16.

La berline westphalienne s’éloignait d’Hâmidiyya en direction du nord. J’avais connecté mon papie d’anglais et je parlais au téléphone avec Morgan. « Je l’ai retrouvé, lui annonçai-je.

— Super, mec. » L’Américain avait l’air désappointé. « Ça signifie que je ne touche pas le reste du fric ?

— Je vais te dire ce qu’on va faire. Je te file les cinq cents autres kiams si t’arrives à me bloquer Jawarski quelques heures. T’as une arme ?

— Ouais. Tu veux que je m’en serve ? »

L’idée était tentante. « Non. Je veux simplement que tu l’aies à l’œil. Je lui lus l’adresse du bout de carton. Ne le laisse pas s’échapper. Retiens-le jusqu’à ce que j’arrive.

— Vu, mec, dit Morgan, mais prends pas toute la journée. Ça me passionne pas trop de traîner en compagnie d’un mec qu’a déjà refroidi vingt personnes.

— Je compte sur toi. Je te recontacte plus tard. » Je raccrochai.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? » demanda Saïed.

Je n’avais pas envie de le lui dire parce que, malgré sa confession spontanée et ses excuses, je n’avais toujours pas confiance en lui. « Je te ramène chez Courane. Ou t’aimes mieux que je te dépose quelque part dans le Boudayin ?

— Je peux pas t’accompagner ? »

Je ris froidement. « Je m’en vais rendre visite à ton employeur préféré, Abou Adil. T’es toujours en bons termes avec lui ?

— Je sais pas, dit le demi-Hadj, nerveux. Mais je ferais peut-être mieux de retourner chez Courane. Je viens de penser que j’ai un truc à dire à Jacques et Mahmoud.

— Tu m’étonnes.

— De toute façon, j’ai plus vraiment besoin de me retrouver nez à nez avec ce salaud d’Umar. » Saïed prononça « Himmar », en changeant légèrement la voyelle et en l’accompagnant d’une aspiration. C’était un jeu de mot en arabe : Himmar signifie âne et les Arabes considèrent l’animal comme un des plus répugnants qui soient au monde. C’était une manière habile d’insulter Umar et, lorsqu’il portait Rex, le demi-Hadj l’avait peut-être même dit ouvertement à Abdoul-Qawy. Qui sait d’ailleurs si ce n’était pas une des raisons de sa baisse de popularité du côté d’Hâmidiyya ?

Il resta silencieux un petit moment. « Marîd, dit-il enfin, j’étais vraiment sincère. J’ai fait une grosse erreur de retourner ma veste ainsi. Mais je n’ai jamais eu de contrat avec Friedlander bey ou quoi que ce soit. J’avais pas l’impression de faire du mal à quelqu’un.

— J’ai failli y passer à deux reprises, vieux. D’abord, par le feu, ensuite avec Jawarski. »

Je garai la voiture le long du trottoir devant chez Courane. Saïed était tout penaud. Il implora : « Qu’est-ce que tu veux que je dise ?

— T’as rien à dire. Je te verrai plus tard. »

Il opina et descendit. Je le regardai entrer dans le bar, puis éjectai le mamie de mauvais garçon. Je repris la route, cap au nord-ouest, vers la maison de Papa. Avant ma confrontation avec Abou Adil, j’avais deux ou trois trucs à régler.

Je trouvai Kmuzu dans notre appartement temporaire, installé à ma console Chhindwara. Il leva les yeux en m’entendant entrer dans la pièce. « Ah, yaa sidi ! fit-il, ravi comme jamais. J’ai de bonnes nouvelles. Cela nous coûtera moins que je l’avais escompté d’organiser des distributions de repas aux pauvres. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir examiné votre situation financière, mais cela m’a permis d’apprendre que vous aviez en fait deux fois plus qu’il ne faut.

— C’est un appel du pied, Kmuzu ? Je te préviens, je ne compte ouvrir qu’une seule soupe populaire, pas deux. T’as déjà défini un budget de fonctionnement ?

— On peut faire tourner le centre de distribution une semaine entière rien qu’avec l’argent que vous rapporte une seule nuit au Chiriga.

— Super. Ravi de l’apprendre. Je me demandais juste pourquoi ce projet te passionnait autant. Comment se fait-il qu’il te tienne à cœur à ce point ? »

L’expression de Kmuzu devint parfaitement neutre. « Je me sens simplement responsable de votre éducation morale chrétienne.

— À d’autres ! »

Il détourna les yeux. « C’est une longue histoire, yaa sidi, je n’ai pas envie de vous la conter maintenant.

— Très bien, Kmuzu. Une autre fois. »

Il me regarda de nouveau. « J’ai des informations à propos de l’incendie. Je vous ai dit que j’avais trouvé la preuve de son origine criminelle. Cette nuit-là, dans le corridor menait de vos appartements à ceux du maître de maison, j’ai découvert des chiffons qu’on avait trempés dans un quelconque liquide inflammable. » Il ouvrit un tiroir du bureau et en sortit quelques bouts d’étoffe carbonisés. Ils avaient brûlé dans l’incendie mais n’avaient pas été totalement détruits. Je distinguai même un motif décoratif, des étoiles à huit branches rose pâle sur fond marron.

