Un des Rubâiyyat de Khayÿm ne cessait de me trotter dans la tête. Il évoque le regret :
Encor, encor, maints Repentirs lorsque plus tôt
J’ai juré – mais étais-je à jeun quand j’ai juré ?
Encor, encor, l’échec, pour mes jeunes pensées
Mon frêle Repentir est parti en lambeaux.
« Chiri, s’il te plaît », dis-je en levant mon verre vide. Le club était presque désert. Il était tard et j’étais épuisé. Je fermai les yeux, écoutai la musique, toujours la même musique hispo crissante, pulsante, que passait Kandy chaque fois qu’elle se levait pour danser. Je commençais à me lasser d’écouter jouer et rejouer toujours les mêmes chansons.
« Et si tu rentrais ? suggéra Chiri. Je peux m’occuper toute seule de la boîte. Qu’est-ce qui se passe, tu te méfies de moi pour la caisse ? »
Je rouvris les yeux. Elle avait déposé devant moi une nouvelle vodka-citron. J’étais d’une insondable mélancolie, de celles qu’aucun alcool ne soulage. Vous pouvez boire toute la nuit sans jamais réussir à vous saouler. Vous finissez avec l’estomac en capilotade et une migraine tenace, mais le soulagement escompté ne vient jamais. « Pas de problème, répondis-je. Faut que je reste. Occupe-toi de la fermeture, malgré tout. Plus personne n’est entré depuis au moins une heure.
— Comme tu voudras, patron », dit Chiri en me lançant un regard inquiet. Je ne lui avais pas parlé de Shaknahyi. Je n’en avais parlé à personne.
« Chiri, tu connais quelqu’un de confiance pour faire un sale boulot ? »
Elle ne parut pas choquée. C’est pour ça, entre autres, qu’elle me plaisait tant. « T’arrives à trouver personne avec tes relations de flic ? T’as pas assez de brutes sous tes ordres chez Papa ? »
Je secouai la tête. « Quelqu’un qui sache ce qu’il fait, quelqu’un sur qui je puisse compter pour rester discret. »
Grand sourire de Chiri. « Quelqu’un dans ton genre avant que t’aies tiré le bon numéro ? Qu’est-ce que tu dis de Morgan ? Il est fiable et te balancera sans doute pas.
— Je ne sais pas…» Morgan était un grand blond, un Américain de la Fédération de Nouvelle-Angleterre. Lui et moi, on ne naviguait pas dans les mêmes eaux, mais si Chiri le recommandait, c’est qu’il était sans doute digne de confiance.
« Quel genre de boulot ? » s’enquit Chiri.
Je me massai la nuque. Reflétée dans la glace du bar, ma barbe rousse commençait à montrer pas mal de gris. « Je veux qu’il me piste quelqu’un. Un autre Américain.
— Voyez-vous ça ? Morgan est un autochtone.
— Mouais, fis-je aigrement. S’ils se flinguent mutuellement, personne les regrettera. Tu peux me le dégoter ce soir ? »
Elle eut l’air dubitatif. « Il est deux heures du matin…
— Dis-lui qu’il y a cent kiams à la clé. Rien que s’il se montre et vient me causer.
— Il sera là. » Chiri sortit de son sac un carnet d’adresses et saisit le téléphone du bar.
J’éclusai la moitié de ma vodka-citron en fixant la porte d’entrée. Maintenant, j’attendais deux clients.
« Tu veux faire la paye ? » demanda Chiri quelque temps après.
Je n’avais cessé de fixer la porte, sans remarquer que la musique s’était arrêtée et que les cinq danseuses s’étaient rhabillées. Je secouai la tête pour dissiper le brouillard, mais le résultat ne fut pas fameux. « On a fait combien, ce soir ?
— Pareil que d’habitude, me dit Chiri. Pas des masses. »
Je partageai la recette avec elle et me mis à répartir les gains des danseuses. Chiri avait la liste de toutes les consommations que chaque fille avait extorquées à ses clients. Je calculai les commissions et les ajoutai à leurs gages. « Et z’avez pas intérêt à vous pointer en retard, demain.
— Ouais, d’accord », dit Kandy, récupérant son fric et gagnant rapidement la porte. Lily, Rani et Djamila la suivaient de près.
« Ça va bien, Marîd ? » demanda Yasmin.
Je levai les yeux et la regardai, reconnaissant pour sa sollicitude. « Ça va… Je t’expliquerai plus tard.
— Tu veux qu’on aille prendre le petit déjeuner ? »
Ç’aurait été super. Je n’étais plus sorti avec Yasmin depuis des mois. Je me rendis compte que ça faisait un sacré long moment que je n’étais plus sorti avec quiconque. Pourtant, j’avais autre chose à faire cette nuit. « Remettons ça à plus tard… Demain, peut-être.
— Bien sûr, Marîd. » Elle tourna les talons et sortit.
« Y a vraiment quelque chose qui cloche, hein ? » dit Chiri.
Je hochai simplement la tête et pliai le reste des billets de la recette. Peu importait la vitesse à laquelle je les dépensais, ils continuaient à s’accumuler.
« Et t’as pas envie d’en parler. »
Je fis non de la tête. « Rentre chez toi, Chiri.
— Tu vas rester planté là tout seul dans le noir ? »
De la main, je lui fis signe de déguerpir. Chiri haussa les épaules et me laissa seul. Je finis la vodka-citron puis passai derrière le comptoir et m’en préparai une autre. Une vingtaine de minutes plus tard, l’Américain blond entra dans la boîte. Il me salua d’un signe de tête et dit quelque chose en anglais.
Je fis un signe d’incompréhension. J’ouvris ma serviette sur le bar, sortis un papie d’anglais et l’enfichai. Il y eut un bref hiatus, le temps que mon esprit traduise ce qu’il venait de me dire, puis le papie prit le relais et ce fut comme si j’avais toujours su l’anglais. « Désolé de te faire sortir à une heure pareille, Morgan », dis-je.
Il passa une grosse patte dans ses longs cheveux blonds. « Eh, mec, qu’est-ce qui se passe ?
— Tu veux un verre ?
— Un demi pression si c’est gratuit.
