17.

Le demi-Hadj tint absolument à m’accompagner jusqu’à l’immeuble où se planquait Paul Jawarski. « T’es une vraie ruine, me dit-il en secouant la tête. Retire ce papie, et tu verras l’état lamentable dans lequel tu es. Tu devrais aller à l’hôpital.

— J’en sors à peine.

— Eh bien, manifestement, ça n’a pas pris. Faut que t’y retournes.

— D’accord, j’irai dès que cette histoire avec Jawarski sera réglée. Jusque-là, je garde le papie. Et j’aurai sans doute besoin de Rex. »

Saïed loucha sur moi. « C’est pas seulement Rex qu’il te faudrait. Mais une bonne demi-douzaine de tes copains flics. »

J’eus un rire amer. « J’ai pas l’impression qu’ils se pointeraient. J’ai même pas l’impression qu’Hadjar les enverrait. »

Nous progressions lentement le long de la principale avenue nord-sud d’Hâmidiyya. « Que veux-tu dire ? demanda Saïed. Tu crois qu’Hadjar veut se charger lui-même de la capture de Jawarski ? Pour y gagner de l’avancement et une médaille ? »

Nous prîmes une ruelle étroite encombrée de détritus et débouchâmes à l’arrière de l’immeuble que nous cherchions. « Shaknahyi avait l’impression de s’être fait piéger, expliquai-je. Il soupçonnait Jawarski de travailler pour Hadjar.

— Je croyais qu’il travaillait pour cheikh Reda. »

Je haussai les épaules. Sans le papie anesthésiant, le mouvement m’aurait arraché un cri de douleur. « Tous les gens qu’on connaît bouffent à plusieurs râteliers. Pourquoi Jawarski ferait-il exception à la règle ?

— Y a pas de raison, effectivement, admit le demi-Hadj. Bon, tu veux que je vienne avec toi ?

— Non, merci Saïed. Je veux que tu restes ici à garder cette porte de service. Moi, je vais monter et parler à Morgan. Je veux être seul avec Jawarski. Je vais renvoyer Morgan en bas surveiller le devant de l’immeuble. »

Saïed parut inquiet. « Je ne crois pas que ce soit malin, Maghrebi. Jawarski est un type rusé et ça ne le gêne pas de tuer les gens. Tu n’es pas en état de te battre avec lui.

— J’en aurai pas besoin. » Je pris Rex et me l’enfichai. Puis je sortis l’électrostatique de ma poche.

« Eh bien, qu’est-ce que tu comptes faire ? Si de toute manière Hadjar laisse Jawarski repartir tranquillement…

— J’aurai la tête d’Hadjar. » J’étais bien décidé à ne pas laisser Jawarski échapper à la justice. « Je préviendrai le capitaine et le directeur de la police, j’alerterai les médias. Ils ne peuvent quand même pas tous être achetés.

— Je ne vois pas ce qui s’y opposerait, dit le demi-Hadj. Mais tu as sans doute raison. Rappelle-toi, on sera juste en dessous si tu as besoin d’aide. Ce coup-ci, Jawarski ne nous échappera pas. »

Je lui souris. « Je veux, mon neveu. » Je lui passai devant et pénétrai dans l’immeuble. J’étais dans un hall sombre et frais qui donnait sur un escalier. Il régnait l’odeur habituelle de rance et de moisi propre aux bâtisses abandonnées. Mes pieds éparpillaient les ordures qui jonchaient les marches jusqu’au troisième. J’appelai : « Morgan ? » Il avait sans doute une arme dans les mains et je n’avais pas envie de le surprendre. « C’est toi, mec ? Sûr que t’as pris ton temps pour venir. » J’arrivai au palier où il s’était assis. « Désolé, mais j’ai eu quelques petits ennuis. »

Ses yeux s’agrandirent quand il vit mon état lamentable. « On dirait que t’as largement eu ta dose pour la journée, mec.

