8.

Je me rappelai à quel point le prédécesseur d’Hadjar, le lieutenant Okking, aimait à m’en faire baver. Pourtant, malgré toutes les difficultés que j’avais eues à m’entendre avec lui, il avait toujours réussi à avoir le boulot fait. C’était un flic rusé, faute d’être brillant, et qui s’était toujours sincèrement préoccupé des victimes qu’il rencontrait durant le service. Hadjar était différent. Pour lui, tout ça c’était le service, d’accord, mais au-delà point final.

Je ne fus donc pas surpris de découvrir qu’Hadjar était à peu près incompétent. Shaknahyi et moi le regardâmes procéder à son enquête. Il fronça les sourcils, lorgna Blanca. « Morte, hein ? » observa-t-il.

Je vis Shaknahyi grimacer. « Nous avons tout lieu de le croire, lieutenant, dit-il d’une voix unie.

— Une idée de qui aurait voulu l’éliminer ? »

Shaknahyi me regarda, quêtant de l’aide. Je pris le relais :

« Ça pourrait être n’importe qui. Elle se sera sans doute à la fois trompée de mamie et trompée de client. »

Hadjar parut intéressé. « Vous croyez ?

— Regardez plutôt : sa broche est vide. »

Le lieutenant plissa les yeux. « Et alors ?

— Une mamiaque comme Blanca ne se trimbale nulle part sans avoir un truc quelconque branché. Alors, c’est suspect, voilà tout. »

Hadjar caressa sa moustache mitée. « Je me disais que vous sauriez tout là-dessus. N’empêche que ça ne nous donne pas grand-chose.

— Les gars de la criminelle peuvent faire des miracles, parfois », dit Shaknahyi sur un ton de profonde sincérité, mais son clin d’œil à mon adresse indiquait la piètre idée qu’il se faisait du service.

« Ouais, z’avez raison, dit Hadjar.

— Au fait, lieutenant, dit Shaknahyi, je me demandais si vous vouliez qu’on poursuive l’enquête sur Abou Adil. On n’a pas abouti à grand-chose avec lui, la semaine dernière.

— Vous voulez retourner le voir ? À son domicile ?

— Son majestueux domaine royal, vous voulez dire. »

Hadjar ignora ma remarque. « Je n’avais pas l’intention de vous voir persécuter le bonhomme. C’est qu’il pèse lourd dans cette ville.

— Hm-hmm, opina Shaknahyi. De toute manière, on ne persécutait personne.

— Dans ce cas, pourquoi voulez-vous l’importuner encore, d’abord ? » Hadjar me regardait mais je n’avais pas de réponse.

« J’ai dans l’idée qu’Abou Adil a un rapport quelconque avec ces homicides inexpliqués, dit Shaknahyi.

Quels homicides inexpliqués ? » demanda Hadjar.

Je vis Shaknahyi grincer des dents. « Il y a eu trois homicides inexpliqués ces deux derniers mois. Quatre à présent, en la comptant. » Il indiqua de la tête le corps de Blanca que l’assistant du médecin légiste venait de recouvrir d’un drap. « Ils pourraient être reliés et ils pourraient avoir un rapport avec Reda Abou Adil.

— Il n’y a pas d’homicides inexpliqués, pour l’amour du ciel, se fâcha Hadjar. Il y a seulement des dossiers en cours, point final.

— Des dossiers en cours », dit Shaknahyi. Je voyais bien qu’il était franchement écœuré. « Vous avez encore besoin de nous, lieutenant ?

— Je suppose que non. Vous pouvez tous les deux retourner au boulot. »

Nous laissâmes Hadjar et ses inspecteurs enquêter sur les restes de Blanca, ses vêtements, la poussière et les ruines moisies de la baraque. Dehors, sur le trottoir, Shaknahyi me tira par le bras, m’arrêtant avant que je remonte en voiture. « Qu’est-ce que c’était que cette histoire de mamie disparu ? » me demanda-t-il.

Je rigolai. « Du flan, mais Hadjar verra pas la différence. Ça lui fournit un sujet de réflexion, malgré tout, pas vrai ?

— C’est bon pour le lieutenant de réfléchir de temps à temps à quelque chose, reconnut-il. Sa cervelle a besoin d’exercice. » Il me sourit, hilare.

D’un commun accord, nous décidâmes que ça suffisait pour aujourd’hui. Le ciel s’était couvert et un vent chaud se mit à nous souffler brusquement de la fumée et de la poussière au visage. Au loin, le tonnerre grondait, furieux, menaçant. Shaknahyi avait envie de retourner au commissariat, mais j’avais un autre truc à régler d’abord. Je déclipsai mon téléphone de ceinture et lui énonçai le code de Chiri. J’entendis sonner huit ou neuf fois avant qu’elle décroche. « Vas-y, cause. » Elle avait l’air en rogne.

« Chiri ? C’est Marîd.

— Qu’est-ce que tu veux encore, fils de pute ?

— Écoute, tu m’as même pas laissé une chance de m’expliquer. Ce n’est pas de ma faute.

— Tu l’as déjà dit. » J’entendis un rire méprisant. « Les derniers mots bien connus, chou : C’est pas de ma faute. C’est ce qu’a dit mon oncle quand il a vendu ma maman à un salaud de négrier arabe.

— Je ne savais pas…

— Laisse tomber, c’est même pas vrai. Tu voulais avoir une chance de t’expliquer, alors explique. »

Bon, j’étais au pied du mur, mais voilà que je ne savais plus du tout quoi lui dire. « Je suis vraiment désolé, Chiri. »

Elle se contenta de rigoler. Pas un rire amical.

Je me jetai à l’eau. « Un matin, je me suis levé et Papa m’a annoncé : Tiens, désormais t’es propriétaire du club de Chiriga, c’est-y pas merveilleux ? Qu’est-ce que tu voulais que je lui dise ?

