Fouad il-Manhous n’était pas le plus futé parmi mes connaissances. Un coup d’œil à Fouad et l’on se disait : « Ce mec est barje. » Le genre personnage de conte de fées qui, ayant obtenu trois vœux d’un djinn, dilapiderait le premier avec un plat de haricots, le second avec une cuillère et le troisième avec la vaisselle de la cuillère et du plat une fois son repas achevé.
Il était grand, mais si maigre et décharné qu’on aurait pu le prendre pour un réfugié des camps de la mort de Benghazi. J’ai vu un jour mon copain Jacques lui enserrer le bras au-dessus du coude entre le pouce et l’index. Et Fouad avait des articulations énormes, gonflées comme par quelque horrible maladie des os ou une carence en vitamines. Il avait des cheveux châtain, longs et sales, qu’il coiffait en une imposante banane, et il portait de grosses lunettes à monture de plastique bien épaisse. Je suppose que Fouad n’avait jamais eu assez d’argent pour se payer de nouveaux yeux, même pas ces modèles guatémaltèques bon marché avec leurs fausses lentilles Nikon. Il arborait en permanence une expression ahurie et blessée, parce qu’il avait toujours un train de retard sur le reste de la troupe.
« Il manhous » veut dire quelque chose du genre « perpétuellement malchanceux », et pourtant Fouad n’avait pas l’air gêné par ce sobriquet. En fait, il semblait heureux d’être reconnu d’une manière ou de l’autre. Et il jouait le rôle du crétin mieux que quiconque à ma connaissance. Il y mettait même un certain génie, pour tout dire.
J’étais chez Chiriga avec Kmuzu, assis à une table près du fond. On parlait des dernières fredaines de ma chère mère. Fouad il-Manhous arriva sur ces entrefaites et se planta devant moi, une boîte en carton entre les mains. « Indihar me laisse entrer ici dans la journée, Marîd », me dit-il de sa voix rauque et nasillarde.
« J’y vois aucun inconvénient. » Il m’avait fait perdre le fil de ce que j’allais dire. Je levai les yeux sur lui et il sourit en secourant la boîte en carton. Quelque chose cliquetait à l’intérieur. « Qu’est-ce qu’il y a dans cette boîte ? » demandai-je.
Fouad prit cela comme une invitation à s’asseoir. Il traîna une chaise d’une autre table, en faisant grincer les pieds sur le plancher. « Indihar a dit que tant que personne se plaignait, elle y voyait pas d’inconvénient.
— D’inconvénient à quoi ? » demandai-je, impatient. J’ai horreur d’être obligé de soutirer de force les renseignements aux gens. « Enfin, merde, qu’est-ce que t’as là-dedans ? »
Fouad passa dans ses cheveux une main noueuse et lança à Kmuzu un regard méfiant. Puis il se pencha au-dessus de la table, posa la boîte, souleva le couvercle. Il y avait peut-être une douzaine de chaînettes en métal doré à l’intérieur. Du toc. Fouad plongea un index démesuré et touilla la marchandise. « Tu vois ?
— Hon-hon », fis-je. Je levai les yeux, croisai le regard de Kmuzu. Il terminait un verre de thé glacé – j’avais des remords de l’avoir poussé à boire autant d’alcool l’autre fois, et depuis je respectais ses préférences. Il reposa soigneusement le verre sur le rond de carton. Il tâchait de garder un visage impassible mais je voyais bien qu’il n’approuvait pas du tout Fouad. Kmuzu n’approuvait rien de ce qu’il voyait chez Chiri.
« Et d’où tu sors ça, Fouad ? demandai-je.
— Jette un œil. » Il sourit. Pas terribles non plus, ses dents.
Je péchai l’une des chaînes au fond de la boîte, essayai de l’examiner de plus près mais la lumière du club était trop faible. Je retournai l’étiquette. Elle indiquait deux cent cinquante kiams. « Sûr, Fouad, fis-je, dubitatif. Les touristes et les clients du quartier se plaignent déjà de devoir payer un verre huit kiams. J’ai l’impression que tu vas rencontrer certaines réticences…
— Eh bien, c’est que je les vends pas autant.
— Et à combien tu les vends, au juste ? »
Il-Manhous ferma les yeux, faisant mine de se concentrer.
Puis il me regarda comme s’il implorait une faveur : « Cinquante kiams ? »
Je regardai de nouveau dans la boîte et touillai les chaînes à mon tour. Je secouai la tête.
