11.

Jirji Shaknahyi s’était fait tuer le mardi, et il me fallut attendre le vendredi pour être en mesure de remettre les pieds au commissariat. C’était évidemment le sabbat, et je caressai l’idée de passer par une mosquée en cours de route, mais cela me parut hypocrite. Je me dis que je devais être tellement irrécupérable que toutes les dévotions du monde ne pourraient jamais me rendre acceptable aux yeux d’Allah. Je sais que tout cela n’était que des justifications creuses – ce sont les pécheurs, après tout, qui ont le plus besoin de recourir à la prière, pas les saints – mais je me sentais simplement trop minable, trop coupable pour entrer dans la Maison de Dieu. En outre, Shaknahyi avait donné un exemple de vraie foi et j’avais trahi sa confiance. Je devais d’abord me racheter à mes propres yeux, avant de pouvoir espérer faire de même aux yeux d’Allah.

Ma vie avait été comme un océan houleux, avec des vagues de confort et d’aisance, suivies de vagues d’adversité. Peu importait le calme paisible auquel je parvenais, je savais que de nouveaux ennuis ne tarderaient pas à m’engloutir. J’avais toujours dit à tout le monde combien je préférais être livré à moi-même, être un acteur solitaire redevable à personne d’autre que moi. J’aurais bien voulu appliquer ne fût-ce que la moitié de tous ces beaux discours.

J’avais besoin de mobiliser jusqu’à la dernière miette de force et de confiance pour affronter les puissances têtues qui m’entouraient de toutes parts. Il ne fallait pas compter sur l’aide du lieutenant Hadjar, de Friedlander bey ou de quiconque. Personne au commissariat ne semblait particulièrement enclin à parler avec moi ce vendredi matin. Il y avait un bon nombre d’employés à temps partiel, des chrétiens qui occupaient les postes laissés vacants par les musulmans pieux en l’honneur du sabbat. Le lieutenant Hadjar était là, bien sûr, parce que dans la liste de ses passe-temps favoris la religion traînait quelque part en queue entre les soins dentaires et le paiement des impôts. Je me dirigeai immédiatement vers le cube vitré de son bureau.

Il finit par lever les yeux pour voir qui traînait aux alentours de sa table. « Quoi encore, Audran ? » aboya-t-il. Il ne m’avait pas vu de trois jours mais à l’entendre on aurait cru que je lui avais pompé l’air sans interruption.

« Je voulais juste savoir quels étaient vos plans à mon sujet. »

Hadjar détourna les yeux de sa console et me fixa un long moment, la bouche déformée comme s’il venait de mâcher une datte pourrie. « Vous vous flattez, fit-il d’une voix calme. Vous n’entrez à aucun moment dans mes plans.

— Je proposais simplement mes services dans le cadre de l’enquête sur la mort de Jirji Shaknahyi. »

Hadjar haussa les sourcils. Il se carra dans son fauteuil. « Quelle enquête ? » demanda-t-il. Le ton était incrédule. « Il s’est fait descendre par Paul Jawarski. C’est tout ce qu’on a besoin de savoir. »

J’attendis jusqu’à ce que je sois capable de lui parler sans hurler. « Parce que nous avons arrêté Jawarski ?

Nous ? Qui ça, nous ? Vous voulez dire : Est-ce que la police détient Jawarski ? Non, pas encore. Mais ne vous en faites pas, Audran, il ne nous échappera pas. L’étau se resserre autour de lui.

— Et comment comptez-vous le retrouver ? La ville est grande. Vous croyez qu’il est tranquillement assis dans une chambre quelque part, à attendre que vous vous pointiez avec un mandat ? Il est sans doute déjà retourné en Amérique.

— Par un travail de police sérieux, voilà comment on va le retrouver, Audran. Vous n’avez jamais eu beaucoup de confiance dans le travail de police sérieux. Je sais qu’il n’a pas quitté la ville. Il est ici, quelque part, et le filet se resserre autour de lui. Ce n’est qu’une question de temps. »

Ça ne me disait rien qui vaille. « Allez raconter ça à la veuve, tiens. Votre confiance lui mettra du baume au cœur. »

Hadjar se leva. Je l’avais mis en rogne. « Vous m’accusez de quelque chose, Audran ? » demanda-t-il en m’enfonçant l’index dans le plexus. « On sous-entend que peut-être je ne pousserais pas l’enquête avec assez de vigueur ?