— Je te connais, chou. Je t’imagine pas dire quoi que ce soit à Papa. Il a même pas eu besoin de te couper les couilles. Tu les lui as vendues. »

J’aurais pu mentionner que Friedlander bey avait payé pour me faire câbler le centre de la douleur et qu’il pouvait le stimuler quand il le voulait. C’était comme ça qu’il me tenait. Mais Chiri n’aurait pas compris. J’aurais pu lui décrire les tortures que Papa pouvait m’infliger à n’importe quel moment en effleurant la bonne touche. Rien de tout cela n’avait d’importance pour elle. Tout ce qu’elle savait, c’est que je l’avais trahie.

« Chiri, on est copains depuis un bout de temps. Essaie de comprendre. Papa s’est toqué d’acheter ton club et de me le donner. Je n’en savais rien de rien auparavant. J’en voulais pas quand il me l’a donné. J’ai bien essayé de lui dire mais…

— Ça, je parie. Je parie que tu lui as dit ça. »

Je fermai les yeux, inspirai un grand coup. J’avais l’impression que tout ça l’amusait énormément. « Je lui ai dit à peu près tout ce qu’on peut dire à Papa sur n’importe quel sujet.

— Mais enfin, pourquoi ma boîte, Marîd ? Le Boudayin est plein de bars miteux. Pourquoi choisir la mienne ? »

Je connaissais la réponse : parce que Friedlander bey était en train de m’arracher aux quelques relations qui me restaient de ma vie passée. Faire de moi un flic m’avait coupé de la plupart de mes amis. Forcer Chiriga à vendre son bar l’avait braquée contre moi. La prochaine fois, Papa trouverait moyen de s’assurer que Saïed le demi-Hadj ne puisse plus me blairer à son tour. « C’est simplement son sens de l’humour, Chiri, dis-je, en désespoir de cause. Simplement sa façon de prouver qu’il est toujours dans le coup, toujours aux aguets, toujours prêt à nous frapper de sa foudre au moment où on s’y attend le moins. »

Il y eut un long silence au bout de la ligne. « Et t’as pas de tripes, en plus. »

Ma bouche s’ouvrit et se referma. Je ne savais pas de quoi elle causait. « Hein ?

— Je disais que t’étais un panya sans tripes. »

Elle me balançait toujours son swahili. « C’est quoi, un panya, Chiri ?

— Ça ressemble à un gros rat, mais en plus con et en plus moche. T’as même pas osé faire ça en personne, hein, mon salaud ? T’aimes mieux pleurnicher au téléphone. Eh bien, va falloir que tu viennes me voir en face. Point final. »

Je fermai hermétiquement les yeux et fis la grimace. « D’accord, Chiri, tout ce que tu voudras. Tu peux passer au club ?

— Le club, tu dis ? Tu veux dire, mon club ? Le club dont j’étais propriétaire ?

— Ouais. Ton club. »

Elle grommela : « Tu peux courir, espèce de crétin dégénéré. Il est hors de question que je remette les pieds là-bas tant que les choses n’auront pas changé comme je l’entends. Mais je veux bien te rencontrer ailleurs. Je serai chez Courane dans une demi-heure. C’est pas dans le Boudayin, chéri, mais je suis sûre que tu sauras trouver. Montre-toi si tu te crois de taille. » Il y eut un déclic sonore et je me retrouvai avec le bourdonnement de la tonalité.

« T’a mené par le bout du nez, hein ? » dit Shaknahyi. Il avait goûté mon malaise jusque dans les moindres détails. Le type était sympa mais c’était quand même un vrai salaud, des fois.

Je raccrochai le téléphone à ma ceinture. « Ça te dit quelque chose, le bar de Courane ? »

Il renifla. « V’ là un zigue, un chrétien, qui s’est pointé dans la cité il y a quelques années. » Il pilotait notre voiture dans le dédale de Rasmiyya, un faubourg à l’est du Boudayin dans lequel je n’avais jamais mis les pieds. Shaknahyi poursuivit : « S’appelait Courane. Se disait poète mais personne en a vu des masses de preuves. En tout cas, il réussit à faire un malheur auprès de la communauté européenne. Un jour, il ouvre ce qu’il appelle un salon, tu vois. Ambiance bar sombre, tranquille, tout en osier, verre et inox. Plein de plantes vertes en plastique. Aujourd’hui, il n’est plus le chéri des roumis, mais il continue à jouer la mélancolie de l’expatrié.

— Comme Weinraub à la terrasse de Gargotier, remarquai-je.

— Ouais. Sauf que Courane est dans ses murs. Il reste là toute la journée sans déranger personne. Faut lui reconnaître ça. Et c’est là-bas que tu dois retrouver Chiri ? »

Je le regardai, haussai les épaules. « C’est elle qui a choisi. »

Grand sourire de Shaknahyi. « Tu tiens vraiment à te faire remarquer en débarquant là-bas ? »

Je soupirai. « Par pitié, non », grommelai-je. Ce Jirji, quel blagueur.

Vingt minutes plus tard, nous étions dans un quartier bourgeois de maisons d’un ou deux étages. Les rues étaient plus larges que dans le Boudayin et les bâtiments chaulés étaient séparés par des bandes de terrain dégagé, plantées de buissons et d’épineux en fleurs. De hauts palmiers dattiers s’inclinaient, tels des ivrognes, au bord de la chaussée. Le quartier semblait déserté, ne fut-ce que par l’absence d’enfants criant et se querellant sur les trottoirs ou se poursuivant à tous les coins de rue. C’était un quartier bien calme, bien rangé. Tellement paisible qu’il me mettait mal à l’aise.

« Courane est juste au coin », dit Shaknahyi. Il vira dans une rue plus pauvre, tout juste un passage. Un côté était délimité par le mur du fond des mêmes bâtisses à toit en terrasse. On voyait de petits balcons à l’étage et des fenêtres brillamment éclairées que fermaient des persiennes constituées de petites baguettes de bois. De l’autre côté de la ruelle, il y avait des immeubles barricadés et quelques commerces : l’échoppe d’un bourrelier, une boulangerie, un restaurant spécialisé dans les plats de haricots, un bouquiniste.

