai Pouvoir, révéla Cadsuane. Selon le texte que j’ai trouvé, Voyager à l’aide du Vrai Pouvoir ressemble à ce que tu as vu faire à ta harpie. Peu de gens en ont été témoins. Pendant la guerre du Pouvoir, le Ténébreux était plutôt pingre quand il s’agissait de son essence. Seuls ses favoris y avaient accès. J’en déduis que ta harpie est bel et bien une Rejetée. D’après ce qu’elle a fait à la pauvre Sarene, je penche pour Graendal.
— Dans les récits, on n’évoque jamais la laideur de Graendal, souffla Sorilea.
— Si tu étais une Rejetée facile à reconnaître à cause de sa beauté, tu ne voudrais pas changer d’apparence ? Histoire de rester anonyme…
— Peut-être, admit Sorilea. Mais dans ce cas, je n’utiliserais pas ce « Vrai Pouvoir », comme tu l’appelles. Ce serait contradictoire, non ?
— D’après le récit d’Aviendha, cette femme n’avait pas vraiment le choix. Elle devait filer au plus vite.
Cadsuane et Sorilea se regardèrent, puis chacune hocha la tête. Ensemble, elles traqueraient cette Rejetée.
Tu ne me mourras pas sur les bras, mon garçon, pensa la légende.
Elle tourna la tête en direction du mont où al’Thor, Nynaeve et Moiraine continuaient à lutter. Dans le camp, toutes les personnes capables de canaliser sentaient les vibrations de ce combat.
Au moins, pas avant que tu aies rempli ta mission…
Cadsuane s’attendait à ce qu’un ou plusieurs Rejetés soient là. Voilà pourquoi elle avait choisi ce front.
Le vent fit bouger la tente, glaçant la légende jusqu’aux os. Cet endroit était affreux, même quand la bataille se calmait un peu. La menace qui planait en permanence sur les vivants faisait le même effet que des funérailles à un enfant. Elle étouffait les rires et tuait les sourires. Partout, le Ténébreux regardait le monde.
Qu’il serait agréable de s’en aller d’ici !
Aviendha sirota son infusion. Bien qu’elle eût déjà perdu des alliés lors d’une bataille, elle semblait bouleversée.
— Je les ai laissées mourir, soupira-t-elle.
— Foutaises ! lança Cadsuane. Tu n’es pas responsable des crimes d’une Rejetée.
— Tu ne comprends pas, fit Aviendha. Nous formions un cercle, et elles ont tenté de s’en dégager. Je l’ai senti, mais je ne savais pas ce qui se passait. Comme je continuais à puiser leur Pouvoir, elles n’ont pas pu combattre la Rejetée. Je les ai privées de défenses.
— Eh bien, à partir de maintenant, ne laisse plus en arrière les membres de ton cercle. Tu ne pouvais pas savoir ce qui se passerait…
— Aviendha, dit Sorilea, si tu penses que la harpie est dans le coin, préviens Cadsuane, Amys ou moi. Il n’y a aucune honte à reconnaître qu’un adversaire est trop fort. Cette femme, nous la vaincrons ensemble, puis nous protégerons le Car’a’carn.
— D’accord, dit Aviendha. Mais si c’est vous qui voyez la harpie, vous me préviendrez aussi.
Aviendha attendit. À contrecœur, Cadsuane et Sorilea acquiescèrent.
Faile était accroupie dans sa tente obscure. Plus ils approchaient de Thakan’dar, et plus il faisait froid. Tout en passant le pouce sur le manche de son couteau, la jeune Aielle inspira à fond, très lentement, puis elle relâcha son souffle. Ses yeux ne quittaient pas le rabat de la tente.
Elle avait posé le coffre à côté, un coin dépassant dehors.
Près de la frontière des Terres Dévastées, entourée d’alliés – ou supposés tels –, elle se sentait plus seule que dans le camp des Shaido.
Deux nuits plus tôt, on l’avait appelée pour qu’elle étudie des traces bizarres qui inquiétaient les hommes.