— J’ai rien dit du tout, Hadjar. Je voulais juste savoir quels étaient vos plans. »

Il m’adressa un sourire mauvais. « Quoi, z’imaginez que j’ai rien de mieux à faire que rester planté là à me creuser la cervelle pour savoir comment exploiter vos talents particuliers ? Merde, Audran, on se débrouillait très bien sans vous ces dernières années. Mais je suppose qu’à présent que vous êtes là, on doit bien pouvoir vous trouver une occupation. » Il se rassit derrière son bureau et feuilleta une pile de papiers. « Euh, ouais, nous y voilà. Je veux que vous poursuiviez l’enquête que vous aviez commencée avec Shaknahyi. »

Ça ne me réjouissait pas des masses. Je voulais être directement partie prenante dans la traque de Jawarski. « Je croyais qu’on était censés foutre la paix à Abou Adil. » Hadjar plissa les paupières. « Est-ce que j’ai parlé d’Abou Adil ? Vous avez effectivement intérêt à lui foutre la paix. Je parle de ce Chinetoque, On Cheung. Le marchand de bébés. Pas question de laisser refroidir la piste. »

Je sentis un frisson me parcourir. « N’importe qui peut se charger d’On Cheung, dis-je. En revanche, je tiens tout particulièrement à retrouver Paul Jawarski.

— Marîd Audran, l’Homme en Mission, hein ? Eh bien, laissez tomber. On n’a pas besoin de vous voir écumer la ville pour assouvir votre rancune. De toute façon, vous ne m’avez toujours pas démontré que vous savez ce que vous faites. Je m’en vais donc vous assigner un nouveau partenaire, quelqu’un qui a de l’expérience. On n’est pas dans un ouvroir pour dames, Audran. Alors, vous faites ce que je vous dis de faire. Ou bien est-ce que vous jugez que mettre On Cheung hors d’état de nuire soit indigne de votre sollicitude ? »

Je grinçai des dents. La mission ne me plaisait pas, mais Hadjar avait raison de l’estimer aussi importante que mettre le grappin sur Jawarski. « Comme vous voudrez, lieutenant. »

Il me servit à nouveau son rictus. J’avais envie de le lui arracher de la tronche. « À partir de maintenant, vous ferez équipe avec le sergent Catavina. Il devrait vous apprendre des tas de choses. »

Mon cœur chavira. De tous les flics de ce commissariat, Catavina était celui avec lequel j’avais le moins envie de passer mon temps. C’était une brute et un cossard de première. Je savais déjà que si jamais on mettait la main sur On Cheung, ce ne serait pas grâce à la contribution de Catavina.

Le lieutenant devait avoir lu ma réaction sur mon visage. « Vous y voyez un inconvénient, Audran ? demanda-t-il.

— Si c’était le cas, y aurait-il la moindre chance que ça vous fasse changer d’avis ?

— Pas la moindre, reconnut Hadjar.

— C’est ce que je pensais. »

Hadjar reporta son attention sur l’écran de son terminal. « Allez vous présenter à Catavina. Je veux entendre de bonnes nouvelles au plus tôt. Si jamais vous me cisaillez ce Chinetoque, il pourrait y avoir de la promotion dans l’air pour tous les deux.

— Je m’y mets de suite, lieutenant. » Son habileté m’impressionnait. Il avait adroitement manœuvré pour m’écarter à la fois d’Abou Adil et de Jawarski en me jetant dans une enquête accaparante mais parfaitement justifiée. J’allais devoir trouver un moyen de concilier mission officielle et objectifs personnels.

Hadjar cessa de me prêter attention, aussi quittai-je son bureau. J’allai me présenter au sergent Catavina. J’aurais mieux aimé me passer de lui mais ça n’allait pas être possible.

Catavina n’était pas non plus trop réjoui d’être associé avec moi. « Hadjar m’a déjà prévenu », me dit-il. Nous descendions au garage, récupérer sa voiture de patrouille. Catavina essayait de me faire profiter de ses longues années d’expérience en un long discours décousu. « T’es pas un bon flic, Audran, observa-t-il d’une voix lugubre. Tu le seras peut-être jamais. J’ai pas envie que tu me foutes dans la merde comme tu l’as fait avec Shaknahyi.