— J’tiens le coup, Morgan. » Je sortis cinq cents kiams de mon jean et lui réglai le reste de ce que je lui devais. « Et maintenant, descends faire le guet à l’entrée sur la rue. J’appellerai si j’ai besoin d’aide. »

L’Américain blond commença à descendre. « Si t’as besoin d’aide, observa-t-il, dubitatif, y sera déjà trop tard quand t’appelleras. »

Le papie bloquait toute douleur, et Rex me faisait croire de taille à affronter n’importe quel défi venant de Jawarski. Je vérifiai la charge de mon électrostatique, puis frappai à la porte de l’appartement. « Jawarski, lançai-je, c’est Marîd Audran. Jirji Shaknahyi était mon partenaire. Je viens t’arrêter pour son meurtre. »

Je n’eus pas longtemps à attendre. Jawarski ouvrit la porte, hilare. Il avait à la main un pistolet automatique noir, calibre .45. « Un vrai con de fils de pute, voilà c’que t’es, pas vrai ? » Il s’effaça pour me laisser passer.

Je pris soin de bien lui faire voir mon arme, mais il était si sûr de lui qu’il ne parut pas le moins du monde inquiet. Je m’assis sur un divan défoncé face à la porte. Jawarski, lui, se laissa tomber dans un fauteuil tapissé d’un tissu à fleurs couvert de taches de sang. Sa jeunesse me frappa. J’étais surpris de découvrir qu’il était d’au moins cinq ans mon cadet.

« Est-ce que tu connais par hasard le sort que la loi islamique réserve aux meurtriers ? » demandai-je. Nous nous tenions mutuellement en respect avec nos armes, mais Jawarski semblait presque nonchalant.

« Nân, mais ça fait guère de différence, répondit-il. J’m’en fous de mourir. » Jawarski avait une façon bizarre de parler du coin des lèvres, comme s’il trouvait que ça lui donnait l’air dur et farouche. Il avait manifestement de sérieux problèmes psychologiques, mais il risquait de ne pas vivre assez longtemps pour avoir le temps de les résoudre. « Alors, qui t’a dit que j’étais ici ? J’ai toujours dégommé les fouille-merde. Dis-moi qui c’était, que je puisse refroidir ce salaud.

— T’auras pas l’occasion, mec. Tu peux pas acheter toute la ville.

— Bon, perdons pas de temps, fit-il, cherchant à me désarçonner. Je suis censé récupérer mon fric et décoller d’ici dès ce soir. » Mon pistolet statique ne semblait pas du tout l’intimider.

Il fixait quelque chose sur ma droite. Je laissai mon regard glisser dans cette direction, vers une petite table en bois, pas très loin du divan, couverte de coupures de presse. Il y avait trois chargeurs posés dessus. « Est-ce Hadjar qui t’a dit de tuer Shaknahyi ? demandai-je. Ou bien Umar, la petite gouape d’Abou Adil ?

— J’suis pas une balance », dit-il. Et il me lança un sourire en coin.

« Et les autres… Blanca Mataro, le reste de la liste. Tu t’es pas servi de ce P.45. Comment ça se fait ? »

Jawarski haussa les épaules. « M’ont dit de pas m’en servir. Voulaient pas avoir d’organes endommagés, je suppose. Ils m’ont dit qui éliminer et j’ai fait le boulot avec un petit électrostatique. C’était toujours moi qui prévenais les flics, pour que l’ambulance arrive sans traîner. Je suppose qu’ils voulaient pas laisser faisander la barbaque. » Il étouffa un gloussement qui me fit grincer des dents.

Je lorgnai la table en me demandant si Jawarski pouvait avoir oublié de recharger son arme avant de m’introduire dans la pièce. Il avait l’air du type qui aime bluffer. « Et t’en as tué combien ? demandai-je.

— Tu veux dire au total ? » Il leva les yeux au plafond. « Oh… j’en ai eu vingt-six en tout cas. C’est tout ceux dont je me souvienne. Pas loin d’un par an. Et mon anniversaire est pour bientôt. Ça t’dirait d’être le numéro vingt-sept ? »

Je sentis une bouffée de colère. « Ça commence à bien faire, Jawarski, fis-je entre mes dents.

— Allez, vas-y, t’as une arme de gonzesse, étends-moi donc, si t’as des couilles. » Ça lui plaisait, de me railler et de me titiller. « Tiens, v’là une coupure de presse : Jawarski le Méchant, un personnage de légende. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Tas déjà pensé aux gens que t’as descendus ?

— J’me souviens de ce flic. Je me suis retourné et lui en ai balancé une dans le buffet. Il a même pas moufté, mais il a tiré à son tour. J’ai pas été touché, malgré tout, et j’ l’ai attiré derrière la baraque. En débouchant de l’autre côté, j’ai jeté un œil au coin de la rue et j’ l’ai vu qui se radinait. J’ lui ai envoyé une autre volée avant de me tirer derrière une autre baraque. Nouveau coup d’œil : il me suivait toujours. Il avait du sang plein le devant de sa veste, mais il me suivait toujours. Bon Dieu, ce type était un vrai mec.

