Quand Gawyn lui plaqua une main sur la bouche, Egwene se réveilla en sursaut. Elle se tendit, les souvenirs lui revenant comme les premières lueurs d’un lever de soleil.
Avec Gawyn, ils se cachaient toujours derrière la charrette renversée. Autour d’eux, le décor était noir comme du charbon et l’odeur du bois brûlé prenait à la gorge.
La nuit tombée, Egwene ne savait toujours pas quoi faire.
Elle regarda Gawyn et hocha la tête. S’était-elle vraiment endormie ? Ça semblait presque impossible, dans des circonstances pareilles.
— Je vais essayer de filer, souffla Gawyn, pour créer une diversion.
— Je viens avec toi.
— Seul, je serai plus silencieux.
— Gawyn Trakand, de toute évidence, tu n’as jamais essayé de prendre par surprise un natif ou une native de Deux-Rivières. Je te parie cent marks de Tar Valon que je ferai moins de bruit que toi.
— C’est vrai, admit Gawyn, mais si tu approches à moins de dix pas d’une Sharienne, tu te feras repérer, silencieuse ou pas. Ces femmes patrouillent le long du périmètre du camp.
Egwene arqua un sourcil. Comment savait-il ça ?
— Tu m’as laissée pour aller voir ce qui se passait ?
— Pas longtemps, et personne ne m’a vu. Ils dévastent le camp, tuant ou faisant prisonniers tous les gens qu’ils rencontrent. Notre cachette ne tiendra pas beaucoup plus longtemps.
Sacrée tête de pioche ! Il n’aurait pas dû s’éloigner sans lui demander la permission.
— Nous…
Gawyn se raidit et Egwene se tut. Des bruits de pas…
Les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans les ombres tandis que passaient devant eux une dizaine de prisonniers qu’on poussait vers l’endroit où se dressait jusque-là le pavillon de commandement.
Autour des captifs, les Shariens disposèrent des lanternes attachées à des perches.
Une partie des malheureux vaincus étaient des soldats épuisés au point de pouvoir à peine marcher. Mais il y avait aussi des cuisiniers et divers employés. Sans chemise, pantalon baissé, tous avaient été fouettés.
Sur leur dos, quelqu’un avait tatoué un symbole qu’Egwene ne réussit pas à identifier. Tatoué ? On aurait bien dit, oui… Mais le signe aurait également pu être gravé au fer rouge.
Dès que les prisonniers furent plus ou moins en formation, quelqu’un cria une courte phrase.
Quelques minutes après, un Sharien à la peau noire approcha, tirant avec lui un jeune messager qu’il devait avoir coincé dans le camp. Après avoir arraché la chemise du gamin, il le fit tomber à genoux sans se soucier de ses cris.
Bizarrement, les Shariens portaient une tenue qui, dans le dos, arborait une découpe en forme de diamant. En plissant les yeux, Egwene vit que le garde avait lui aussi entre les omoplates un tatouage qu’elle ne distinguait pas clairement. Sinon, la tenue de l’homme était très protocolaire, avec une grande robe raide qui lui tombait presque jusqu’aux genoux. Si ce vêtement n’avait pas de manches, la chemise qu’il portait dessous, elle aussi découpée dans le dos, en avait de très longues.
Un autre Sharien jaillit des ombres – presque nu, celui-là. Au-dessus de son pantalon en lambeaux, il ne portait pas de chemise. Les tatouages, chez lui, ne s’étendaient pas sur le dos, mais en travers des épaules, remontant autour de son cou comme des lianes pour aller titiller sa mâchoire et le bas de ses joues. On eût dit une centaine de mains tordues, leurs longs doigts griffus soutenant la tête du type.
Lentement, il approcha du jeune messager agenouillé. Aussitôt, les autres gardes reculèrent. À l’évidence, qui qu’il soit, cet homme les mettait mal à l’aise.
Avec un rictus, il tendit une main.
Dans le dos du messager, un symbole se grava, semblable à ceux qui marquaient les autres prisonniers. De la fumée monta du dos du jeune homme, qui hurla de douleur.
Sonné, Gawyn relâcha doucement son souffle. Cet homme au visage tatoué, il… Eh bien, il était capable de canaliser.
Plusieurs gardes marmonnèrent entre eux. Egwene aurait presque pu comprendre ce qu’ils disaient, mais l’accent gâchait tout.
Le tatoué aboya comme un chien sauvage. Les gardes s’écartèrent, et il passa entre eux avant de se volatiliser dans les ombres.
Par la Lumière ! pensa Egwene.
Mais quelque chose d’autre attira son attention. Deux femmes en robe de soie évasée venaient d’émerger des ombres. L’une, remarqua Egwene, avait la peau plus claire que sa compagne. En regardant bien, elle vit que c’était aussi le cas de certains soldats. Tous les Shariens n’étaient pas noir d’ébène comme ceux qu’elle avait vus jusque-là.
Les femmes se révélaient d’une rare beauté, très… délicate.
Egwene recula derrière sa charrette. D’après ce qu’elle avait vu un peu plus tôt, ces Shariennes devaient savoir canaliser le Pouvoir. Si elles approchaient trop, elles risquaient de la détecter.