— Et ça veut dire quoi, Catavina ? »

Il se tourna pour me regarder avec des yeux ronds : « Devine. Si t’avais su ce que tu faisais, Shaknahyi serait encore en vie et j’aurais pas à te tenir la main. Alors, me reste pas dans les pattes et fais ce que je te dis. »

J’étais fou de rage, mais je ne dis rien. De toute manière, j’avais bien l’intention de ne pas lui rester dans les jambes. Je me doutais bien que j’aurais même intérêt à le semer si je voulais faire quelque progrès.

Nous montâmes dans sa voiture et il n’eut rien d’autre à me dire durant un bout de temps. Ça me convenait parfaitement. Je pensai qu’il allait sans doute retourner dans le quartier où l’on avait vu pour la dernière fois sévir On Cheung. Peut-être que nous pourrions apprendre quelque chose d’intéressant en interrogeant de nouveau ces gens-là, même s’ils ne s’étaient guère montrés coopératifs la fois précédente.

Ce n’était toutefois pas son plan. Il prit vers l’ouest, dans la direction opposée. Nous parcourûmes deux ou trois kilomètres dans un dédale de ruelles étroites et sinueuses. Enfin, Catavina s’arrêta devant un immeuble délabré, le plus haut du pâté de maisons. Les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été obturées par des feuilles de contreplaqué et la porte d’entrée retirée de ses gonds. À l’intérieur comme à l’extérieur, les murs étaient couverts de noms et de slogans inscrits à la bombe. Le hall empestait ; il servait de toilettes publiques depuis un bon moment. Nous nous dirigeâmes vers l’ascenseur en écrasant des bouts de verre sous nos bottes. Tout était recouvert d’une épaisse couche de crasse et de poussière.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? demandai-je.

— Tu verras bien », dit Catavina. Il pressa le bouton de l’ascenseur. Quand celui-ci arriva, j’hésitai à y monter. L’état du bâtiment ne me donnait aucune confiance dans les câbles qui allaient soutenir notre poids. Lorsque la cabine nous demanda l’étage où nous désirions monter, Catavina grommela : « Huitième. » Nous évitâmes de nous regarder tandis que la porte se refermait. L’ascension se fit dans le silence, seulement troublé par les grincements de la cabine.

Nous sortîmes au huitième et Catavina me précéda dans un couloir sombre jusqu’à l’appartement 814. Il sortit une clé de sa poche et déverrouilla la porte.

« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je en le suivant dans le studio miteux.

« La salle de repos des policiers », répondit Catavina.

Il y avait un vaste séjour, une petite cuisine, une salle de bains. Guère de mobilier – une table à jouer bon marché et six chaises dans le séjour, ainsi qu’un canapé recouvert de vinyle noir déchiré, une petite holo-V, et quatre lits pliants. Deux étaient occupés par des flics en uniforme, endormis. Je les reconnus mais j’ignorais leur nom. Catavina se laissa lourdement tomber sur le canapé à l’autre bout du plancher à nu, et me dévisagea. « Tu veux un verre ?

— Non.

— Alors, va me chercher du whisky. Y’a de la glace dans la cuisine. »

Je m’y rendis et découvris une belle collection de bouteilles d’alcool. Je jetai quelques glaçons dans un verre et versai trois doigts de whisky japonais. « Alors, qu’est-ce qu’on fait ici au juste ? » lançai-je en songeant à la devise du service : « On protège ou on sert ? » Je rapportai la boisson dans le séjour et la tendis à Catavina.

« Tu sers, grogna-t-il. Je protège. »

Je pris une des chaises pliantes et le regardai descendre la moitié de son verre d’une seule lampée. « Vous protégez quoi ? »

Sourire méprisant de Catavina. « Mon cul, voilà ce que je protège. Je risque pas de me faire descendre tant que je reste ici, ça au moins c’est sûr. »

J’avisai les deux flics endormis. « Vous comptez rester longtemps ?

— Jusqu’à la relève, répondit-il.

— Vous voyez un inconvénient à ce que je prenne la voiture pour bosser un peu dans l’intervalle ? »

Le sergent me lorgna par-dessus le bord de son verre de whisky. « Merde alors, en voilà une idée ! »

Je haussai les épaules. « Shaknahyi me laissait jamais le volant. »

Catavina me regarda comme si j’étais cinglé. « D’ac, mais la bousille pas, c’est tout. » Il plongea la main dans sa poche, sortit les clés de la voiture et me les lança. « Et t’as intérêt à être revenu pour me prendre à cinq heures.