— T’as déjà pensé à sa famille ? Shaknahyi avait une femme, tu sais. Et trois gosses. »

Jawarski me fixa, et à nouveau un sourire de dément fendit lentement son visage. « Qu’ils aillent se faire foutre. »

Je me levai, avançai de trois pas. Jawarski haussa les sourcils, comme pour m’inviter à approcher encore. Au moment où il se levait, je lui lançai mon arme. Il la bloqua maladroitement contre sa poitrine de la main gauche tandis que, prenant mon élan, je lui balançais mon poing au coin de la bouche. Puis je lui agrippai fermement le poignet droit et le retournai vers l’extérieur, prêt à briser les os s’il le fallait. Il grogna et laissa tomber l’automatique. « Je ne suis pas Hadjar, sifflai-je. Je ne suis pas cet enculé de Catavina. Tu vas pas m’acheter, et en ce moment précis je ne suis pas d’humeur à me soucier de protection des droits civiques. Pigé ? » Je me penchai pour récupérer son flingue. Je m’étais trompé. Il était bel et bien chargé.

Jawarski porta une main à ses lèvres. Quand il la retira, ses doigts étaient ensanglantés. « T’as encore trop regardé d’holo-séries, mec, dit-il, souriant, toujours pas franchement inquiet. Tu vaux pas mieux qu’Hadjar. Tu vaux pas mieux qu’moi, si tu veux tout savoir. Tu me flanquerais un pruneau dans le buffet, si tu pensais pouvoir t’en tirer comme ça.

— Là-dessus, t’as parfaitement raison.

— Mais t’estimes qu’il y en a déjà trop comme Hadjar. Et c’est même pas que ce gusse soit un flic pourri. Il l’est pas. Il se comporte simplement comme se comportent tous les autres, comme chacun escompte qu’il se comportera, comme il est tout bonnement censé se comporter. C’est pas un problème si tout le monde est au courant de tout à l’avance. Je vais même te confier un secret : tu vas finir exactement comme Shaknahyi. Tu aideras les petites vieilles à traverser la rue jusqu’à ce que t’aies l’âge de la retraite, et puis un de ces quatre un jeune fils de pute dans mon genre t’enverra au tapis. » Il enfonça le petit doigt dans son oreille et l’agita plusieurs fois. « Et puis, ajouta-t-il, songeur, quand tu seras parti, le jeune fils de pute ira sauter ta femme. »

Je sentis mon visage se figer, mon regard devenir glacé. La main parfaitement assurée, je brandis calmement le pistolet et le braquai entre les deux yeux de Jawarski. « Regarde bien ça, dis-je, méprisant. C’est pas un jouet. »

Je récupérai le pistolet électrostatique et le fourrai dans ma poche. Je fis signe à Jawarski de s’asseoir, puis retournai m’installer sur le divan. Nous nous dévisageâmes plusieurs secondes. Je respirais fort ; Jawarski, lui, paraissait s’amuser énormément.

« Je parie que tu dois faire tout ton possible pour consoler la veuve de Shaknahyi, reprit-il. T’l’as déjà sautée ? »

Je sentis à nouveau monter en moi la rage et la frustration. Entendre ses mensonges, ses justifications du crime et de la corruption me faisaient horreur. Le pire, c’était qu’il était en train de me dire que Shaknahyi était mort stupidement, sans raison valable. Je n’allais pas le laisser dire ça. « La ferme », dis-je d’une voix tendue. Je me surpris à brandir le pistolet automatique dans sa direction.

« Tu vois ? T’es pas cap’ de tirer. Ça s’rait malin, pourtant. Autrement, j’vais m’en sortir les doigts dans le nez, car peu importe qui me bouclera, y m’remettront en liberté. Tu peux être sûr que cheikh Reda y veillera. Jamais je ne passerai en jugement dans cette ville.

— Non, sûrement pas », dis-je, en sachant qu’il avait sans doute raison. Je fis feu une seule fois. La détonation fut assourdissante et son grondement continua de résonner interminablement, comme le tonnerre. Jawarski tomba en arrière au ralenti, la moitié du visage emportée. Il y avait du sang partout. Je laissai tomber l’arme par terre. C’était la première fois de ma vie que je tirais sur quelqu’un avec une arme balistique. Je reculai et retombai sur le divan, incapable de reprendre mon souffle.