Kmuzu brandit un autre chiffon. « Et aujourd’hui, je trouve ceci. C’est évidemment le tissu que l’on a déchiré pour faire ces chiffons. »

J’examinai la pièce d’étoffe, morceau de drap ou de vieille robe. Il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait du même tissu. « Où as-tu trouvé ça ? »

Kmuzu remit tous les chiffons dans le tiroir du bureau. « Dans la chambre du jeune Saad ben Salah.

— Et qu’est-ce que t’allais fouiner de ce côté ? » lui demandai-je avec un certain amusement.

Kmuzu haussa les épaules. « Je cherchais des preuves, yaa sidi. Et je crois en avoir trouvé suffisamment pour être certain de l’identité de l’incendiaire.

— Le gosse ? Pas Umm Saad elle-même ?

— Je suis sûr qu’elle a poussé son fils à mettre le feu. »

Cette femme n’était pas un ange ; pourtant, ça ne collait pas tout à fait. « Enfin, pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ? Tout son plan a toujours été de pousser Friedlander bey à admettre que Saad est son petit-fils. Elle veut que son gosse soit l’héritier du domaine de Papa. Liquider le vieux tout de suite, c’était pour elle se retrouver à la rue.

— Qui peut dire quel a été son raisonnement, yaa sidi ? Peut-être a-t-elle renoncé à son plan et cherche-t-elle à présent à se venger. »

Seigneur, dans ce cas, qui sait ce qu’elle tenterait encore ? « Tu la surveilles déjà, n’est-ce pas ?

— Oui, yaa sidi. »

— Eh bien, renforce ta surveillance. » Je me retournai pour sortir puis, me ravisant, lui posai une dernière question : « Kmuzu, est-ce que les lettres A.L.M. te disent quelque chose ? »

Il réfléchit un bref instant : « L’African Liberation Movement, je ne vois que ça.

— Peut-être. J’étais dubitatif. Et le dossier Phénix ?

— Oh, ça oui, yaa sidi, j’en ai entendu parler quand je travaillais chez cheikh Reda. »

Je m’étais embringué dans tellement d’impasses que j’avais quasiment perdu tout espoir. Je commençais à me dire que le dossier Phénix était une invention de Jirji Shaknahyi, et qu’il avait emporté le secret de ces mots dans la tombe. « Pourquoi Abou Adil en a-t-il discuté avec toi ? » demandai-je.

Kmuzu hocha la tête. « Abou Adil n’a jamais discuté de quoi que ce soit avec moi, yaa sidi. Je n’étais qu’un garde du corps. Mais les gardes du corps, on oublie souvent leur présence. Ils finissent par se fondre avec le mobilier de la pièce. Plus d’une fois, j’ai pu entendre cheikh Reda et Umar discuter de qui ils désiraient ou non ajouter au dossier Phénix.

— Alors, qu’est-ce que c’est que ce putain de truc ?

— Une liste, dit Kmuzu. Une compilation des noms de tous ceux qui travaillent pour cheikh Reda ou Friedlander bey, directement ou indirectement. Et de tous ceux envers qui ils ont l’un ou l’autre une dette importante.

— Comme un tableau de service, fis-je, intrigué. Mais pourquoi ce dossier aurait-il cette importance ? Je suis certain que les flics pourraient établir la même liste à n’importe quel moment. Pourquoi Jirji Shaknahyi a-t-il risqué sa vie à enquêter là-dessus ?

— Chaque individu sur la liste possède une fiche codée qui décrit sa condition physique, son groupe de compatibilité tissulaire, et son dossier complet de transplantations d’organes et autres modifications.

— Donc, Abou Adil et Papa se préoccupent de la santé de leur personnel. C’est super. Je ne les imaginais pas se soucier de détails pareils. »

Kmuzu fronça les sourcils. « Vous ne saisissez pas, yaa sidi. Le fichier n’est pas une liste de tous les éventuels receveurs d’organes. C’est une liste des donneurs disponibles.

— Des donneurs disponibles ? Mais ces gens-là ne sont pas morts, ils sont encore…» Mes yeux s’agrandirent et je le dévisageai, muet.

L’expression de Kmuzu me fit comprendre que mon horrible pressentiment était correct. « Tous les membres de la liste sont classés, dit-il, depuis l’employé le plus modeste jusqu’à Umar ou vous-même. Si l’un d’eux est blessé, tombe malade ou exige une greffe d’organe, Abou Adil ou Friedlander bey pourra choisir de sacrifier une personne classée plus bas. Ce n’est pas systématique, mais plus on est situé haut dans la liste, plus il y a de chance qu’un donneur adéquat soit choisi.

— Que leurs maisons soient détruites ! Les fils de brigands ! » murmurai-je. Voilà qui expliquait les mentions sur le calepin de Shaknahyi – les noms situés à gauche étaient ceux des gens prématurément mis en disponibilité pour fournir des pièces de rechange à ceux de la colonne de droite. Blanca s’était trouvée trop bas sur la liste pour son propre bien ; ce n’était jamais qu’une pauvre fille interchangeable.