— Entendu, sergent. » Je le laissai en contemplation devant l’holo-V qui n’était même pas allumée. Je redescendis en ascenseur jusqu’au hall pouilleux en me demandant quoi faire ensuite. Je me sentais dans l’obligation de déterrer une piste qui pourrait me mener à On Cheung, mais au lieu de cela, c’était Jirji Shaknahyi qui m’accaparait l’esprit.

Ses obsèques avaient eu lieu la veille, et pendant un temps j’avais envisagé de rester claquemuré à la maison. D’une part, je n’étais pas certain d’être émotionnellement en mesure de tenir le coup ; de l’autre, je me sentais encore partiellement responsable de sa mort et assister à ses funérailles me semblait quelque peu déplacé. Je n’avais pas envie d’être confronté à Indihar et aux enfants en de telles circonstances. Et pourtant, le jeudi matin, je me rendis à la petite mosquée proche du commissariat où la cérémonie devait avoir lieu.

Seuls les hommes étaient admis au service funèbre. Je retirai mes chaussures, procédai aux ablutions rituelles, puis entrai dans la mosquée et pris place dans le fond. Bon nombre de flics dans l’assistance semblaient me lorgner avec un air vengeur. J’étais encore un étranger pour eux, et à leurs yeux j’aurais aussi bien pu presser moi-même la détente de l’arme qui avait tué Shaknahyi.

On pria, puis un vieil imam à barbe grise prononça un sermon et un éloge funèbre, alignant les poncifs sur le devoir, le service et la bravoure. Rien de tout cela ne me remonta le moral. Je regrettais vraiment de m’être convaincu d’assister à la cérémonie.

Puis tout le monde se leva pour sortir en file de la mosquée. Hormis quelques chants d’oiseaux et l’aboiement d’un chien, le silence était presque surnaturel. Le soleil flamboyait tout en haut d’un ciel sans nuages. Le frisson d’une imperceptible brise faisait onduler les feuilles poussiéreuses, dans les arbres mais l’air était presque trop chaud à respirer. Une odeur de lait caillé flottait comme une brume aigre au-dessus des ruelles pavées. La journée était tout bonnement trop oppressante pour faire encore traîner les choses en longueur. Je suis sûr que Shaknahyi avait quantité d’amis, mais pour l’heure tous ne désiraient qu’une chose : filer au cimetière et l’ensevelir vite fait.

Indihar mena le cortège de la mosquée au cimetière. Vêtue d’une robe noire, elle avait le visage voilé et les cheveux couverts d’un foulard noir. Elle devait suffoquer. Ses trois enfants l’entouraient, l’air perdu et apeuré. Chiri m’avait dit qu’Indihar n’avait pas eu assez d’argent pour payer un caveau au cimetière d’Haffe al-Khala, où étaient ensevelis les parents de Shaknahyi, et qu’elle n’accepterait jamais un prêt de notre part. Shaknahyi allait donc reposer dans l’équivalent d’une tombe de pauvre au cimetière de la lisière ouest du Boudayin. Je suivais, loin derrière, alors qu’Indihar traversait le boulevard Il-Djamil et franchissait la porte orientale. Les habitants du quartier mais aussi les touristes étrangers s’agglutinèrent sur les trottoirs tandis que le cortège funèbre remontait la Rue. J’en vis beaucoup pleurer et murmurer des prières. Je n’aurais su dire si tous ces gens savaient seulement qui était le défunt. Sans doute cela ne faisait-il pour eux guère de différence.

Tous les anciens camarades de Shaknahyi avaient voulu aider à porter le cercueil en aggloméré à travers les rues, aussi au lieu de six assistants pour tenir les cordons du poêle, était-ce une mêlée confuse d’hommes en uniforme qui se poussaient et se bousculaient, les bras désespérément tendus vers la misérable caisse. Ceux qui étaient trop loin pour la toucher flanquaient le cortège et formaient une longue parade à sa suite, se frappant du poing la poitrine et criant des actes de foi. On psalmodiait beaucoup, on égrenait force chapelets. Moi-même, je me surpris à bouger les lèvres en même temps que les autres, récitant d’antiques prières inscrites dans ma mémoire depuis mon plus jeune âge. Au bout d’un moment, je fus pris à mon tour dans ce curieux mélange de désespoir et de célébration. Je me surpris à louer Allah d’infliger tant d’injustices et d’horreurs à nos âmes impuissantes.