« D’accord, dit Fouad, dix kiams, mais yaa lateef ! Là, je fais plus aucun bénéfice.
— Peut-être que tu pourrais les vendre à dix, admis-je. Les étiquettes viennent de chez l’un des meilleurs bijoutiers de la ville. »
Fouad m’arracha la boîte des mains. « Alors, elles valent plus que dix, hein ? »
Je rigolai. « Tu vois, expliquai-je à Kmuzu, les chaînes sont en vulgaire métal doré. Ça vaut sans doute pas plus de cinquante fiqs. Notre Fouad que voici s’introduit dans telle ou telle boutique de luxe et pique quelques étiquettes avec le nom classieux de la boîte et un prix à trois chiffres. Puis il colle les étiquettes à sa camelote et la fourgue à des touristes bourrés. Et il s’imagine qu’ils remarqueront pas ce qu’ils achètent, en plein soleil, en plus.
— C’est bien pour ça que je voulais te demander si ça pourrait se faire que je vienne durant le service de nuit, dit Fouad. Y fait encore plus sombre ici la nuit. Ça marcherait sans doute bien mieux.
— Nân. Si Indihar veut bien que t’arnaques les touristes dans la journée, c’est son problème. Mais j’aime autant pas te voir faire ça ici le soir quand je suis susceptible d’être dans le coin.
— À l’extérieur du Boudayin, yaa sidi, prononça Kmuzu, sur un ton menaçant, on vous trancherait les mains si on vous prenait à faire ça. »
Air horrifié de Fouad. « Tu les laisserais pas me faire une chose pareille, hein, Marîd ? »
Je haussai les épaules. « “Coupez la main du voleur et de la voleuse pour salaire de leurs gains et châtiment de Dieu, car Dieu est le puissant, le sage“. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le saint Qur’ân. T’aurais intérêt à y jeter un œil[6]. »
Fouad serra la boîte contre sa poitrine creuse. « Attends d’avoir un jour besoin de moi, Marîd ! » s’écria-t-il. Puis il se dirigea en trébuchant vers la porte, renversant une chaise et bousculant Pualani au passage.
« Il s’en remettra, dis-je à Kmuzu. Dès demain, il sera de retour. S’rappellera même plus ce que tu lui as dit.
— C’est regrettable, dit Kmuzu, gravement. Un de ces quatre, il essaiera de vendre une de ces chaînes au mauvais client. Il risque de le regretter pour le restant de ses jours.
— Ouais, mais ça, c’est tout Fouad. Bon, là-dessus, moi faut que je cause à Indihar avant le changement d’équipe. Ça te dérange si je te laisse seul deux trois minutes ?
— Pas du tout, yaa sidi. » Il me fixa d’un œil vide durant quelques instants. Ça me décontenançait toujours quand il faisait ça.
« Je vais te faire apporter un autre thé glacé. » Sur quoi je me levai et gagnai le bar.
Indihar rinçait des verres. Je lui avais dit qu’elle n’avait pas besoin de venir bosser jusqu’à ce qu’elle se sente mieux mais elle avait répondu qu’elle préférait travailler que rester plantée chez elle avec les gosses, à broyer du noir. Elle avait besoin d’argent pour payer la nourrice, et elle avait encore tout un tas de dettes, rapport à l’enterrement. Les autres filles tournaient autour d’elle sur la pointe des pieds, sans trop savoir quoi lui dire, quelle contenance prendre. Ça rendait l’ambiance un rien morose.
« Besoin de quelque chose, Marîd ? » Elle avait les yeux rouges, les orbites creuses. Elle détourna le regard pour fixer les verres au fond de l’évier.
« Un autre thé frappé pour Kmuzu, c’est tout.
— D’accord. » Elle se pencha vers le réfrigérateur sous le bar et sortit une carafe de thé glacé. Elle en servit un verre puis continua de m’ignorer.
Je regardai vers le bout du comptoir. Il y avait trois nouvelles dans le roulement de jour. Je ne me souvenais du nom que d’une. « Brandi, lançai-je, apporte ça au grand type, là, dans le fond.
— Tu veux dire ce kaffir ? » Elle était petite, avec de gros bras, des cuisses grasses, d’énormes implants mammaires et des cheveux ébouriffés d’un blond renforcé artificiellement. Elle portait des tatouages aux deux bras, au-dessus du sein droit, sur l’omoplate gauche, dépassant de son string, aux deux chevilles et sur le cul. Je crois qu’ils la gênaient plus qu’autre chose parce qu’elle portait en permanence un châle noir à franges quand elle s’asseyait avec des clients au bar et quand elle dansait, elle mettait des chaussures à semelles compensées rouge vif et des chaussettes montantes blanches. « Tu veux que je ramasse sa monnaie ? »
Je fis non de la tête. « C’est mon chauffeur. Il boit à l’œil. »
Brandi acquiesça et emporta le thé glacé. Je restai au bar, faisant négligemment tourner un sous-verre en liège. « Indihar », finis-je par dire.