« Peut-être que toutes vos connaissances sont inscrites au dossier Phénix, observa Kmuzu. Vous-même, vos amis, votre mère. Mon nom s’y trouve également. »

Je sentis la fureur croître en moi. « Où le range-t-il, ce dossier, Kmuzu ? Je m’en vais le lui enfoncer dans la gorge ! »

Kmuzu leva la main. « Rappelez-vous, yaa sidi, que cheikh Reda n’est pas tout seul dans cette terrible entreprise. Il coopère avec notre maître. Ils partagent l’information, comme ils partagent les vies de leurs associés. Le cœur d’un des mignons de cheikh Reda pourra être implanté dans la poitrine du lieutenant de Friedlander bey. Les deux hommes sont de grands rivaux, mais en l’occurrence ce sont des partenaires cordiaux.

— Depuis combien de temps dure ce manège ?

— Des années. Les deux cheikhs l’ont instauré pour s’assurer personnellement de ne jamais risquer de mourir par manque d’organes compatibles. »

J’écrasai le poing sur le bureau. « Voilà donc comment ils ont réussi à se traîner jusqu’à cet âge canonique ! Ce sont deux putains de fossiles !

— Et ils sont fous, yaa sidi, ajouta Kmuzu.

— Tu ne m’as toujours pas dit où trouver ce dossier Phénix. Où est-il ? »

Kmuzu hocha la tête. « Je n’en sais rien. Cheikh Reda le tient caché. »

Bon, me dis-je, de toute façon, j’avais prévu d’aller faire une virée dans le secteur cet après-midi. « Merci, Kmuzu. Tu m’as rendu un fier service.

Yaa sidi, vous n’allez pas attaquer cheikh Reda avec cette histoire, n’est-ce pas ? » Il semblait très agité.

« Non, bien sûr que non. Je suis trop malin pour braquer les deux vieux simultanément. Toi, continue tranquillement de bosser sur nos soupes populaires. Je crois qu’il est temps que la maison de Friedlander bey commence à restituer quelque chose aux pauvres.

— Voilà qui est bien. »

Je laissai Kmuzu travailler sur le terminal. Je sortis reprendre la voiture, tout en révisant mon emploi du temps de la journée, en fonction de la bombe qui venait de me sauter devant les pieds. Je fonçai vers le Boudayin, garai la berline et remontai à pied la Rue vers la boîte de Chiri.

Mon téléphone sonna. « Marhaba, répondis-je.

— C’est moi, mec, Morgan. » Une chance : je portais encore le papie d’anglais. « Jawarski est bien ici, pas de problème. Il est terré dans une piaule cradingue, un vrai taudis. Je suis en planque dans la cage d’escalier, l’œil sur sa porte. Tu veux que je lui tombe sur le paletot ?

— Non, assure-toi simplement qu’il ne se barre pas. Je veux être sûr qu’il sera là quand je passerai tout à l’heure. Par contre, s’il essaie d’aller quelque part, coince-le. Sers-toi de ton arme pour le repousser dans l’appartement. Débrouille-toi comme tu voudras mais garde-le-moi au chaud.

— Tinquiète, mec. Mais grouille quand même. C’est pas aussi drôle que je l’aurais cru. »

Je raccrochai le téléphone à ma ceinture et entrai dans le club. La boîte était sacrément bondée pour une fin d’après-midi. Une nouvelle fille, une Noire nommée Mouna, était sur scène. Je me rappelai soudain que Mouna avait été le nom de la poule préférée de Fouad dans son interminable récit. Ça voulait sans doute dire qu’il adorait cette fille – et ça voulait dire également qu’elle était synonyme d’emmerdes. Il allait falloir que je garde l’œil ouvert.

Les autres filles étaient assises avec les clients et l’amour fleurissait tout le long du comptoir. C’était bigrement réconfortant.

J’allai me poster à ma place habituelle et attendis qu’Indihar se radine. « Une Mort blanche ? me demanda-t-elle.

— Non, pas tout de suite. T’as réfléchi à notre petite discussion ?

— À mon installation dans le petit cottage de Friedlander bey ? Si c’était pas pour les gosses, j’y aurais même pas songé. Je veux rien lui devoir, à ce type. J’ai pas envie de devenir une des souris à Papa. »

J’avais eu la même attitude, il n’y a pas si longtemps, et maintenant que j’avais appris la signification du dossier Phénix, je savais que j’avais davantage de raisons encore de me méfier de lui. « De ce côté-là, t’as pas tort, Indihar, mais je te promets que ça n’arrivera pas. Ce n’est pas Papa qui fait ça pour toi ; c’est moi.

— Y a une différence ?

— Oui. Une grosse. Bon, ta réponse ? »

Elle soupira. « D’accord, Marîd, mais c’est pas non plus pour devenir une de tes souris. Tu vois ce que je veux dire ?

— Tu vas pas coucher avec moi. Tu me l’as déjà dit. »

Indihar hocha la tête. « C’est pour bien que tu comprennes. Je porte le deuil de mon mari. Et le deuil peut être définitif.

— Prends tout ton temps. Il te reste encore pas mal d’années à vivre, chou, remarquai-je. Un jour, tu trouveras bien quelqu’un d’autre.

