2.

Plus tard, après le trajet de retour d’Alger et la Mauritanie, sitôt revenu chez moi dans la cité, je filai dans le Boudayin. J’avais toujours vécu au cœur du quartier fermé, mais les événements, le destin et Friedlander bey avaient désormais rendu la chose impossible. J’avais également toujours eu des tas d’amis dans le Boudayin et j’étais bien reçu partout ; mais aujourd’hui, il n’y avait en réalité que deux personnes franchement ravies de me voir : Saïed, le demi-Hadj et Chiriga, qui dirigeait une boîte sur la Rue, à mi-chemin de la grande arche de pierre à un bout et du cimetière à l’autre. Le club de Chiri avait toujours été ma seconde demeure, un refuge où je pouvais m’asseoir, boire tranquillement quelques verres en écoutant les cancans, sans être harcelé par les filles.

Dans le temps, j’avais dû tuer un certain nombre d’individus, pour la plupart en légitime défense. Plus d’un patron de bar m’avait alors dit de ne plus jamais remettre les pieds dans son établissement. Par la suite, un certain nombre de mes amis avaient jugé qu’ils pouvaient se passer de ma compagnie, mais Chiri voyait un peu plus loin que ça.

C’était une bosseuse, une grande Africaine au visage balafré de cicatrices rituelles, aux dents de cannibale taillées en pointes effilées. Pour dire vrai, je ne sais pas vraiment si ces canines ne sont qu’une simple décoration, comme les motifs tatoués sur ses joues et à son front, ou bien le signe qu’un dîner chez elle se compose de friandises implicitement et explicitement interdites par le noble Qur’ân. Chiri est une mamiaque, mais elle se considère comme une mamiaque futée. Au turf, elle est toujours elle-même. Elle s’embroche ses fantasmes chez elle, où elle ne risque de déranger personne. Je respecte son choix.

En franchissant la porte de sa boîte, la première chose qui me frappa fut une bouffée de fraîcheur bienvenue. La climatisation, si peu fiable soit-elle, comme tous les vieux matériels de fabrication soviétique, fonctionnait, pour changer. Je me sentais déjà mieux. Chiri était en grande conversation avec un client, un chauve au torse nu. Il portait un pantalon de vinyle noir à l’aspect de vrai cuir, et une menotte lui attachait dans le dos la main gauche à la ceinture. Il arborait un implant corymbique au sommet du crâne et un mamie de plastique vert pâle lui fournissait la personnalité d’un autre. Si Chiri taillait une bavette avec lui, c’est qu’il ne devait pas être dangereux et sans doute n’était-il même pas si abominable.

Chiri n’est pas excessivement patiente avec la masse de sa clientèle. Sa philosophie est qu’il faut bien que quelqu’un leur vende alcool et drogues mais que ça ne l’oblige pas à les fréquenter.

J’étais son vieux pote et je connaissais la plupart des filles qui bossaient pour elle. Bien sûr, il y avait toujours de nouvelles têtes – et je veux dire vraiment nouvelles, gravées sur des traits mornes et banals avec un talent chirurgical capable de muer une dégaine quelconque en une beauté artificielle à couper le souffle. Les anciennes employées se faisaient vider ou bien partaient fâchées mais à la régulière ; mais après avoir bossé un certain temps pour Frenchy Benoît ou pour Jo-Mama, elles finissaient par revenir à leur ancienne place. Elles me flanquaient une paix royale, parce que je leur payais rarement à boire et que leurs charmes professionnels ne m’intéressaient pas. Les nouvelles cherchaient parfois à me lever, mais en général Chiri leur disait de laisser tomber.

À leur œil impitoyable, j’étais devenu la Créature Dépourvue d’Âme. Les filles comme Blanca, Fanya et Yasmin détournaient la tête quand je surprenais leur regard. Certaines ignoraient ce que j’avais fait ou bien elles s’en moquaient, et c’étaient elles qui m’empêchaient de me sentir totalement rejeté. Malgré tout, pour moi le Boudayin était bien plus calme et solitaire que dans le temps. J’essayais de ne pas faire attention.

« Jambo, Bwana Marîd ! » lança Chiriga dès qu’elle eut noté ma présence. Elle abandonna le mamie menotté pour se laisser glisser nonchalamment derrière son comptoir, déposant un sous-verre en liège devant moi. « Tu viens partager ta fortune avec cette pauvre sauvage. Dans mon pays natal, les miens n’ont rien à manger et doivent parcourir des kilomètres pour trouver de l’eau. Ici, j’ai trouvé la paix et l’abondance. J’ai appris ce qu’était l’amitié. J’ai trouvé des hommes dégoûtants qui touchaient les parties intimes de mon corps. Tu vas me payer des consommations et me laisser de gros pourboires. Tu parleras de ma boîte à tous tes copains et ils voudront eux aussi toucher les parties intimes de mon corps. Alors je posséderai plein de colifichets bien brillants. Car tout est selon la volonté de Dieu. »

Je la dévisageai quelques secondes. Parfois, il n’est pas facile de savoir dans quel état d’esprit se trouve Chiri. « Grande fille noire déconne dans sa tête », dis-je enfin.

