Montée sur Ombre de Lune, une jument marron sortie des écuries royales, Elayne Trakand franchit le portail qu’elle avait elle-même ouvert.
Les écuries étant entre les mains des Trollocs, à présent, les compagnons d’Ombre de Lune avaient sans nul doute fini dans des chaudrons. Prudente, Elayne s’efforçait de ne pas penser à tout ce qui avait dû cuire en même temps que les chevaux. Des gens, très probablement…
Elle raffermit sa détermination. Sur le visage de leur reine, les soldats ne devaient pas voir l’ombre d’un doute.
Comme destination, la jeune femme avait choisi le sommet d’une colline, à quelque mille pas au nord-ouest de Caemlyn. Hors de portée de flèche, mais assez près pour bien voir la capitale. Après la guerre de Succession, plusieurs compagnies de mercenaires avaient campé dans ces collines. Depuis, elles avaient rejoint l’armée de la Lumière ou s’étaient éparpillées pour devenir des bandes de voleurs et de brigands.
L’avant-garde ayant déjà sécurisé le site, le capitaine Guybon salua la reine tandis que des membres de sa garde, des deux sexes, se déployaient autour d’elle.
L’air empestait le brûlé. Voir de la fumée monter de Caemlyn comme s’il s’agissait du pic du Dragon ajouta de l’amertume aux maelströms d’émotions qui tourbillonnaient dans la tête d’Elayne.
Jadis si fière, la cité était morte, mais elle continuait à se consumer. Devant tant de colonnes de fumée, la reine pensa au printemps, quand les fermiers, de temps en temps, incendiaient leurs champs pour les débarrasser plus vite des mauvaises herbes. Alors qu’elle dirigeait Caemlyn depuis moins de cent jours, il n’en restait plus rien.
Si les dragons peuvent infliger ça à une ville, songea Elayne en observant le trou foré par Talmanes dans le mur d’enceinte, il faudra que le monde change. Tout ce que nous savons sur la guerre devra être revu…
— Combien de monstres, selon toi ? demanda-t-elle à l’homme qui chevauchait à côté d’elle.
Après les épreuves qui avaient failli lui coûter la vie, Talmanes ne s’était accordé qu’un jour de repos. En toute raison, il aurait dû rester au champ de Merrilor. Et quoi qu’il arrive, il ne participerait à aucun engagement avant pas mal de temps.
— C’est impossible à dire, Majesté, parce qu’ils sont cachés un peu partout en ville. (Talmanes s’inclina respectueusement.) Des dizaines de milliers, je dirais. Mais pas des centaines…
Près de la reine, le militaire était très nerveux, et il le montrait à la façon des Cairhieniens – en lui manifestant un respect exagéré. D’après ce qu’on disait, c’était un des bras droits de Mat, qui lui faisait une confiance aveugle. Un militaire franc et loyal. C’était facile à croire ; sinon, le jeune flambeur l’aurait déjà corrompu jusqu’à la moelle.
Hélas, ce guerrier ne jurait jamais. Quel dommage…
D’autres portails s’ouvrirent au-dessus de l’herbe jaunie. Les forces d’Andor en émergèrent, couvrant la colline et la vallée. Elayne avait pris la tête d’une énorme troupe de guerriers – dont un grand nombre de siswai’aman –, destinés à soutenir sa Garde Royale et l’armée andorienne régulière, respectivement placées sous le commandement de Birgitte et de Guybon. Un autre contingent d’Aiels comprenant les Promises, les Matriarches et les guerriers restants avait reçu pour mission de Voyager avec Rand jusqu’au mont Shayol Ghul.
Une poignée de Matriarches – celles qui étaient proches de Perrin – accompagnait Elayne. Une trop petite poignée, au goût de la jeune reine, qui aurait voulu avoir avec elle beaucoup plus d’hommes et de femmes capables de canaliser. Bien sûr, elle disposait de la Compagnie de la Main Rouge et de ses dragons. Mais était-ce assez pour compenser la faiblesse de ses forces non conventionnelles ? En plus des Matriarches, elle pouvait compter sur des femmes de la Famille – mais pas parmi les plus puissantes, loin de là.