En franchissant la porte, je n’avais pas eu l’intention de tuer cet homme, et pourtant je l’avais fait. Ç’avait été une décision consciente. J’avais pris la responsabilité de voir justice faite, parce que j’avais acquis la certitude qu’autrement elle ne serait jamais rendue. Je regardai le sang sur mes mains et mes bras.

La porte de la chambre s’ouvrit avec fracas. Morgan entra le premier, au pas de course, talonné par Saïed. Ils s’immobilisèrent sur le seuil, embrassant la scène du regard. « Eh bien, dit le demi-Hadj, sans se démonter, voilà déjà une impasse proprement dégagée.

— Écoute, mec, dit Morgan. Moi, faut que j’y aille. T’as plus besoin de moi, je suppose ? »

Je le fixai sans rien dire. Je me demandai pourquoi ils n’étaient pas horrifiés eux aussi.

« Allons-y, mec, insista Morgan. Quelqu’un pourrait avoir entendu les coups de feu.

— Oh, quelqu’un les a sûrement entendus, dit Saïed. Mais dans le secteur, personne est assez con pour venir vérifier. »

Je levai la main, éjectai le mamie de dur à cuire. J’en avais soupé de Rex pour un bout de temps. Nous quittâmes l’appartement et descendîmes les marches. Morgan tourna d’un côté sur le trottoir, le demi-Hadj et moi prîmes la direction opposée.

« Et maintenant ? demanda Saïed.

— Faut qu’on aille récupérer la voiture. » L’idée ne m’enchantait pas du tout. La berline était restée chez Abou Adil. Retourner chez ce salaud après m’être fait violer la cervelle, je ne le sentais pas vraiment. Il allait pourtant falloir que j’y retourne ; j’avais ce compte à régler. Mais pas tout de suite, pas dans l’immédiat.

Saïed devait avoir deviné mes sentiments rien qu’au ton de ma voix. « T’sais quoi ? me dit-il. Je vais aller chercher la voiture, toi tu restes m’attendre ici. Ça s’ra pas long.

— Très bien. » Et je lui donnai les clés. Je lui étais immensément reconnaissant d’être venu me chercher, et de pouvoir compter sur lui pour m’aider. Je n’avais plus de problème pour lui faire confiance. C’était chouette parce que, même avec le papie bloque-douleur toujours branché, mon corps était au bord de l’effondrement. J’avais besoin de voir un médecin au plus vite.

Je n’avais pas envie de m’asseoir sur une marche ; je risquais d’avoir des difficultés à me relever. Aussi m’adossai-je plutôt contre la façade en stuc blanc d’une maisonnette branlante. Au-dessus de moi, j’entendais les piaillements aigus des engoulevents qui rasaient les toits à la chasse aux insectes. Je contemplai un autre immeuble de l’autre côté de la rue, et remarquai les mauvaises herbes qui avaient envahi les corniches et cascadaient sur les murs, autant de plantes vivaces qui avaient trouvé des conditions favorables dans les endroits pourtant les plus improbables. Des odeurs de cuisine émanaient des fenêtres ouvertes : chou en train de bouillir, viande en train de rôtir, pain en train de cuire.

Ici, j’étais immergé dans la vie, pourtant je ne pouvais oublier que j’avais versé le sang d’un assassin. Je tenais encore le pistolet automatique. Je ne savais pas comment j’allais m’y prendre pour m’en débarrasser. Mon esprit ne pensait pas clairement.

Au bout d’un moment, j’avisai la berline crème qui s’arrêtait près de moi le long du trottoir. Saïed en sortit et m’aida à gagner la place du passager. Je me glissai sur le siège et il referma la portière. « Direction ? demanda-t-il.

— C’te putain d’hôpital.

— Bonne idée. »

Je fermai les yeux et sentis la voiture vrombir à travers les rues. Je somnolai un peu. Saïed me réveilla quand nous fûmes arrivés. Je fourrai l’électrostatique et le P.45 sous le siège, et nous sortîmes de voiture.