Elle sourit et laissa tomber son numéro d’ignare. « Ouais, t’as raison, fit-elle. Ce sera quoi, aujourd’hui ?

— Gin. » Je prends en général un gin avec un fond de bingara et des glaçons, plus un trait de citron vert de chez Rose. Le mélange est de mon invention mais je ne me suis jamais résolu à le baptiser. D’autres fois, je me prends des vodka-citron, parce que c’est ce que boit Philip Marlowe dans Le Grand Sommeil. Puis, dans les quelques occasions où j’ai vraiment envie de me bourrer au plus vite, je me rabats sur la réserve privée de Chiri et tape dans son tendé, alcool africain franchement redoutable, originaire du Soudan, du Congo ou de je ne sais où, concocté à partir d’ignames fermentés et de crapauds pélobates. Si jamais on vous offre du tendé, N’Y GOÛTEZ PAS ! Vous le regretteriez. Allah m’est témoin que je le regrette.

La danseuse qui achevait son dernier numéro était une Égyptienne répondant au nom d’Indihar. Je la connaissais depuis des années. Elle travaillait naguère pour Frenchy Benoît mais tortillait à présent son popotin dans la boîte de Chiri. Elle vint me voir en descendant de scène, drapée maintenant dans un châle pâle couleur pêche qui avait bien du mal à dissimuler ses formes voluptueuses. « Ma danse mérite un petit cadeau ? demanda-t-elle.

— Avec le plus insigne plaisir », répondis-je. Je sortis un billet d’un kiam que je glissai dans son décolleté. Si elle voulait me traiter comme un micheton, j’allais adopter le comportement idoine. « À présent, je ne risque pas de culpabiliser en rentrant chez moi, si je passe la nuit à fantasmer sur toi.

— Non, mais ça te coûtera un supplément », répondit-elle en se dirigeant, à l’autre bout du bar, vers le mec torse nu en futal vinyle.

Je la regardai s’éloigner. « J’ l’aime bien, cette fille, dis-je à Chiriga.

— C’est notre Indihar, un beau petit lot de plaisir bronzé », répondit Chiri.

Indihar était une vraie fille dotée d’une vraie personnalité, une rareté dans cette boîte. Chiri semblait préférer chez son personnel la beauté express des sexchangistes. Elle m’avait expliqué un jour que les changistes prennent mieux soin de leur apparence. C’est que leur beauté préfabriquée est toute leur vie. Allah interdit qu’un seul poil de leurs sourcils ne soit pas à sa place.

Selon ses propres critères, Indihar était elle aussi une bonne musulmane. Elle n’avait pas le crâne câblé comme la plupart des danseuses. Les imams les plus traditionalistes enseignaient que les implants tombaient sous le coup de la même prohibition que l’alcool, parce que certains individus se faisaient câbler les centres du plaisir et passaient le reste de leur brève existence dans la dépendance électronique. Même si, comme dans mon cas personnel, le centre du plaisir n’est pas touché, l’usage d’un mamie submerge intégralement la personnalité, ce qui est interprété comme de l’intempérance. Inutile de dire que, si je n’ai que la plus chaude affection pour Allah et Son Envoyé, je ne vais pas jusqu’à en être fanatique. De ce côté-là, je partage l’opinion de feu le roi Séoud qui, au XXe siècle déjà, exigeait des dirigeants islamiques de son pays qu’ils cessent de traîner les pieds dès qu’il s’agissait de progrès technologique. Pour ma part, je ne vois pas d’opposition fondamentale entre la science moderne et une conception réfléchie de la religion.

Chiri embrassa la salle du regard. « Très bien, lança-t-elle à haute voix, c’est au tour de laquelle dans le tas ? Janelle ? Je ne veux pas avoir à te redire de lever tes fesses pour retourner danser. Si j’ai encore une fois à te rappeler de jouer ta putain de musique, je te mets à l’amende de cinquante kiams. Et maintenant, magne ton gros cul. » Elle me regarda et poussa un soupir.

« La vie est dure », observai-je.

Indihar regagna le bar après avoir extorqué ce qu’elle avait pu des quelques clients maussades. Elle s’installa sur le tabouret voisin du mien. Tout comme Chiri, me parler ne semblait pas lui causer de cauchemars. « Alors, quel effet ça fait de bosser pour Friedlander bey ?

— À toi de me dire. » D’une manière ou d’une autre, dans le Boudayin, tout le monde bosse pour Papa.