— Je veux même pas y songer. »

Il était grand temps de changer de sujet. « Tu peux commencer à déménager quand tu veux, mais termine d’abord ton service chez moi. Va falloir que je me trouve une nouvelle barmaid de jour. »

Indihar regarda à gauche et à droite puis se pencha vers moi : « Si j’étais toi, fit-elle à voix basse, j’engagerais quelqu’un de l’extérieur. Je me fierais à aucune de ces filles pour gérer c’te boîte. Elles te tondraient jusqu’à l’os, surtout cette Brandi. Et Pualani est même pas assez futée pour poser le sous-verre d’abord, et le verre ensuite.

— À ton avis, qu’est-ce que je devrais faire ? »

Elle se mâchonna la lèvre un moment. « Je débaucherais Dalia de chez Frenchy Benoît. Voilà ce que je ferais. Ou Heidi, du Palmier d’argent.

— Peut-être… Appelle-moi si t’as besoin de quelque chose. » Encore un nouveau souci. Mais pour l’heure, mes pensées étaient centrées avant tout sur le quartier miteux à la lisière ouest de la ville. Je ressortis, à pied, au soleil de la fin d’après-midi. Il avait plu un peu et une bonne odeur humide montait des trottoirs surchauffés.

Quelques minutes plus tard, j’étais de retour dans la modulerie de la Quatrième Rue. Deux visites chez Laïla dans la même journée, c’était plus qu’il n’en fallait pour un seul homme. Je l’entendis en entrant discuter module avec un client. Le type avait besoin d’un truc lui permettant de faire de l’armadontie. C’est l’art de la conversion des dents humaines en armes évoluées. Laïla était toujours Emma : Madame Bovary, dentiste du futur.

Quand le client fut reparti – oui, Laïla lui avait trouvé exactement ce qu’il cherchait – j’essayai de lui dire ce que je voulais sans entamer la conversation. « T’aurais pas un mamie d’Enfer à la carte, par hasard ? » demandai-je.

Elle avait déjà ouvert la bouche pour me saluer de quelque sentence flaubertienne de seconde main mais ma question la choqua : « Tu veux pas un truc pareil, Marîd, dit-elle de sa voix geignarde.

— C’est pas pour moi. C’est pour un ami.

— Pas un de tes amis n’est branché là-dessus. »

Je me retins de lui sauter à la gorge. « C’est pas pour un ami, alors, c’est pour un putain de salopard d’ennemi. »

Sourire de Laïla. « Alors, tu veux quelque chose de vraiment méchant, pas vrai ?

— C’que t’as de pire. »

Elle jaillit de derrière son comptoir pour se diriger vers une porte cadenassée donnant sur l’arrière-boutique. « Je garde pas en exposition ce genre d’article », expliqua-t-elle en cherchant les clés dans sa poche. En fait, elles étaient pendues à son cou, accrochées à un long collier de plastique vert. « J’vends pas de mamies d’Enfer à la carte aux gamins.

— T’as les clés autour du cou.

— Oh, merci, chou. » Elle déverrouilla la porte et se retourna pour me regarder. « J’reviens tout de suite. » Elle s’éclipsa une minute ou deux et reparut avec une petite boîte en carton marron.

La boîte contenait trois mamies, trois boîtiers anonymes et gris, sans marque de fabrique : des modules de contrebande, dangereux à porter. Les modules commercialisés normalement étaient enregistrés ou programmés avec soin, nettoyés de tout signal parasite. Porter un mamie de contrebande, c’était jouer à la roulette russe. Parfois, il s’agissait de versions « brutes » et c’est en les débranchant qu’on s’apercevait qu’ils avaient causé de graves dégâts cérébraux.

Laïla avait collé des étiquettes manuscrites sur les mamies que contenait la boîte. « Qu’est-ce que tu dirais d’un granulome infectieux ? »

Je réfléchis quelques instants mais estimai que c’était trop proche de ce qu’avait porté Abou Adil lors de ma première visite. « Non.

— D’accord, dit Laïla en tripotant les mamies de son long doigt crochu. Et une cholécystite ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Pas la moindre idée.

— C’est quoi, le troisième ? »

Laïla le sortit pour lire l’étiquette. « Syndrome D. »

J’eus un frisson. J’en avais entendu parler. C’était une sorte de dégénérescence nerveuse épouvantable, une saloperie causée par des virus lents. Le patient souffre d’abord de trous de mémoire, à long et à court terme. Puis les virus continuent de boulotter le système nerveux jusqu’à ce que la victime s’effondre, hébétée et stupide, clouée au lit par une douloureuse agonie. Finalement, au dernier stade du mal, le patient meurt quand son organisme oublie comment respirer ou faire battre le cœur. « Combien pour celui-ci ?

— Cinquante kiams », annonça Laïla. Elle leva lentement la tête pour me regarder dans les yeux avec un grand sourire. Les quelques dents qui lui restaient n’étaient que chicots noircis et le résultat s’avérait d’une horreur parfaitement grotesque. « Ya un supplément pasque c’est un article difficile à obtenir.

— Bon, d’accord. » Je la réglai et fourrai le mamie du syndrome D dans ma poche. Puis j’entrepris de m’extraire de sa boutique.