Pendant qu’elles étudiaient les prisonniers à la lueur des lanternes, Egwene vit qu’elles avaient aussi des tatouages sur le visage – moins perturbants que ceux de l’homme, cependant. Comme des feuilles, ils prenaient naissance sur leur nuque, passaient sous leurs oreilles et s’épanouissaient sur leurs joues. Quand les deux femmes se parlèrent à voix basse, la Chaire d’Amyrlin eut le sentiment qu’elle aurait pu comprendre leurs propos. Mais il aurait fallu recourir à un tissage pour amplifier les sons…
Idiote ! se tança Egwene.
Un seul filament de Pouvoir, et elle aurait signé sa sentence de mort.
D’autres Shariens se massèrent autour des prisonniers. Egwene retint son souffle. Des dizaines de gens approchaient. Cent, voire deux cents… Peu volubiles, ces inconnus semblaient appartenir à un peuple austère et solennel. Dans le dos, ils arboraient une découpe en forme de diamant qui dévoilait leurs tatouages. Le symbole de leur statut ?
A priori, Egwene avait supposé que les gens les plus importants arboraient les tatouages les plus sophistiqués. Mais…
Un casque à plumes sur la tête et une armure d’or composée de disques cousus entre eux grâce à leur trou central, ceux qui devaient être des officiers ne présentaient que de petites ouvertures, à la base des épaules, qui révélaient des tatouages très simples.
Pour les exposer, ils ont retiré une partie de leur armure, pensa Egwene.
À coup sûr, ils ne se battaient pas en dévoilant leur peau. Une pratique réservée aux rituels et aux cérémonies.
Les derniers Shariens qui vinrent se joindre à la foule étaient les plus étranges du lot. Deux hommes et une femme perchés sur de petits ânes, chacun vêtu d’un pagne de soie brodée qui allait très bien avec les chaînes d’or et d’argent de leurs montures.
Sur leurs cheveux montés en pyramide, des plumes multicolores oscillaient doucement. Au-dessus de la taille, tous les trois ne portaient rien, à part les pendentifs et les colliers qui couvraient une bonne partie de leur poitrine. La nuque rasée au-dessus de leur dos exposé, ils n’arboraient pas l’ombre d’un tatouage.
Des seigneurs ou quelque chose dans ce genre ? Sauf que… Tous les trois semblaient hantés, le regard vide, et ils se penchaient vers l’avant, les traits défaits. Fins au point de paraître squelettiques, leurs bras semblaient cassants comme du verre. Qu’avait-on fait à ces malheureux ?
Tout ça n’avait aucun sens pour Egwene. Sans nul doute, les Shariens étaient un peuple aussi déconcertant que les Aiels – et probablement plus.
Mais pourquoi se montrent-ils maintenant, après des siècles et des siècles de solitude revendiquée ? Pour quelle raison nous envahir aujourd’hui ?
Il n’existait pas de coïncidences, surtout si énormes. Ces Shariens, alliés des Trollocs, étaient venus pour piéger l’armée d’Egwene.
Une découverte capitale ! Tout ce qu’elle apprendrait ici aurait une importance vitale. Puisqu’elle ne pouvait pas aider ses combattants – veuille la Lumière que certains aient survécu –, elle était au moins en mesure de glaner des informations.
Gawyn lui tapota le bras. Le regardant, elle vit qu’il mourait d’inquiétude pour elle.
Maintenant ? articula-t-il muettement en tendant un bras derrière lui. L’attention générale étant rivée sur ce qui allait se produire, quoi que ce fût, les deux jeunes gens reculèrent dans les ombres.
Un Sharien lança un cri perçant. Capable de canaliser, il venait de repérer Egwene.
Non… Non… Fausse alerte… Egwene inspira à fond pour calmer son cœur, qui semblait vouloir bondir hors de sa poitrine.
Une des femmes s’adressa à la foule. Malgré l’accent à couper au couteau, la Chaire d’Amyrlin reconnut trois mots.
« C’est fait. »
Les Shariens s’agenouillèrent et les trois perchés sur des ânes baissèrent un peu plus la tête.
Soudain, près des prisonniers, l’air… s’infléchit.
Egwene n’aurait pas pu utiliser un autre mot.
L’air s’infléchit, puis il sembla se déchirer et onduler, comme au bord d’une route, les jours de forte chaleur.
Une silhouette se matérialisa au cœur de ce petit vortex. Celle d’un homme très grand en armure scintillante.
Tête nue, ce guerrier avait les cheveux noirs et le teint clair. Le nez un peu crochu, il était très beau, surtout dans cette armure, qui semblait entièrement composée de petits disques tellement polis qu’ils reflétaient le visage des Shariens soudain tournés vers l’apparition.
— Vous avez bien agi, dit le guerrier aux gens qui s’inclinaient devant lui. Relevez-vous !
Dans sa voix, Egwene reconnut l’accent de Shara, mais beaucoup moins prononcé que chez les autres.
Tandis que ses guerriers se redressaient, l’inconnu posa une main sur le pommeau de son épée. Jaillissant des ténèbres, derrière lui, un groupe d’hommes aptes à canaliser le contournèrent, puis vinrent le saluer.
Le guerrier retira un de ses gants. D’un geste distrait, il grattouilla la tête d’un des types, comme il l’eût fait avec un chien.