Depuis qu’ils approchaient des Terres, les voyageurs n’avaient plus perdu personne. De ce point de vue, le plan fonctionnait, mais la tension restait à son maximum.
Faile était restée dehors quelques minutes. À son retour, il lui était apparu que quelqu’un avait légèrement déplacé le coffre.
Un intrus avait tenté de l’ouvrir ! Par bonheur, il avait filé sans réussir à briser la serrure.
Ce traître pouvait être n’importe qui. Un Bras Rouge, un conducteur, un ou une Cha Faile… Du coup, la femme de Perrin avait passé les dernières nuits à veiller sur le coffre, histoire de frustrer le voleur. Puis, ce soir, prétextant une migraine, elle avait autorisé Setalle à lui préparer une boisson pour dormir. Rapportant la potion sous sa tente, elle n’y avait pas touché, guettant le félon dans la nuit.
Le voleur allait-il essayer de nouveau ? Par prudence, Faile avait sorti le cor du coffre, l’emportant quand elle avait dû satisfaire un besoin naturel. Après l’avoir caché dans une anfractuosité, elle avait chargé les Cha Faile de patrouiller toute la nuit, loin de sa tente. Ses fidèles avaient détesté la laisser sans protection, mais elle redoutait, leur avait-elle « confié », qu’il y ait des tensions entre les hommes.
En espérant être crue…
Les heures passèrent, Faile toujours prête à bondir tout en donnant l’alerte. Puisqu’elle était censément malade, le ou les voleurs viendraient cette nuit.
Mais rien ne se passait. Les muscles à la torture, elle ne bougeait pourtant pas, telle une chasseuse à l’affût.
Le voleur devait regarder la tente, se demandant si c’était le moment d’entrer, de s’emparer du cor et de courir retrouver son maître. Il…
Un cri retentit dans la nuit.
Faile hésita. Une diversion ?
Ce cri… Il vient de l’ouest, très près d’ici.
Soit à l’endroit où elle avait caché le cor. Avec un juron, la jeune femme prit sa décision. Le coffre était vide. S’il s’agissait d’une diversion et qu’elle morde à l’hameçon, elle ne perdrait rien. En revanche, si le voleur avait anticipé sa stratégie…
Quand elle jaillit hors de la tente, des soldats s’extrayaient déjà de leur couverture. Des Cha Faile couraient dans tout le camp.
Le cri retentit de nouveau.
Il fut ponctué par le hurlement grinçant que la colonne entendait régulièrement depuis des jours.
Faile courut au milieu de broussailles tachées de noir par la Flétrissure. Dans un environnement où chaque épine pouvait tuer, c’était risqué, mais elle ne réfléchissait pas très clairement.
Elle arriva la première dans le secteur où elle avait caché le cor. Harnan y était déjà, en compagnie de Vanin, qui serrait l’instrument contre lui tandis que son camarade affrontait une bête à la fourrure noire.
Quand il vit Faile, Vanin devint aussi blanc que la cape d’un Fils de la Lumière.
— Au voleur ! cria la jeune femme. Il a dérobé le Cor de Valère !
Vanin cria et jeta au loin l’instrument, comme si son contact lui brûlait la peau. Par la Lumière, pour un homme de sa corpulence, il pouvait être très rapide. Prenant Harnan par l’épaule, il le tira sur le côté alors que le monstre poussait de nouveau son atroce cri.
Dans le lointain, d’autres rugissements retentirent. Faile se pencha, saisit le cor et le serra contre elle.
Ces hommes n’étaient pas des voleurs ordinaires. Ils avaient anticipé son plan et prévu à quel endroit elle dissimulerait le cor. De quoi se sentir comme une paysanne qui vient de se faire plumer par un joueur de bonneteau.
Les gens qui accouraient se pétrifièrent – à cause du monstre ou du cor, Faile n’aurait su le dire.
La créature ressemblait à un ours qui aurait eu trop de membres. Cela dit, Faile n’avait jamais vu un si gros plantigrade.
Comprenant qu’ils avaient perdu, les deux félons s’enfuirent.
Faile les regarda à peine. Alors que le monstre fondait sur ses soldats et ses fidèles, ce n’était pas le moment de s’occuper des voleurs.