« Écoute, lui dis-je. Je passe simplement aux urgences me faire recoudre. Ensuite, j’ai deux ou trois personnes à voir. Si tu me laissais ? »

Le demi-Hadj fronça les sourcils. « Qu’est-ce qui se passe ? T’as toujours pas confiance ? »

Je secouai la tête. « C’est pas le problème, Saïed. Pour moi, y a plus de problème. C’est simplement que je bosse mieux sans spectateurs, vu ?

— Bien sûr. Une clavicule cassée, ça te suffit pas. Tu seras pas heureux tant qu’on sera pas obligés de t’enterrer dans cinq caisses distinctes.

— Saïed ! »

Il éleva les deux mains. « D’accord, d’accord. Tu veux foncer dans le lard à cheikh Reda et Himmar, c’est ton problème.

— Je ne vais pas les affronter de nouveau, rectifiai-je. Enfin, pas tout de suite.

— Mouais, eh bien, préviens-moi quand le moment sera venu.

— T’inquiète. » Je lui donnai vingt kiams. « Tu peux rentrer d’ici en taxi, n’est-ce pas ?

— Hm-hm. Repasse-moi un coup de fil, un peu plus tard. » Il me rendit les clés de ma voiture.

J’acquiesçai et gravis l’allée incurvée menant à l’entrée des urgences. Saïed m’avait conduit au même hôpital où j’avais effectué déjà deux séjours. Je commençais à m’y sentir chez moi.

Je remplis une de leurs satanées fiches d’admission et attendis une demi-heure qu’un des internes daigne me voir. Il m’injecta un truc quelconque sous la peau de l’épaule à l’aide d’une aiguille à perfusion, puis entreprit de manipuler les os brisés. « Ça risque de faire mal », annonça-t-il.

Bon, faut dire qu’il ignorait que je m’étais branché un logiciel qui réglait la question. J’étais sans doute le seul individu au monde à posséder cette extension, mais je n’étais pas non plus une célébrité médiatique. Je poussai donc quelques grognements, émis quelques grimaces de circonstance, mais dans l’ensemble fis montre d’un grand courage. Il m’immobilisa le bras gauche à l’aide d’une sorte de bandage hyper-rigide. Lui : « Vous tenez drôlement bien le coup. »

Moi : « J’ai subi un entraînement ésotérique. La maîtrise de la douleur réside intégralement dans l’esprit. » Ce n’était pas faux ; elle plongeait au tréfonds de mon esprit, à l’extrémité d’un long fil d’argent gainé de plastique.

« Si on veut », observa le toubib. Quand il eut terminé avec ma clavicule, il soigna mes coupures et mes éraflures. Puis il griffonna quelque chose sur son bloc d’ordonnances. « Quoi qu’il en soit, je vous donne quand même ceci contre la douleur. Vous en aurez peut-être besoin. Sinon, tant mieux pour vous. » Il arracha la feuille et me la tendit.

Je la regardai. Il m’avait prescrit vingt Nofeqs, un antalgique si faible que dans le Boudayin on pouvait en échanger dix contre une seule soléine. « Merci, dis-je, sèchement.

— Inutile de jouer les héros et de faire le dur quand la science médicale peut vous secourir. » Il regarda autour de lui et jugea qu’il en avait terminé avec moi. « Vous serez rétabli d’ici six semaines, monsieur Audran. Je vous conseille de consulter votre médecin personnel dans deux ou trois jours.

— Merci », répétai-je. Il me donna quelques papiers, que je portai à un guichet avant de payer en liquide. Puis je gagnai le hall principal de l’hôpital et pris l’ascenseur jusqu’au vingtième. Une autre surveillante était de service mais Zaïn, le vigile, me reconnut. Je me dirigeai vers la suite n° 1, au bout du couloir.

Un médecin et une infirmière étaient au chevet de Papa. Ils se tournèrent pour me regarder entrer, l’air lugubre. « Ça se passe mal ? » demandai-je, inquiet.

Le médecin caressa de la main sa barbe grise. « Il a de sérieux problèmes.

— Bon Dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il ne cessait de se plaindre de faiblesse, de migraines et de douleurs abdominales. Pendant un long moment, on n’a rien pu trouver pour expliquer ces symptômes.

— Oui, dis-je. Il était déjà souffrant à la maison, avant l’incendie. Il était trop mal pour s’en tirer tout seul.