— Sers-toi. »
Il se pencha par-dessus le comptoir et mit un verre propre sous l’un des robinets. « Chiri a parlé de cent kiams, mec. »
Je sortis mon argent. Le volume de la liasse me déconcerta. Faudrait que je passe plus souvent à la banque, sinon je devrai laisser Kmuzu jouer les gorilles à plein temps. Je sortis cinq billets de vingt kiams et les fis glisser à Morgan.
Il s’essuya la bouche du revers de la main et ramassa le fric. Il contempla les billets, puis me regarda de nouveau. « Et maintenant, je peux m’en aller, d’ac ?
— Bien sûr, lui dis-je, sauf si t’as envie d’apprendre comment en ramasser mille de plus. »
Il rajusta ses lunettes à monture d’acier et sourit de nouveau. J’ignorais s’il en avait besoin ou s’il les portait par simple affectation. S’il avait la vue basse, il aurait pu se faire reconstruire les yeux pour pas cher. « C’est infiniment plus intéressant que ce que je faisais jusqu’ici, en tout cas…
— Parfait. Je veux juste que tu me retrouves quelqu’un. » Et je lui parlai de Paul Jawarski.
Quand j’évoquai la bande des Bas-du-Bulbe, Morgan hocha la tête. « C’est le gusse qu’a descendu le flic aujourd’hui ?
— Il a pris la fuite.
— Eh ben, mec, les bourres finiront bien tôt ou tard par lui mettre le grappin dessus, tu peux en être sûr. »
Je ne bronchai pas. « Je ne veux pas entendre parler de tôt ou tard, vu ? Je veux savoir ce qu’il fout, et je veux que tu lui poses une ou deux questions avant que les flics le dégotent. Il est planqué quelque part, sans doute poinçonné par un lance-aiguilles.
— Tu paies mille kiams rien que pour mettre le doigt sur ce type ? »
Je pressai la rondelle de citron vert dans ma vodka et bus une gorgée. « Mouais.
— Et t’as pas envie que je lui frotte un peu les côtes ?
— Contente-toi de le retrouver avant Hadjar.
— Ah-ah, dit Morgan. Pigé, mec. Une fois que le lieutenant lui aura mis le grappin dessus, Jawarski sera plus disponible pour causer à personne.
— Tout juste. Et je veux pas que ça arrive.
— Tu m’étonnes, mec. Combien tu me files, d’entrée ?
— Cinq unités tout de suite, cinq après. » Je lui sortis encore cinq cents kiams. « Je veux des résultats demain, d’ac ? »
Sa grosse paluche se referma sur les billets et il me servit son sourire rapace. « Va dormir un peu, mec. Je te réveillerai avec son adresse et son comcode. »
Je me levai. « Finis ta bière et sortons d’ici. Cette turne commence à me fendre le cœur. »
Morgan parcourut des yeux le bar enténébré. « C’est pas pareil sans les filles et la boule à facettes, hein ? » Il éclusa le reste de bière et reposa doucement le verre sur le comptoir.
Je le raccompagnai jusqu’à la porte. « Trouve-moi Jawarski.
— C’est comme si c’était fait, mec. » Il leva la main puis s’éloigna à grands pas dans la Rue. Je retournai à l’intérieur et repris ma place. La nuit n’était pas encore terminée.
Je bus encore deux vodkas avant qu’Indihar n’arrive. Je savais qu’elle allait venir. Je l’attendais.
Elle avait passé un gros manteau bleu et s’était noué un foulard bordeaux et or autour de la tête. Elle avait les traits pâles et tirés, les lèvres serrées. Elle s’approcha et abaissa son regard sur moi. Ses yeux n’étaient pas rouges, pourtant ; elle n’avait pas pleuré. Je ne pouvais imaginer Indihar en larmes. « Je veux te parler », dit-elle. D’une voix froide et calme.
« C’est bien pour ça que je suis assis là », répondis-je.
Elle pivota pour se regarder dans le mur de glaces derrière la scène. « Le sergent Catavina a dit que tu n’étais pas en très grande forme ce matin. C’est vrai ? » Elle me regarda de nouveau. Son visage était complètement dépourvu d’expression.
« C’est vrai quoi ? répétai-je. Que je ne me sentais pas bien ?
— Que tu étais ivre ou défoncé, aujourd’hui, quand tu as accompagné mon mari. »
Je soupirai. « Je me suis présenté au commissariat avec la gueule de bois. Ça ne m’avait quand même pas ôté mes moyens. »
Ses mains commencèrent à se serrer et se desserrer. Je voyais tressaillir son maxillaire. « Tu penses que ça aurait pu ralentir tes réflexes ?
— Non, Indihar. Je ne crois pas que ça m’ait affecté le moins du monde. Tu veux me rendre responsable de ce qui est arrivé ? C’est à ça que tu veux en venir ? »
Elle tourna la tête, très lentement. Me fixa droit dans les yeux. « Oui. Je veux t’en rendre responsable. Tu ne l’as pas soutenu assez vite. Tu ne l’as pas couvert. Si tu avais été là pour l’épauler, il ne serait pas mort.
— Tu ne peux pas dire ça, Indihar. » J’avais une espèce de vide écœurant au creux du ventre parce que je n’avais cessé de me dire la même chose toute la journée. La culpabilité avait grandi en moi depuis l’instant où j’avais laissé Shaknahyi gisant sur un lit d’hôpital, un drap sanglant rabattu sur le visage.
« Mon mari serait en vie, et mes enfants auraient encore un père. Ils ne sont pas encore au courant, tu sais. Je ne leur ai pas encore dit. Je ne sais pas comment le leur dire. Je ne sais même pas comment me le dire à moi, si tu veux toute la vérité. Peut-être que demain je réaliserai que Jirji est mort. Alors, il faudra bien que je trouve un moyen de traverser la journée sans lui, traverser la semaine, traverser le reste de mon existence. »
J’éprouvai une nausée soudaine et fermai les yeux. C’était comme si je n’étais pas vraiment là, comme si je rêvais simplement ce cauchemar. Quand je les rouvris, pourtant, Indihar me fixait toujours. Tout cela était arrivé, et elle et moi allions devoir jouer jusqu’au bout cette terrible scène. « Je…
— Me dis pas que t’es désolé, espèce de fils de pute. » Même à cet instant, elle n’éleva pas la voix. « Je ne veux entendre personne me dire qu’il est désolé. »
Je restai assis là, à l’écouter me dire ce qu’elle avait besoin de dire. Toutes ses accusations, je m’en étais déjà confessé mentalement. Peut-être que si je ne m’étais pas saoulé à ce point la nuit dernière, peut-être que si je n’avais pas pris tous ces soleils ce matin…
Finalement, elle se contenta de me fixer, le désespoir peint sur le visage. Elle me condamnait par sa présence et son silence. Elle le savait et je le savais, et c’était suffisant. Puis elle pivota et sortit du club, la démarche assurée, la posture parfaite.