Perrin et ses hommes étaient là aussi. À savoir les Gardes Ailés de Mayene, les lanciers du Ghealdan, les Capes Blanches – ça, la reine ne savait pas trop qu’en penser – et une compagnie d’archers de Deux-Rivières placée sous le commandement de Tam.
La Garde du Loup complétait les effectifs. Pour l’essentiel, il s’agissait de réfugiés reconvertis en soldats, certains d’entre eux ayant reçu une formation militaire.
Et bien sûr, il ne fallait pas oublier la Légion du Dragon de Bashere.
Elayne avait approuvé le plan du militaire pour la bataille de Caemlyn.
« Nous devons faire en sorte que les combats se déroulent dans le bois de Braem. Quand les Trollocs en approcheront, nos archers feront un massacre. Si ces gars sont aussi mobiles en forêt qu’on me l’a dit, ils seront aussi dangereux après s’être repliés. »
Les Aiels aussi seraient dévastateurs dans un bois où les monstres ne pourraient pas s’appuyer sur le nombre et la masse pour écraser leurs adversaires.
Bashere ne quittait pas Elayne d’un pouce. À l’évidence, Rand lui avait demandé de veiller sur elle. Comme s’il n’avait pas suffi de Birgitte, sur le pied de guerre dès que son Aes Sedai levait le petit doigt…
Rand a intérêt à ne pas mourir, pour que je puisse lui dire ce que je pense à son sujet.
Les jambes arquées, comme tous les cavaliers, Bashere arborait une épaisse moustache. À Elayne, il ne s’adressait pas comme il aurait dû face à une reine. Tenobia étant sa nièce, il se sentait peut-être à l’aise en compagnie des têtes couronnées.
Il est premier sur la liste de succession, se rappela Elayne.
Travailler avec lui était excellent dans l’optique des liens à renforcer avec le Saldaea. L’idée de voir un de ses enfants sur ce trône séduisait toujours la jeune reine.
Elle posa une main sur son ventre. Désormais, les bébés donnaient de fréquents coups de pied et de coude. Avant sa grossesse, personne ne lui avait dit que ce serait si semblable à une indigestion. Comble de malchance, Melfane, contre toute attente, avait déniché du lait de chèvre.
— Quoi de neuf ? demanda Elayne alors que Birgitte et Bashere la rejoignaient.
Talmanes fit s’écarter son cheval pour leur laisser de la place.
— Nous avons reçu les rapports des éclaireurs, annonça Bashere.
— Et le général avait raison, dit Birgitte. Les Trollocs ont été contenus, et la plupart des incendies sont éteints. Une bonne moitié de la ville tient toujours. Pour l’essentiel, la fumée provient des feux de cuisson, pas des bâtiments.
— Les Trollocs sont stupides, dit Bashere. Pas les Blafards… Les monstres auraient joyeusement mis à sac la ville avant de la brûler, mais ils auraient pu perdre la maîtrise des flammes. Leurs Myrddraals les en ont empêchés.
» Quoi qu’il en soit, nous ignorons toujours le plan de nos adversaires, mais à l’évidence, ils se sont laissé l’option de défendre la capitale, s’ils en ont envie.
— Vont-ils tenter ce coup-là ? demanda Elayne.
— Je ne sais pas, répondit Bashere avec sa franchise habituelle. Nous ignorons tout de leurs objectifs. Cette invasion visait-elle à nous intimider et à semer le chaos dans nos rangs ? Ou à procurer aux Ténèbres une place forte qui puisse servir de base arrière à leurs opérations ? Durant les guerres des Trollocs, les Blafards ont recouru à cette stratégie.
Elayne acquiesça.
— Votre Majesté, dit une voix, si je puis me permettre ?