— Nous avons effectué des tests plus fins, dit le médecin. Et finalement, nous avons décelé quelque chose de positif : on lui a fait ingérer une neurotoxine extrêmement élaborée, et ce probablement depuis des semaines. »

Je me sentis glacé. Quelqu’un avait, jour après jour, empoisonné Friedlander bey. Sans doute un familier de la maison. L’homme avait certes pas mal d’ennemis, et mon expérience récente avec le demi-Hadj m’avait prouvé que je ne pouvais éliminer aucun suspect. Puis, soudain, mes yeux tombèrent sur un objet demeuré sur le plateau de Papa : c’était une boîte ronde en métal, le couvercle posé à côté. À l’intérieur, il y avait plusieurs couches de dattes fourrées d’amandes et roulées dans le sucre.

« Umm Saad », murmurai-je. Elle lui offrait ces dattes depuis qu’elle était venue habiter chez nous. Je m’approchai de la desserte. « Si vous analysez ces friandises, dis-je au médecin, je parie que vous trouverez l’origine du poison.

— Mais qui…

— Vous souciez pas de savoir qui. Contentez-vous de le remettre sur pied. » C’était uniquement parce que j’avais eu l’esprit accaparé par ma vendetta personnelle avec Jawarski que je n’avais pas prêté à Umm Saad toute l’attention nécessaire. Tout en me dirigeant vers la porte, je songeai : l’épouse de Jules César ne l’avait-elle pas empoisonné avec des figues de son propre verger, afin de se débarrasser de lui pour mettre son fils sur le trône impérial ? Je m’excusai d’avoir négligé jusqu’ici ce parallèle historique. Elle est si longue, l’histoire, qu’elle passe son temps à se répéter.

Je descendis, sortis ma voiture du parking et regagnai le commissariat. Je m’étais complètement ressaisi quand la cabine de l’ascenseur me déposa au troisième étage. Je me dirigeai vers le bureau d’Hadjar ; le sergent Catavina voulut m’arrêter mais je le plaquai contre une cloison de plâtre peint et poursuivis ma route. J’ouvris à la volée la porte du bureau. « Hadjar ! » m’écriai-je. Toute la colère et le dégoût que je ressentais à son endroit étaient concentrés dans ces deux syllabes.

Il leva les yeux de sa paperasse. La peur se peignit sur son visage quand il vit mon regard. « Audran ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Je plaquai le calibre .45 sur le bureau devant lui. « Vous vous souvenez de cet Américain qu’on recherchait ? L’assassin de Jirji ? Eh bien, on l’a retrouvé étendu sur le sol d’un gourbi miteux. Quelqu’un l’avait descendu avec son propre flingue. »

Hadjar fixa l’automatique, l’air pas trop réjoui. « Quelqu’un l’a descendu, hein ? Z’avez une idée de qui ?

— Malheureusement pas. » Je lui décochai un sourire mauvais. « Je n’ai pas de microscope ou quoi que ce soit, mais j’ai comme l’impression que l’auteur a pris soin d’effacer ses empreintes de sur la crosse. Ça se pourrait bien que ce soit encore un meurtre inexpliqué. »

Hadjar se carra dans sa chaise inclinable. « C’est bien possible. Enfin, les citoyens seront au moins ravis d’apprendre que ce Jawarski a été neutralisé. Bon boulot, ça, Audran.

— Ouais, fis-je, c’est sûr. » Je me retournai pour partir et me dirigeai jusqu’à la porte. Là, je pivotai de nouveau. « Ça fait un de chute, voyez ce que je veux dire ? Restent encore deux.

— Merde, qu’est-ce que vous me racontez, là ?

— Ce que je vous raconte, c’est qu’Umm Saad et Abou Adil sont les prochains. Et autre chose, aussi : je sais qui vous êtes et je sais ce que vous fricotez. Alors, faites gaffe. Le mec qui a dessoudé Jawarski est dans les parages, et il se pourrait bien que vous soyez le prochain dans son collimateur. » J’eus le plaisir de voir fondre le sourire supérieur de mon vis-à-vis.

Quand je quittai son bureau, il était en train de se marmonner je ne sais quoi en décrochant son téléphone.

Catavina attendait dans le couloir près de l’ascenseur. « Qu’est-ce que tu lui as dit ? demanda-t-il, inquiet. Qu’est-ce que t’es allé lui raconter ?