Je me sentais absolument détruit. Je trouvai le téléphone là où l’avait laissé Chiri et composai le numéro de chez moi. Il sonna trois fois, puis Kmuzu répondit. « Tu veux passer me prendre ? » J’avais l’élocution empâtée.
« Êtes-vous chez Chiriga ? me demanda-t-il.
— Ouais. Viens vite avant que je me tue. » Je raccrochai brutalement et me préparai un nouveau verre pour attendre.
Quand il arriva, j’avais un petit cadeau pour lui. « Tends ta main, lui dis-je.
— Qu’est-ce que c’est, yaa sidi ? »
Je vidai ma boîte à pilules dans sa paume retournée, la refermai d’un déclic et la remis dans ma poche. « Débarrasse-t’en. »
Son expression ne changea pas tandis qu’il refermait le poing. « Sage décision, dit-il simplement.
— Mais bien tardive, hélas. » Je quittai mon tabouret et le suivis dehors, dans la nuit froide. Je verrouillai la porte du club puis me laissai reconduire à la maison.
Je pris une longue douche, la peau fouettée par le jet fin d’eau brûlante jusqu’à ce que je sente venir la décrispation. Je me séchai et gagnai ma chambre. Kmuzu m’avait apporté un bol de chocolat fort bien chaud. Je le bus à petites gorgées avec reconnaissance.
« Aurez-vous besoin d’autre chose, ce soir, yaa sidi ? demanda Kmuzu.
— Écoute, lui dis-je. Je n’irai pas au commissariat demain matin. Laisse-moi dormir, d’accord ? Je ne veux pas être dérangé. Je ne veux répondre à aucun coup de téléphone ni m’occuper des problèmes de personne.
— Sauf si le maître de maison vous demande », dit Kmuzu.
Je soupirai. « Cela va sans dire. Sinon…
— Je veillerai à ce que vous ne soyez pas dérangé. »
Je ne me branchai pas le papie-réveil avant d’aller au lit, et je passai une nuit de sommeil agité. Des cauchemars me réveillaient sans cesse jusqu’à ce que, l’aube venue, je finisse par tomber dans un lourd sommeil épuisé. Il n’était pas loin de midi quand je sortis enfin des draps. Je passai mon vieux jean et ma chemise de treillis, une tenue que je ne porte pas souvent sous le toit de Friedlander bey.
« Voulez-vous petit déjeuner, yaa sidi ? demanda Kmuzu.
— Non, aujourd’hui, je me mets en congé de tout ça. »
Il fronça les sourcils. « Il y a une affaire qui réclamera votre attention, plus tard.
— C’est ça, plus tard. » Je gagnai le bureau sur lequel j’avais posé ma serviette la veille, et sortis le Sage conseiller de la boîte de mamies. J’estimais qu’une petite thérapie instantanée ne serait pas de trop pour mon esprit troublé. Je m’installai dans un confortable fauteuil de cuir noir et m’embrochai le mamie.
Il était ou n’était pas une fois, en Mauritanie, un idiot célèbre, tricheur et vaurien nommé Marîd Audran. Un jour, Audran, au volant de sa berline westphalienne couleur crème, se rendait à quelque affaire pressante quand une autre voiture entra en collision avec la sienne. La seconde voiture était vieille et déglinguée et bien que l’accident fût manifestement la faute de l’autre chauffeur, celui-ci jaillit de l’amas de tôles et se mit à crier après Audran : « Regardez un peu ce que vous avez fait à ce magnifique véhicule ! » vociféra ce chauffeur, qui n’était autre que le lieutenant de police Hadjar. Reda Abou Adil, Hassan le Chiite et Paul Jawarski sortirent également de l’épave. Tous quatre menaçaient et insultaient Audran, bien qu’il protestât de son innocence.
Jawarski flanqua un coup de pied dans l’aile froissée de la voiture d’Hadjar. « Elle est inutilisable à présent, remarqua-t-il. Aussi la seule chose équitable qui te reste à faire est de nous donner la tienne. »
Audran luttait à quatre contre un, et de toute évidence ils n’étaient pas d’humeur à se montrer raisonnables, alors il accepta.
« Et ne nous récompenseras-tu pas de t’avoir montré la voie de l’honneur ? demanda Hadjar.
— Si nous n’avions pas insisté, renchérit Hassan, tes actes auraient compromis le salut de ton âme auprès d’Allah.
— Peut-être, dit Audran. Que voulez-vous recevoir pour ce service ? »
Reda Abou Adil écarta les mains comme si cela n’avait guère d’importance. « Ce n’est qu’un don symbolique, pour la forme, entre frères musulmans. Tu peux donner cent kiams à chacun de nous. » Alors Audran tendit au lieutenant Hadjar les clés de sa berline westphalienne couleur crème et donna cent kiams à chacun des quatre hommes.
Tout l’après-midi, Audran poussa la voiture d’Hadjar sous le soleil torride pour la ramener en ville. Il la gara au milieu du souk puis alla chercher son ami, Saïed le demi-Hadj. « Il faut que tu m’aides à rendre à Hadjar, Abou Adil, Hassan et Jawarski la monnaie de leur pièce », lui dit-il, et Saïed accepta volontiers. Audran découpa le plancher de l’épave et Saïed s’allongea près de l’ouverture, dissimulé sous une couverture pour ne pas être vu, et muni d’un petit sac de pièces d’or. Puis Audran mit le moteur en route et attendit.