— Ainsi, ce sont les nouveaux inacal, dit-il, pensif. L’un de vous sait-il qui je suis ?
Les captifs se recroquevillèrent devant leur nouveau maître. Même si les Shariens s’étaient relevés, eux se montrèrent assez intelligents pour rester face contre terre et ne pas piper mot.
— J’imagine que non, dit le guerrier. Bien qu’on ne puisse jamais savoir si la gloire d’un homme ne l’a pas précédé… Si certains d’entre vous savent, qu’ils parlent, et je les laisserai partir.
Personne ne dit un mot.
— Alors, écoutez et souvenez-vous. Je suis Bao le Wylde. Votre sauveur ! Après avoir sombré au plus profond de la tristesse, je suis remonté à l’air libre afin d’accepter ma gloire. Et de réclamer ce qui m’a été arraché. Souvenez-vous de ça !
Les prisonniers ne bronchèrent pas. À l’évidence, ils ne savaient que faire.
Gawyn tira sur la manche d’Egwene pour lui rappeler qu’ils devaient filer, mais elle ne bougea pas d’un pouce. Il y avait quelque chose chez cet homme…
Levant les yeux, il les riva sur les Shariennes, puis sonda les ténèbres.
— Parmi vous, les inacal, quelqu’un connaît-il le Dragon ? Parlez ! Je dois savoir.
— Je l’ai déjà vu, souffla un soldat. Plusieurs fois.
— Lui as-tu parlé ? demanda Bao en approchant du prisonnier.
— Non, seigneur. Les Aes Sedai conversaient avec lui. Pas moi.
— Oui, je me doutais que vous seriez inutiles, tous autant que vous êtes. Soldats, on nous épie. Vous n’avez pas assez bien fouillé ce camp. Pas loin d’ici, je sens la présence d’une femme puissante dans le Pouvoir.
Egwene en sursauta de terreur. Gawyn la tira par le bras, mais s’ils s’enfuyaient, ils seraient capturés en un éclair. Lumière ! Elle…
L’assistance tourna la tête quand un bruit retentit près d’une des tentes détruites. Bao leva une main, et Egwene entendit un cri furieux dans l’obscurité.
Une seconde plus tard, immobilisée par des flux d’Air, Leane lévita au milieu des Shariens. Bao la tira jusqu’à lui, l’emprisonnant dans des tissages qu’Egwene n’était pas en mesure de voir.
Le cœur de la Chaire d’Amyrlin rata un battement mais repartit. Leane était vivante ! Combien de temps avait-elle réussi à se cacher ? Et que faire pour l’aider ?
— Je vois, dit Bao. Une de ces Aes Sedai. Toi, as-tu parlé avec le Dragon ?
Leane ne répondit pas et réussit à rester impassible.
— Impressionnant !
Bao tendit la main et frôla la joue de la sœur. Puis, levant l’autre bras, il le pointa vers les prisonniers qui se tordirent aussitôt de douleur. S’embrasant, ils crièrent à s’en casser les cordes vocales.
Egwene dut se forcer à ne pas s’unir à la Source Authentique. Devant ce spectacle, elle se mit à pleurer sans même s’en rendre compte.
Les Shariens s’agitèrent un peu.
— Pas de mécontentement ! leur dit Bao. Je sais que vous vous êtes donné du mal pour laisser en vie quelques prisonniers, mais ceux-là auraient fait de bien mauvais inacal. Ils n’ont pas été formés pour ça, et lors de cette guerre, nous n’aurons pas le temps de les dresser. Les tuer aujourd’hui est un acte compatissant, quand on songe à ce qu’ils auraient dû subir. De plus, cette Aes Sedai correspond à tout ce que j’attendais.
Le masque de Leane se fissura. Malgré la distance, Egwene vit qu’elle bouillait de haine.
Bao lui tenait à présent le menton.
— Tu es une créature magnifique, dit-il. Hélas, la beauté n’a aucune valeur à mes yeux. Aes Sedai, tu vas devoir délivrer un message pour moi, à l’intention de Lews Therin – celui qui se fait appeler le Dragon Réincarné. Dis-lui que je viens pour le tuer et, ensuite, faire valoir mes droits sur ce monde. Oui, je reprendrai ce qui aurait dû être à moi. Dis-lui très exactement ça. Ajoute que tu m’as vu, et décris-moi en détail. Il saura qui je suis.
» Sur ces terres, les gens l’attendaient, car des prophéties annonçaient sa venue. Ensuite, ils l’ont couvert de gloire et d’honneurs. Là d’où je viens, c’est moi que les gens attendaient. Grâce à ma venue, leurs prophéties se sont réalisées. Le Dragon est un imposteur, et moi, je suis la Vérité. Dis-lui que j’aurai satisfaction, au bout du compte. Il doit venir à moi, afin que nous nous affrontions. S’il se dérobe, je dévasterai et je massacrerai. Ses sujets, je m’en emparerai, et je réduirai ses enfants en esclavage. Quant à ses femmes, elles illumineront mes nuits. Inexorablement, je briserai, détruirai et dominerai les choses et les êtres qu’il a aimés. Pour éviter ça, il devra avoir le courage de se dresser contre moi.