La reine se retourna et découvrit un des hommes de Deux-Rivières. Un des chefs… Le second de Tam…
Dannil, se souvint Elayne. C’est son nom…
— Votre Majesté, répéta Dannil. (Il achoppait un peu sur les mots, mais s’exprimait quand même avec pas mal de grâce.) Le seigneur Yeux-Jaunes a déployé ses hommes dans la forêt.
— Seigneur Talmanes, tes dragons sont-ils en position ?
— Presque, répondit le militaire. Votre Majesté, ce n’est pas pour dire, mais je doute que les archers soient encore utiles une fois le tir d’infanterie terminé. Es-tu sûre de ne pas vouloir commander les dragons ?
— Certaine. Nous devons attirer les Trollocs jusqu’à notre position. La configuration que j’ai décidée sera la plus efficace possible. Bashere, où en sont mes plans en ce qui concerne la ville ?
Le grand capitaine lissa pensivement sa moustache.
— Je crois que tout est prêt, ou presque, mais j’ai l’intention de vérifier. Tes femmes ouvrent à merveille les portails, Majesté, et Mayene nous a donné de l’huile. Tu es sûre de vouloir être d’entrée si agressive ?
— Oui.
Bashere attendit un moment, en quête d’une réponse plus détaillée, voire d’une explication. Voyant qu’il pourrait attendre longtemps, il partit relayer les derniers ordres de la reine.
Elayne orienta Ombre de Lune avec l’idée d’inspecter le premier rang de soldats. Que pouvait-elle faire d’utile, dans ces circonstances ? Eh bien, être vue en train de chevaucher comme à la parade. Partout où elle passa, les soldats relevèrent le menton et brandirent leurs piques.
Elayne garda les yeux rivés sur la cité en feu. Pas question de détourner le regard – ni de se laisser contrôler par sa colère. Cette fureur, elle comptait bien la rentabiliser.
Bashere ne tarda pas à revenir.
— C’est fait, annonça-t-il. Les sous-sols d’une majorité de bâtiments encore debout ont été remplis d’huile. Talmanes et ses gars sont en position. Dès que ta Championne viendra nous annoncer que les femmes de la Famille sont prêtes à ouvrir une nouvelle série de portails, nous passerons à l’action.
Elayne acquiesça – puis elle enleva la main de son ventre, parce que Bashere la regardait fixement. Cette main, elle aurait juré l’avoir retirée depuis un moment.
— Que penses-tu d’une reine qui combat en étant enceinte, général ? Est-ce une erreur, selon toi ?
— Non. Mais ça souligne à quel point notre situation est désespérée. Cela dit, ça fera réfléchir les soldats, qui se montreront encore plus tenaces. En outre…
— Quoi ? Je t’écoute !
Bashere haussa les épaules.
— Qui sait ? Ça leur rappellera peut-être que tout en ce monde n’est pas en train d’agoniser.
Elayne tourna la tête vers la capitale. Au printemps, les fermiers brûlaient leurs champs pour les préparer à une nouvelle vie. C’était peut-être ce qui arrivait au royaume d’Andor.
— Majesté, fit Bashere, diras-tu aux hommes que tu portes l’enfant du Dragon ?
Les enfants, corrigea mentalement Elayne.
— Tu prêches le faux pour savoir le vrai, général ?
— Non, mais j’ai une femme et une fille. Quand tes yeux se posent sur le seigneur Dragon, ça devient évident. Aucune femme ne met la main sur son ventre avec une telle révérence tout en regardant un homme qui n’est pas le père.
Elayne fit la moue.
— Pourquoi caches-tu ça ? insista Bashere. J’ai entendu des rumeurs dans les rangs… Certaines mentionnent un Suppôt nommé Mellar, ancien capitaine de ta garde. Je sais que c’est faux, mais d’autres peuvent être moins clairvoyants que moi. Ces rumeurs, tu pourrais les étouffer dans l’œuf.
— Les enfants de Rand deviendraient des cibles.