« Tu sais, fit-elle en plaquant sa main griffue sur mon bras, mon amant m’emmène à l’opéra ce soir. Toute la ville de Rouen nous verra ensemble ! »

Je me dégageai et me hâtai de passer la porte. « Au nom de Dieu, le Miséricordieux plein de miséricorde », marmonnai-je.

Durant le long trajet jusqu’au domaine d’Abou Adil, je récapitulai les récents événements. Si Kmuzu avait raison, alors c’était le fils d’Umm Saad qui avait mis le feu. Je n’avais pas l’impression que le jeune Saad ait agi de sa propre initiative. Pourtant, Umar m’avait assuré que ni lui ni Abou Adil n’employaient encore Umm Saad. Il m’avait d’ailleurs froidement invité à me débarrasser d’elle si je la trouvais trop irritante. Alors, si Umm Saad ne tenait pas ses ordres directement d’Abou Adil, pourquoi avait-elle décidé soudain de prendre elle-même les choses en main ?

Et Jawarski. Avait-il décidé de me prendre pour cible parce que ma tête ne lui revenait pas ou parce qu’Hadjar avait glissé à Abou Adil que j’étais en train de fureter du côté du dossier Phénix ? Ou bien existait-il d’autres connexions, plus sinistres encore, et que je n’avais pas découvertes ? À ce compte, je n’osais plus me fier à Saïed ou même à Kmuzu. Morgan était le seul individu à bénéficier encore de ma confiance et je devais admettre que je n’avais pas vraiment de raison valable de me fier plus à lui. C’est simplement qu’il me rappelait comment j’étais dans le temps, avant que je ne m’attelle à changer de l’intérieur un système corrompu.

C’était, soit dit en passant, la dernière justification que j’avais trouvée à la vie facile que je menais. Je suppose que l’amère vérité était que je n’avais pas le courage d’affronter l’ire de Friedlander bey, ni le cœur de cracher sur son fric. Je me consolais en me disant que je mettais à profit ma situation au comble du déshonneur pour venir en aide aux moins fortunés. Mais cela ne faisait pas vraiment taire mes scrupules de conscience.

À mesure que je roulais, ces sentiments d’isolement et de culpabilité finirent par friser le désespoir, et c’est là sans doute qu’il faut chercher l’origine de l’erreur tactique qui devait suivre. Peut-être que j’aurais dû quand même avoir plus confiance en Saïed ou Kmuzu. J’aurais tout du moins pu me faire accompagner de l’un des Rocs parlants. Au lieu de cela, je comptais sur ma seule habileté pour me sortir d’une confrontation avec Abou Adil. Après tout, j’avais deux plans bien distincts : primo, je pensais pouvoir l’acheter avec le mamie du syndrome D ; et secundo, s’il ne se laissait pas amadouer, ma position de repli consistait à lui asséner en pleine tronche l’ensemble de ce que j’avais appris sur lui.

Bon, enfin, sur le coup, ça paraissait une super-idée.

Le garde à sa porte me reconnut et me laissa passer même si Kamal, le majordome, s’enquit de la raison de ma visite. « J’ai apporté un cadeau pour cheikh Reda, lui dis-je. Et il est urgent que je lui parle. »

Il refusa de me laisser quitter l’antichambre. « Attendez ici, me dit-il avec un rictus. Je vais voir si cela est permis.

— Mieux vaudrait éviter la voix passive », remarquai-je. Il ne saisit pas l’allusion.

Il fila donc jusqu’au bureau d’Abou Adil et revint par le même chemin, arborant le même air méprisant. « Je dois vous conduire auprès de mon maître », annonça-t-il. À le voir, on aurait dit que ça lui brisait le cœur.

Il me conduisit dans l’un des bureaux d’Abou Adil, pas le même que j’avais vu lors de ma première visite avec Shaknahyi. Une odeur sucrée, d’encens peut-être, emplissait l’air. Il y avait aux murs des reproductions encadrées de chefs-d’œuvre de l’art européen et j’entendais un enregistrement d’Oum Khalsoum passer en sourdine.

Le maître de céans était installé dans un fauteuil confortable, une somptueuse couverture brodée lui recouvrait les jambes. Sa tête avait roulé contre le dossier du siège et ses yeux étaient fermés. Ses mains reposaient à plat sur ses genoux et elles tremblaient.

Umar Abdoul-Qawy était là, évidemment, et il ne semblait pas ravi de me voir. Il me salua d’un signe de tête et porta un doigt à ses lèvres. Je supposai que c’était pour m’indiquer de ne rien trahir de notre conversation précédente sur ses plans visant à renverser Abou Adil et diriger l’empire du vieux cheikh à sa place. Mais ce n’était pas la raison de ma visite. J’avais des soucis plus importants que les luttes de pouvoir débiles de ce pauvre Umar.

« J’ai l’honneur de souhaiter au cheikh Reda un bon après-midi.

— Qu’Allah vous rende l’après-midi prospère », répondit Umar.

On verra bien, me dis-je. « Je prie le noble cheikh d’accepter ce modeste présent de ma part. »

Umar fit un petit geste, l’imperceptible mouvement de main d’un roi pour ordonner à un paysan d’approcher. J’avais envie de lui enfoncer le mamie dans la gorge, à ce gros lard. « Qu’est-ce ? » demanda-t-il.