Elle haussa les épaules. « Je refuserais son argent même crevant de faim, en prison, et avec un cancer. »

Ça, je suppose, c’était une allusion à peine voilée au fait que je m’étais vendu pour avoir mes implants. Je me contentai de siroter une nouvelle gorgée de gin-bingara.

Peut-être que l’une des raisons qui me poussaient à entrer chez Chiri chaque fois que j’avais besoin de me retaper le moral était que j’avais grandi exactement dans le même genre d’endroit. Ma mère était danseuse quand j’étais bébé, après que mon père avait fichu le camp. Quand sa situation était devenue difficile, elle s’était mise à lever les clients. Certaines filles dans les boîtes le font, d’autres pas. Ma mère était bien forcée. Quand ça empira encore, elle vendit mon petit frère. C’est un truc dont elle ne parle jamais. Moi non plus, d’ailleurs.

Ma mère avait fait du mieux qu’elle pouvait. Le monde arabe n’a jamais attaché de la valeur à l’éducation des femmes. Tout le monde sait comment les plus traditionalistes – entendez, les plus arriérés – des Arabes traitent leurs femmes et leurs filles. Même les chameaux ont droit à plus de respect. Cela dit, dans les grandes villes comme Damas ou Le Caire, on peut voir des femmes modernes vêtues à l’occidentale, qui travaillent hors de chez elle, et même fument dans la rue.

En Mauritanie, j’avais néanmoins constaté que les attitudes demeuraient rigides. Les femmes portaient le voile et la longue tunique blanche, avec une capuche ou un foulard pour leur couvrir les cheveux. Il y a encore vingt-cinq ans, ma mère n’avait pas sa place sur le marché du travail légitime. Mais bien sûr, il existe toujours une mince frange d’âmes perdues – d’individus qui se moquent des édits des Saintes Écritures, d’hommes et de femmes qui boivent de l’alcool, se livrent au jeu et aux plaisirs du sexe. Il y a toujours place pour une jeune femme dont les principes moraux ont été piétinés par la faim et le désespoir.

En revoyant ma mère à Alger, son aspect physique m’avait choqué. Dans mon imagination, je me l’étais représentée comme une matrone respectable, relativement aisée, installée dans un quartier confortable. Je ne l’avais pas revue, ne lui avais pas reparlé depuis des années, mais j’avais simplement imaginé qu’elle était parvenue à se hisser hors de la pauvreté et de la déchéance. À présent, je me disais qu’elle était peut-être heureuse telle qu’elle était, vieille pute hagarde et piaillarde. J’avais passé une heure avec elle, dans l’espoir d’entendre ce que j’étais venu apprendre, essayant de décider quel comportement adopter à son égard, et personnellement fort gêné vis-à-vis du demi-Hadj. Elle n’avait pas envie d’être tracassée par ses gosses. L’entrevue me laissa l’impression qu’elle regrettait de ne pas m’avoir vendu moi aussi, en même temps que mon frère Hussein Abdul-Qahhar. Elle n’appréciait guère de me voir ainsi débarquer dans sa vie après toutes ces années.

« Crois-moi, lui dis-je, ça ne me plaît pas non plus de te courir après, si je l’ai fait c’est simplement parce qu’il le fallait.

— Et pourquoi ça ? » voulut-elle savoir. Elle était avachie dans un canapé qui sentait le moisi, défoncé et couvert de poils de chat. Elle s’était versé une autre tournée mais avait négligé de nous proposer quoi que ce soit, à Saïed ou à moi.

« C’est important pour moi. » Je lui parlai de mon existence dans une cité lointaine, de ma vie de débrouille à l’échelon subsonique jusqu’à ce que Friedlander bey m’ait choisi comme instrument de sa volonté.

« Tu vis dans la cité, à présent ? » Cela dit sur un ton de regret nostalgique. J’ignorais qu’elle y était déjà allée.

« Je vivais dans le Boudayin, mais Friedlander bey m’a installé dans son palais.

— Tu travailles pour lui ?

— Je n’avais pas le choix. » Je haussai les épaules. Elle hocha la tête. Qu’elle sut également qui était Papa me surprit.

« Alors, t’es venu pour quoi, au juste ? »

Ça allait être dur de lui expliquer. « Je voulais en découvrir le plus possible sur mon père. »

Elle me lorgna par-dessus le rebord de son verre de whisky. « T’as déjà tout entendu.

— Je ne crois pas. Comment sais-tu avec certitude que ce marin français était mon père ? »

Elle inspira un grand coup, exhala lentement. « Il s’appelait Bernard Audran. Nous nous sommes connus dans un bar. À l’époque, j’habitais Sidi-bel-Abbès. Il m’a invitée à dîner. On s’est plu mutuellement. Je me suis installée chez lui. Par la suite, nous sommes venus habiter Alger, nous sommes restés ensemble un an et demi. Et puis, peu après ta naissance, un beau jour il est parti. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Je ne sais pas où il est allé.