— Hum…
Le militaire lissa sa moustache pour se donner une contenance.
— Si tu n’es pas d’accord avec ce raisonnement, général, dis-le ! Je déteste qu’on me cire les bottines…
— Ce n’est pas mon genre, femme ! se rebiffa Bashere. Mais franchement, je ne vois pas comment cet enfant pourrait être davantage une cible. Tu es le commandant en chef des forces de la Lumière ! Nos hommes, selon moi, méritent de savoir exactement pourquoi ils se battent. Et pour qui.
— Ça ne les regarde pas, et toi non plus…
Bashere arqua un sourcil.
— L’héritier d’un royaume ne regarde pas les gens qui le défendent ?
— Maréchal, tu dépasses les bornes !
— C’est possible, concéda Bashere. À force de passer du temps avec le seigneur Dragon, j’ai peut-être l’esprit tordu. Cet homme, on ne peut jamais dire ce qu’il pense. Une moitié du temps, il me demande de donner mon opinion, sans prendre de gants, et l’autre, il semble prêt à me briser l’échine parce que je fais remarquer que le ciel s’assombrit. (Il secoua la tête.) Réfléchis à ce que j’ai dit, Majesté. Tu me fais penser à ma fille. Si elle était dans ta position, je lui donnerais le même conseil. S’ils savent que tu portes l’héritier du Dragon, les hommes se battront encore plus courageusement.
Les hommes…, pensa Elayne, agacée. Les gamins tentent de m’impressionner avec les cascades idiotes qui leur passent par la tête. Les vieux, eux, postulent que toutes les femmes assez jeunes ont besoin d’un sermon.
Alors que Birgitte déboulait, Elayne jeta un nouveau coup d’œil sur la ville. Une cité où les sous-sols des bâtiments étaient remplis d’huile.
— Mettez le feu à Caemlyn ! ordonna-t-elle.
Birgitte leva une main. Les femmes de la Famille ouvrirent leurs séries de portails et des hommes y jetèrent des torches.
Les caves de la cité s’embrasèrent. Très vite, la fumée qui montait de la capitale devint plus noire et plus dense.
— Ils ne sont pas près d’éteindre ça, souffla Birgitte, surtout par un temps si sec. Caemlyn brûlera comme un ballot de paille.
Les Gardes de la Reine et les soldats réguliers d’Andor se massèrent pour regarder se consumer leur ville. Quelques-uns saluèrent, comme s’ils étaient devant le bûcher funéraire d’un héros.
Elayne serra les dents, puis lâcha :
— Birgitte, fais passer le mot parmi les Gardes. Les enfants que je porte sont ceux du Dragon Réincarné.
Bashere en sourit d’aise.
Insupportable bonhomme !
Guillerette, Birgitte fila annoncer la nouvelle.
Insupportable bonne femme !
Peu après, alors qu’ils regardaient brûler leur ville, les Andoriens se redressèrent et pointèrent le menton.
Traqués par les flammes, des Trollocs se déversaient déjà de toutes les portes. Quand elle fut sûre qu’ils avaient vu son armée, la jeune reine lança un ordre :
— On file vers le nord ! Caemlyn n’est plus. En route pour le bois ! Et veuille la Lumière que les Créatures des Ténèbres nous suivent.
Androl se réveilla avec de la terre dans la bouche. Il grogna et tenta de rouler sur le côté, mais il était entravé. Après avoir craché, il s’humecta les lèvres et ouvrit ses yeux collés.
Avec Jonneth et Emarin, il était étendu près d’un mur de terre… et saucissonné de la tête aux pieds. Lumière ! Le plafond s’était écroulé…
Pevara ? émit-il.
Étrange la façon dont cette manière de communiquer lui devenait familière…
En retour, il capta… des sentiments brouillés. Grâce au lien, il comprit que la sœur n’était pas loin, et probablement attachée comme lui.
Le Pouvoir de l’Unique se révéla hors de portée d’Androl. Il tenta de se connecter à la Source, mais un bouclier l’en empêchait.