» Dis-lui tout ça, petite Aes Sedai. Informe-le qu’un vieil ami l’attend. Je suis Bao le Wylde. Celui Qui N’Est Possédé Que Par La Terre. Le Tueur de Dragon. Jadis, il me connaissait sous un nom que j’ai renié : Barid Bel.
Barid Bel ? répéta mentalement Egwene.
Des souvenirs de ses leçons, à la Tour Blanche, remontèrent à la surface.
Barid Bel Medar… Demandred.
Dans le rêve des loups, la tempête fluctuait beaucoup. Des heures durant, Perrin avait sillonné les Terres Frontalières, croisant des meutes de loups alors qu’il longeait des lits de cours d’eau asséchés et traversait des collines déchiquetées.
Gaul avait appris très vite. Face à Tueur, il n’aurait pas tenu une minute, bien entendu, mais ses vêtements ne changeaient plus pour un oui ou un non. En revanche, son voile continuait à se relever tout seul quand il était surpris par quelque chose.
Ensemble, les deux compagnons sautaient de colline en colline dans les vastes étendues du Kandor. Ici, la tempête était parfois dévastatrice et presque endormie en d’autres occasions. Pour l’heure, tout restait paisible.
En revanche, presque toutes les hautes terres, jadis verdoyantes, étaient jonchées de débris. Des tentes écroulées, des tuiles de toit, la voile d’un grand navire – et même une enclume plantée dans la terre d’un versant de colline.
Partout dans le rêve des loups, l’incroyable tempête pouvait se déchaîner, rasant des cités entières et des forêts. Au Shienar, Perrin avait vu des chapeaux teariens portés jusque-là par le vent.
Au sommet d’une butte, le jeune seigneur décida de se reposer, et Gaul s’immobilisa lui aussi. Depuis combien de temps traquaient-ils Tueur ? Quelques heures, semblait-il. Certes, mais quelle distance avaient-ils parcourue ? À trois occasions, ils étaient retournés à leur cachette afin de se restaurer. Fallait-il en conclure qu’une journée entière s’était écoulée ?
— Gaul, demanda Perrin, depuis quand sommes-nous ici ?
— Je ne saurais le dire, Perrin Aybara. (Gaul voulut vérifier la position du soleil, mais dans le songe, il n’y avait pas d’astre du jour.) Assez longtemps… Allons-nous devoir nous arrêter pour dormir ?
Une très bonne question… L’estomac de Perrin se mettant à grommeler, il leur improvisa un en-cas composé de viande séchée et de pain. La nourriture imaginaire leur permettrait-elle de tenir, ou se désintégrerait-elle dès qu’ils l’auraient avalée ?
La seconde hypothèse… La viande et le pain cessaient d’exister à mesure que Perrin les mangeait. Pour survivre, ils devraient se reposer sur leurs réserves, ou se faire ravitailler par l’Asha’man, à chaque ouverture quotidienne de portail. Pour l’instant, Perrin se décala jusqu’à la cachette, récupéra de la viande séchée, puis rejoignit Gaul. Alors qu’ils s’installaient pour manger de nouveau – pas des illusions, cette fois –, Perrin s’avisa qu’il s’était à demi assis sur la pointe des rêves. Comme Lanfear le lui avait enseigné, il la portait en permanence, réglée sur la position qui la désactivait. Pour l’instant, il n’avait pas généré de dôme, mais ce serait un jeu d’enfant s’il désirait en créer un.
Lanfear lui avait fait un cadeau somptueux. Qu’est-ce que ça signifiait ? Pourquoi tentait-elle de l’appâter ?
Perrin mordit dans son morceau de viande séchée.
Et Faile, était-elle en sécurité ? Si les Ténèbres découvraient ce qu’elle était en train de faire… Eh bien, il aurait aimé pouvoir garder un œil sur elle, au moins…
Après avoir bu longuement à son outre, Perrin sonda les environs en quête de loups. Dans les Terres Frontalières, il y en avait des centaines et des centaines. Des milliers, peut-être. Il salua ceux qui se trouvaient dans le coin, leur envoyant à la fois son image et son odeur.
Les réponses n’étaient pas verbales, mais il les comprit toutes.
Jeune Taureau !
Cette pensée-là venait d’un loup nommé Yeux-Blancs.
Jeune Taureau ! La Dernière Chasse nous attend. Seras-tu notre guide ?
Beaucoup de loups posaient cette question, dernièrement, et Perrin ignorait toujours quel sens lui donner.
Pourquoi avez-vous besoin de moi pour vous guider ?
Tes rugissements nous montreraient la voie, répondit Yeux-Blancs. Tes hurlements aussi.
Je ne comprends pas ce que tu veux dire… Ne pouvez-vous pas chasser seuls ?
Pas cette proie, Jeune Taureau.
Perrin secoua la tête. Toujours la même réponse, à qui qu’il s’adresse…
Yeux-Blancs, as-tu vu Tueur, celui qui abat les loups ? Vous a-t-il traqués ici ?
Perrin amplifia sa pensée. Du coup, d’autres loups lui répondirent. Tueur, ils le connaissaient, son image et son odeur transmises de meute en meute, un peu comme celles de Perrin. Mais pas un loup ne l’avait vu récemment. Cela dit, le temps, pour ces animaux, ne passait pas comme pour les humains. « Récemment », ça pouvait signifier tout et n’importe quoi.