— Vous bilez pas, sergent, votre sieste de l’après-midi est assurée, du moins pour l’instant. Mais je ne serais pas surpris s’il y avait un brusque vent de réforme dans le service. Il se pourrait bien que vous soyez obligé de recommencer à jouer les vrais flics, pour changer. » Je pressai le bouton d’appel. « Et de perdre quelques kilos, tant que vous y serez. »

J’étais déjà de meilleure humeur en redescendant au rez-de-chaussée. Et quand je me retrouvai au soleil déclinant de la fin d’après-midi, je me sentais presque normal.

Presque. J’étais toujours prisonnier de ma propre culpabilité. J’avais prévu de rentrer à la maison déterrer de nouveaux détails sur les relations entra Kmuzu et Abou Adil mais je me surpris à marcher dans la direction opposée. Quand j’entendis l’appel à la prière du soir, je laissai la voiture rue Souk el-Khemis. Il y avait une petite mosquée au coin, et je m’arrêtai dans la cour pour ôter mes chaussures et procéder aux ablutions rituelles. Puis j’entrai dans l’édifice et priai. C’était la première fois que je le faisais sérieusement depuis des années.

Me joindre aux autres fidèles du quartier ne me lava pas de mes remords et de mes doutes. Je ne l’avais pas escompté. Je ressentis néanmoins une authentique chaleur, éprouvai un sentiment d’appartenance dont ma vie avait été dépourvue depuis que j’étais enfant. Pour la première fois depuis mon arrivée dans cette ville, je pouvais approcher Allah en toute humilité, et peut-être qu’avec un repentir sincère mes prières seraient acceptées.

Après le service religieux, je m’entretins avec un ancien de la mosquée. Nous parlâmes quelques minutes et il me dit que j’avais eu raison de venir prier. Je lui fus reconnaissant de ne pas me faire la leçon mais de m’avoir au contraire accueilli et mis à l’aise.

« Il y a encore une chose, ô vieillard respecté, dis-je.

— Quoi donc ?

— Aujourd’hui, j’ai tué un homme. »

Il ne parut pas choqué outre mesure. Il caressa plusieurs secondes sa longue barbe. « Raconte-moi pourquoi tu as fait une telle chose », dit-il enfin.

Je lui racontai tout ce que je savais de Jawarski, son passé de crimes violents avant son arrivée dans notre ville, l’assassinat de Shaknahyi. « C’était un homme mauvais, dis-je, mais même ainsi je me sens moi-même criminel. »

L’ancien posa la main sur mon épaule. « Dans la sourate de la Vache, me dit-il, il est écrit que le talion est de règle en matière de meurtre. Ce que tu as accompli n’est pas un crime aux yeux de Dieu, loué soit Son nom. »

Je plongeai le regard dans les yeux du vieillard. Il n’essayait pas simplement de me réconforter. Il ne cherchait pas simplement à soulager ma conscience. Il me récitait la loi telle que l’Envoyé de Dieu l’avait révélée. Je connaissais le passage du Qur’ân qu’il avait mentionné[8], mais j’avais besoin de l’entendre de la bouche d’une personne dont je respectais l’autorité. Je me sentis entièrement absous. J’en pleurai presque de gratitude.


Je quittai la mosquée, en proie à un étrange mélange de sentiments : j’étais empli d’une colère sans partage envers Abou Adil et Umm Saad, mais en même temps j’éprouvais un bonheur et un bien-être parfaitement indescriptibles. Je décidai de faire un autre arrêt avant de rentrer à la maison.

Chiri prenait le service de nuit quand j’entrai dans la boîte. Je pris mon tabouret habituel à la courbure du bar. « Une Mort blanche ? demanda-t-elle.

— Non, dis-je, je ne peux pas rester longtemps. Chiri, t’aurais pas un peu de soléine ? »

Elle me dévisagea plusieurs secondes. « Je crois pas. Qu’est-ce que tu t’es fait au bras ?

— Des Paxium, alors ? Ou des beautés ? »

Elle posa le menton sur sa main. « Chéri, je croyais que t’avais juré de plus y toucher. Je croyais que t’avais décidé d’être clean.

— Et merde, Chiri, commence pas à faire chier. »

Sans un mot de plus, elle glissa la main sous le comptoir et en ressortit sa petite boîte à pilules noire. « Prends ce que tu veux, Marîd. Je suppose que tu sais ce que tu fais.

— Sûr que oui. » Et je me pris une douzaine de capsules et de comprimés. Je saisis un verre d’eau et avalai le tout, sans même faire attention à ce que c’était.

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