Peu après, les quatre coquins vinrent à passer. Ils avisèrent Audran assis à l’ombre de l’épave et se mirent à rire. « Elle avancera pas d’un pouce, railla Jawarski. Tu la fais chauffer pour quoi faire ? »
Audran leva les yeux. « J’ai mes raisons », fit-il, et il sourit comme s’il détenait un merveilleux secret.
« Quelles raisons ? insista Abou Adil. Le soleil estival t’aurait-il cramé la cervelle ? »
Audran se leva et s’étira. Il prit un ton léger : « Je suppose que je peux vous le dire. Après tout, c’est à vous que je dois ma bonne fortune.
— Bonne fortune ? demanda Hadjar, méfiant.
— Venez voir, dit Audran. Regardez. » Alors il conduisit les quatre coquins vers le coffre de la voiture et la batterie dont le couvercle avait été retiré. « Pissez dans la batterie, dit-il.
— Tes sûrement devenu fou, dit Jawarski.
— Alors, je vais le faire moi-même », dit Audran et il s’exécuta, se soulageant dans la batterie de l’épave. À présent, il faut attendre quelques instants. Là ! Est-ce que vous entendez ?
— Je n’entends rien, dit Hassan.
— Écoutez », dit Audran. Et certes arriva de sous la voiture un doux clic ! clic ! « Jetez donc un œil », ordonna-t-il.
Reda Abou Adil se mit à quatre pattes, ignorant la poussière et l’indignité pour regarder sous le châssis. « Que sa foi soit maudite ! s’écria-t-il. De l’or ! » Il s’étendit de tout son long pour passer le bras sous la caisse ; quand il se releva, il tenait dans la main une poignée de pièces d’or. Il les montra à ses compagnons éberlués.
« Écoutez », dit Audran. Et tous entendirent le clic ! clic ! de nouvelles pièces d’or tombant sur le sol.
« Il pisse jaune dans la voiture, murmura Hassan, et de l’or jaune en ressort.
— Qu’Allah te rende prospère si tu me restitues ma voiture ! s’écria le lieutenant Hadjar.
— J’ai bien peur que non, dit Audran.
— Reprends ta fichue berline westphalienne couleur crème et l’affaire sera équitablement réglée, dit Jawarski.
— J’ai bien peur que non, dit Audran.
— Nous te donnerons chacun également cent kiams, dit Abou Adil.
— J’ai bien peur que non », dit Audran.
Ils prièrent et supplièrent, et Audran refusait toujours.
Finalement, ils proposèrent de lui restituer sa berline plus cinq cents kiams chacun, et là il accepta. « Mais revenez dans une heure, leur dit-il. C’est encore mon urine qui est dans la batterie. » Et ils furent d’accord. Alors Audran et Saïed s’en allèrent et se partagèrent leur bénéfice.
Je bâillai et éjectai le Sage conseiller. La vision m’avait bien plu, hormis la rencontre avec Hassan le Chiite qui était mort et pouvait le rester si l’on voulait mon avis. Je réfléchis à ce que pouvait bien signifier ce petit conte. Il pouvait signifier que mon inconscient travaillait assidûment à trouver le moyen de ruser pour doubler mes ennemis. J’étais ravi de l’apprendre. Je savais déjà que je n’aboutirais jamais nulle part par la force. Je n’en avais aucune.
Je me sentis subtilement différent après cette séance avec le Sage conseiller : plus décidé, peut-être, mais surtout l’esprit merveilleusement clair et libre. J’arborais à présent un air résolu, reflet du sentiment que personne ne pouvait désormais me mettre des bâtons dans les roues. La mort de Shaknahyi m’avait changé, propulsé vers un niveau d’énergie supérieur. J’avais l’impression de respirer de l’oxygène pur, vif, propre et dangereusement explosif.
« Yaa sidi, dit doucement Kmuzu.
— Qu’y a-t-il ?
— Le maître de maison est aujourd’hui souffrant et désire que vous vous occupiez d’une petite affaire. »
Je bâillai derechef. « Ouais, t’as raison. Quel genre d’affaire ?
— Je l’ignore. »
Ce sentiment de libération m’avait fait oublier ce que Friedlander bey pouvait penser de ma tenue. Enfin, ça n’avait plus guère d’importance. Papa m’avait sous sa coupe, je n’y pouvais peut-être pas grand-chose, mais je n’allais plus rester passif. J’avais bien l’intention de le lui faire savoir ; toutefois quand je le vis, il avait l’air si malade que je différai cette résolution.
Il était étendu sur son lit, calé contre un petit monticule de coussins posés autour de lui et dans son dos. Un plateau à roulettes lui enfourchait les jambes, encombré d’une pile de classeurs, rapports, cartes-mémoire multicolores, et d’un minuscule micro-ordinateur. Papa tenait une tasse de thé parfumé brûlant dans une main, et l’une des dattes fourrées d’Umm Saad dans l’autre. Umm Saad devait avoir cru pouvoir l’acheter avec ces friandises, ou cru qu’il oublierait les dernières paroles qu’il lui avait dites. Pour être honnête, le problème de Friedlander bey avec Umm Saad me semblait presque insignifiant à présent, mais je m’abstins de parler d’elle.
« Je prie pour ton rétablissement », dis-je.
Papa leva les yeux vers moi et fit la grimace. « Ce n’est rien, mon neveu. Je me sens nauséeux et l’estomac dérangé. »
Je me penchai pour l’embrasser sur la joue ; il marmonna alors quelque chose d’indistinct.
J’attendis qu’il m’explique l’affaire qu’il voulait me confier. « Youssef me dit qu’il y a une grosse femme furieuse dans la salle d’attente en bas, dit-il, un pli amer au coin des lèvres. Elle s’appelle Tema Akwete. Elle essaie d’être patiente parce qu’elle a parcouru un long chemin pour implorer une faveur.
— Quel genre de faveur ? » demandai-je.
Papa haussa les épaules. « Elle représente le nouveau gouvernement de la République Songhaï.
— Jamais entendu parler.
— Jusqu’au mois dernier, le pays s’appelait le Radieux Royaume Segu.
Auparavant, c’était la Magristrature de Tombouctou, avant cela, le Mali, et plus avant encore, une partie de l’Afrique-Occidentale française.