Alors qu’il mordait dans sa viande, Perrin se surprit à grogner en sourdine. Aussitôt, il s’en empêcha. S’il avait fait la paix avec le loup tapi en lui, ça ne signifiait pas qu’il l’autorisait à entrer chez lui avec des pattes souillées de boue.
Jeune Taureau, émit un autre loup.
Une femelle nommée Arc-Tourné. Très âgée et chef de meute.
La Chasseuse de Lune marche de nouveau dans le rêve. Elle te cherche.
Merci, Arc-Tourné. Je le sais, et je l’éviterai…
Éviter la Lune ? C’est difficile, Jeune Taureau. Très difficile…
Sur ce point, la louve avait mille fois raison.
Je viens de voir la Traqueuse de Cœurs, émit Enjambée, un louveteau à la fourrure noire. Elle a changé d’odeur, mais c’est bien elle.
D’autres loups étayèrent ce témoignage. La Traqueuse de Cœurs rôdait dans le rêve. Certains l’avaient vue à l’est, mais d’autres prétendaient qu’ils se souvenaient seulement de ce que leurs ancêtres avaient vu. Des fragments de fragments de mémoire, en quelque sorte.
— Des nouvelles ? demanda Gaul.
— Une autre Rejetée est ici, annonça Perrin. Occupée à on ne sait quoi, dans l’Est.
— Ça nous concerne ?
— Dès qu’il est question des Rejetés, ça nous regarde, fit Perrin en se levant.
Il posa une main sur l’épaule de Gaul et les décala tous les deux dans la direction indiquée par Enjambée. Ce n’était pas la bonne destination, mais Perrin y rencontra des loups qui avaient vu la Traqueuse de Cœurs la veille, alors qu’ils étaient en chemin pour les Terres Frontalières.
Comme de juste, ils saluèrent chaleureusement Perrin et demandèrent s’il serait leur guide.
Il ne répondit pas, se hâtant de localiser la Traqueuse de Cœurs. Très précisément, elle était au champ de Merrilor.
Perrin s’y décala et découvrit qu’un étrange brouillard recouvrait le camp. Dans le songe, on trouvait le reflet des arbres qu’avait fait pousser Rand, leur cime émergeant de la brume.
Les tentes qui se dressaient partout évoquaient une sorte de champignonnière en plein air. Celles des Aiels se comptaient par milliers, les feux de cuisson brillant entre elles comme des lucioles.
Ce camp était là depuis assez longtemps pour avoir un reflet dans le rêve des loups. Cela dit, les rabats des tentes changeaient sans cesse de position et les couvertures des soldats apparaissaient et disparaissaient d’une seconde à l’autre. L’immatérialité consubstantielle au lieu…
Perrin conduisit Gaul à la lisière d’un premier sous-camp, là où on attachait les chevaux. Entendant un bruit, les deux hommes se pétrifièrent. Quelqu’un parlait à voix basse.
Perrin utilisa le « truc » qui avait si bien réussi à Lanfear. Générant autour de Gaul et lui une sorte de dôme de… hum, il aurait été bien incapable de dire quoi, il les isola de l’extérieur, bloquant les sons venant d’eux. Très étrange, ce phénomène… En fait, il avait érigé une barrière qui ne contenait pas d’air. Mais quel rapport avec les sons ?
Ensemble, les deux hommes approchèrent d’une tente. Celle de Rodel Ituralde, un des grands capitaines, si on se fiait à l’étendard. À l’intérieur, une femme en pantalon feuilletait des documents posés sur une table. Mais ils se volatilisaient sans cesse entre ses doigts.
Perrin n’identifia pas cette intruse, pourtant terriblement ordinaire. Pas du tout ce qu’il attendait d’une Rejetée, en tout cas… Un gros nez, des yeux dépareillés, un front large et des cheveux clairsemés. Il ne comprit pas ce qu’elle marmonnait, mais à son ton n’eut aucun mal à deviner le sens général de ses propos.
Gaul le regardant, Perrin tendit une main vers son marteau, mais il hésita. Attaquer Tueur, d’accord, mais une Rejetée ? Dans le rêve, il savait pouvoir résister à tous les tissages. Pourtant…
La femme jura de nouveau quand un des documents qu’elle lisait disparut. Puis elle releva les yeux.
Perrin réagit sans tarder. En un éclair, il érigea entre la Rejetée et lui une sorte de paravent où figurait, du côté « Traqueuse », une peinture reproduisant fidèlement le paysage qui s’étendait derrière lui. Du coup, la Traqueuse le regardait mais ne le voyait pas, alors qu’il pouvait l’épier grâce à son tableau « sans tain ».
Gaul soupira de soulagement.
Comment ai-je fait ça ? se demanda Perrin.
On ne pouvait pas dire qu’il s’était entraîné. Et sur le coup, l’idée ne lui avait même pas paru bonne.
La Traqueuse de Cœurs – ça ne pouvait être qu’elle – bougea très légèrement les doigts. Le toit de la tente s’ouvrant en deux, elle s’éleva dans les airs et se dirigea vers les nuages noirs.