Elle m’adressa un regard las. « J’t’ai prévenu que je voulais pas t’entendre me dire que t’étais désolé. »
Je relevai la main. « Je vais pas dire ça. Je trouve simplement que tu devrais accepter un petit coup de main à présent. Pour tes gosses, si c’est pas pour toi. J’aurais été heureux de payer une tombe dans le cimetière de tes beaux-parents. Chiri serait ravie de te prêter tout l’argent qu’il…»
Indihar laissa échapper un soupir exaspéré et s’essuya les mains avec le torchon du bar. « Voilà un autre truc que je ne veux pas entendre. Jirji et moi, on n’a jamais emprunté un sou. C’est pas maintenant que je vais commencer.
— Bon, d’accord, mais la situation est différente. Quel est le montant de la pension que te verse la police ? »
Elle jeta son torchon, dégoûtée. « Le tiers du salaire de Jirji. C’est tout. Et ils sont en train de me mener en bateau avec une sombre histoire de délai de règlement. Ils ne pensent pas pouvoir commencer à me la verser avant au moins six mois. On arrivait à peine à s’en sortir jusqu’ici. Je sais pas comment on va y arriver maintenant. Je suppose qu’il faudra que je trouve un endroit moins cher où habiter. »
Ma première idée fut que n’importe quel endroit moins cher que l’appartement d’Haffe al-Khala ne serait pas convenable pour élever des enfants. « Peut-être, dis-je. Écoute, Indihar, je crois que tu as gagné des congés payés. Alors, pourquoi pas me laisser te régler quinze jours, trois semaines d’avance, que tu puisses rester à la maison avec Zahra, Hâkim et Petit Jirji ? Ou tu pourrais en profiter pour te faire un peu de gratte, qui sait…»
Brandi revint au bar et se laissa choir près de moi, l’air dégoûté. « C’t enfoiré m’a même pas refilé de pourboire. »
Je la regardai. Elle était sans doute pas plus futée que Fouad. « Je te l’ai déjà expliqué, Kmuzu boit à l’œil. Je veux pas que t’ailles le tanner.
— Qui c’est, çui-là, ton petit copain ? » lança-t-elle avec un sourire torve.
Je regardai Indihar. « Tu tiens vraiment à garder cette pétasse ici ? »
Brandi sauta du tabouret et piqua droit vers les vestiaires. « Ça va, ça va, fit-elle, oublie qu’j’ai dit quoi que ce soit…
— Marîd, dit Indihar d’une voix basse, soigneusement contrôlée. Fiche-moi la paix. Pas de prêts, pas de marché, pas de cadeaux. D’accord ? Juste assez de respect à mon égard pour me laisser me débrouiller toute seule. »
Inutile de continuer à discuter. « Comme tu voudras. » Je fis demi-tour, regagnai la table de Kmuzu. J’aurais sincèrement voulu qu’elle me laisse l’aider d’une manière ou d’une autre. J’éprouvais pour elle une admiration sans bornes. C’était une femme bien, intelligente, et plutôt bien roulée, en plus.
Je bus un ou deux verres, tuai un peu le temps, puis il fut huit heures. Chiri et l’équipe de nuit arrivèrent et je regardai Indihar faire la caisse, régler les filles du roulement de jour et s’en aller sans dire un mot de plus à quiconque. Je m’approchai du bar pour saluer Chiri. « Je crois qu’Indihar essaie trop d’être courageuse. »
Assise sur son tabouret derrière le bar, Chiri examina les sept ou huit clients. Puis elle me dit d’une voix lointaine : « Hier, elle m’a parlé de son douzième anniversaire. Elle disait qu’elle avait connu Jirji toute sa vie. Ils ont grandi dans le même petit village. Elle avait toujours bien aimé Jirji et quand ses parents lui ont annoncé qu’ils s’étaient entendus avec les Shaknahyi pour marier leurs deux enfants, Indihar était très heureuse. »
Chiri se pencha sous le bar et sortit sa bouteille personnelle de tendé. Elle s’en versa un demi-verre et le goûta. « Indihar a eu une enfance traditionnelle, reprit-elle. Sa famille était très vieux jeu et très superstitieuse. Elle a été élevée en Égypte, un pays où l’on colporte encore ce conte de vieille femme comme quoi l’eau du Nil, quand elles en boivent, rend les filles trop passionnées. Elles épuisent leurs malheureux époux. C’est pour ça qu’on excise les filles avant le mariage.