— Et cette Mme Akwete est un émissaire du nouveau régime ? »
Friedlander bey acquiesça. Il allait dire quelque chose mais ses yeux se fermèrent et sa tête retomba contre les oreillers. Il se passa une main sur le front. « Pardonne-moi, mon neveu, dit-il. Je ne me sens pas bien.
— Alors, ne te préoccupe pas de cette femme. Quel est son problème ?
— Son problème est que le roi Segu a très mal pris le fait d’avoir perdu son boulot. Avant de fuir le palais, il a bien sûr fait main basse sur le trésor royal – cela va sans dire. Son gang a également détruit toutes les archives informatiques essentielles de la capitale. La République Songhaï a ouvert boutique sans avoir la plus petite idée des effectifs de la population qu’elle gouverne ou simplement de la position des frontières du pays. Il n’y a aucune assiette fiable pour calculer les impôts, aucune liste des fonctionnaires ou de leurs fonctions précises, et aucune information exacte sur les forces armées. Le Songhaï frise la catastrophe immédiate. »
Je comprenais. « Alors ils ont envoyé quelqu’un ici. Ils veulent que tu restaures l’ordre.
— Sans rentrées fiscales, le nouveau gouvernement est incapable de payer ses employés ou d’entretenir les services publics. Il est probable que le Songhaï va se retrouver paralysé par des grèves générales. L’armée risque de déserter et alors le pays se retrouvera à la merci de ses voisins, s’ils sont un tant soit peu mieux organisés.
— Pourquoi la femme s’en prend-elle justement à toi, dans ce cas ? »
Papa écarta les mains. « Les problèmes du Songhaï ne me regardent pas. Je t’ai expliqué que nous avons, Reda Abou Adil et moi, divisé le monde musulman. Ce pays est sous sa juridiction. Je n’ai rien à voir avec les États subsahariens.
— Akwete aurait dû d’abord se rendre chez Abou Adil.
— Tout juste. C’est ce dont l’a informée Youssef mais elle s’est mise à crier et à frapper le pauvre homme. Elle s’imagine qu’on cherche à leur extorquer une somme plus élevée, à elle et son gouvernement. » Papa reposa sa tasse et fouilla dans la pile de papiers en désordre jonchant ses couvertures ; il en sortit une épaisse enveloppe qu’il me passa d’une main tremblante. « Voici les éléments d’information et le contrat qu’elle m’a proposé. Dis-lui de le porter à Abou Adil. »
Je respirai lentement puis soufflai. J’avais l’impression que m’occuper d’Akwete n’allait pas être de la tarte. « Je vais lui parler », dis-je.
Papa acquiesça, l’air absent. Il s’était débarrassé d’un embarras mineur et reportait déjà son attention sur un autre problème. Au bout d’un moment, je murmurai quelques mots et quittai la pièce. Il ne remarqua même pas mon départ.
Kmuzu m’attendait dans le couloir desservant les appartements privés de Papa. Je l’informai de la teneur de ma conversation avec Friedlander bey, puis ajoutai : « Je vais d’abord aller voir cette femme ; ensuite, toi et moi, nous irons faire un tour chez Abou Adil.
— Oui, yaa sidi, mais il vaudrait peut-être mieux que je vous attende dans la voiture. Reda Abou Adil me prend sans aucun doute pour un traître.
— Hmm-mouais. Parce que t’avais été engagé comme garde du corps pour sa femme et qu’à présent tu veilles sur moi ?
— Parce qu’il avait fait en sorte que je sois un espion infiltré chez Friedlander bey et que je ne me considère plus désormais comme son employé. »
Je m’étais douté depuis le début que Kmuzu était un espion. Sauf que je l’avais cru celui de Papa, pas d’Abou Adil. « Tu ne lui rends pas compte de tout ?
— Rendre compte à qui ?
— À Abou Adil. »
Kmuzu m’adressa un bref sourire grave. « Je vous assure que non. En revanche, je continue bien sûr de rendre compte régulièrement au maître de maison.
— Eh bien, dans ce cas, tout va bien. » Nous descendîmes au rez-de-chaussée et je m’arrêtai devant l’une des salles d’attente. Les deux Rocs parlants étaient postés de chaque côté de la porte. Ils lorgnèrent Kmuzu d’un œil menaçant. Celui-ci leur rendit la pareille. Je les ignorai tous les trois et entrai.
La femme noire bondit sur ses pieds sitôt que j’eus franchi le seuil. « J’exige une explication ! s’écria-t-elle. Je vous préviens, en tant qu’ambassadeur légitime du gouvernement de la République Songhaï…»
Je la fis taire d’un regard acéré. « Madame Akwete, commençai-je, le message que vous avez reçu tout à l’heure était parfaitement exact. Vous vous êtes bel et bien trompée de destinataire. Toutefois, je puis expédier cette affaire pour vous. Je m’en vais porter les informations et le contrat contenus dans cette enveloppe à cheikh Reda Abou Adil, qui a participé à l’instauration du Royaume Segu. Il sera en mesure de vous aider de la même manière.
— Et quelle rétribution attendez-vous au titre d’intermédiaire ? demanda Akwete, d’un ton aigre.
— Pas la moindre. Voyez-y un geste d’amitié de notre maison envers une nouvelle république islamique.
— Notre pays est encore jeune. Nous nous méfions de ce genre d’amitié.
— Libre à vous, dis-je en haussant les épaules. Nul doute que le roi Segu éprouvait un sentiment analogue. » Je fis demi-tour et quittai la pièce.
Suivi de Kmuzu, je traversai rapidement le hall en direction des grandes portes de bois de l’entrée. J’entendais les talons d’Akwete résonner derrière nous sur le carrelage. « Attendez », lança-t-elle. Je crus déceler une trace d’excuse dans sa voix.
Je m’arrêtai pour lui faire face. « Oui, madame ?
— Ce cheikh… peut-il faire ce que vous dites ? Ou bien est-ce quelque escroquerie élaborée ? »
Je lui adressai un sourire glacial. « Je ne sache pas que vous ou votre pays soyez en position de douter. Votre situation est aujourd’hui désespérée et Abou Adil ne peut guère la faire empirer. Vous n’avez rien à perdre et tout à gagner.