Au cimetière, je repris mes distances tandis que la bière dépourvue de tout ornement était portée en terre. Plusieurs des amis les plus proches de Shaknahyi dans le service se succédèrent pour pelleter. L’assistance prononça en chœur de nouvelles prières, bien que l’imam se fût abstenu d’accompagner le cortège jusqu’à son terme. Courageuse, Indihar tenait les mains d’Hâkim et Zahra, tandis que Petit Jirji, du haut de ses huit ans, s’accrochait à l’autre main de son frère. Quelques édiles s’approchèrent d’Indihar pour lui murmurer deux ou trois mots et elle hocha gravement la tête. Puis tous les policiers en uniforme défilèrent pour lui présenter tour à tour leurs condoléances. C’est à ce moment que je vis ses épaules commencer à s’affaisser ; je voyais bien qu’elle s’était mise à pleurer. Pendant ce temps, Petit Jirji contemplait les tombes en ruine et les pierres envahies par les ronces, le visage parfaitement inexpressif.

Quand la cérémonie fut achevée, tout le monde partit sauf moi. Le service avait prévu une petite collation au commissariat parce qu’Indihar n’avait pas d’argent pour cela non plus. Je sentais à quel point la situation était humiliante pour elle. En sus d’avoir enterré son mari, elle souffrait de voir sa pauvreté ainsi révélée à tous ses amis et relations. Pour de nombreux musulmans, des funérailles indignes sont pour les survivants une calamité presque aussi grande que la disparition de l’être cher.

Je choisis de ne pas assister à la réception au commissariat. Je restai donc en arrière, les yeux fixés sur la tombe anonyme de Jirji, l’esprit confus et douloureux. Je prononçai quelques prières tout seul, récitai quelques passages du Qur’ân. « Je te le promets, Jirji, murmurai-je, Jawarski ne s’en tirera pas comme ça. » Sans illusions : je savais que faire payer Jawarski n’améliorerait pas le repos de Shaknahyi, ni n’atténuerait la peine d’Indihar, ni ne faciliterait la vie de Petit Jirji, Hâkim et Zahra. Simplement, je ne savais quoi dire d’autre. Finalement, je m’éloignai de la tombe. Je me reprochai mes hésitations et priai pour que plus jamais elles ne fassent souffrir quelqu’un.

J’avais encore les obsèques dans la tête en conduisant de la planque secrète de Catavina au poste de police. J’entendis gronder le tonnerre et cela me surprit car on n’a pas souvent d’orages sur la cité. Je levai un œil vers le ciel à travers le pare-brise, mais il n’y avait pas un nuage en vue. Je ressentis un étrange frisson en me disant que le tonnerre était peut-être un avertissement divin pour marquer dans ma mémoire le souvenir des obsèques de Shaknahyi. Pour la première fois depuis sa disparition, j’éprouvai un profond sentiment de perte.

Je me mis également à songer que mon idée de vengeance serait inappropriée. Retrouver Paul Jawarski et le traîner devant la justice ne ressusciterait pas Shaknahyi et ne me libérerait pas non plus de l’intrigue où étaient, à des titres divers, impliqués Jawarski, Reda Abou Adil, Friedlander bey et le lieutenant Hadjar. Dans un éclair de lucidité, je sus qu’il était temps de cesser de voir ce puzzle comme un vaste problème unique avec une seule solution simple. Aucun des protagonistes ne connaissait le fin mot de l’histoire, j’en étais persuadé. Je devais donc les traquer séparément puis rassembler les indices que je pourrais trouver, avec l’espoir qu’au bout du compte le tout réuni donne matière à inculpation. Si les soupçons de Shaknahyi étaient erronés et si j’étais lancé sur une fausse piste, j’allais finir pire qu’en disgrâce. J’allais sûrement finir mort.

Je garai la voiture au sous-sol et regagnai mon cagibi au troisième étage du commissariat. Hadjar quittait rarement son bocal aussi estimai-je qu’il y avait peu de risque qu’il me surprenne. Me surprenne ! Merde, je faisais seulement avancer un peu le boulot.

Cela faisait bien quinze jours que je n’avais pas bossé sérieusement derrière ma console. Je m’assis à mon bureau et glissai une nouvelle carte-mémoire en alliage de cobalt dans l’un des connecteurs d’extension de l’ordinateur. « Ouverture dossier, commandai-je.

— Nom du dossier, souffla la voix indifférente de la machine.