En hurlant, la bête décapita un Cha Faile.
Faile lança un couteau sur le monstre et Arrela lui abattit son épée sur l’épaule. À cet instant, une autre abomination émergea des ombres, très près de l’épouse de Perrin.
Elle sauta en arrière et lança un autre couteau. Qui fit mouche, sembla-t-il, parce que le monstre cria de rage et de douleur.
Quand Mandevwin déboula à cheval, une torche au poing, la lumière révéla la tête d’insecte garnie de crocs des deux monstres. Le couteau s’était fiché dans l’œil du plus laid.
— Protégez dame Faile ! cria Mandevwin en lançant des armes aux Bras Rouges les plus proches.
Aussitôt, ces hommes repoussèrent la première créature, l’éloignant d’Arrela – qui saignait d’une blessure au flanc. Mais elle n’avait pas perdu son épée.
Faile regarda les Cha Faile former un cercle autour d’elle, puis elle baissa les yeux sur le Cor de Valère, sorti du sac où elle l’avait rangé. Si elle soufflait dedans…
Non, pensa-t-elle, il est lié à Cauthon.
Pour elle, ce serait seulement un cor ordinaire.
— Du calme ! cria Mandevwin en faisant reculer son cheval, affolé par la charge d’un des monstres. Verdin, Laandon, il nous faut plus de lances ! Filez ! Les gars, ces monstres se battent comme des sangliers. Pour les tuer, attirez-les vers vous et embrochez-les !
Cette tactique fonctionna avec une des créatures. L’autre fondit sur Mandevwin et saisit son cheval par l’encolure. Puis elle chassa des soldats qui essayaient d’intervenir.
Mandevwin s’écrasa lourdement sur le sol.
Sans lâcher le cor, Faile courut jusqu’à l’endroit où un petit groupe de Bras Rouges avaient réussi à embrocher l’autre monstre. S’emparant d’une torche, elle la lança sur la bête encore active, embrasant sa fourrure. Alors que les flammes se répandaient le long de son dos, l’abomination hurla à la mort. Puis elle lâcha le cadavre du cheval de Mandevwin à demi décapité.
— Les blessés ! ordonna Faile. (Elle prit un Bras Rouge par le bras.) Occupe-toi de Mandevwin !
L’homme baissa la tête sur le Cor de Valère, les yeux ronds. Puis il s’ébroua, et, avec deux camarades, alla relever Mandevwin.
— Dame Faile, demanda Aravine, que se passe-t-il ?
— Deux Bras Rouges ont tenté de voler ce que je transportais. À présent, nous allons devoir filer en pleine nuit.
— Mais…
— Écoute ! dit Faile en tendant un bras.
Dans le lointain, une dizaine de monstres hurlaient en réponse aux cris d’agonie de leurs congénères.
— Comme l’odeur du sang, les cris attireront encore plus d’abominations. On file ! Si on s’enfonce assez dans les Terres Dévastées cette nuit, nous serons en sécurité. Démontez le camp et hissez les blessés sur les chevaux. Que tous les autres se préparent à une marche forcée. Exécution !
Aravine s’en fut au pas de course.
Faile jeta un coup d’œil dans la direction où Vanin et Harnan avaient filé. Elle aurait aimé les traquer, mais en pleine nuit, alors que des monstres approchaient, ç’aurait été suicidaire. En outre, comment savoir à quelles ressources un duo de Suppôts pouvait avoir accès ?
Eh bien, ils s’enfuiraient… Quant à Faile, il lui restait à espérer qu’elle ne s’était pas fait rouler dans la farine plus qu’elle le croyait. Si Vanin avait fabriqué une réplique du cor, histoire de la laisser le « récupérer » tandis qu’il fuyait avec le vrai…
Elle ne s’en apercevrait pas, arriverait sur le lieu de l’Ultime Bataille avec un faux instrument… et signerait peut-être la sentence de mort de l’humanité.
Alors que les survivants de la caravane avançaient dans la nuit, espérant échapper à ses dangers, cette possibilité tourna en boucle dans la tête de Faile.