— Nous ne sommes pas riches, contra Akwete. Pas après la façon dont feu le roi Olujimi a saigné notre peuple et de dilapidé nos maigres ressources. Nous avons peu d’or…»
Kmuzu éleva la main. C’était inhabituel de sa part d’interrompre ainsi la conversation. « Cheikh Reda est moins intéressé par votre or que par le pouvoir, indiqua-t-il.
— Le pouvoir ? demanda Akwete. Quel genre de pouvoir veut-il ?
— Il étudiera votre situation, expliqua Kmuzu, puis il se réservera une partie de l’information obtenue. »
Je crus voir la femme noire défaillir. « Je tiens absolument à vous accompagner chez cet homme. C’est mon droit. »
Nous échangeâmes un regard, Kmuzu et moi. Nous savions l’un et l’autre à quel point il était naïf de sa part de s’imaginer qu’elle ait le moindre droit en pareille situation. « D’accord, dis-je, mais vous me laisserez lui parler le premier. »
Elle eut l’air soupçonneux. « Pourquoi cela ?
— Parce que je vous le dis. » Je sortis avec Kmuzu puis j’attendis au chaud soleil, le temps qu’il aille chercher la voiture. Mme Akwete me rejoignit peu après. Elle semblait furieuse mais n’ouvrit pas la bouche.
Sur la banquette arrière de la berline, j’ouvris ma serviette, sortis le mamie de mauvais garçon de Saïed et me le branchai. Il m’emplit de l’illusion confiante que dorénavant plus personne ne pouvait me barrer la route, pas plus Abou Adil qu’Hadjar, Kmuzu ou Friedlander bey.
Akwete s’était assise aussi loin que possible de moi, les mains crispées sur les genoux, la tête délibérément tournée. Peu m’importait son opinion sur moi. J’examinai de nouveau le calepin de Shaknahyi avec sa couverture de vinyle marron. Sur la première page, il avait inscrit, en grosses lettres : DOSSIER PHÉNIX. En dessous, il y avait plusieurs entrées :
Ishaq Abdoul-Hadi Bouhatta – Elwau Chami (cœur, poumons)
Andréja Svobik – Fatima Hamdan (estomac, intestins, foie)
Abbas Karami – Nabil Abou Khalifeh (reins, foie)
Blanca Mataro —…
Shaknahyi avait eu la certitude que quatre noms sur la gauche étaient d’une manière ou de l’autre reliés ; mais aux dires d’Hadjar, il n’y avait que des « dossiers en cours ». Sous les noms, Shaknahyi avait inscrit trois lettres arabes : Alif, Lâm, Mîm, correspondant, en alphabet latin, aux lettres A, L, M.
Que pouvaient-elles signifier ? Était-ce un acronyme ? Je pourrais sans doute trouver une centaine d’organisations dont le sigle était A.L.M. A et L pouvaient constituer l’article défini et le M l’initiale d’un nom : quelqu’un nommé al-Mansour ou al-Maghrebi. Ou bien s’agissait-il de la sténo personnelle de Shaknahyi, d’une abréviation indiquant un Allemand (almâni) ou un diamant (almâs) ou encore autre chose ? Je me demandai si je découvrirais jamais le sens de ces trois lettres sans Shaknahyi pour m’expliquer son code.
J’insérai une puce audio dans l’holo-radio de la voiture, puis rangeai le calepin et l’enveloppe de Tema Akwete dans la serviette « avant de la verrouiller. Tandis qu’Oum Khalsoum, la Dame du XXe siècle, chantait ses lamentations, j’imaginai qu’elle pleurait Jirji Shaknahyi, qu’elle pleurait pour Indihar et ses enfants. Akwete continuait à regarder dehors, m’ignorant toujours. En attendant, Kmuzu pilotait la voiture dans le dédale des ruelles sinueuses d’Hâmidiyya, la collection de taudis qui gardaient les abords du palace de Reda Abou Adil.
Après un trajet de près d’une demi-heure, nous tournâmes à l’entrée du domaine. Kmuzu resta dans la voiture, feignant de faire la sieste. Akwete et moi descendîmes pour emprunter le sentier pavé de céramique conduisant à la maison. Lors de ma première visite, en compagnie de Shaknahyi, j’avais été impressionné par le luxe des jardins et la beauté de l’édifice. Aujourd’hui, en revanche, je n’en remarquai rien. Je tambourinai à la porte de bois sculpté et un domestique réagit sans tarder à mon injonction : il ouvrit en me jetant un regard insolent mais sans dire un mot.
« Nous venons voir cheikh Reda pour affaires, dis-je en le bousculant pour passer. Je viens de chez Friedlander bey. »
Grâce au mamie de Saïed, mes manières étaient brusques et grossières, mais le domestique ne parut pas s’en formaliser. Il referma la porte derrière Tema Akwete et se hâta pour nous devancer dans un corridor haut de plafond, escomptant qu’on le suivrait. Nous le suivîmes. Il s’immobilisa devant une porte fermée au bout d’un long passage frais. L’air embaumait la rose, cette odeur que j’avais fini par associer à la demeure d’Abou Adil. Le domestique n’avait pas desserré les lèvres. Il s’arrêta pour m’adresser un nouveau regard insolent puis s’éloigna.
« Vous attendez ici », dis-je en me tournant vers Akwete.
Elle s’apprêtait à discuter puis se ravisa. « Je n’aime pas ça du tout.
— C’est bien dommage. » Je ne savais pas ce qui se passait de l’autre côté de la porte mais je n’avais pas l’intention de moisir dans le hall en sa compagnie, aussi tournai-je le bouton pour entrer.
Ni Reda Abou Adil, ni Umar Abdoul-Qawy, son secrétaire, ne m’entendirent entrer dans le bureau. Abou Adil était dans son lit d’hôpital comme lors de ma visite précédente. Umar était penché sur lui. Je n’aurais su dire ce qu’il faisait.
« Qu’Allah vous donne la santé », lançai-je, tout de go.
Umar sursauta et se retourna vers moi. « Comment avez-vous fait pour entrer ?
— Votre domestique m’a conduit jusqu’à la porte. »
Umar hocha la tête. « Kamal. J’aurai deux mots à lui dire. »
Puis il m’examina plus attentivement. « Je suis désolé, fit-il, votre nom m’échappe…
— Marîd Audran. Je travaille pour Friedlander bey.