Il y avait enfin la boîte de Courane, bien déplacée dans ces parages confinés. Le propriétaire avait disposé quelques tables à l’extérieur, mais personne ne se prélassait sur les sièges d’osier peints en blanc à l’ombre des parasols Cinzano. Shaknahyi coupa le contact et nous descendîmes de voiture. Je supposai que Chiri n’était pas encore arrivée, ou bien qu’elle m’attendait à l’intérieur. J’avais des crampes d’estomac.

« Agent Shaknahyi ! » Un homme d’âge mûr vint à notre rencontre, un sourire accueillant sur le visage. Il était à peu près de ma taille, avec peut-être huit ou dix kilos de plus ; cheveux bruns, légèrement clairsemés, coiffés en arrière. Il serra la main de Shaknahyi, puis se tourna vers moi.

« Sandor, dit Shaknahyi. Je te présente mon collègue, Marîd Audran.

— Enchanté, dit Courane.

— Puisse Allah accroître votre honneur », dis-je.

Courane eut l’air amusé. « C’est cela… Bon, les gars, je peux vous offrir quelque chose ? »

Je jetai un œil à Shaknahyi. « Est-ce qu’on est en service ?

— Nân », répondit-il. Je commandai mon truc habituel et Shaknahyi un soda. Nous suivîmes Courane dans son établissement. Lequel était exactement comme je l’imaginais : tables en verre et chrome étincelant, chaises d’osier blanc, superbe bar ancien en bois sombre poli, ventilateurs de plafond aux pales chromées, et, comme Shaknahyi l’avait mentionné, quantité de plantes artificielles poussiéreuses posées dans les angles ou dans des paniers suspendus au plafond.

Chiriga était assise à une table près du fond de la salle. « Comment va, Jirji ? Marîd ?

— Ça va, dis-je. Je t’offre quelque chose ?

— J’ai jamais refusé une invitation. » Elle leva son verre. « Sandy ? » Courane hocha la tête et fila préparer nos boissons.

Je m’assis à côté de Chiri. « Bon, fis-je, mal à l’aise, je voudrais te proposer de revenir bosser au club.

— Yasmin m’avait parlé d’un truc dans le genre, répondit Chiri. Plutôt gonflé de ta part de demander ça, non ?

— Écoute, je t’ai dit quelle était la situation. Combien de temps encore vas-tu maintenir cette attitude ? »

Chiri m’adressa un petit sourire. « Je sais pas. Je m’amuse énormément. »

J’étais à bout. Mon sentiment de culpabilité a des limites. « Parfait. Va te trouver un autre boulot ailleurs. Je suis sûr qu’une grande kaffir robuste comme toi n’aura aucun mal à trouver quelqu’un d’autre qui soit intéressé. »

Chiri eut l’air blessé. « D’accord, Marîd, dit-elle en douceur. On arrête les frais. » Elle ouvrit son sac pour en sortir une longue enveloppe blanche qu’elle posa sur la table et poussa vers moi, « Qu’est-ce que c’est ?

— La recette d’hier de ton bon Dieu de club. T’es censé te pointer avant la fermeture, vois-tu, pour faire la caisse et payer les filles. Ou tu t’en fous ?

— Pas loin », dis-je en lorgnant les biftons. Il y en avait un sacré paquet dans l’enveloppe. « C’est bien pour ça que je veux t’engager.

— Pour faire quoi ? »

J’écartai les mains. « Je veux que tu surveilles les filles. Et j’ai besoin de toi pour séparer les clients de leur argent. C’est ta spécialité. Alors fais simplement ce que t’avais l’habitude de faire. »

Elle plissa le front. « J’avais l’habitude de rentrer tous les soirs chez moi avec tout le paquet. Elle tapota l’enveloppe. Et maintenant, je vais juste ramasser quelques kiams par-ci par-là, ce que t’auras décidé de lâcher. Ça me plaît pas des masses. »

Courane arriva avec notre commande et je le réglai. « Je comptais t’offrir bien plus que ce que touchent les débs et les changistes.

— C’est la moindre des choses. » Elle hocha la tête, l’air outré. « Tu sais quoi, chou ? Tu veux que je tienne la boîte à ta place, va falloir que tu craches. Les affaires sont les affaires, et le boulot c’est le boulot. Je veux cinquante pour cent.

— Tu te bombardes associée ? » Je m’étais attendu à un truc dans le genre. Chiri sourit lentement, révélant ses longues canines affûtées. Pour moi, elle valait bien plus de cinquante pour cent. « Tope là », dis-je.

Ça parut la surprendre, comme si elle ne s’était pas attendue à me voir céder si facilement. « J’aurais dû demander plus, observa-t-elle, amère. Et pas question que je danse sauf si ça me dit.

— Parfait.

— Et le nom de la boîte reste Chez Chiriga.

— Pas de problème.

— Et tu me laisses m’occuper d’engager et virer le personnel. J’ai pas envie de me carrer Fanya Belles-Gambettes simplement parce qu’elle t’aura embobiné pour se faire prendre. Cette pouffiasse se bourre tellement la gueule qu’elle gerbe sur les clients.

— T’exiges beaucoup de choses, Chiri. »

Elle me lança un sourire carnassier. « C’est chiant de rembourser ses dettes, hein ? »

Chiri était en train de profiter au maximum de la situation. « D’accord, tu t’occupes du recrutement. »

Elle s’interrompit pour boire son second verre. « Au fait, reprit-elle, c’est cinquante pour cent de la recette brute que je touche, n’est-ce pas ? »

Elle était terrible. « Euh, ouais, fis-je en riant. Qu’est-ce que tu dirais que je te raccompagne dans le Boudayin ? Tu pourrais commencer à bosser cet après-midi.

— J’y suis déjà passée. J’ai confié la boîte à Indihar. » Elle remarqua que son verre était encore vide et le leva en faisant signe à Courane. « Tu veux faire une partie, Marîd ? » Du pouce, elle indiqua l’arrière-salle, où Courane avait installé une Transpex.