— Dossier Phénix. » Je n’avais pas des masses d’informations à y entrer. Pour commencer, je lus les noms du calepin de Shaknahyi. Puis je fixai l’écran.

Peut-être était-il temps de poursuivre les recherches qu’il avait entamées.

Tous les terminaux du commissariat étaient connectés à la base de données centrale de la police. Le problème était que le lieutenant Hadjar ne m’avait jamais entièrement fait confiance, si bien qu’il ne m’avait fourni que le code d’accès le plus bas. Avec mon mot de passe, je ne pouvais obtenir que les informations disponibles pour n’importe quel citoyen se pointant au bureau des renseignements du commissariat. Néanmoins, depuis que je bossais à la maison poulaga, j’avais déniché, mine de rien, tous les codes des autres ronds-de-cuir situés plus haut dans la hiérarchie. Pas mal de documents secrets circulaient sous le manteau parmi le personnel en civil. D’un point de vue technique, c’était parfaitement illégal, bien sûr, mais en fait, c’était le seul moyen pour chacun de nous d’obtenir des résultats.

« Recherche, ordonnai-je.

— Introduire chaîne de caractères à rechercher », marmonna la console annamite avec son drôle d’accent américain.

« Bouhatta. » Ishaq Abdoul-Hadi Bouhatta était le premier nom inscrit dans le calepin de Shaknahyi, la victime d’un meurtre dont l’auteur n’avait pas encore été retrouvé.

« Entrer mot de passe », dit l’ordinateur.

Ma liste de codes de sécurité était gribouillée sur un bout de papier planqué dans un manuel technique. J’avais toutefois mémorisé depuis longtemps le mot de passe du niveau le plus élevé. C’était une suite de vingt-quatre caractères mélangeant alphanumériques et symboles en code ASCII – le code arabe Standardisé pour les Échanges d’informations. Je devais les entrer manuellement, au clavier.

« Accepté, dit la console. Recherche en cours. »

Au bout d’une trentaine de secondes, le dossier complet de Bouhatta apparut sur mon écran. Je sautai sa biographie et les détails de sa mort – en notant quand même au passage qu’il avait été tué à bout portant d’une décharge de pistolet électrostatique, comme Blanca. Ce que je voulais savoir, c’était où l’on avait transporté le corps. Je découvris l’information dans le compte rendu du médecin légiste, à la toute dernière page du dossier. Il n’y avait pas eu d’autopsie ; au lieu de cela, le corps de Bouhatta avait été livré à l’hôpital Abou Emir, place Al-Islam.

« Autre recherche ? demanda la console.

— Non. Importation de données.

— Base de données ?

— Hôpital Abou Emir. »

L’ordinateur rumina quelques instants ma réponse. « Code de sécurité en vigueur suffisant », décida-t-il. Il y eut une longue pause, le temps qu’il accède aux archives informatisées de l’hôpital.

Dès que je vis le menu principal de celui-ci s’inscrire sur mon écran, je commandai la recherche du dossier de Bouhatta. Ce ne fut pas long et je trouvai ce que je cherchais. Comme le suggéraient les notes de Shaknahyi, le cœur et les poumons de Bouhatta avaient été prélevés presque aussitôt après sa mort et transplantés dans le corps d’Elwau Chami. Je supposai que les autres informations de Shaknahyi concernant les victimes des autres meurtres inexpliqués étaient correctes.

À présent, je voulais faire franchir une étape importante à la recherche qu’il avait entamée. « Autre recherche ? » demanda la base de données de l’hôpital.

« Oui.

— Introduire chaîne à rechercher.

— Chami. » Quelques secondes plus tard, je vis une liste de cinq noms, de Chami, Ali Masoud à Chami, Zaïd.

« Sélectionner entrée, dit la console.

— Chami, Elwau. » Quand le dossier s’inscrivit à l’écran, je le lus avec soin. Chami était un homme sans visage, pas aussi pauvre que certains, pas aussi riche que d’autres. Marié, sept enfants, cinq garçons et deux filles. Il vivait dans un quartier bourgeois au nord-est du Boudayin. Le dossier médical ne donnait aucune indication sur un éventuel casier judiciaire mais un fait important émergeait du fatras répétitif de rapports et de formulaires : Elwau Chami possédait une échoppe dans le Boudayin, dans la 11e Rue nord. Une échoppe que je connaissais fort bien. Chami soldait des tapis d’Orient en façade, et louait l’arrière-boutique à un vieux couple de Pakistanais qui fourguaient des colifichets en cuivre aux touristes. Le fait intéressant était que je savais que Friedlander bey possédait l’immeuble ; Chami faisait sans doute également office de portier pour les salles de jeux à l’étage où l’on misait gros.