— Ah oui », dit Umar. Son expression se radoucit imperceptiblement. « La dernière fois, vous étiez venu à titre de policier.
— Je ne suis pas vraiment flic. Je m’occupe des intérêts de Friedlander bey auprès de la police. »
L’esquisse d’un sourire ourla les lèvres d’Umar. « À votre guise. Et vous en occupez-vous aujourd’hui ?
— De ses intérêts et également des vôtres. »
Abou Adil éleva une main faible pour effleurer la manche d’Umar. Ce dernier se pencha pour entendre le murmure du vieillard, puis il se redressa. « Cheikh Reda vous invite à prendre vos aises, dit Umar. Nous vous aurions préparé des rafraîchissements adéquats si vous nous aviez prévenus de votre visite. »
Je cherchai un siège du regard et m’installai. « Une femme extrêmement contrariée est venue aujourd’hui chez Friedlander bey. Elle représente le gouvernement révolutionnaire qui vient de socialiser le Radieux Royaume Segu. » J’ouvris ma serviette, pris l’enveloppe de la République Songhaï et la lançai à Umar.
Celui-ci parut amusé. « Déjà ? J’avais vraiment cru qu’Olujimi durerait plus longtemps. Je suppose qu’une fois qu’on a transféré toute la richesse d’un pays dans une banque étrangère, il n’y a plus vraiment d’intérêt à conserver le trône.
— Je ne suis pas venu pour discuter de ça. » Avec le mamie du demi-Hadj, j’avais du mal à être courtois avec Umar. « Aux termes de votre accord avec Friedlander bey, ce pays est sous votre autorité. Vous trouverez toutes les informations utiles dans cette pochette. J’ai laissé la femme fulminer dans l’antichambre. On dirait une véritable harpie. Je suis ravi que ce soit vous qui vous occupiez d’elle et pas moi. »
Umar secoua la tête. « Ils essaient toujours d’arranger et de réorganiser notre vie à notre place. Ils oublient tout le bien que l’on peut faire pour leur cause, pour peu qu’on soit bien disposé. »
Je le regardai jouer avec l’enveloppe, la tourner et la retourner sur le bureau. Abou Adil émit un faible gémissement, mais j’avais vu trop de vraies souffrances pour m’apitoyer sur celles d’un asticot accroché à L’Enfer à la Carte. Je me retournai vers Umar : « Si vous pouvez faire quelque chose pour rendre votre maître plus alerte, Mme Akwete a besoin de lui parler. Elle semble penser que le destin du monde musulman repose sur ses seules épaules. »
Umar m’adressa un sourire ironique. « La République Songhaï fit-il, avec un hochement de tête incrédule. Demain, ce sera de nouveau un royaume ou une province conquise ou une dictature fasciste. Et personne n’en aura rien à foutre…
— Mme Akwete, si. »
Ça l’amusa encore plus. « Mme Akwete sera l’une des premières à bénéficier de la nouvelle vague de purges. Mais assez parlé d’elle. Nous devons discuter à présent du problème de votre compensation. »
Je le fixai attentivement. « À aucun moment je n’avais songé à une rétribution.
— Évidemment pas. Vous remplissiez simplement les termes de l’accord passé entre votre employeur et le mien. Quoi qu’il en soit, il est toujours sage d’exprimer sa gratitude à ses amis. Après tout, quelqu’un qui vous a aidé par le passé est plus à même de vous aider à nouveau. Peut-être y a-t-il quelque menu service que je puis vous rendre en retour. »
C’était précisément le but de ma petite incursion dans les terres d’Abou Adil. J’écartai les mains et tâchai d’avoir l’air désinvolte. « Non, franchement, je ne vois pas… À moins que…
— À moins que quoi, mon ami ? »
Je fis mine d’examiner le talon usé de ma botte. « À moins que vous ne soyez prêt à me dire pourquoi vous avez installé Umm Saad dans notre maisonnée. »
Umar fit mine d’être tout aussi désinvolte. « Vous devez savoir depuis le temps que cette Umm Saad est une femme fort intelligente, mais qu’elle n’est certainement pas aussi futée qu’elle se l’imagine. Nous désirions simplement qu’elle nous tienne au courant des plans de Friedlander bey. Jamais il n’avait été question qu’elle se confronte à lui directement ou abuse de son hospitalité. Elle a braqué votre maître, ce qui dès lors nous la rendait inutile. Vous pouvez en disposer à votre guise.
— C’est bien ce dont je m’étais douté. Sachez que Friedlander bey ne vous tient, vous ou cheikh Reda, en rien responsables de ses actes. »
Umar leva la main d’un air chagrin. « Allah nous fournit les instruments, à nous de les employer au mieux. Parfois, l’un d’eux se brise et il faut alors le jeter.
— Allah soit loué, murmurai-je.
— Louons Allah », dit Umar. Ça m’avait l’air de baigner impec entre nous.
« Encore un détail, ajoutai-je. Le policier qui était avec moi la dernière fois, l’agent Shaknahyi, s’est fait tuer par balle hier. »
Umar ne cessa pas de sourire mais son front se plissa. « Nous avons appris la nouvelle. Notre cœur va à sa veuve et ses enfants. Qu’Allah lui accorde la paix.
— Ouais. Quoi qu’il en soit, j’aimerais énormément mettre la main sur l’homme qui l’a tué. Son nom est Paul Jawarski. »
Je regardai Abou Adil qui se tortillait sans répit sur son lit d’hôpital. Le vieillard grassouillet bredouilla faiblement quelque chose, mais Umar ne lui prêtait pas la moindre attention à lui. « Certainement, me dit-il. Nous serons heureux de mettre nos ressources à votre disposition. Si l’un de nos associés apprend quoi que ce soit au sujet de ce Jawarski, vous en serez aussitôt informé. »
L’attitude d’Umar ne me disait rien qui vaille. Il avait la parole trop facile, la mine trop contrite. Je le remerciai, sans plus, et me levai pour partir.