C’est un jeu qui permet à deux personnes équipées d’implants corymbiques, installées l’une en face de l’autre, de se brancher sur l’unité centrale de la machine. Le premier joueur imagine en détail un scénario bizarre qui devient un environnement parfaitement réaliste pour le second joueur qui marque des points en fonction de sa faculté d’adaptation – ou de survie. Puis celui-ci fait à son tour subir la même épreuve au premier.

C’est un jeu super pour parier de l’argent. Au début, pourtant, il me flanquait une trouille bleue, parce que tant qu’on est en train de jouer, on oublie que ce n’est qu’un jeu : ça semble absolument réel. Chaque joueur exerce sur son adversaire des pouvoirs quasiment divins. Le modèle de Courane paraissait ancien – une de ces versions dont un mécanicien habile pouvait aisément court-circuiter les dispositifs de sécurité. Le bruit courait que des gens avaient eu des attaques et des infarctus alors qu’ils étaient connectés sur une Transpex trafiquée.

« Vas-y, Audran, dit Shaknahyi. Voyons un peu ce que tu vaux.

— D’accord, Chiri. Jouons. »

Elle se leva et gagna le coin de la Transpex. Je la suivis à mon tour, et Courane et Shaknahyi nous emboîtèrent le pas. « Tu veux parier les autres cinquante pour cent de mon club ? » proposa-t-elle. Ses yeux étincelaient derrière le bord de son verre à cocktail.

« J’peux pas faire ça. Papa ne serait pas d’accord. » J’étais plutôt confiant, après avoir avisé la liste des meilleurs scores affichée par la machine. Le maximum à la Transpex est de 1000 points et ma moyenne était dans le haut des 800. Les records sur cette machine étaient inférieurs à 750. Peut-être qu’ils étaient si bas parce que le bar de Courane n’attirait pas des masses de marginaux toqués dans mon genre. « Mais je veux bien parier le contenu de l’enveloppe. »

Ça lui parut une proposition correcte. « Je peux suivre », me dit-elle. Je ne doutais pas que Chiri fût en mesure de rassembler une jolie somme quand le besoin s’en faisait sentir.

Courane renouvela les consommations de tout le monde. Shaknahyi tira un siège en osier assez près pour voir les images générées par ordinateur des illusions que Chiri et moi allions créer. Je glissai cinq kiams dans la machine. « Tu peux commencer, si tu veux.

— D’ac, dit Chiri. Ça va être marrant de te faire un peu transpirer. » Elle prit l’un des connecteurs à mamie qui sortaient de la Transpex et l’enficha dans sa broche corymbique puis elle pressa la touche JOUEUR UN sur la console. Je pris le second connecteur, murmurai « Bismillah », et programmai le JOUEUR DEUX.


Au début, il n’y eut qu’une sorte de brume tiède et vacillante, parcourue de veines chatoyantes, comme une nacre irisée. Audran était perdu dans un nuage, mais il n’éprouvait aucune angoisse. Tout était absolument immobile et silencieux, sans même un souffle de brise. Il décelait autour de lui l’existence d’un parfum discret, une odeur d’air marin. Puis les choses se mirent à changer.

À présent, il flottait sur le nuage, ni assis ni debout, mais plutôt comme dérivant dans l’espace, paisiblement, sans effort. Audran n’était toujours pas inquiet ; c’était une sensation parfaitement confortable. Ce n’est que progressivement que le brouillard commença à se dissiper. Avec stupéfaction, Audran se rendit compte qu’il ne flottait pas mais qu’il nageait dans une mer tiède, miroitant au soleil.

Sous lui ondulaient les longs filaments d’algues accrochées à des escarpements de coraux brillamment colorés. Des anémones de toutes formes et de toutes couleurs tendaient vers lui leurs tentacules mais il fendait l’eau avec aisance, hors de leur portée.

Sa vue n’était pas très bonne, mais ses autres sens lui apprenaient ce qui se passait autour de lui. L’odeur d’air salé avait été remplacée par quantité d’arômes subtils qu’il n’aurait su nommer mais qui étaient tous douloureusement familiers. Des sons lui parvenaient, flots de bruits sifflants aux résonances caverneuses.

Il était un poisson. Il se sentait libre et fort, et il avait faim. Audran plongea vers le fond ondulant de la mer, près des anémones urticantes, dans le refuge desquelles se regroupaient quantité d’alevins. Il fondit sur eux en un éclair, engloutissant à pleines bouchées les créatures écarlates et jaunes. Sa faim était apaisée, du moins pour l’instant. L’odeur d’autres de ses semblables dériva vers lui, portée par les courants, et il se tourna vers son origine.

Il nagea un long moment jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il avait perdu la trace. Audran n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé. Qu’importait. Rien n’avait d’importance ici, dans ces mers étincelantes de soleil. Il brouta sur un récif luxuriant, dérangeant les délicats plumeaux, faisant détaler les crabes de porcelaine et les crevettes aux rayures écarlates.

Au-dessus de lui, l’océan s’obscurcit. Une ombre le survola et Audran ressentit un frémissement d’inquiétude. Il ne pouvait lever la tête mais les ondes de pression lui disaient que quelque chose d’énorme décrivait des cercles non loin de lui. Audran se souvint qu’il n’était pas seul dans l’océan ; c’était maintenant son tour de fuir. Il fila comme une flèche par-dessus le récif, et descendit, traçant un itinéraire en zigzag à quelques centimètres au-dessus du fond sableux.

L’ombre affamée le suivait de près. Audran chercha un endroit où se dissimuler mais il n’y en avait aucun, ni épave engloutie, ni roche, ni grotte cachée. Il vira sec et rebroussa chemin. La chose à ses trousses le suivit sans peine, paresseusement.