— Des tas de pays musulmans font la même chose », observai-je.
Chiri acquiesça. « La sage-femme du village a opéré Indihar et mis de l’oignon et du sel sur la blessure. Indihar est restée au lit une semaine après ça, tandis que sa mère la gavait de poulet et de grenades. Quand elle s’est enfin relevée, sa mère lui a donné une robe neuve qu’elle venait tout juste de terminer. Le clitoris d’Indihar était cousu dans la doublure. Alors elles ont toutes les deux pris la robe et sont allées la jeter dans le fleuve. »
Je frissonnai. « Pourquoi me racontes-tu tout ça ? »
Chiri avala une nouvelle lampée de tendé. « Pour que tu comprennes tout ce que Jirji représentait pour Indihar. Elle m’a dit que l’excision avait été très douloureuse mais qu’elle était heureuse de l’avoir subie. Ça voulait dire qu’elle était enfin une vraie femme, qu’elle pouvait épouser Jirji avec la bénédiction de sa famille et de ses amis.
— Je suppose que ça me regarde pas.
— Je vais te dire, moi, ce qui te regarde pas : la tanner à propos de sa situation financière. Laisse-la tranquille, Marîd. T’as de bonnes intentions et tu as eu raison de lui proposer de l’aide après que Jirji s’est fait tuer. Mais Indihar a dit qu’elle ne voulait pas de notre argent et tu la gênes plus qu’autre chose en ramenant tout le temps le sujet sur le tapis. »
Mes épaules s’affaissèrent. « Je suppose que je ne m’en étais pas rendu compte. D’accord, merci de m’avoir averti.
— Elle s’en sortira. Et si elle a des ennuis, elle nous le fera savoir. À présent, j’aimerais bien que tu me glisses un petit mot sympa à ton Kmuzu. Il me fait craquer, ce petit chéri. »
Je haussai un sourcil. « T’essaies de me rendre jaloux, c’est ça ? Kmuzu ? C’est pas le genre gai luron, tu sais. Tu le boufferais tout cru.
— Sûr que j’aimerais bien y goûter », fit-elle en me servant son plus beau sourire affûté.
Temps de lancer un nouveau coup de sonde. « Chiri, dis-je, qu’est-ce que les trois lettres A.L.M. évoquent pour toi ? »
Elle réfléchit quelques instants. « L’Association des Lesbiennes Maternantes. Cette fille, Hanina, celle qui dansait chez Frenchy, elle était abonnée à leur bulletin. Pourquoi ? »
Je me mordillai la lèvre. « Non, ça colle pas. Si tu vois une autre signification possible, préviens-moi.
— D’accord, chou. C’est quoi, une espèce d’énigme ?
— Ouais, c’est ça, une énigme.
— Bon, je vais y réfléchir. » Elle but un peu de tendé et fixa le miroir au mur derrière moi. « Dis donc, qu’est-ce que j’apprends, t’aurais largué tout ton stock de drogues ? Jamais cru que je verrais ça de mon vivant. Faut qu’on se trouve un nouveau champion de la chimie ?
— Je suppose. J’ai vidé ma boîte à pilules juste après la mort de Jirji. »
L’expression de Chiri devint grave. « Ah bon. »
Il y eut quelques secondes de silence gêné. « Pourtant je vais te dire, avouai-je enfin. C’est pas l’envie qui m’a manqué. C’est vachement dur pour moi mais je touche plus à la drogue.
— Diminuer sa consommation est une chose mais couper totalement, ça paraît un tantinet radical. Je suppose que c’est tant mieux, mais j’ai toujours cru à la modération en toutes choses, et c’est valable pour l’abstinence aussi. »
Je souris. « J’apprécie ta sollicitude, dis-je, mais je sais ce que je fais. »
Chiri secoua tristement la tête. « Je l’espère. J’espère que t’es pas simplement en train de te bercer d’illusions. T’as pas des masses d’expérience de la sobriété. Tu pourrais te faire du mal.
— Ça ira, Chiri.