— Moi, je sais. Six pieds sous terre, voilà où il est allé. M’a fallu du temps mais je suis arrivé à remonter assez loin dans les archives informatiques algériennes. Il y avait un Bernard Audran dans la marine de Provence, et il se trouvait en Mauritanie quand l’Union confédérale française a tenté de reprendre le contrôle de notre pays. Le hic, c’est qu’il s’est fait brûler la cervelle par un noraf non identifié plus d’un an avant ma naissance. Alors, peut-être que t’aurais intérêt à y réfléchir à nouveau, voir si tu ne peux pas avoir une image un peu plus précise de ces événements. »

Ça la mit en rogne. Elle se leva d’un bond et me balança au visage son verre à moitié vide. Il alla s’écraser sur ma droite contre le mur déjà couvert de taches dégoulinantes. Je sentais dans la pièce l’odeur âcre, entêtante, du whiskey irlandais pur. J’entendis Saïed murmurer quelque chose près de moi, une prière peut-être. Ma mère fit deux pas dans ma direction, le visage déformé par la rage. « Tu me traites de menteuse ? » glapit-elle d’une voix perçante.

Eh bien oui. « Je te dis simplement que les archives officielles racontent une histoire différente.

— Les archives officielles, j’me les mets au cul !

— Les archives disent aussi que tu t’es mariée sept fois en deux ans. Pas la moindre mention de divorce. »

Là, la colère de ma mère retomba d’un cran. « Comment ça a pu être mis sur ordinateur ? Je n’ai jamais été mariée officiellement, en tout cas pas avec certificats et tout ça.

— Je crois que tu sous-estimes le talent du gouvernement à détenir des renseignements sur les individus. C’est pourtant bien là, accessible à n’importe qui. »

Cette fois, elle avait l’air terrifiée. « Qu’est-ce que t’as trouvé d’autre ? »

Je la laissai suspendue à son propre hameçon. « Rien d’autre. Il n’y avait rien de plus. Si jamais tu voulais garder d’autres détails enterrés, t’as pas de souci à te faire. » C’était un mensonge ; j’avais appris des tas d’autres trucs sur ma chère môman.

« Bien, fit-elle, soulagée. Ça me plaît pas de te voir fouiner dans ce que j’ai fait. C’est me manquer de respect. »

J’aurais pu lui répondre mais je m’en abstins. « Ce qui a motivé toute cette quête nostalgique, commençai-je d’une voix tranquille, c’est une affaire dont je m’occupais pour Papa. » Dans le Boudayin, tout le monde appelle Friedlander bey « Papa ». C’est la rançon affectueuse de la terreur. « Le lieutenant de police qui s’occupait des affaires du Boudayin étant mort, Papa a décidé qu’on avait besoin d’une sorte d’agent de liaison, quelqu’un chargé des relations publiques entre lui et les services de police. Et il m’a demandé de prendre le poste. »

Je vis sa bouche se déformer. « Ah ouais ? T’as un pistolet, maintenant ? Tu portes un insigne ? » C’est de ma mère que je tenais mon dégoût des flics.

« Ouais, dis-je. Un pistolet et un insigne.

— Ton insigne vaut rien à Alger, mon salaud.

— L’un et l’autre m’ouvrent des portes professionnelles où que j’aille. » Je ne savais même pas si c’était vrai ici. « L’important, c’est que pendant que j’interrogeais l’ordinateur de la police, j’ai profité de l’occasion pour lire mon propre dossier et celui de quelques autres. Le truc marrant, c’est que mon nom et celui de Friedlander bey n’arrêtaient pas d’apparaître ensemble. Et pas simplement dans les archives de ces dernières années. J’ai compté au bas mot huit entrées – des indices, n’est-ce pas, mais rien de bien précis – suggérant que nous aurions des liens de sang. » Cela provoqua une réaction sonore de la part du demi-Hadj ; j’aurais peut-être dû lui parler de tout cela auparavant.

« Et après ? dit ma mère.

— Merde, c’est tout ce que t’as à répondre ? Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? T’aurais pas baisé avec Friedlander bey, au temps de ta prime jeunesse ? »

De nouveau, cet air de furie. « Merde, j’ai baisé des tas de mecs. Tu veux que je me souvienne de tous ? Je me rappelais même pas de leur tronche au moment où ils me sautaient.

— Tu voulais pas te sentir liée, c’est ça ? Tu voulais juste que ça reste entre copains ? Assez copains pour leur faire crédit ? Ou bien tu leur demandais toujours d’aligner le fric d’abord ?

— Maghrebi, s’écria Saïed, c’est ta mère ! » Je n’aurais pas cru possible de le choquer.