Ses liens étant reliés à une sorte de crochet, dans son dos, il ne pouvait pratiquement pas bouger.
Non sans efforts, il parvint à ne pas paniquer.
Où était donc Nalaam ? Alors qu’ils étaient tous prisonniers dans une grande salle, l’air empestant la terre humide, son ami n’était nulle part en vue.
Androl et ses compagnons se trouvaient toujours au cœur du complexe secret de Taim.
Si le plafond s’est écroulé, les cellules ont probablement été détruites.
Voilà pourquoi ils étaient attachés mais pas incarcérés.
Quelqu’un sanglotait.
Androl plissa les yeux et distingua Evin, non loin de lui. En larmes, il avait craqué.
— Tout va bien, Evin, souffla Androl. On trouvera un moyen de s’en sortir…
Evin regarda son aîné. Les mains dans le dos, il était assis et ligoté d’une façon différente.
— Androl ? Androl, je suis navré !
— De quoi, mon garçon ?
— Ils sont arrivés juste après votre départ. Ils cherchaient Emarin, je crois. Pour le convertir. Voyant qu’il n’était pas là, ils m’ont interrogé. Androl, ces hommes m’ont brisé. Mais je suis si fragile…
Donc, Taim avait découvert les cadavres des gardes.
— Ce n’est pas ta faute, Evin…
Des bruits de pas retentirent. Androl fit mine d’être inconscient, mais on lui flanqua un coup de pied.
— Je t’ai entendu parler, petit laquais, dit Mishraile. Avec ce que tu as fait à Coteren, je prendrai un plaisir fou à te tuer.
Ouvrant en grand les yeux, Androl vit que Mezar et Welyn traînaient à demi Logain. Soudain, ils le laissèrent tomber sur le sol. Puis ils l’attachèrent sans prêter attention à ses gémissements de douleur. Après s’être relevé, Mezar cracha sur Androl et approcha d’Emarin.
— Non, dit la voix de Taim, toute proche. Le jeune d’abord. Le Grand Seigneur exige des résultats. Logain nous a pris trop de temps…
Quand les deux sbires du M’Hael le saisirent par les aisselles, Evin pleura de plus belle.
— Non ! cria Androl. Laisse-le en paix, Taim ! Choisis-moi !
Le M’Hael avança. Les mains dans le dos, il portait un uniforme noir semblable à celui des Asha’man, mais brodé de fil d’argent. À son col, aucun insigne ne brillait.
Il se tourna vers Androl.
— Te choisir ? Tu me vois présenter devant le Grand Seigneur un miteux qui ne réussirait pas à casser un galet avec le Pouvoir ? J’aurais dû te faire éliminer il y a longtemps.
Taim suivit ses deux sbires, qui portaient à demi le pauvre Evin. Androl cria à s’en casser les cordes vocales, mais rien n’y fit. Les tortionnaires entraînèrent le jeune homme tout au bout de la très grande salle et Androl ne le vit bientôt plus.
Il laissa retomber sa tête contre la terre et ferma les yeux. Bien entendu, ça ne l’empêcha pas de capter les cris de terreur d’Evin.
— Androl ? murmura Pevara.
— Silence ! cracha Mishraile.
Un bruit sourd indiqua qu’il venait de frapper la sœur rouge.
Celui-là, émit-elle, je commence à le détester pour de bon.
Androl ne répondit pas.
Ils se sont donné la peine de nous tirer de la salle qui s’est écroulée, continua Pevara. J’ai des bribes de souvenirs, avant qu’ils m’aient mise sous bouclier et assommée. Je crois qu’un jour au plus s’est écoulé. Selon moi, Taim n’a pas encore assez de convertis.
Un compte-rendu presque détaché…
Non loin de là, Evin cessa de crier.
Par la Lumière ! émit Pevara. Evin ? Que lui arrive-t-il ?
Tout détachement avait disparu de sa « voix ».