Ma seconde recherche porta sur Blanca Mataro, la sexchangiste dont j’avais découvert le cadavre avec Jirji Shaknahyi. Son corps avait été transporté à un autre hôpital où il avait fourni en urgence un foie et des reins à une jeune femme dans un état très grave et totalement inconnue d’elle. Cela en soi n’était pas inhabituel ; beaucoup de gens acceptaient de donner leurs organes en cas de mort soudaine ou accidentelle. Je trouvais simplement curieux que la bénéficiaire se trouvât, quelle coïncidence, être la nièce d’Umar Abdoul-Qawy.

Je passai une heure et demie à éplucher les dossiers correspondant à tous les autres noms portés sur le calepin de Shaknahyi. Outre Chami, deux des victimes d’assassinat – Blanca et Andreja Svobik – avaient des liens avec Papa. Je n’étais pas mécontent non plus d’avoir la preuve que sur les quatre autres noms, deux avaient des liens assez évidents avec Reda Abou Adil. J’étais prêt à parier une grosse somme que les autres aussi, mais je n’avais pas besoin de poursuivre plus avant ma recherche. Rien de tout cela ne ferait jamais matière à débat au tribunal. Ni Abou Adil ni Friedlander bey ne seraient jamais traînés devant un juge.

Qu’avais-je donc appris, en fin de compte ? Un : qu’il y avait eu au moins quatre meurtres inexpliqués en ville ces dernières semaines. Deux : que les quatre victimes avaient été tuées de la même manière, à savoir d’une décharge à bout portant de pistolet électrostatique. Trois : que des organes sains avaient été prélevés sur les quatre victimes après leur mort, parce que toutes les quatre étaient inscrites sur la liste municipale des donneurs volontaires. Quatre : que les quatre victimes et les quatre greffés avaient tous des liens directs soit avec Abou Adil, soit avec Papa.

J’avais prouvé la validité des soupçons de Shaknahyi au-delà de toute coïncidence, mais je savais que Hadjar persisterait quand même à nier toute relation entre les meurtres. Je pourrais souligner que les assassins avaient utilisé une arme électrostatique pour éviter d’endommager les organes internes, Hadjar balaierait l’objection d’un haussement d’épaules. J’étais quasiment certain qu’il était déjà au courant de tout cela, ce qui expliquait qu’on m’avait amusé avec l’affaire On Cheung, plutôt que de me laisser enquêter sur la mort de Shaknahyi. Quantité d’hommes puissants étaient ligués contre moi. Une chance que j’eusse Dieu à mes côtés !

« Autre recherche ? » demanda ma console.

J’hésitai. J’avais effectivement un autre nom à vérifier, mais je n’avais pas vraiment envie de connaître les détails. Après s’être fait descendre, Shaknahyi m’avait dit de rechercher où irait son corps. Je croyais déjà le savoir, même si je n’avais pas de nom précis. J’étais certain qu’une partie de Jirji Shaknahyi vivait encore dans le corps de quelque sous-fifre d’Abou Adil ou de Friedlander bey, à moins que ce ne fût un de leurs parents ou amis. J’étais complètement écœuré, aussi dis-je simplement : « Terminé. » Je regardai l’écran noir du moniteur en m’interrogeant sur la suite du programme.

J’étais juste en train de combattre l’envie pressante de trouver quelqu’un au commissariat susceptible de me vendre deux ou trois soleils quand mon téléphone de ceinture se mit à grelotter. Je le décrochai et me carrai au fond de mon siège capitonné. « Allô ?

Marhaba », fit la voix bourrue de Morgan.

C’était à peu près tout ce qu’il savait d’arabe. Je me penchai pour attraper mon papie d’anglais, levai la main et l’embrochai.

« Comment va, mec ? demanda-t-il.

— Très bien, Dieu soit loué. Quoi de neuf ?

— Tu t’souviens de ma promesse de te faire savoir avant mercredi où se planquait ce fameux Jawarski ?

— Ouais, je me demandais quand tu ferais signe.

— Eh bien, apparemment, j’étais un rien trop optimiste. » Le ton était piteux.

« J’avais comme l’impression que Jawarski couvrait bien ses traces.