« Ouais, c’est ma mère. Regarde-la. »

Elle traversa la pièce en trois pas, prit son élan et me donna une grande claque en travers de la figure. Je reculai sous le choc. « Fous-moi le camp d’ici ! » hurla-t-elle.

Je portai la main à ma joue et la fusillai du regard. « Réponds d’abord à cette simple question : Friedlander bey pourrait-il être mon vrai père ? »

Sa main levée était prête à me flanquer une nouvelle calotte. « Ouais, il pourrait, tout comme quasiment n’importe quel autre mec. Retourne dans ta cité et grimpe sur ses genoux, fiston. Je ne veux plus jamais te revoir ici. »

Je la laissai volontiers sur cette victoire. Je tournai les talons, laissant derrière moi cette tache répugnante sur le mur. Je ne pris même pas la peine de fermer la porte en sortant. Le demi-Hadj s’en chargea, puis il s’empressa de me rattraper. Je dévalais les marches quatre à quatre. « Écoute, Marîd », commença-t-il. Jusqu’à ce qu’il ouvre la bouche, je n’avais pas réalisé à quel point j’étais en colère. « Je suppose que tout cela doit constituer pour toi une sacrée surprise…

— Tu crois ? Tes bougrement perspicace, aujourd’hui, Saïed.

— … mais ce n’est pas une raison pour te comporter ainsi vis-à-vis de ta mère. Rappelle-toi ce qu’il est dit…

— Dans le Qur’ân ? Ouais, je sais. Eh bien, que raconte la Voie droite au sujet de la prostitution ? Que peut-elle me dire sur le genre d’épave qu’est devenue ma sainte mère ?

— Tu parles à ton aise, tiens. S’il y a un arnaqueur plus minable que toi dans tout le Boudayin, faudra que tu me le présentes. »

J’eus un sourire glacé. « Merci beaucoup, Saïed, mais je te signale que je ne vis plus dans le Boudayin. T’as oublié ? Et je n’arnaque plus rien ni personne. J’ai un boulot régulier. »

Il cracha à mes pieds. « Dans le temps, t’aurais fait n’importe quoi pour ramasser trois kiams.

— En tout cas, ce n’est pas parce que j’étais un rebut du genre humain que ça excuse ma mère d’être elle aussi une salope.

— Dis, si t’arrêtais un peu de causer d’elle ? Je veux plus entendre parler de ça.

— Ta sympathie fait plaisir à voir, Saïed. Mais tu ne sais pas tout ce que je sais. Mon alma mater, là-haut, s’était lancée dans la location de son corps aux étrangers bien avant d’avoir à nous nourrir, mon frère et moi. Elle n’était pas l’héroïne délaissée qu’elle s’est toujours vantée d’être. Elle a repassé pas mal de vernis sur la vérité. »

Le demi-Hadj me fixa sévèrement durant plusieurs secondes. « Ah ouais ? fit-il. La moitié des filles, des changistes et des débs de notre connaissance font pareil, et tu n’as pas de problème à les traiter, elles, comme des êtres humains. »

J’allais lui répondre : « Bien sûr, sauf qu’aucune n’est ma mère. » Mais je me retins. Il aurait également bondi sur ce sentiment et d’ailleurs, même pour moi, l’argument commençait à me paraître idiot. Ma colère s’était émoussée. Je crois surtout que ça m’embêtait considérablement d’apprendre ces choses après toutes ces années. C’était dur à accepter. Je veux dire, ça m’obligeait à présent à oublier presque tout ce que j’avais cru savoir sur mon propre compte. Et pour commencer, j’avais toujours été fier de me sentir mi-berbère mi-français. Je m’habillais à l’européenne la plupart du temps – bottes, jeans et chemisette. Je suppose que je m’étais toujours senti légèrement supérieur aux Arabes parmi lesquels je vivais. À présent, j’allais devoir me faire à l’idée que je pouvais fort bien être mi-berbère mi-arabe.

Un martèlement rauque d’hispo-roc mi-XXIe siècle s’insinua dans ma rêverie. Un vague groupe oublié était en train de psalmodier je ne sais trop quoi. Je n’ai jamais pu me résoudre à apprendre tel ou tel dialecte espagnol et je ne possède pas le moindre papie de cette langue. Si jamais je me retrouve dans une réunion d’industriels colombiens, ils ont intérêt à connaître l’arabe. J’ai certes un faible pour eux à cause de leur production de narcotique, mais en dehors de ça, je ne vois pas à quoi sert l’Amérique du Sud. Le monde n’a pas franchement besoin d’une Inde hispanophone affamée et surpeuplée dans l’hémisphère occidental. Leur mère patrie l’Espagne a essayé l’islam, les Espagnols ont dit poliment non merci, et aussitôt après leur caractère national s’est volatilisé dans le néant : le châtiment d’Allah.