— Reste ici et sois à l’affût de tout danger, souffla Perrin à Gaul.
L’Aiel hocha la tête.
Prudemment, Perrin suivit la Traqueuse, lévitant par la seule force de sa pensée. Il essaya de générer un autre paravent-illusion, mais ça se révéla vite impossible, car les images changeaient sans arrêt au gré de leur vol. Faisant plus simple, il garda ses distances et fit apparaître au-dessus de lui une sorte de nuage verdâtre. Si elle regardait derrière elle, la Rejetée ne remarquerait sans doute pas cette bizarrerie très mineure.
La Traqueuse accélérant le rythme, Perrin dut se faire violence pour la suivre. Baissant les yeux, il eut l’estomac retourné en constatant que le champ de Merrilor semblait minuscule, contemplé de si haut. Bientôt, il ne fut plus visible derrière les nuages noirs.
Perrin et sa proie ne traversèrent pas cette masse obscure. Alors que le sol disparaissait, les nuages firent de même et ils se retrouvèrent dans une obscurité sans substance. Soudain, des points lumineux apparurent tout autour de Perrin.
La Rejetée s’immobilisa, en vol stationnaire, puis se décida à bifurquer vers la droite.
Perrin suivit le mouvement. Pour se dissimuler, il colora tout en noir – sa peau, ses vêtements et tout ce qui allait avec.
La femme approcha d’un point lumineux qui grossit peu à peu et finit par obstruer l’horizon devant elle.
La Traqueuse de Cœurs tendit les mains et les projeta vers la lumière. Ensuite, elle recommença à marmonner.
Certain qu’il devait entendre ce qu’elle disait, Perrin osa approcher. Et tant pis si les battements affolés de son cœur le trahissaient.
— … me voler ça ? grommelait la Traqueuse. Tu crois que ça me touche ? Me doter d’une gueule cassée ? Et alors, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Ce n’est pas moi ! Je prendrai ta place, Moridin ! Elle sera à moi ! Avec ce visage, ils me sous-estimeront, c’est tout ! Que la Lumière te brûle !
Perrin plissa le front, perplexe. Il ne comprenait rien à ce que racontait la Rejetée.
— Vas-y, crétin, lance tes armées contre eux ! éructa la Traqueuse. La victoire finale, c’est à moi qu’elle reviendra. Un insecte peut avoir mille pattes, mais il n’aura jamais qu’une tête. Celui qui la détruit remporte le gros lot. Toi, tu t’échines à couper les pattes, imbécile heureux ! Idiot congénital ! Je recevrai mon dû, tu peux me croire…
La Rejetée hésita, puis elle se retourna. Surpris et inquiet, Perrin se décala sans tarder sur le sol. Par chance, ça fonctionna, ce qu’il n’aurait pas parié d’avance.
Gaul sursauta et le jeune seigneur prit une grande inspiration.
— Allons…
Une boule de feu s’écrasa près de Perrin.
Le jeune homme lâcha un juron, chassa la chaleur en invoquant une bourrasque et imagina qu’il avait son marteau en main.
La Traqueuse de Cœurs se laissa tomber à côté de lui dans une gerbe étincelante d’énergie.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle. Et où es-tu ? Je…
La Rejetée étudia Perrin comme si elle le voyait pour la première fois depuis que ses vêtements n’étaient plus noirs.
— Toi ! s’écria-t-elle. Tu es responsable de tout ça !
Ses yeux brillant de haine, la Traqueuse leva les mains. Malgré le vent, Perrin sentit les émotions de son ennemie.
Quand elle projeta sur lui une lance de feu, il la détourna sans le moindre effort.
La Traqueuse sursauta. C’était toujours la même chose : ces gens ne comprenaient pas que rien ici n’était réel. Se dématérialisant, Perrin apparut derrière la Rejetée et leva son marteau. Mais il hésita. Tuer une femme ?
La Traqueuse se retourna, cria et éventra la terre devant les pieds du jeune homme. Quand il se projeta dans le ciel, des tissages d’Air tentèrent de l’immobiliser, mais il se défendit en générant entre eux et lui un mur de néant.
Libre de ses mouvements, il se volatilisa et réapparut sur le sol. Voyant des boules de feu fondre sur lui, il invoqua une sorte de digue de terre.
— Je veux te voir mort ! cria la Traqueuse. Tu devrais l’être, parce que mon plan était parfait.
Perrin se dématérialisa, laissant derrière lui une statue à sa ressemblance. Il réapparut près de la tente, où Gaul regardait autour de lui, une lance brandie. Le jeune seigneur érigea un mur entre eux et la furie, le colorant pour qu’elle ne les voie pas, puis il bloqua aussi les sons.
— Elle ne peut plus nous entendre, dit-il à Gaul.
— Tu es très fort, ici, souligna l’Aiel. Extrêmement fort. Les Matriarches le savent-elles ?
— Comparé à elles, je ne suis qu’un débutant.
— C’est possible… Je ne les ai jamais vues à l’œuvre ici, et elles ne parlent pas de cet endroit aux hommes. (Gaul secoua la tête.) Beaucoup d’honneur, Perrin Aybara. Tu as beaucoup d’honneur.
— J’aurais dû l’abattre quand j’en avais l’occasion, dit Perrin.