Soudain, elle plongea sur lui, engin de mort vorace et fou, tout en yeux noirs et morts, en dents d’acier chromé étincelantes. Chassé du fond de la mer, Audran fendit les eaux vertes en direction de la surface, même s’il savait qu’il n’y trouverait nul refuge. L’énorme bête furieuse était tout près maintenant. Dans un éclaboussement d’écume bouillonnante, Audran jaillit des vagues pour entrer dans l’air terriblement raréfié et… prit son envol. Il plana au-dessus des eaux couronnées de blanc jusqu’à ce qu’enfin il retombe, épuisé, au sein accueillant de son élément.

Et la créature de cauchemar était là, son horrible gueule béante, prête à le déchiqueter. Les mâchoires armées de poignards se refermèrent lentement, victorieuses, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus pour Audran que les ténèbres et la certitude de l’agonie imminente.


« Sacrédieu », murmurai-je alors que la Transpex rendait la main à ma conscience.

« Sacrée partie, fit Shaknahyi.

— Alors, qu’est-ce que ça donne ? » demanda Chiri. Elle avait l’air d’avoir la pêche.

« Pas mal, dit Courane. 623. C’était un scénario prometteur, mais t’es jamais arrivée à le faire paniquer.

— Merde, c’est pas faute d’avoir essayé. Je veux un autre verre. » Elle me lança un sourire bizarre.

Je sortis ma boîte à pilules et fis passer huit Paxium avec une gorgée de gin. Peut-être que dans la peau d’un poisson je n’avais pas été paralysé de terreur, mais à présent le contrecoup nerveux se faisait sacrément sentir. « Un verre pour moi aussi. J’offre une tournée générale.

— Mazette ! » dit Shaknahyi.

D’un commun accord, Chiri et moi attendîmes que nos cœurs aient repris un rythme normal. Courane apporta un plateau avec nos consommations renouvelées, et je regardai Chiri descendre la sienne en deux longues gorgées. Elle prenait des forces en prévision des tortures mentales que je m’apprêtais à lui faire subir. Elle allait en avoir besoin.

Chiri pressa la touche joueur deux sur la console et je vis ses yeux se fermer lentement. On aurait dit qu’elle faisait tranquillement la sieste. Une sieste qui n’allait pas tarder à tourner au cauchemar. Sur l’écran holographique régnait la brume opalescente au milieu de laquelle j’avais erré jusqu’à ce que Chiri décide d’en faire l’océan. J’étendis la main et pressai la touche JOUEUR UN.


Audran contemplait de haut la boule de brume, tel Allah au plus haut des cieux. Il s’attachait à bâtir une illusion minutieusement détaillée et il n’était pas mécontent de ses progrès. Au lieu de laisser celle-ci prendre graduellement forme et consistance, Audran libéra d’un coup une explosion d’informations sensorielles. La femme, tout en bas, fut étourdie par la pureté de couleurs de ce monde, la limpidité du son, l’intensité des goûts, des textures, des parfums. Elle laissa échapper un cri et sa voix résonna dans l’air frais et clair comme un carillon. Elle tomba à genoux, les paupières hermétiquement closes, les mains plaquées sur les oreilles.

Audran était patient. Il attendit que la femme explore sa création. Il n’allait pas se cacher derrière un arbre, pour en jaillir et l’effrayer. La terreur viendrait bien plus tard, en son temps.

Au bout d’un moment, la femme abaissa les mains et se releva. Elle regarda autour d’elle, incertaine. Elle appela : « Marîd ? » Une fois encore, le son de sa propre voix résonna avec une précision surnaturelle. Elle regarda derrière elle, en direction des montagnes pourpres voilées de brume, au couchant. Puis elle se retourna vers l’orient, vers le bord d’un lac marécageux où se reflétait l’impossible azur du ciel. Peu importait pour Audran la direction qu’elle allait choisir ; à la fin, cela reviendrait au même.

La femme décida de suivre la côte marécageuse en direction du sud-est. Elle marcha des heures, écoutant les trilles liquides des oiseaux, respirant les senteurs poignantes de fleurs inconnues. Après un certain temps, le soleil se posa sur les crêtes des collines pourpres derrière elle, puis se glissa derrière, laissant l’illusion d’Audran dans l’obscurité. Il suscita une pleine lune, énorme et scintillante, tel un immense plateau d’argent. La fatigue gagna la femme, et finalement elle décida de s’étendre dans l’herbe parfumée pour dormir

Au matin, Audran l’éveilla par une douce averse. « Marîd ? » cria-t-elle à nouveau. Il ne daigna pas répondre. « Combien de temps encore vas-tu me laisser ici ? » Elle frissonna.

Le soleil d’or monta plus haut dans le ciel et réchauffa le matin, mais jamais la chaleur ne devint étouffante. Juste après midi, alors qu’elle avait parcouru presque un demi-tour du lac, la femme tomba sur un pavillon entièrement fait de soie cramoisie et bleu saphir. « Bon Dieu, qu’est-ce que c’est encore que ce truc, Marîd ? s’écria-t-elle. Qu’on en finisse, d’accord ? »

La femme s’approcha du pavillon, inquiète. « Ohé ? » lança-t-elle.

Un instant plus tard, une jeune fille en robe blanche sortit du pavillon. Elle était pieds nus et ses pâles cheveux blonds retombaient négligemment sur une de ses épaules. Souriante, elle portait un plateau de bois. « Faim ? demanda-t-elle d’une voix amicale.

— Oui, dit la femme.

— Je m’appelle Maryam. Je t’attendais. Je suis désolée, tout ce que j’ai, c’est du pain et du lait frais. » Elle versa celui-ci d’un pichet d’argent dans un gobelet d’argent également.

« Merci. » La femme mangea et but avidement.