« J’ai horreur de cette chanson », dit Indihar. Chiri lui avait servi un verre de sharâb, la boisson que le club réserve aux filles comme elle qui s’abstiennent d’alcool. Ça a exactement la couleur du champagne. Chiri remplit toujours de glaçons un verre à cocktail avant de servir quelques doigts de soda – ça devrait fournir au client un tuyau : normalement, on ne met pas de glace dans le champagne. Mais les glaçons prennent le volume qu’aurait occupé sinon une denrée plus coûteuse. Le pigeon en sera de huit kiams plus le pourboire de Chiri. Le club refile trois billets à la fille qui a décroché la consommation. Ça motive le personnel à les descendre à une vitesse supersonique. L’excuse habituelle est que ça donne soif de tournoyer comme un derviche sous les vivats de la foule en délire.

Chiri se retourna pour observer Janelle qui en était à sa dernière chanson. Janelle ne danse pas vraiment, elle tressaute : elle fait cinq ou six pas jusqu’au bout de la scène, attend le prochain coup de pédale de la grosse caisse, puis effectue une espèce de tressaillement du torse et des épaules qu’elle doit s’imaginer torridement sexy. Elle a tort. Puis elle s’en retourne en tressautant de l’autre côté de la scène et réitère son numéro spasmodique. Et pendant tout ce temps-là, elle chante en play-back, non pas les paroles, mais la ligne mélodique du clavier. Janelle, la femme-synthétiseur. Janelle la femme synthétique serait plus proche de la vérité. Elle porte un mamie tous les jours mais il faut lui causer pour découvrir lequel. Un jour, elle sera douce et érotique (Honey Pilar), le lendemain, froide et vulgaire (Brigitte Stahlhelm). Mais quelle que soit la personnalité sur laquelle elle se branche, elle reste logée dans le même corps de réfugiée nigérienne ; un corps non modifié, qu’elle s’imagine également très sexy, deuxième erreur de sa part. Les autres filles ne se lient pas trop avec elle. Elles sont persuadées qu’elle leur pique des billets dans leur sac aux vestiaires, et elles n’aiment pas sa façon de fondre sur leurs clients quand elles doivent se lever pour aller danser. Un de ces jours, les flics vont retrouver Janelle au fond d’une rue sombre, la tronche en purée et la moitié des os en petits morceaux. En attendant, elle tressaute en mesure aux cris déchirés des claviers et des synthés-guitares.

Je me faisais chier comme un rat mort. J’éclusai le fond de mon verre. Chiri me regarda, haussa un sourcil. « Non merci, Chiri. Mais faut que j’y aille. »

Indihar se pencha pour m’embrasser la joue. « Allez, joue pas les étrangers maintenant que t’es devenu un cochon de flic fasciste.

— D’ac, dis-je en quittant mon tabouret.

— Tu salueras Papa pour moi, lança Chiri.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je retourne là-bas ? »

Elle me servit son sourire aiguisé. « C’est l’heure pour les gentils garçons et les gentilles filles de se pointer à leur vieille kibanda.

— Ouais, bon. » Je laissai ma monnaie en pâture à son tiroir-caisse affamé et retournai dehors.

Je descendis la Rue en direction de la porte orientale voûtée. Au-delà du Boudayin, sur le large boulevard il-Djamil, quelques taxis guettaient le client. J’avisai mon vieil ami Bill et grimpai à l’arrière de sa tire. « Conduis-moi chez Papa, Bill.

— Ah ouais ? Tu causes comme si on se connaissait. On s’est déjà vu ? »

Bill ne me reconnaissait pas parce qu’il est perpétuellement cramé. En guise de cranio-câblage ou de biomodifs esthétiques, il s’est fait installer, à la place d’un des poumons, un gros sac qui lui instille en permanence dans la circulation sanguine une dose calibrée d’hallucinogène hyperspeedé. Bill a parfois des éclairs de lucidité mais il a appris à les ignorer, ou du moins à continuer à fonctionner jusqu’à ce qu’ils disparaissent et le laissent à nouveau voir des lézards pourpres. J’ai déjà essayé la drogue qu’il se perfuse jour et nuit ; c’est de la R.P.M., et bien que j’aie pas mal d’expérience en matière de drogue de toute origine, je me suis bien promis de ne plus jamais y toucher. Bill, pour sa part, jure ses grands dieux qu’elle lui a ouvert les yeux sur la nature cachée du monde réel. Je veux bien le croire ; il est capable de voir des démons de feu, moi pas. Le seul problème avec la drogue – et Bill sera le premier à l’admettre – c’est qu’il est totalement infoutu de se rappeler un truc d’une minute sur l’autre.