Après avoir carbonisé la statue, le Rejetée en approcha, l’air désorientée. Puis elle regarda autour d’elle, avide de trouver un indice.
— Oui, approuva Gaul. Un guerrier qui ne frappe pas une Promise lui refuse tout honneur. Mais pour toi, le plus grand honneur…
… Serait de capturer la Rejetée, comprit Perrin. En était-il capable ? Inspirant à fond, il se décala jusque dans le dos de la Traqueuse, puis imagina que des lianes s’enroulaient autour d’elle pour la neutraliser. Tout en l’injuriant, la femme trancha les tentacules végétaux avec des lames invisibles. Quand elle tendit une main vers Perrin, il se décala sur le côté.
Ses semelles écrasant sur le sol des petites plaques de gel qu’il n’avait pas remarquées, il vit que la Rejetée se tournait vers lui, et lâchait une salve de Torrents de Feu.
Intelligent, pensa Perrin en déviant l’attaque d’extrême justesse. Le feu percuta le versant de la colline, derrière lui, et y fit un trou bien rond.
La Traqueuse ne relâcha pas son tissage, son hideux visage distordu par la haine. Le terrible tissage de Feu rebroussa chemin, fondant de nouveau sur lui. Les dents serrées, il le garda à distance.
Très puissante, la Rejetée insista, mais il ne céda pas et elle dut renoncer.
— Comment… ? Comment peux-tu ?
Perrin remplit de fourche-racine la bouche de la Traqueuse. Pas un jeu d’enfant, ça… Intervenir sur une personne, ici, n’était jamais simple. Cela posé, c’était plus facile que de la métamorphoser en animal, ou une fantaisie dans ce genre.
Les yeux brillant de panique, la Rejetée porta une main à sa bouche. Tentant de cracher, elle n’y parvint pas et, à bout de ressources, ouvrit un portail à côté d’elle.
Perrin imagina des cordes qui volaient vers leur cible, mais elle les détruisit avec une simple lance de flammes – donc, elle devait avoir réussi à cracher la fourche-racine. Alors qu’elle s’engouffrait dans le portail, Perrin se décala pour se retrouver devant l’ouverture, prêt à bondir aussi.
Il s’en abstint quand il vit la Rejetée, sous un ciel nocturne, déboucher au milieu d’une grande armée de Trollocs et de Blafards.
Tous regardaient le portail, l’air avide.
Alors que Perrin reculait, la Rejetée porta de nouveau une main à sa bouche. Tandis qu’elle crachait les restes de fourche-racine, le portail se referma.
— Tu aurais dû la tuer, dit Lanfear.
Se retournant, Perrin vit qu’elle se tenait dans son dos, les bras croisés. Naguère argentés, ses cheveux étaient à présent bruns. À dire vrai, son visage avait changé, rappelant celui qu’elle arborait lors de leur rencontre, deux ans plus tôt.
Sans dire un mot, Perrin remit son marteau à sa ceinture.
— C’est une faiblesse, Perrin, dit Lanfear. Chez Lews Therin, je la trouvais charmante, mais ça restait quand même une faille. Tu dois t’en débarrasser.
— Je le ferai, oui ! Que fichait-elle donc là-haut, avec les boules de lumière ?
— Elle voulait envahir des rêves… Cette femme est ici en chair et en os. Ça confère des avantages, surtout quand on veut s’en prendre aux songes. Quelle gourgandine ! Elle croit connaître le Monde des Rêves, mais il m’appartient depuis toujours. Quand même, il aurait mieux valu que tu la tues…
— C’était Graendal ? Ou Moghedien ?
— Graendal… Mais là encore, nous ne devons pas utiliser ce nom. Elle a été rebaptisée Hessalam.
— Hessalam…, répéta Perrin. Un nom que je ne connaissais pas.
— Il signifie « sans pardon »…
— Et toi, quel est ton nouveau nom ? Celui que tout le monde est censé utiliser ?
La Rejetée en rosit de confusion.
— Aucune importance… En Tel’aran’rhiod, tu es très doué, Perrin. Bien plus que Lews Therin l’a jamais été. J’ai toujours cru que je régnerais à ses côtés, car seul un homme capable de canaliser serait digne de moi. Mais la puissance dont tu as fait montre ici… Eh bien, ce serait un substitut acceptable.
Perrin grogna.
Son shoufa relevé, Gaul avait traversé la petite clairière qui séparait certaines tentes des autres, et il brandissait une lance. Perrin lui fit signe de reculer. Primo, parce que Lanfear risquait d’être beaucoup plus adroite que lui dans le Monde des Rêves, et secundo parce que la Rejetée n’avait toujours rien fait de menaçant.
— Si tu m’as un peu observé, tu dois savoir que je suis marié et très heureux.
— J’ai vu, oui.
— Alors, cesse de me regarder comme un quartier de bœuf pendu à un crochet sur un marché. Graendal, que fichait-elle ici ? Que voulait-elle ?
— Je n’en suis pas sûre, avoua Lanfear. Elle mène toujours deux ou trois complots en même temps. Ne la sous-estime pas, Perrin. Loin d’être la plus douée d’entre nous, elle reste dangereuse. À l’inverse de Moghedien, qui pratiquait à merveille l’art de la fuite, c’est une guerrière.