Je ne dis rien. Je le lui donnai, sans un mot. Umar le retourna dans sa main à plusieurs reprises. Puis il me regarda. « Vous êtes plus adroit que je ne l’estimais, reconnut-il. Mon maître sera très content.

— J’espère qu’il ne possède pas déjà ce module.

— Non, non. » Il le déposa sur les genoux d’Abou Adil mais le vieillard ne fit même pas mine de l’examiner. Umar m’étudia, songeur. « Je vous offrirais bien quelque chose en échange, bien que je sois certain que vous aurez la courtoisie de refuser.

— Essaie toujours, j’aimerais avoir un minimum d’information. »

Umar fronça les sourcils. « Vos manières…

— Sont impossibles, je sais, mais que puis-je dire ? Je ne suis qu’un ignorant de bouffeur de fayots maghrébin. Cela dit, il semblerait que j’ai découvert tout un tas d’informations compromettantes sur ton compte et celui de cheikh Reda – et sur celui de Friedlander bey, également, pour être honnête. Je veux parler de votre satané dossier Phénix. » J’attendis pour voir sa réaction.

Elle ne fut pas longue à venir. « J’ai bien peur, monsieur Audran, de ne pas savoir de quoi vous voulez parler. J’ai l’impression que votre maître s’est engagé dans des activités hautement illégales et cherche à présent à en attribuer la responsabilité à…

— Taisez-vous. » Umar et moi nous tournâmes vers Reda Abou Adil qui venait d’éjecter le mamie d’Enfer à la carte qu’il portait jusqu’ici. Umar était tout secoué. C’était la première fois que son maître jugeait bon de participer à une conversation. Il semblait que l’homme n’était pas un simple pantin impuissant et sénile. Une fois déconnecté le mamie de cancer, les traits du visage s’étaient raffermis, les yeux avaient acquis un vif éclat d’intelligence.

Abou Adil rejeta la couverture et quitta son siège. « Friedlander bey ne t’a-t-il rien dit du dossier Phénix ?

— Non, ô cheikh, répondis-je. Je n’en ai eu connaissance qu’aujourd’hui. Il m’avait caché la chose.

— Mais tu t’es occupé d’affaires qui ne te regardent pas. » Sa vigueur me terrifiait. Jamais Umar n’avait fait preuve d’une telle passion, d’une telle force de volonté. C’était comme si je voyais devant moi la baraka de cheikh Reda, une forme de magie personnelle différente de celle de Papa. Le mamie d’Abou Adil porté par Umar ne révélait aucunement la profondeur du personnage. Je suppose qu’aucun dispositif électronique ne pouvait espérer capturer la nature de la baraka. Voilà qui faisait justice des affirmations d’Umar à se prétendre, avec ce mamie, l’égal de son maître. Ce n’était que de l’auto-illusion.

« Je crois bien au contraire qu’elles me concernent, rétorquai-je. Mon nom n’est-il pas dans ce fichier ?

— Oui, j’en suis certain, dit Abou Adil. Mais tu es placé assez haut sur la liste pour n’en tirer que des profits.

— Je pense surtout à mes amis qui n’ont pas cette chance. »

Umar eut un rire sans humour. « Tu montres à nouveau ta faiblesse, remarqua-t-il. Voilà que ton cœur saigne pour la glaise collée à tes pieds.

— Tout soleil a son crépuscule, lui dis-je. Qui sait, un jour peut-être, tu te retrouveras en chute libre dans le classement du dossier Phénix. Et ce jour-là, tu regretteras d’en avoir entendu parler.

— Ô maître, fit Umar avec colère, n’en as-tu pas entendu assez ? »

Abou Adil leva une main lasse. « Oui, Umar. Je n’ai pas grande estime pour Friedlander bey, et encore moins pour ses créatures. Emmène-le au studio. »

Umar vint vers moi, un lance-aiguilles dans la main, et je reculai. J’ignorais ce qu’il avait derrière la tête mais ce ne devait pas être agréable. « Par ici », intima-t-il. Vu les circonstances, j’obtempérai.

Nous quittâmes le bureau et enfilâmes un couloir voisin avant de grimper un escalier menant à l’étage. Là aussi, régnait toujours cette même atmosphère de paix. La lumière était filtrée par les treillis de bois posés derrière les hautes fenêtres, et les bruits étaient assourdis par d’épais tapis. Je savais pourtant que cette sérénité était illusoire. Et que je ne tarderais pas à découvrir la vraie nature du maître des lieux.

« Entre », dit-il en ouvrant une lourde porte métallique. Sur son visage se lisait une étrange expression d’impatience qui ne me disait rien qui vaille.

Je passai devant lui et pénétrai dans une vaste pièce insonorisée. Il y avait un lit, une chaise et une desserte chargée de matériel électronique. Le mur opposé était entièrement vitré, et on apercevait derrière une petite cabine technique avec des rangées de cadrans, d’écrans et de boutons. Je savais ce que c’était. Reda Abou Adil avait installé chez lui son propre studio d’enregistrement de modules mimétiques. Le rêve ultime de tout passionné d’électronique.

« Donne-moi ton arme », dit Abou Adil.