— Tu devrais peut-être passer à la boutique de Laïla dans la matinée. Elle a des mamies qui te donnent l’impression d’avoir boulotté une poignée de pilules. Elle fait toute la gamme : soleils, beautés, triamphés, R.P.M.., tout ce que tu veux. Tu t’embroches le mamie et si t’as besoin d’utiliser ton cerveau par la suite, tu l’éjectes et t’as de nouveau les yeux en face des trous.
— Je sais pas. Ça m’a l’air con. »
Chiri écarta les mains. « À toi de voir.
— Tu me fais un gin-bingara ? » Je n’avais plus envie de parler de drogue. Je recommençais à me sentir en manque.
Je regardai Yasmin danser sur scène pendant que Chiri préparait mon cocktail. Yasmin était toujours la plus chouette collection de chromosomes X-Y que je connaisse. Depuis qu’on était de nouveau copains, elle m’avait dit qu’elle regrettait d’avoir coupé ses longs cheveux bruns. Elle les laissait repousser. Tout en évoluant sensuellement au rythme de la musique, elle ne cessait de me regarder. Et chaque fois qu’elle croisait mon regard, elle souriait. Je lui rendis son sourire.
« Et voilà, chef », dit Chiri en posant devant moi le verre sur un rond de carton.
« Merci. » Je le pris, lançai à Yasmin un regard de braise et retournai m’asseoir avec Kmuzu. « Dis donc, tu sais quoi ? T’as une admiratrice secrète. »
Kmuzu prit l’air perplexe. « Que voulez-vous dire, yaa sidi ?
— Je crois bien que Chiriga aimerait te faire monter la tension, répondis-je, hilare.
— Ce n’est pas possible », fit-il. Il semblait profondément perturbé.
« Elle te plaît pas ? C’est pourtant une très chic fille. Faut pas te laisser intimider par son allure de chasseur de têtes.
— Ce n’est pas ça, yaa sidi. Je n’ai pas l’intention de me marier tant que je serai encore esclave.
— Ça convient parfaitement aux plans de Chiri. Je n’ai pas l’impression non plus qu’elle désire se marier.
— Je vous ai dit dès notre première rencontre que j’étais chrétien. »
Chiri se dirigea vers notre table et se joignit à nous avant que j’aie pu dire autre chose. « Comment va, Kmuzu ? demanda-t-elle.
— Je vais bien, mademoiselle Chiriga. » Le ton était presque glacial.
« Tiens, je me demandais si tu avais déjà fait ça avec une fille équipée du dernier Honey Pilar. Le Désir qui couve. C’est mon préféré. Chaque fois, j’en ai les jambes coupées, c’est tout juste si je peux encore sortir du lit.
— Mademoiselle Chiriga…
— Tu peux m’appeler Chiri, chou.
— … J’aimerais que vous cessiez de me faire des avances à caractère sexuel. »
Chiri me regarda, haussa les sourcils. « Est-ce que je fais des avances à caractère sexuel ? Je lui demandais seulement s’il avait déjà fait ça…
— Dites, c’est vrai qu’Honey Pilar a encore divorcé ? » C’était Rani, l’une des débs du roulement de nuit qui s’était laissé couler jusqu’à notre table. Manifestement, pas un client ne semblait enclin à lâcher des pourboires ou payer des cocktails. Je savais que la soirée ne marchait pas fort quand nous devenions, Kmuzu et moi, la principale attraction de la boîte.
Chiri se mit en rogne : « Je veux te voir monter sur cette bon Dieu de scène ! Et danser ! » Sur quoi elle se leva et regagna son comptoir. Lily, la jolie sexchangiste belge, ôta son corsage et partit faire son numéro.
J’étouffai un bâillement : « Je crois que j’ai eu ma dose pour ce soir. Allez viens, Kmuzu. On rentre. »
Yasmin vint me poser la main sur le bras. « Est-ce que tu reviendras demain ? J’ai besoin de te causer d’un truc personnel.
— Tu veux en parler tout de suite ? »
Elle détourna les yeux, embarrassée. « Non. À un autre moment. Mais je voulais te donner ça. » Elle sortit de sa poche sa calculette à Yi-King. Elle ne jurait que par le Yi-King, et persistait à croire qu’il avait prédit avec exactitude tous les terribles événements advenus plusieurs mois auparavant. « Peut-être que t’en auras de nouveau besoin.
— Je ne pense pas. Pourquoi ne la gardes-tu pas ? »
Elle me déposa le truc dans la main et referma mes doigts dessus. Puis elle m’embrassa. C’était un baiser doux, tranquille, sur les lèvres. Je fus surpris de découvrir qu’il me laissait tremblant.