« Un moment, cheikh Marîd », dit-il d’une voix calme. Il se leva et me prit par le bras pour me conduire vers une autre sortie. « J’aimerais avoir quelques mots en privé avec vous. Est-ce que vous voulez bien passer dans la bibliothèque ? »
J’éprouvai un curieux frisson. J’étais conscient que cette invitation émanait d’Umar Abdoul-Qawy, agissant de sa propre initiative, et non d’Umar Abdoul-Qawy, secrétaire de cheikh Reda Abou Adil. « Entendu », dis-je.
Il porta la main à sa tête et éjecta le mamie qu’il portait. Il n’avait même pas jeté un regard à Abou Adil.
Umar me tint la porte et je pénétrai dans la bibliothèque. Je m’assis à une large table oblongue au plateau de bois sombre verni. Umar, en revanche, resta debout. Il arpenta la pièce, le long d’un haut mur garni d’étagères, faisant sauter négligemment le mamie dans sa paume. « Je crois comprendre ta position, dit-il enfin.
— Et quelle est cette position, au juste ? »
Signe de la main irrité. « Tu sais très bien ce que je veux dire. Combien de temps encore vas-tu te satisfaire d’être le chien savant de Friedlander bey, à courir et faire le beau pour un vieux fou qui n’a même plus assez de jugeote pour s’apercevoir qu’il est déjà mort ?
— Vous parlez de qui, là, de Papa ou de cheikh Reda ? »
Umar s’immobilisa et me regarda en plissant le front : « Je parle des deux et je suis sûr que tu le sais foutrement bien. »
Je fixai Umar durant un moment, écoutant les trilles des oiseaux encagés un peu partout dans la maison et les jardins d’Abou Adil. Leur chant donnait à l’après-midi une trompeuse impression de paix et d’espoir. Dans la bibliothèque l’air sentait le moisi, le renfermé. Moi-même, je commençais à me sentir en cage. Peut-être avais-je commis une erreur en me rendant ici aujourd’hui. « Que suggères-tu, Umar ?
— Je suggère que nous commencions à songer à l’avenir. Un jour, pas très lointain, les empires de ces vieillards seront entre nos mains. Merde, je dirige déjà les affaires de cheikh Reda. Il passe toute la sainte journée connecté sur ce… ce…
— Je sais sur quoi il est connecté. »
Umar hocha la tête. « Bien, parfait. Le mamie que j’utilise est un enregistrement récent de son esprit. Il me l’a donné parce que ce qui l’excite le plus, sexuellement, c’est de se baiser lui-même, ou du moins une reproduction précise de lui-même. Est-ce que cela te dégoûte ?
— Tu plaisantes ? » J’avais déjà entendu bien pire.
« Alors, fais pas attention à ça. Il ne se rend pas compte qu’avec ce mamie je suis son égal pour ce qui est de la gestion des affaires. Je suis effectivement Abou Adil, mais avec l’avantage supplémentaire de mes propres talents. Il est cheikh Reda, un grand homme ; mais avec ce mamie, je suis cheikh Reda et Umar Abdoul-Qawy réunis. Pourquoi aurais-je besoin de lui ? »
Tout cela me paraissait terriblement amusant. « Es-tu en train de proposer l’élimination d’Abou Adil et de Friedlander bey ? »
Umar regarda autour de lui, nerveux. « Je ne propose rien de tel, dit-il d’une voix calme. Bien trop de personnes comptent sur leurs vues et leur jugement. Pourtant, un jour viendra bien où ces vieillards seront eux-mêmes un obstacle à leurs propres entreprises.
— Quand l’heure sonnera de les mettre à l’écart, observai-je, les gens censés le savoir le sauront. Et Friedlander bey, en tout cas, leur cédera la place sans regret.
— Et si l’heure avait sonné ? demanda Umar d’une voix rauque.
— Toi, tu es peut-être prêt, mais moi, je ne suis pas préparé à reprendre les affaires de Papa. »
Umar insista : « Même ce problème pourrait être résolu.
— Possible », fis-je. Je me forçai à rester de marbre. Je ne savais pas si nous étions surveillés et enregistrés, mais je n’avais pas envie non plus de contrarier Umar. Je savais désormais que l’homme était très dangereux.
« Tu finiras par découvrir que j’ai raison », dit-il enfin. Il joua encore avec le mamie dans sa main, le front de nouveau plissé par la réflexion. « Retourne donc auprès de Friedlander bey et réfléchis à ce que je t’ai dit. Nous reparlerons bientôt. Si tu ne partages pas mon enthousiasme, je risque d’être forcé de te mettre à l’écart en même temps que nos deux maîtres. » Je fis mine de me lever. Il tendit une main pour m’arrêter. « Ce n’est pas une menace, mon ami, dit-il calmement. Ce n’est que la façon dont je vois l’avenir.
— Allah seul voit l’avenir. »
Il eut un rire cynique. « Si tu t’imagines que les pieux discours ont vraiment une signification, alors j’ai des chances de finir avec plus de pouvoir que cheikh Reda n’en a jamais rêvé. » Il indiqua une autre porte, du côté sud de la bibliothèque. « Tu peux sortir par là. Suis le corridor sur la gauche, il te ramènera à l’entrée principale. Je dois retourner discuter de cette affaire de République Songhaï avec la femme. Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour elle. Je la renverrai à son hôtel avec mon chauffeur.
— Merci de ton amabilité.
— Puisses-tu aller en paix et sans crainte, ».
Je quittai la bibliothèque et suivis ses indications. Kamal, le domestique, me retrouva en chemin et me raccompagna à la porte. Là encore, sans ouvrir la bouche. Je descendis les marches pour gagner la voiture, et là je me retournai. Debout sur le seuil, Kamal me lorgnait comme si j’avais pu planquer l’argenterie sous mes fringues.
J’entrai dans la berline. Kmuzu démarra, descendit l’allée et franchit le portail. Je songeai aux paroles d’Umar, à sa proposition. Abou Adil avait exercé son pouvoir durant près de deux siècles. Nul doute que durant tout ce laps de temps il y avait eu quantité de jeunes gens pour occuper le poste à présent détenu par Umar. Nul doute qu’un certain nombre avaient nourri les mêmes idées ambitieuses. Abou Adil était toujours là mais qu’était-il advenu de ces jeunes gens ? Peut-être Umar n’était-il pas aussi malin qu’il se l’imaginait.