Maryam s’abrita les yeux d’une main. « Est-ce que tu vas à la foire ? »

La femme secoua la tête. « Je ne sais pas de quelle foire vous voulez parler. »

Cela fit rire Maryam. « Tout le monde va à la foire. Viens, je t’emmène. »

La femme attendit tandis que Maryam s’éclipsait à nouveau dans le pavillon avec les restes du petit déjeuner. Elle ressortit peu après. « Voilà, on peut y aller, dit-elle gaiement. Nous pourrons faire connaissance tout en marchant. »

Elles finirent de contourner le lac jusqu’à ce que la femme avise un vaste ensemble de hautes tentes pointues en toile rayée, toutes surmontées de fanions bariolés claquant dans la brise. Elle entendait quantité de gens rire et crier, des bruits de haches mordant le bois, de métal frappant le métal. Elle sentait une odeur de pain qui cuit, de brioches à la cannelle, et d’agneau en train de rôtir sur des broches tournant avec lenteur au-dessus de braises rougeoyantes. Sa bouche se mit à saliver et elle sentit une irrépressible excitation croître en elle.

« Je n’ai pas un sou de monnaie à dépenser, dit-elle.

— De la monnaie ? demanda Maryam, en riant. C’est quoi, la monnaie ? »

La femme passa l’après-midi à aller de tente en tente, à voir les attractions bizarres et les exhibitions miraculeuses. Elle goûta des nourritures exotiques et but des mixtures de liqueurs inconnues. De temps à autre, elle se souvenait d’avoir peur. Elle regardait par-dessus son épaule, en se demandant quand tomberait le masque plaisant de la fantaisie. « Marîd, appela-t-elle, qu’est-ce que tu fabriques ?

— Qui appelles-tu ? demanda Maryam.

— Je ne sais pas au juste », dit la femme.

Maryam rit. « Regarde par ici », dit-elle et, tirant son hôte par la manche, elle lui montra un stand où une femme musculeuse composait un collage inquiétant à partir de griffes, de dents et d’yeux de lézards.

Elles écoutèrent des enfants jouer une étrange musique sur des instruments confectionnés avec des carcasses de petits animaux, puis elles regardèrent un groupe de vieilles femmes qui filaient leurs propres cheveux blancs et, avec le fil ainsi obtenu, tissaient des serviettes et des foulards.

L’une des vieilles édentées grimaça un sourire aux deux femmes. « Prenez, dit-elle d’une voix rocailleuse.

— Merci, grand-mère », dit Maryam. Elle choisit une paire de mouchoirs en fil de cheveux humains.

Les heures s’écoulaient et finalement le soleil se coucha. La lune se leva, aussi pleine que la veille. « Cela va-t-il durer toute la nuit ? demanda la femme.

— Toute la nuit et toute la journée de demain, dit Maryam. Pour l’éternité. »

La femme eut un frisson.

Dès lors, elle ne put se départir d’une terreur croissante, du sentiment de s’être fait attirer dans ce piège pour y être abandonnée. Elle n’avait aucun souvenir de qui elle était avant son éveil au bord du lac, mais elle était consciente d’avoir été horriblement piégée. Elle priait quelqu’un du nom de Marîd. Elle se demanda s’il s’agissait de Dieu.

« Marîd, murmura-t-elle, pleine de crainte, je voudrais que tu arrêtes tout ça. »

Mais Audran n’était pas prêt à arrêter. Il regarda Maryam et la femme, gagnées par la fatigue, découvrir une large tente garnie de coussins confortables et de draps de satin et de coton fin. Elle s’allongèrent et dormirent.

Au matin, la femme se leva, désemparée de se retrouver toujours prise au piège de la foire éternelle. Maryam leur trouva un bon petit déjeuner de saucisses, de pain grillé, de tomates cuites arrosés de thé brûlant. L’enthousiasme de Maryam n’était pas entamé, et elle conduisit la femme vers de nouvelles attractions toujours plus déconcertantes. La femme, toutefois, ne ressentait plus qu’une terreur grandissante.

« Tu me tiens ici depuis deux jours, Marîd, implora-t-elle. Je t’en prie, tue-moi ou laisse-moi partir. » Audran ne lui donna aucun signe, aucune réponse.

Elles passèrent le troisième jour à examiner une bizarrerie après l’autre : des adolescentes qui semblaient avoir des roses vivantes à la place des seins ; un fabricant de chandelles dont les articles ne produisaient pas de lumière en présence d’un infidèle ; un combat organisé entre un aveugle et deux dragons furieux ; toute une famille occupée à marteler un modèle réduit en tôle de la foire, projet qui mobilisait tous ses membres depuis des générations et ne serait peut-être jamais achevé ; une cage pleine de grillons qu’on avait dressés à chanter la Shàhada, la profession de foi musulmane[4].

L’après-midi s’écoula et, une fois encore, la nuit se mit à tomber. Partout sur la foire, des hommes enfonçaient des torches enflammées dans des supports de fer au bout de grandes piques. Pourtant, Maryam conduisait toujours la femme d’une tente à l’autre mais la femme n’appréciait plus le spectacle. Elle était emplie du sentiment d’une catastrophe imminente. Elle éprouvait un besoin pressant de fuir, mais elle savait qu’elle ne saurait même pas trouver par où sortir du champ de foire infini.

Et puis une sonnerie stridente retentit. « Qu’est-ce que c’est ? » s’écria-t-elle, surprise. Tout autour d’elle, les gens s’étaient mis à fuir. « Yallah ! cria Maryam, le visage frappé d’horreur. Cours ! Cours et sauve ta peau !

— Qu’est-ce que c’est ? hurla la femme. Dis-moi ce que c’est ! »

Maryam s’était effondrée par terre, pleurant et gémissant « Au nom d’Allah, le Bienveillant, le Miséricordieux », marmonnait-elle, encore et encore. La femme ne put tirer d’elle la moindre autre parole sensée.

Elle la laissa sur place et suivit la foule de gens terrifiés qui fuyaient parmi les tentes. Puis la femme les vit : deux géants immenses, d’une taille invraisemblable, hauts de plusieurs centaines de mètres, qui approchaient en écrasant la campagne sous leurs pas. Ils enjambèrent les montagnes au loin puis les chocs de leurs foulées saccadées se mirent à agiter les eaux du lac. Le sol ondulait à leur approche. La femme porta la main à son sein, puis recula de quelques pas.