— Et moi j’ai l’impression qu’il a eu de l’aide, mec. »

Je me redressai. « Comment ça ? »

Morgan marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre. « On parle beaucoup en ville de la mort de Shaknahyi. La majorité des gens se contre-foutent qu’un flic se soit fait descendre, seulement j’arrive pas à trouver un pèlerin qui ait eu personnellement une dent contre lui. Et Jawarski est mauvais comme une punaise, de sorte que personne à ma connaissance ne lèverait le petit doigt pour l’aider à s’échapper. »

Je fermai les yeux, me massai le front. « Alors pourquoi ne l’avons-nous pas encore localisé, toi ou moi ?

— J’y arrive. À ce qui se trouve, on dirait bien que ce sont les flics qui planquent ce fils de pute.

— Où ça ? Et pourquoi ? » Chiri se portait garante de Morgan mais là, son histoire allait un peu trop loin.

« Demande à ton lieutenant Hadjar. Lui et Jawarski ont bu quelques verres ensemble au Palmier d’argent il y a quinze jours. »

Pour paraphraser Mark Twain, le grand humoriste chrétien, voilà qui était trop divers pour moi. « Pourquoi diantre Hadjar, un gradé de la police, aurait-il fait piéger l’un de ses propres hommes par un tueur fou en cavale ? »

J’entendis presque Morgan hausser les épaules. « Tu penses qu’Hadjar pourrait éventuellement être impliqué dans un trafic louche ? »

J’eus un rire amer et Morgan m’imita. « C’est pas drôle, pourtant, dis-je. Je me doutais depuis le début qu’Hadjar fricotait quelque chose mais je le voyais quand même pas donner ses ordres à Jawarski. Pourtant, ça répond à une partie de mes questions.

— Tout ça rime à quoi, en fin de compte ?

— À un truc dénommé le dossier Phénix. Je ne sais pas encore ce que ce nom peut recouvrir. Alors, en attendant, continue à essayer de coincer Jawarski, vu ? T’as déjà des tuyaux intéressants sur lui ?

— Quelques-uns. Il moisissait au fond d’une cellule à Khartoum, en principe dans l’attente d’une exécution. Un mec lui a passé une arme. Un après-midi, Jawarski marche dans un couloir et rencontre deux gardes désarmés. Il les descend puis pénètre dans le poste de garde et commence à tirer dans tous les sens comme un cinglé jusqu’à ce que quelqu’un lui file les clés. Alors il déverrouille le portail de la prison et sort tranquillement dans la rue. Il fend la foule des badauds attirés par les détonations et se dirige au coin où l’attend une voiture. Jawarski disparaît à son volant et ne redonne plus signe de vie jusqu’à sa réapparition ici, en ville.

— Ça remonte à quand ?

— L’est ici depuis un mois, un mois et demi. Entre-temps, il commet deux vols à main armée, refroidit encore deux personnes. Et puis, l’autre jour, quelqu’un l’a reconnu chez Meloul et a prévenu les flics. Hadjar vous a envoyés, Shaknahyi et toi. Tu connais la suite.

— Je me demande… je me demande si vraiment quelqu’un l’a reconnu au resto. Shaknahyi était convaincu qu’Hadjar nous avait repérés, qu’il avait installé Jawarski chez Meloul avant de nous envoyer tous les deux là-bas nous faire coincer.

— Ça s’pourrait mec. Faudra qu’on demande à Jawarski quand on l’aura alpagué.

— Ouais, t’as raison. Bon, merci, Morgan. Continue de fouiner.

— Pas de problème, mec. Je veux toucher le reste de ce fric. Fais gaffe à toi.

— Compte là-dessus. » Et je raccrochai le combiné à ma ceinture.

Ça aidait d’en savoir plus que mes ennemis.

J’avais l’avantage de garder les yeux ouverts. Je ne voyais toujours pas au juste où ça me menait, mais au moins je découvrais l’ampleur du complot que je cherchais à démasquer. Et je ne serais pas assez bête pour me fier entièrement à qui que ce soit. Sans exception.

Quand vint l’heure de la relève, je repris la voiture et passai à la « salle de repos de la police » récupérer le sergent Catavina, fin saoul. Je le lâchai au poste, rendis la voiture à l’équipe de nuit et attendis l’arrivée de Kmuzu. La journée de travail était finie mais j’avais encore du pain sur la planche avant de pouvoir me mettre au lit.

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