— Je garderai cette idée à l’esprit.
Perrin approcha du coin où Graendal avait ouvert son portail. À l’endroit où le passage avait blessé le sol, il se pencha pour tâter la terre.
— Tu pourrais le faire aussi, dit Lanfear.
— Quoi donc ?
— Aller et venir d’un monde à l’autre. Sans avoir besoin de l’aide d’un type comme Lews Therin.
Perrin détesta la façon dont la Rejetée prononça ce nom. Même si elle tentait de la cacher, sa haine pour Rand était évidente dès qu’elle parlait de lui.
— Je ne peux pas canaliser…, dit Perrin. Mais je pourrais imaginer que je suis…
— Ça ne fonctionnerait pas, coupa Lanfear. Il y a des limites à ce qu’on peut faire ici, même avec un esprit très puissant. L’aptitude à canaliser n’est pas une affaire de corps, mais d’âme. Pourtant, il y a bien des façons, pour quelqu’un comme toi, d’aller et venir entre les mondes. En y étant en chair et en os, bien sûr. Celui que tu nommes Tueur en est capable.
— Ce n’est pas un frère des loups !
— Exact, mais il y ressemble beaucoup… Franchement, je doute que quelqu’un ait jamais eu des pouvoirs comparables aux siens. Le Ténébreux lui a fait quelque chose quand il a capturé son âme – ou ses âmes. Je pense que Semirhage aurait pu nous en dire plus. Dommage qu’elle ait quitté ce monde.
Lanfear ne semblait pas le regretter du tout. Elle jeta un coup d’œil au ciel, mais sans se départir de son calme, cette fois.
— Tu as moins peur d’être repérée ? demanda Perrin.
— Mon ancien maître est… occupé. Toute la semaine, pendant que je t’observais, j’ai rarement senti son regard peser sur moi.
— Une semaine ? s’étonna Perrin. Mais…
— Le temps passe bizarrement, ici. Et de toute façon, ses limites s’effilochent. Plus on est près de la brèche, et plus les heures s’altèrent. Pour les braves qui approchent du mont Shayol Ghul dans le monde réel, ce sera exactement pareil. Pour ce qui leur semblera un jour, trois ou quatre auront passé.
Une semaine ? Lumière ! Qu’était-il arrivé dans le monde éveillé, depuis ? Pendant que Perrin chassait, qui était mort et qui avait survécu ? Il aurait dû filer sur le site de Voyage et attendre l’apparition du portail quotidien. Mais d’après ce qu’il avait vu via le passage de Graendal, on était en pleine nuit, là-bas. L’issue de secours ne s’ouvrirait pas avant des heures.
— Tu pourrais créer un portail pour moi, dit Perrin. Un passage qui me permettrait d’entrer et de sortir. Le feras-tu ?
Alors qu’elle longeait une tente, laissant le bout de ses doigts frôler la toile, Lanfear réfléchit à la question.
— Non, finit-elle par répondre.
— Mais…
— Si nous devons être ensemble, il te faudra apprendre à faire ce genre de choses seul.
— Nous ne serons pas ensemble ! affirma Perrin.
— Tu as besoin de ce pouvoir, Perrin, dit Lanfear, ignorant la déclaration du jeune homme. Tant que tu resteras piégé dans un monde ou dans l’autre, sans possibilité de transfert, tu resteras faible. Être à même de venir et de repartir d’ici te conférera un grand pouvoir !
— Lanfear, je me moque du pouvoir ! dit Perrin en regardant la Rejetée faire les cent pas le long de la tente.
Une jolie femme, vraiment. Pas autant que Faile, mais superbe quand même.
— C’est vrai ? s’étonna la Rejetée. N’as-tu jamais pensé à ce que tu pourrais faire en étant plus fort, plus puissant et doté de plus d’autorité ?
— Ça ne me tente pas. Je n’ai aucune envie de…
— De sauver des vies ? coupa Lanfear. D’empêcher la mort de pauvres enfants ? De faire en sorte qu’on ne brutalise plus les faibles ? De mettre un terme au mal et de récompenser les gens honorables ? D’encourager les hommes à être francs et honnêtes les uns envers les autres ?
Perrin secoua la tête.
— Tu pourrais faire tant de bien, Perrin Aybara.
Lanfear approcha du jeune homme et lui caressa la joue du bout des doigts.
— Dis-moi comment faire tout ce que réussit Tueur, dit Perrin en repoussant la main de la Rejetée. Comment se déplace-t-il de monde en monde ?
— Je ne peux pas t’expliquer ça, fit Lanfear en se détournant, parce que c’est un don que je ne possède pas. Moi, j’utilise d’autres méthodes. Mais tu pourras sans doute lui arracher des réponses. Le plus tôt possible, si tu veux arrêter Graendal.
— L’arrêter ?
— Tu n’as pas compris ? (Lanfear se retourna vers Perrin.) Le rêve qu’elle voulait envahir, ce n’était pas celui d’un des occupants de ce camp. Dans le songe, l’espace et les distances ne comptent pas. Le rêve qu’elle convoitait, il appartenait à Davram Bashere. Le père de ta femme.
Sur ces mots, Lanfear se volatilisa.