L’un des géants tourna lentement la tête et regarda droit vers elle. Il était d’une laideur repoussante, avec une grande balafre en travers de son orbite vide et une gueule pleine de crocs ébréchés et pourris. Il éleva un bras et le tendit vers elle.

« Non, dit-elle d’une voix rendue rauque par la peur, pas moi ! » Elle avait envie de fuir mais était incapable de bouger. Le géant s’inclina vers elle, farouche et furieux. Il se pencha pour la saisir dans sa main énorme.

« Marîd ! hurla la femme. Je t’en prie ! » Rien ne se produisit, le poing du géant commença de se refermer autour d’elle.

La femme voulut tendre la main pour atteindre le câble de connexion et débrancher le mamie mais ses bras étaient figés. Elle ne s’en tirerait pas si facilement. Elle glapit lorsqu’elle se rendit compte qu’elle ne pouvait même plus se débrancher.

Le géant défiguré la souleva du sol et l’approcha de son œil unique. Son horrible sourire s’élargit et il éclata de rire devant sa terreur. Son haleine pestilentielle suffoqua la femme. Elle se débattit derechef pour lever les mains, libérer le connecteur du mamie. Ses bras étaient solidement maintenus. Elle hurla et hurla, puis finit par perdre connaissance.


Mes yeux restèrent troubles un moment, tandis que j’entendais près de moi Chiri haleter pour reprendre son souffle. Je ne pensais pas qu’elle serait retournée à ce point. Après tout, ce n’était qu’une partie de Transpex et ce n’était quand même pas la première fois qu’elle y jouait. Elle savait à quoi s’attendre.

« T’es vraiment un salaud, Marîd, dit-elle enfin.

— Écoute, Chiri, je voulais juste…»

Elle me coupa d’un signe de main. « Je sais, je sais. T’as gagné la partie et ton pari. Je suis simplement encore un peu sous le choc, c’est tout. J’aurai ton argent d’ici ce soir.

— Laisse tomber l’argent, Chiri, je…»

Je n’aurais pas dû dire ça. « Hé, espèce de fils de pute, quand je perds, je paie. Tu vas me faire le plaisir de prendre ce fric, sinon je te l’enfonce de force dans le gosier. Mais, bon Dieu, on peut dire que t’as une imagination tordue.

— Cette dernière partie, remarqua Courane, où elle était incapable de lever les mains pour débrancher le connecteur, c’était franchement hyper-délire. » Le ton était élogieux.

« Putain, le sadisme ! » Chiri frissonnait. « Bien la dernière fois que je touche à la Transpex avec toi.

— C’était pour gratter quelques points, Chiri, c’est tout. Je ne savais pas quelle était ma marque. Ça pouvait se jouer à deux-trois points près.

— T’as fini à 941 », dit Shaknahyi. Il me regardait d’un drôle d’air, comme impressionné et écœuré à la fois. « Faut qu’on y aille. » Il se leva, éclusa le fond de son verre de soda.

Je me levai à mon tour. « Tu te sens bien, maintenant, Chiri ? » Je lui posai la main sur l’épaule.

« Ça va. Je suis juste encore sous le coup. C’était comme un cauchemar. » Elle prit une profonde inspiration, puis souffla. « Il faut que je retourne au club pour libérer Indihar.

— On te ramène ? demanda Shaknahyi.

— Merci, dit Chiri, mais j’ai mon véhicule.

— Alors, à tout à l’heure, dis-je.

Kwa heri, mon salaud. » Enfin, elle daignait sourire en m’appelant ainsi. Je me dis qu’en fin de compte tout était arrangé de nouveau entre nous. J’en étais vraiment heureux.

Dehors, Shaknahyi secoua la tête et sourit. « Elle avait raison, tu sais. C’était vraiment du sadisme, ce truc. Comme une torture inutile. Tu sais que t’es vraiment malade, mon salaud.

— Peut-être.

— Et faut que je me trimbale avec toi. »

J’en avais marre de causer de ça. « C’est pas bientôt l’heure ? demandai-je.

— Quasiment. On passe d’abord au poste et ensuite, qu’est-ce que tu dirais de venir dîner à la maison ? T’as déjà quelque chose de prévu ? Tu crois que Friedlander bey peut se passer de toi une soirée ? »

Je ne suis pas un individu très sociable et je me sens toujours mal à l’aise chez les autres. Pourtant, l’idée de passer une soirée loin de Papa et de tout son cirque était immensément séduisante. « Sans problème, dis-je.

— Le temps d’appeler ma femme voir si ça marche pour ce soir.

— Je ne savais pas que t’étais marié, Jirji. »

Il se contenta de hausser les sourcils, puis énonça son code d’appel dans le téléphone. Il eut une brève conversation avec son épouse puis remit le combiné à sa ceinture. « Elle dit que c’est d’accord. À présent, elle va se démener à courir partout briquer et cuisiner. Elle est toujours affolée dès que je ramène quelqu’un à la maison.

— Elle n’a pas besoin de se mettre en frais rien que pour moi. »

Shaknahyi hocha la tête. « Oh, ce n’est pas pour toi, crois-moi. Elle vient d’une de ces familles vieux jeu, et faut tout le temps qu’elle démontre qu’elle est une parfaite femme musulmane. »

Nous fîmes halte au poste, le temps de confier la voiture aux gars du service de nuit, puis de faire rapidement le point avec Hadjar. Finalement, une fois passés au rapport, nous redescendîmes retrouver la rue. « En général, je rentre à pied sauf s’il pleut à verse, dit Shaknahyi.

— C’est loin ? » m’enquis-je. L’après-midi était agréable mais ça ne me disait trop rien de marcher.

« Quatre, cinq kilomètres, peut-être.