Il n’était donc pas surprenant qu’il ne me reconnaisse pas. Je suis toujours obligé de reprendre cent fois de suite la même conversation avec lui. « C’est moi, Bill. Marîd. Je veux que tu me conduises chez Friedlander bey. »

Il me lorgna en se retournant : « Peux pas dire que j’t’aie déjà vu, mec.

— Ben si. Et pas qu’une fois.

— Facile à dire, pour toi », marmonna-t-il. Il mit le contact et démarra. Nous étions orientés dans la mauvaise direction. « Où t’as dit qu’tu voulais aller, déjà ?

— Chez Papa.

— Ah ouais, c’est juste. J’ai cet afrit qui me tient compagnie aujourd’hui et il a pas arrêté de l’après-midi de me balancer des braises sur les genoux. Ça fait une sacrée distraction. Enfin, on peut pas y faire grand-chose. On peut pas virer un afrit comme ça. Z’aiment bien vous foutre le bordel dans le crâne. Je me demande si je vais pas tâcher d’me trouver de l’eau de Lourdes. P’t-être que ça leur flanquera la trouille, qui sait ? Au fait, où ça se trouve donc, Lourdes ?

— Dans le califat de Gascogne.

— Merde, c’est pas la porte à côté. Y vendent par correspondance ? »

Je lui dis que je n’en avais pas la moindre idée puis me rencoignai dans ma banquette. Je regardai filer le paysage – la conduite de Bill est le reflet de son comportement : cinglée – tout en me demandant ce que j’allais raconter à Friedlander bey. Par quel biais lui apprendre ce que j’avais découvert, ce que ma mère m’avait dit, et ce que je suspectais ? Je décidai d’attendre. Il y avait de grandes chances que l’information me liant à Papa eût été introduite exprès dans les fichiers informatiques comme un moyen détourné de s’assurer ma collaboration. Dans le passé, j’avais soigneusement évité toute transaction directe avec Papa : accepter son argent pour quelque raison, cela voulait dire que vous lui apparteniez définitivement. Mais en me payant mes implants crâniens, il avait fait un investissement que je passerais le restant de mes jours à lui rembourser. Je n’avais pas la moindre envie de travailler pour lui, mais il n’y avait pas d’échappatoire. Pas encore. J’espérais toujours trouver le moyen de racheter ma liberté ou de le forcer d’une manière quelconque à me la rendre. En attendant, il prenait plaisir à accumuler les responsabilités sur mes épaules réticentes, à me couvrir de gratifications toujours plus importantes.

Bill franchit le portail percé dans le haut mur blanc qui ceignait le domaine de Friedlander bey et remonta la longue allée incurvée. Il arrêta le taxi au pied du large escalier de marbre. Le majordome de Papa ouvrit la porte de bois verni, attendant mon entrée. Je payai la course et glissai à Bill dix kiams de gratte. Ses yeux déments s’étrécirent, passant des billets à mon visage : « Pourquoi ça ? demanda-t-il, méfiant.

— C’est un pourboire. T’es censé l’accepter.

— Pour quelle raison ?

— Pour l’excellence de ton pilotage.

— T’essaies pas de m’acheter, par hasard ? »

Je soupirai. « Mais non. J’admire ta façon de conduire avec tous ces charbons ardents posés sur les bûmes. Je sais que personnellement j’en serais incapable. »

Il haussa les épaules. « C’est un don, répondit-il, avec simplicité.

— Eh bien, idem pour les dix kiams. »

Ses yeux s’agrandirent à nouveau. « Oh, sourit-il. Ça y est, j’ai pigé !

— Bien sûr que t’as pigé. Allez, à un de ces quatre, Bill.

— À un de ces quatre, mec. » Il démarra en trombe et les pneus crachèrent du gravillon. Je pivotai et gravis les marches.

« Bon après-midi, yaa sidi, dit le majordome.

— Bonjour, Youssef. J’aimerais voir Friedlander bey.

— Oui, bien sûr. Ça fait plaisir de vous revoir parmi nous, monsieur.

— Ouais, merci. » Nous empruntâmes un long couloir moquetté qui menait aux bureaux de Papa. L’air était frais et sec et je sentais le doux baiser de quantité de ventilateurs. L’atmosphère était imprégnée d’un parfum d’encens, subtil et accueillant. La lumière était tamisée derrière des écrans faits de minces lattes de bois. J’entendais, quelque part, le friselis liquide d’une fontaine jaillissant dans l’une des cours intérieures.

Avant que nous soyons parvenus à l’antichambre, une femme élancée, bien habillée, traversa le hall et monta une volée de marches. Elle me lança un bref sourire timide puis détourna la tête. Elle avait les cheveux aussi noirs et brillants que de l’obsidienne, ramenés en chignon serré. Ses mains étaient très pâles, les doigts longs, fuselés et gracieux. L’impression n’avait été que fugace, mais je sus néanmoins que cette femme avait de l’intelligence et du style ; mais je sentais également qu’elle pouvait se montrer dure et menaçante, s’il le fallait.