Ils sont en train de le convertir, répondit Androl. La force de volonté aide à résister. C’est pour ça qu’ils n’ont pas encore eu Logain.
L’inquiétude de Pevara se déversa dans le lien comme un flot de lave. Toutes les Aes Sedai étaient-elles comme cette femme ? Jusque-là, Androl supposait que les sœurs n’avaient pas d’émotions, mais celle-là se révélait… volcanique. Cela dit, elle contrôlait l’effet que ses sentiments avaient sur elle. Un autre résultat d’un siècle d’entraînement.
Comment nous enfuir ? demanda-t-elle.
J’essaie de défaire mes liens, mais j’ai les doigts engourdis.
Je vois le nœud. Même s’il semble solide, je devrais pouvoir te guider.
Ils se mirent au travail. Grâce à ce que lui décrivait Pevara, Androl put œuvrer plus précisément. Hélas, sans obtenir de résultat notable, car les cordes étaient serrées à l’extrême.
Quand Androl se résigna à sa défaite, il ne sentait plus ses doigts.
Ça me coupe la circulation… Nous n’y arriverons pas.
J’ai essayé de repousser ce bouclier, dit Pevara. C’est possible. De plus, je crois que nos boucliers peuvent être… dénoués. Un bouclier dénoué disparaît.
Androl fit savoir qu’il était d’accord. Mais ça ne l’empêcha pas d’enrager. Combien de temps Evin allait-il tenir ?
Le silence avait quelque chose d’obsédant. Pourquoi n’entendait-on plus rien ? Puis il capta quelque chose.
Des gens canalisaient le Pouvoir. Pouvait-il s’agir de treize hommes ? Et si c’étaient treize Myrddraals, la situation serait encore pire… S’ils s’évadaient, que feraient-ils contre tant d’adversaires ?
Quelle falaise choisissais-tu ? demanda Pevara.
Pardon ?
Quand tu étais avec le Peuple de la Mer, m’as-tu dit, sauter d’une falaise constituait une preuve de courage. Plus elle était haute, et plus on faisait montre de bravoure. Quelle falaise choisissais-tu ?
La plus haute de toutes, admit Androl.
Pourquoi ?
Parce que ça me semblait logique. Si on se lance dans une folie, autant la faire en grand. Pourquoi prendre un risque pour une récompense médiocre ?
Pevara transmit à son compagnon une vague d’approbation.
On s’évadera. D’une façon ou d’une autre.
Androl acquiesça puis s’attaqua de nouveau au nœud.
Peu après, les deux sbires de Taim revinrent avec Evin. Quand celui-ci s’agenouilla près d’Androl, son regard n’était plus le même, comme si une monstruosité sans nom rôdait derrière ses yeux.
— Eh bien, dit-il en souriant, c’était beaucoup moins terrible que je l’aurais cru.
— Evin…
— Ne t’en fais pas pour moi. (Le jeune homme posa une main sur l’épaule d’Androl.) Je me sens très bien. Plus d’angoisse ni d’inquiétude. Nous n’aurions pas dû résister si longtemps. Androl, nous appartenons à la Tour Noire, et l’union fait la force.
Tu n’es plus mon ami, pensa Androl. Tu portes son visage, mais Evin… Evin est mort.
— Où est Nalaam ?
— Mort dans l’éboulement, j’en ai peur. (Evin se pencha vers Androl.) Ils ont prévu de te tuer, mon vieux, mais je peux les convaincre que tu mérites d’être converti. Au bout du compte, tu me remercieras.
La monstruosité tapie en Evin sourit puis tapota l’épaule d’Androl. Ensuite, elle se leva et se lança dans une grande conversation avec Mezar et Welyn.
Derrière le trio, Androl distingua treize ombres qui s’emparaient d’Emarin et l’entraînaient afin de le convertir. Des Blafards, avec leur manteau qui ne bougeait pas…
Androl envia Nalaam, assez chanceux pour avoir été enseveli…