Je souhaitai bonne nuit à Chiri, aux débs et aux changistes, et Kmuzu sortit derrière moi dans la nuit rauque et torride de la Rue. Nous redescendîmes à pied jusqu’à la porte pour récupérer la voiture. Tout le long du chemin du retour, Kmuzu m’expliqua qu’il avait trouvé Chiri vraiment trop effrontée et impudique.
« Mais tu la trouves quand même sexy ? lui demandai-je.
— Là n’est pas la question, yaa sidi », rétorqua-t-il. Sur quoi, il se concentra exclusivement sur la conduite.
Une fois rentré au domaine de Friedlander bey, je montai dans ma suite et tâchai de me détendre. Je sortis un calepin, m’étendis sur le lit et cherchai à ordonner mes pensées. J’avisai le Yi-King électronique de Yasmin et ris doucement. Sans raison précise, je pressai la touche blanche marquée H. La petite machine carillonna sa ritournelle puis une voix de femme synthétique annonça : « Hexagramme six. Soung/Le conflit. Modifications aux première, seconde et sixième ligne. »
J’écoutai le jugement et le commentaire puis pressai la touche L pour avoir les lignes, ou plutôt les traits. En définitive, ça se résumait à l’avertissement que j’étais dans une période difficile et que si j’essayais à tout prix d’atteindre mon but, je serais confronté à tout un tas de conflits. Je n’avais pas besoin d’un ordinateur de poche pour me dire ça.
L’image était « Le ciel au-dessus des eaux » et le conseil était de ne pas m’éloigner de chez moi. Le problème, c’est qu’il venait un rien trop tard. « Si l’on est décidé à affronter les difficultés, avertit la femme mécanique, on fera de maigres progrès qui se retourneront bientôt, laissant dans une situation pire qu’avant. Esquiver tous ces ennuis en cultivant son jardin et en ignorant ses adversaires puissants. »
Merde, ça m’aurait bien plu de pouvoir le faire. Plaquer définitivement Abou Adil et Jawarski, classer Shaknahyi parmi les tragédies douloureuses, et laisser Papa se dépatouiller avec Umm Saad en ordonnant aux Rocs parlants d’aller tordre le cou à cette sournoise. J’aurais pu aussi laisser à ma mère une enveloppe bourrée de fric, dire bye-bye au club de Chiriga et me tirer par le premier bus.
Malheureusement, rien de tout cela n’était possible. Je fixai le Yi-King-gadget avec rancœur, puis me souvins que les traits transformés me donnaient un second hexagramme susceptible d’indiquer la tendance des événements. Je pressai la touche idoine.
« Hexagramme dix-sept. Souei/ La suite. Tonnerre au milieu du lac. »
Quoi que cela pût signifier. On m’annonçait l’arrivée de circonstances tout à fait favorables. Tout ce que j’avais à faire, c’était d’accorder harmonieusement mes actes aux personnalités des gens à qui j’avais à faire. Je devais simplement m’adapter aux exigences du temps.
« Parfait, dis-je tout haut, c’est exactement ce que je vais faire. J’aimerais juste que quelqu’un m’indique ce que sont les “exigences du temps”.
— Ce genre de divination est blasphématoire, intervint Kmuzu. Toutes les religions orthodoxes du monde l’interdisent. » Je ne l’avais pas entendu pénétrer dans ma chambre.
« L’idée de synchronisme a une certaine logique », observai-je. À vrai dire, mon opinion sur le Yi-King était bien proche de la sienne mais j’estimais de mon devoir de le harceler un maximum. Quelque chose parviendrait peut-être à le décoincer.
« Vous vous frottez à des gens dangereux, yaa sidi. Vos actes devraient être guidés par la raison, non par ce jouet puéril. »
Je lui lançai le gadget de Yasmin. « T’as raison, Kmuzu. Un truc pareil pourrait être dangereux, aux mains d’un idiot trop crédule.
— Je le restituerai dès demain à Mlle Yasmin.
— Parfait.
— Aurez-vous besoin d’autre chose ce soir ?
— Non, Kmuzu. Je m’en vais juste écrire quelques notes puis j’irai me coucher.
— Alors bonne nuit, yaa sidi.
— Bonne nuit, Kmuzu. » Il referma la porte de ma chambre derrière lui.