Umar passa le lance-aiguilles à son maître puis quitta la pièce insonorisée. « Je suppose que tu désires m’ajouter à ta collection, dis-je. Je ne vois pas pourquoi. Mes brûlures au second degré n’ont rien de si folichon. » Abou Adil se contenta de me dévisager avec ce même sourire figé. Il me donnait la chair de poule.

Quelques instants après, Umar était de retour. Il avait une longue et mince barre métallique, une paire de menottes et une corde terminée par un crochet. « Ô, seigneur », laissai-je échapper. Je commençais à me sentir mal. Je redoutais franchement qu’ils n’aient pas uniquement envie d’enregistrer cela.

« Tiens-toi droit », dit Umar en me tournant autour. Il étendit la main et me retira les mamies et papies que je portais. « Et quoi que tu fasses, ne penche pas la tête. C’est pour ton bien.

— Merci de ta sollicitude. J’apprécie beaucoup…» Umar éleva la barre de métal et me l’abattit sur la clavicule droite. Je sentis une douleur fulgurante et laissai échapper un cri. Il me frappa de l’autre côté, sur l’autre clavicule. J’entendis le bruit sec de l’os qui se brisait et tombai à genoux.

« Cela va peut-être faire un peu mal », dit Abou Adil de la voix d’un bon vieux docteur.

Umar se mit à me tabasser le dos avec sa canne métallique, une fois, deux fois, trois fois. Je hurlai. Il me frappa encore, à plusieurs reprises. « Essaie de te lever, ordonna-t-il.

— Vous êtes fous…

— Si tu te lèves pas, c’est sur ta figure que je tape…»

Je me levai tant bien que mal. Mon bras gauche pendait, inutile. J’avais le dos en sang. Je me rendis compte que je respirais à petits sanglots haletants.

Umar prit le temps de me tourner autour, jaugeant mon état. « Ses jambes, dit Abou Adil.

— Oui, ô cheikh. » Le fils de pute me frappa en travers des cuisses et je m’effondrai à nouveau. « Debout, gronda Umar. Allons, debout ! »

Il me frappa à terre, sur les cuisses, les mollets, jusqu’à ce que mes jambes aussi soient couvertes de sang. « Je t’aurai, dis-je d’une voix rauque de souffrance. Par le saint Prophète, je jure que je t’aurai…»

La correction se poursuivit un long moment jusqu’à ce qu’Umar m’ait lentement et minutieusement frappé toutes les parties du corps, sauf la tête. Abou Adil lui avait ordonné de m’épargner le crâne car il voulait que rien ne vienne entraver la qualité de l’enregistrement. Quand le vieillard eut estimé que j’avais eu ma dose, il dit à Umar d’arrêter. « Connecte-le. »

Je levai la tête et regardai. C’était presque comme si j’étais un autre, très loin. Mes muscles tressaillaient, pris de spasmes angoissés et mes blessures envoyaient des signaux de douleur aiguë dans toutes les parties de mon organisme. Pourtant, cette douleur était devenue une barrière entre mon esprit et ma chair. Je savais que je souffrais terriblement, mais j’avais pris une telle correction que mon corps était en état de choc. Marmonnant, j’implorais et maudissais à la fois mes deux geôliers, les menaçant et les suppliant de me rendre le papie qui bloquait la douleur.

Umar se contenta de rire. Il alla à la desserte et fit une manipulation quelconque. Puis il revint vers moi en traînant un gros câble terminé par un connecteur chromé. Il ressemblait beaucoup à celui que l’on utilisait pour les parties de Transpex. Umar s’agenouilla près de moi et me le présenta. « Je vais te le connecter. Il va nous permettre d’enregistrer exactement tout ce que tu ressens. »

J’avais du mal à respirer. « Enculés », dis-je, d’une voix sifflante.

Umar encliqueta la prise chromée sur ma broche corymbique antérieure. « Là… il s’agit d’une procédure totalement indolore, indiqua-t-il.

— Vous allez crever, marmonnai-je. Putain, je vous ferai crever. »

Abou Adil braquait toujours sur moi le pistolet à aiguilles, mais de toute façon je n’étais guère en état de jouer les héros. Umar s’agenouilla et m’attacha les mains derrière le dos avec les menottes. J’avais l’impression que j’allais m’évanouir et je ne cessais de secouer la tête pour rester conscient. Je n’avais pas envie de tomber dans le cirage et de me retrouver entièrement à leur merci, même si c’était sans doute déjà le cas.

Après m’avoir immobilisé les poignets, Umar passa les menottes sous le crochet et tira sur la corde jusqu’à ce que je me redresse en titubant. Puis il lança la corde au-dessus d’une barre ancrée au mur bien au-dessus de ma tête. Je vis ce qu’il s’apprêtait à faire. Il poussa un « Yallah ! » et me hissa avec la corde jusqu’à ce que je me retrouve sur la pointe des pieds, les bras levés dans le dos. Alors il tira encore un petit peu et là, mes pieds ne touchèrent plus le sol. J’étais suspendu de tout mon poids, ce poids qui lentement me désarticulait les bras au niveau des épaules.

Le supplice était tel que j’étais juste capable de respirer par saccades haletantes. J’essayai de faire taire l’horrible douleur ; je priai, implorant d’abord la pitié, puis réclamant la mort.