— Alors laisse tomber. Je cherche un taxi. » Il y en a toujours sept ou huit qui guettent le client sur le boulevard Il-Djamil, près de la porte orientale du Boudayin. Je cherchai du regard mon ami Bill, mais ne le vis pas. Nous montâmes dans un autre taxi, et Shaknahyi donna son adresse au chauffeur.

C’était un immeuble dans un quartier nommé Haffé al-Khala, la Lisière du désert. Shaknahyi et sa famille vivaient quasiment à l’extrême limite méridionale de la cité, si près du désert que des monticules de sable, comme des bébés-dunes, s’étaient infiltrés jusqu’entre les murs des édifices. Il n’y avait ni fleurs ni arbres dans ces rues-là. C’était un coin désolé, calme et mort, plus sinistre que tout ce que j’avais vu.

Shaknahyi devait avoir deviné mes pensées. « C’est tout ce que je peux me payer, confia-t-il, amer. Allez, viens quand même. C’est plus sympa à l’intérieur. »

Je le suivis dans le hall de l’immeuble, puis dans les étages, jusqu’à son appartement au troisième. Il déverrouilla la porte d’entrée et fut aussitôt assailli par deux mioches. Ils s’accrochèrent à ses jambes comme il pénétrait dans le salon. Shaknahyi se pencha en riant, posa les mains sur la tête des garçons. « Mes fils, dit-il fièrement. Voici Petit Jirji, huit ans, et Hâkim, quatre ans. Zahra en a six. Elle est sans doute dans les jambes de sa mère, à la cuisine. »

Bon, je n’ai pas des masses de patience avec les gosses. Je suppose qu’ils sont parfaits pour les autres, mais je n’ai jamais vraiment compris leur utilité. Cela dit, je peux quand même me montrer poli à leur sujet, quand il le faut. « Tes fils sont très beaux, dis-je à mon hôte. Ils te font honneur.

— C’est la volonté d’Allah », dit Shaknahyi. Il était radieux comme une vraie torche.

Il se dégagea de Petit Jirji et d’Hâkim et, à mon grand désarroi, me laissa seul avec eux pour aller voir comment avançait le souper. Je ne voulais vraiment pas le moindre mal à ces gosses mais ma philosophie en matière d’éducation est assez extrémiste. J’estime qu’on devrait garder un bébé pendant quelques jours après la naissance – jusqu’à ce que l’attrait de la nouveauté se dissipe – puis le fourrer dans une grande boîte en carton garnie des meilleurs bouquins sur la civilisation orientale et occidentale. Ensuite, on enterre la boîte et on la ressort quand le gosse a dix-huit ans.

C’est donc avec un certain malaise que je les observai, tandis que, d’abord Petit Jirji, ensuite Hâkim remarquaient ma présence, assis sur le canapé. Hâkim tituba vers moi, un pantin d’un beau rouge vif dans la main droite, un autre dans la bouche. « Et qu’est-ce que je fais, moi, maintenant ? » marmonnai-je.

« Alors, comment ça se passe, les enfants ? » lança Shaknahyi. J’étais sauvé. Il ressortit de la cuisine et s’installa près de moi dans un vieux fauteuil défoncé.

« Impec », dis-je. J’adressai une petite prière à Allah. Voilà une soirée qui risquait d’être longue.

Une petite fille au visage très mignon, très sérieux, entra dans le salon, avec une assiette en faïence garnie de pain et de hoummous[5], Shaknahyi lui prit l’assiette des mains et l’embrassa sur les deux joues. « Et voici Zahra, ma petite princesse. Zahra, je te présente oncle Marîd. »

Oncle Marîd ! Je n’avais jamais rien entendu d’aussi grotesque de toute ma vie !

Zahra me jaugea, rougit furieusement et détala se réfugier dans la cuisine tandis que son père riait aux éclats. J’ai toujours eu cet effet sur les femmes.

Shaknahyi indiqua le plat de hoummous. « Je t’en prie, rafraîchis-toi.

— Que ta prospérité s’accroisse, Jirji.

— Que Dieu prolonge ton existence. Je vais nous chercher du thé. » Il se releva et retourna dans la cuisine.

J’aurais bien aimé qu’il cesse de s’agiter. Ça me rendait nerveux et surtout en état d’infériorité numérique face à la marmaille. Je rompis un morceau de pain et le trempai dans le hoummous, sans cesser d’avoir l’œil sur Hâkim et Petit Jirji. Ils semblaient jouer paisiblement ensemble et m’avoir apparemment complètement oublié ; mais je n’allais pas me laisser berner si aisément.

Shaknahyi revint au bout de quelques minutes. « Je crois que tu connais ma femme », dit-il. Je levai les yeux. Il était devant moi avec Indihar. Il arborait son satané sourire ; elle, en revanche, n’avait pas franchement l’air heureuse.

Je me levai, ahuri. « Indihar, comment vas-tu ? » Je me sentais pas l’air crétin. « Je ne savais même pas que t’étais mariée.

— Personne n’est censé le savoir », répondit-elle. Elle lança un œil noir à son époux puis se tourna pour me fusiller du regard.

« Pas de problème, ma gazelle, dit Shaknahyi. Marîd n’en parlera à personne, n’est-ce pas ?

— Marîd est un…», commença Indihar puis elle se souvint que j’étais son hôte. Elle baissa pudiquement les yeux. « Tu honores notre famille par ta visite, Marîd », dit-elle.

Je ne savais que répondre. C’était un sacré choc : Indihar, danseuse superbe au Boudayin le jour, épouse musulmane, timide et réservée, la nuit. « Je t’en prie, dis-je, mal à l’aise, ne te mets surtout pas en frais pour moi. »

Indihar me regarda en battant des paupières avant de conduire Zahra hors du salon. Je n’aurais su dire ce qu’elle pensait.

« Prends du thé, dit Shaknahyi. Et reprends donc du hoummous. » Hâkim avait fini par trouver le courage de m’examiner. Il m’agrippa la jambe en bavant sur mon pantalon.

Ça s’annonçait encore pire que je ne l’avais craint.

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