Je me levai pour me dévêtir puis retirai le couvre-lit et me rallongeai. Je me mis à écrire une liste de noms sur mon carnet : Friedlander bey, Reda Abou Adil et Umar Abdoul-Qawy, Paul Jawarski, Umm Saad, lieutenant Hadjar. Les méchants. Puis je fis la liste des bons : moi.
Me revint un proverbe entendu, enfant, à Alger : « Mieux vaut fuir quand ce n’est pas nécessaire que ne pas fuir quand ça l’est. » Un départ rapide pour Shanghai ou Venise me semblait la seule réaction raisonnable à cette situation.
J’imagine que le sommeil me prit alors que je songeais à garnir un sac d’habits et d’argent pour m’évanouir dans la nuit qui fleurait bon le chèvrefeuille. Je fis un rêve bizarre à propos de la boîte de Chiriga. Le lieutenant Hadjar semblait être devenu le gérant et je me pointais, à la recherche de quelqu’un qui aurait pu être Yasmin ou peut-être Fayza, l’une des mes amours adolescentes. J’avais une vague discussion avec ma mère pour savoir si j’avais oui ou non apporté une caisse de sorbet en bouteille puis je me retrouvais tout nu à l’école sans avoir révisé un examen important.
Quelqu’un était en train de me secouer en criant : « Réveillez-vous, yaa sidi !
— Qu’y a-t-il, Kmuzu ? dis-je, hagard. Qu’est-ce qui se passe ?
— La maison est en feu ! » Il me tira par le bras jusqu’à ce que je sorte du lit.
« Je ne vois de feu nulle part. » Je sentais quand même la fumée.
« Tout le rez-de-chaussée est en flammes. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il faut qu’on sorte d’ici. »
Cette fois, j’étais complètement réveillé. J’avisai d’épaisses nappes de fumée flottant au clair de lune qui entrait de biais par les fenêtres treillissées. « Ça va, Kmuzu. Je vais aller réveiller Friedlander bey. Crois-tu que toute la maison est en flammes ou seulement cette aile ?
— Je ne suis pas sûr, yaa sidi.
— Alors, file à l’aile opposée réveiller ma mère. Et veille à ce qu’elle s’en tire indemne.
— Et Umm Saad également.
— Ouais, t’as raison. » Il quitta ma chambre en hâte. Avant de gagner le couloir, je m’arrêtai près du téléphone de mon bureau. Je composai le numéro d’urgence mais la ligne était occupée. Je grommelai un juron et refis une tentative. Toujours occupé. Je rappelai sans discontinuer. Au bout de ce qui me parut une éternité, une voix de femme répondit : « Au feu », m’écriai-je. Depuis le temps, j’étais paniqué. « La maison de Friedlander bey, près du quartier chrétien.
— Merci, monsieur, dit la femme. Les pompiers sont en route. »
L’atmosphère devint irrespirable, la fumée âcre me brûla le nez et la gorge quand je me penchai pour essayer de respirer. Je marquai un arrêt à la porte de la suite, puis retournai au pas de course récupérer mon jean. Je savais qu’on est censé quitter un immeuble en feu au plus vite mais je n’avais pas encore vu réellement de flammes et je n’avais pas l’impression de courir un danger immédiat. Il se révéla que j’avais tort ; alors que je perdais du temps à enfiler mon pantalon, j’étais déjà brûlé par les cendres incandescentes en suspension dans l’air. Je ne m’en rendis pas compte sur le coup mais j’étais en train de subir des brûlures au second degré à la tête, au cou, aux épaules – tous les endroits exposés. Ma pilosité avait pris un sacré coup de feu mais ma barbe m’avait protégé le visage. Je me suis promis depuis de ne plus jamais la raser.
Je vis les premières flammes dans le corridor. La chaleur était intense. Je courus, les bras autour de la tête, essayant de me protéger le visage et les yeux. Je n’avais pas fait trois mètres que mes semelles étaient complètement carbonisées. Je tambourinai à la porte de Papa, certain que j’allais mourir ici, à tenter courageusement mais stupidement de sauver un vieillard sans doute déjà mort. Une idée me passa par la tête, le souvenir de Friedlander bey me demandant si j’aurais encore le courage de respirer du feu.
Pas de réponse. Je tambourinai plus fort. La chaleur me faisait cloquer la peau du dos et des bras et je commençais à suffoquer. Je reculai d’un pas, levai la jambe droite et la projetai de toutes mes forces contre la porte. Rien ne se produisit. Elle était verrouillée et le pêne s’était sans doute dilaté avec la chaleur. Je donnai un nouveau coup de pied et cette fois le cadre en bois autour de la serrure se fendit. Encore un coup et la porte se rabattit, percutant le mur de l’antichambre de Papa.