« Branche le mamie, maintenant », dit Abou Adil. Sa voix semblait venir d’un autre monde, provenir du sommet d’une montagne ou bien des profondeurs de l’océan.

« Je cherche refuge auprès du Seigneur de l’Aube », murmurai-je. Et je répétai sans arrêt cette phrase comme une incantation magique.

Umar monta sur la chaise avec le mamie gris à la main, le mamie du syndrome D que j’avais acheté. Il l’enficha dans ma broche postérieure.


Il était pendu au plafond mais il ne savait plus pourquoi. Il souffrait un terrible martyre. « Au nom de Dieu, aidez-moi ! » s’écria-t-il. Il se rendit compte que crier ne faisait qu’accroître la douleur. Pourquoi était-il ici ? Il n’en savait rien. Qui lui avait fait ça ?

Il n’en savait rien. Il ne se souvenait de rien. De rien du tout.

Le temps passa, peut-être avait-il perdu conscience. Il éprouvait la même sensation qu’on a au sortir d’un rêve particulièrement intense, quand monde réel et onirique se superposent momentanément, quand des aspects de l’un déforment les images de l’autre, et que l’on doit faire un effort pour les trier et choisir auquel donner l’avantage.

Comment expliquer sa situation actuelle, seul et ligoté de la sorte ? Il n’avait pas peur de la souffrance, mais il avait peur en revanche de n’être pas à la hauteur de la tâche d’appréhender sa situation. Il y avait le bourdonnement assourdi d’un ventilateur au-dessus de sa tête, et l’air avait un vague parfum épicé. Son corps pivota légèrement au bout de la corde et la douleur le taillada de nouveau. Ce qui le tracassait le plus, toutefois, c’était l’idée de se trouver impliqué dans un drame épouvantable et d’en ignorer totalement le sens.

« Loué soit Dieu, Seigneur des Mondes, murmura-t-il. Le Bienfaiteur, le Miséricordieux, Seul Maître du Jour du Jugement. Toi seul, nous te louons. Toi seul, nous t’implorons. »

Le temps passa. La douleur s’accrut. Finalement, il ne se rappelait même plus suffisamment son état pour gémir ou se plaindre. Bruits et visions traversaient ses sens engourdis, passant loin au-dessus de son esprit à la dérive. Il avait passé le cap du jugement ou de la réaction mais il n’était pas encore tout à fait mort. Quelqu’un lui parla mais il ne réagit pas.


« Comment va ? »

Horriblement mal, si vous voulez savoir. Tout d’un coup, conscience et compréhension me revenaient en avalanche. Chaque fragment de douleur jusque-là tenu à distance me déboula dessus avec d’autant plus de force. Je devais avoir gémi car l’autre n’arrêtait pas de dire : « Tout va bien, tout va bien. »

Je levai les yeux : c’était Saïed. « Hé », fis-je. Je ne pus sortir un mot de plus.

« Tout va bien », répéta-t-il. Je ne savais pas si je devais le croire. Il avait l’air passablement inquiet.

Je gisais au fond d’une impasse, entre deux immeubles en ruine abandonnés. Je ne savais pas comment j’avais atterri ici. Pour l’heure, je m’en foutais.

« Sont à toi ? » me demanda-t-il. Il ouvrit la main, révélant une petite poignée de papies et trois boîtiers de mamies.

Dans le paquet il y avait Rex ainsi que le module du syndrome D. Je fondis presque en larmes en reconnaissant le papie bloque-douleur. « Passe-le-moi. » Mes mains tremblaient quand je le saisis et l’enfichai. Presque instantanément, je me sentis à nouveau en pleine forme, même si j’étais conscient de souffrir de terribles lacérations et d’avoir au moins une clavicule brisée. Le papie agissait encore plus vite qu’une tonne de soléine. « Va falloir que tu m’expliques ce que tu fiches ici », dis-je à Saïed. Je m’assis par terre, envahi d’une illusion de bien-être et de santé.

« J’étais venu te chercher. J’voulais m’assurer que tu n’allais pas au-devant d’ennuis ou quoi. Le vigile à la porte me connaît, Kamal aussi. Je suis entré dans la maison et là, j’ai vu ce qu’ils te faisaient ; alors j’ai attendu qu’ils te traînent dehors. Ils ont dû te croire mort, ou alors peu leur importe que tu t’en sortes ou pas. J’ai récupéré les puces et je les ai suivis. Ils t’ont jeté dans cette impasse répugnante, et je suis resté planqué au coin jusqu’à leur départ. »

Je lui posai la main sur l’épaule. « Merci.

— Hé, fit le demi-Hadj avec un sourire en coin, inutile de me remercier. Entre frères musulmans et tout ça, d’ac ? »

Je n’avais pas envie de discuter avec lui. Je récupérai le troisième mamie qu’il avait ramassé. « C’est quoi, celui-ci ?

— Tu sais pas ? Il est pas à toi ? »

Je fis non de la tête. Saïed me prit le module des mains, le porta à sa nuque, l’enficha. En un instant, son expression changea. Il avait l’air terrifié. « Que les couilles de mon père rôtissent en Enfer ! s’exclama-t-il. C’est Abou Adil. »

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