« Qui était-ce, Youssef ? » demandai-je.

Il se tourna vers moi, fronça les sourcils : « Ça, c’est Umm Saad. » Je compris aussitôt qu’il ne l’appréciait pas. Je me fiais à son jugement ; mon impression première sur cette femme était donc en grande partie correcte.

Je m’assis dans le bureau d’accueil et tuai le temps en cherchant à discerner des visages dans le motif des fissures au plafond. Au bout d’un moment, deux des énormes gorilles de Papa ouvrirent la porte de communication. Je les ai baptisés les Rocs parlants. Croyez-moi, je sais de quoi je cause. « Entre », dit le Roc. Ces types-là ne gâchent pas leur salive.

Je pénétrai dans le bureau de Friedlander bey. L’homme avait dans les deux cents ans mais il avait subi quantité de modifications corporelles et de transplantations d’organes. Allongé sur des coussins, il buvait du café dans une tasse en or. Il sourit à mon entrée. « Mes yeux revivent en te voyant, ô mon neveu », dit-il. Je sentais bien qu’il était sincèrement ravi.

« Mes jours loin de toi ont été pleins de regret, ô cheikh », répondis-je. Il se poussa un peu et je m’assis à côté de lui. Il s’avança pour saisir une cafetière en or et emplir ma tasse. Je bus une gorgée puis dis : « Puisse ta table toujours être prospère.

— Qu’Allah t’accorde la santé.

— Je prie pour toi de même, ô cheikh. »

Il se pencha et me saisit la main. « Je suis aussi solide et vaillant qu’un sexagénaire, mais il reste une lassitude que je ne puis surmonter, mon neveu peut-être que ton médecin…

— C’est une lassitude de l’âme, coupa-t-il. C’est mon appétit, mon ambition qui se meurent. Si je me maintiens, c’est uniquement parce que l’idée de suicide me répugne.

— Peut-être qu’à l’avenir la science te remettra en état.

— Comment, mon fils ? En greffant un nouveau désir de vivre à mon moral épuisé ?

— La technique existe déjà, lui dis-je. Tu pourrais avoir un implant à papie/mamie comme le mien. »

Il secoua la tête, lugubre. « Allah m’enverrait en Enfer si je faisais une chose pareille. » Il ne semblait pas se formaliser que je puisse, pour ma part, y aller. D’un geste, il écarta définitivement la question. « Parle-moi plutôt de ton voyage. »

Nous y étions. Mais moi, je n’étais pas prêt. Je ne savais déjà pas de quelle manière lui demander comment il s’intégrait dans mon arbre généalogique ; j’essayai donc de gagner du temps : « Mais tout d’abord, il faut que je sache tout ce qui s’est passé durant mon absence, ô cheikh. J’ai entrevu une femme dans le corridor. Je ne l’avais encore jamais vue dans ta demeure. Puis-je te demander qui c’est ? »

Les traits de Papa s’assombrirent. Il resta quelques instants silencieux, élaborant sa réponse. « C’est une tricheuse, une traîtresse et elle commence à me causer bien du tracas.

— Alors, il faut la chasser.

— Oui », admit-il. Son visage s’était pétrifié. Désormais, je n’avais plus devant moi le dirigeant d’un grand empire financier, l’homme qui régentait le vice et toutes les activités illégales de la cité, mais quelque chose de bien plus terrible. Friedlander bey aurait parfaitement pu être le fils de bien des rois, parce qu’il portait la toge du pouvoir et du commandement comme s’il était né pour elle. « Je dois te poser cette question, ô mon neveu : m’honores-tu suffisamment pour t’emplir à nouveau de feu les poumons ? »

Je clignai les yeux. J’avais l’impression de savoir de quoi il voulait parler. « N’ai-je pas fait mes preuves il y a seulement quelques mois, ô cheikh ? »

Il agita la main, écartant comme si de rien n’était l’horreur et les souffrances que j’avais endurées. « Tu te défendais alors contre le danger », me dit-il. Il pivota, posa sa vieille patte sur mon genou, comme une serre. « Cette fois, j’ai besoin de toi pour me défendre contre le danger. J’aimerais que tu apprennes tout ce que tu pourras sur cette femme, et ensuite, je veux que tu la détruises. Ainsi que son enfant. Je dois savoir si je puis compter sur ton absolue loyauté. »

Ses yeux flamboyaient. J’avais déjà vu cet aspect de sa personnalité. J’étais assis près d’un homme chaque jour un peu plus envahi par la folie. Je pris ma tasse à café d’une main tremblante et bus goulûment. Tant que je n’aurais pas fini de déglutir, je pourrais surseoir à ma réponse.

Загрузка...