« Ô cheikh ! » criai-je. Les rouleaux de fumée étaient encore plus denses. Il y avait une âcre odeur de plastique fondu et je savais qu’il allait falloir sortir Papa très vite, avant de nous retrouver l’un et l’autre suffoqués par les fumées toxiques. Cela diminua encore mes espoirs de le trouver en vie. Sa chambre était au fond à gauche, et là aussi la porte était fermée à clé. Je la défonçai d’un coup de pied, ignorant la douleur qui me poignarda la cheville et le mollet. J’aurais bien le temps de soigner mes blessures par la suite – si j’en réchappais.
Papa était éveillé, étendu dans son lit sur le dos, les mains serrant le drap qui le recouvrait. Je courus à lui. Ses yeux suivaient tous mes gestes. Il ouvrit la bouche pour parler mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Il leva faiblement la main. Je n’avais pas le temps de m’appesantir sur ce qu’il voulait me communiquer ! Je rabattis simplement les couvertures et le soulevai comme si ç’avait été un enfant. Il n’était pas très grand mais avait quand même pris quelques kilos depuis l’époque de sa jeunesse athlétique. Peu importait ; je le transportai hors de la chambre avec une vigueur frénétique qui, je le savais ne durerait pas longtemps. « Au feu ! » hurlai-je en retraversant l’antichambre. « Au feu ! Au feu ! » Les Rocs parlants dormaient dans la chambre contiguë à celle de Papa. Je n’osai pas reposer ce dernier pour aller les réveiller. Il fallait que je continue à me battre au milieu des flammes pour gagner un lieu sûr.
Juste comme j’atteignais le bout du couloir, deux malabars arrivèrent derrière moi. Pas un ne dit mot. Ils étaient l’un et l’autre aussi nus qu’au jour de leur naissance, mais ça ne semblait pas les gêner. Le premier me prit Friedlander bey des mains. Le second me souleva et m’emporta sur le reste du trajet, jusqu’au pied de l’escalier et dehors, dans l’air pur et frais.
Le Roc devait s’être rendu compte de la gravité de mes blessures et de mon état de fatigue à la limite de l’évanouissement. Je lui en étais terriblement reconnaissant mais je n’avais pas la force de le remercier. Je me promis de faire quelque chose pour eux dès que j’en serais capable – peut-être leur acheter quelques infidèles à torturer. Je veux dire, qu’est-ce que vous voulez offrir à Gog et Magog quand ils ont déjà tout ?
Les pompiers étaient déjà en train de déployer leur matériel quand Kmuzu vint aux nouvelles. « Votre mère est indemne, m’annonça-t-il. Il n’y avait pas d’incendie dans l’aile est.
— Merci, Kmuzu. » J’avais l’intérieur du nez à vif et douloureux, et très mal à la gorge.
L’un des pompiers me rinça avec de l’eau stérilisée puis m’enveloppa dans un linge et me rinça de nouveau. « Tenez, dit-il en me tendant un verre d’eau. Ça vous soulagera la bouche et la gorge. Il va falloir vous hospitaliser.
— Pourquoi ? » Je n’avais pas encore réalisé la gravité de mes brûlures.
« Je vais venir avec vous, yaa sidi, dit Kmuzu.
— Et Papa ? demandai-je.
— Il a également besoin de soins d’urgence, dit Kmuzu.
— Dans ce cas, nous irons ensemble. »
Les pompiers me conduisirent à une ambulance. Friedlander bey avait déjà été étendu sur une civière et chargé dans le véhicule. Kmuzu m’aida à monter. Il me fit un signe et je me penchai vers lui. Il murmura : « Pendant que vous vous remettrez à l’hôpital, je vais voir si je peux découvrir qui a mis le feu. »
Je le regardai quelques secondes, tâchant de rassembler mes pensées. Je clignai des yeux, me rendis compte que mes cils avaient brûlé. « Tu crois que c’est un incendie criminel ? »
L’ambulancier referma l’une des portes arrière. « J’en ai la preuve », dit Kmuzu. Puis le chauffeur referma la seconde porte. Quelques instants après, Papa et moi foncions dans les rues étroites, toutes sirènes hurlantes. Papa était immobile sur sa civière. Il avait l’air pitoyablement fragile. Moi-même, je ne me sentais pas si bien que ça. Je suppose que c’était ma punition pour avoir ri de l’hexagramme numéro six.