1.

Nous progressions depuis plusieurs jours sur la route côtière en direction de la Mauritanie, la partie de l’Algérie où j’étais né. Durant cet intervalle, même à son allure léthargique, l’antique autocar déglingué était parvenu à nous conduire de la ville à un bled quelconque abandonné d’Allah avant même qu’il ait eu le temps d’en retenir le nom. Passent les jours, passent les siècles : dans le monde arabe, ils arrivent et repartent chargés sur le toit de bus tressautants et brinquebalants, bien plus pénibles à maintenir en état que les longues caravanes de chameaux de jadis. Je me souvenais de ce qu’étaient ces trajets quand j’étais gosse, assis ou debout dans l’allée centrale avec cinquante autres passagers, hommes et enfants, sans parler de la douzaine d’autres, peut-être, encore agrippés au toit. Les cars passaient devant chez moi à l’époque. Je voyais des têtes enturbannées, des têtes coiffées de fez ou de casquettes tricotées, des têtes couvertes de keffiehs blancs ou à carreaux. Rien que des hommes. C’était un point sur lequel je souhaitais interroger mon père, si jamais je le retrouvais. « Ô mon père, lui dirais-je, dis-moi pourquoi tous les voyageurs du bus sont des hommes. Où sont leurs femmes ? »

Et j’imaginais toujours que mon père… (je me le représentais grand et mince, la barbe noire et farouche, aigle ou faucon ; dans ma vision, il était arabe, bien que j’eusse la parole de ma mère que c’était un Français) je voyais mon père contempler, songeur, le soleil éclatant, tandis qu’il élaborait soigneusement sa réponse à son jeune fils. « ô Marîd, mon doux enfant », me dirait-il – et sa voix serait grave et rauque, venue du fond de la gorge comme s’il ne se servait jamais de ses lèvres même si ma mère disait qu’il n’était pas du tout ainsi.

— « Marîd, les femmes viendront plus tard. Les hommes iront les chercher plus tard.

— Ah », répondrais-je. Mon père pourrait déchiffrer toutes les énigmes. Je serais incapable de poser de question à laquelle il n’aurait pas la réponse adéquate. Il serait plus sage que notre cheikh de village, plus érudit que l’homme dont le visage occupait les affiches collées au mur sur lequel nous pissions.

« Père, lui demanderais-je, pourquoi pissons-nous sur le visage de cet homme ?

— Parce qu’il est idolâtre de mettre son visage sur une telle affiche, tout juste digne de figurer dans une ruelle crasseuse comme celle-ci, en conséquence de quoi le Prophète, faveurs et bénédictions divines sur lui, nous dit que ce que nous faisons subir à ces images est équitable et juste.

— Et Père ? » Car j’aurais toujours une question de plus et il se montrerait toujours d’une merveilleuse patience. Il me sourirait, poserait une main caressante sur ma nuque. « Père ? J’ai toujours voulu te demander, que fais-tu quand tu pisses et que ta vessie est si pleine qu’on dirait qu’elle va exploser avant que tu aies eu le temps de te soulager et que juste au moment où tu es en train de pisser, juste à ce moment précis, le muezzin…»

Du plat de la main, Saïed me flanqua un bon coup sur la tempe gauche. « Eh, tu dors ou quoi ? »

Je le regardai. La lumière était aveuglante. Impossible de me rappeler où diable nous étions. « Où diable sommes-nous ? » lui demandai-je.

Il grogna. « C’est toi le Maghrébin, l’homme du grand Ouest sauvage. À toi de me dire.

— On est déjà entrés en Algérie ? » J’en doutais.

« Mais non, crétin. Trois plombes que je zone dans ce putain de café à tenter d’embobiner ce gros lard. Un certain Hisham.

— Où sommes-nous ?

— On vient de passer Carthage. À présent, on est dans les faubourgs du Vieux Tunis. Alors écoute-moi bien. Comment s’appelle le vieux ?

— Hein ? J’sais plus. »

Du plat de l’autre main, il me flanqua une bonne claque sur la tempe droite. Je n’avais pas dormi depuis deux jours. J’étais un brin largué. De toute façon, dans le boulot, c’était lui qui avait le beau rôle : zoner autour des arrêts de bus, boire du thé à la menthe avec les pontes locaux, en échangeant des ragots sur les chrétiens en maraude, les juifs en maraude, les putains de nègres en maraude, bref, la jouant hyper-cool ; tandis que moi, je me tapais les ruelles imbibées de pisse et les mouches. Pas moyen de me rappeler pourquoi nous avions partagé les tâches de la sorte. Après tout, j’étais censé diriger les opérations – retrouver cette femme, c’était mon idée, ce voyage était mon voyage, et c’était mon argent qu’on dépensait. Pourtant Saïed avait pris le thé à la menthe et la parlote, et moi, j’avais gagné… enfin, bon, on va pas remettre ça.

Nous laissâmes passer un délai convenable. Le soleil disparaissait derrière un mur, à l’ouest ; l’heure était presque venue pour l’appel à la prière vespérale. Je jetai un œil à Saïed qui maintenant somnolait. Parfait, me dis-je, à présent, à mon tour de le calotter un peu. Je venais de me lever et n’avais pas fait un pas qu’il braqua ses yeux sur moi. « Il est l’heure, je suppose », bâilla-t-il. J’acquiesçai, n’ayant rien à ajouter. Je me rassis donc et Saïed, le demi-Hadj, attaqua son numéro.

Saïed est un menteur-né et c’est un plaisir de le voir à l’œuvre. Il avait son module de personnalité favori branché sur le cerveau – son méchant mamie de petit dur, blindé dans son coffrage d’acier. Personne ne jouait avec le demi-Hadj quand il se l’embrochait.

Là-bas, dans ses murs, Saïed se jugeait indigne de s’abaisser à gagner de l’argent. Il aimait à s’asseoir aux terrasses de café en notre compagnie, Mahmoud, Jacques et moi, à longueur de journée et de soirée. Son petit poulet, ce jeune Américain que tout le monde appelait Abdoul-Hassan sortait avec les vieux messieurs et ramenait l’argent du terme. Saïed adorait ricaner et arborer sa djellabah serrée par une grosse ceinture de cuir noir, cloutée de boutons et de barrettes d’acier chromé. Le demi-Hadj soignait toujours son allure.

Ce qu’il faisait dans ce faubourg infesté de vermine, pour lui, c’était s’éclater. J’attendis quelques minutes puis le suivis au coin de la rue, dans le café. J’y entrai en traînant la patte, crasseux, hirsute, et allai m’asseoir dans un coin sombre. Le propriétaire me jeta un coup d’œil, fronça le sourcil puis se retourna vers Saïed. Personne ne me prêta la moindre parcelle d’attention. Saïed achevait de narrer une blague que je l’avais entendu raconter une douzaine de fois depuis notre départ. Quand il arriva à la chute, le patron et quatre autres clients au comptoir éclatèrent de rire. Ils aimaient bien Saïed. Il était capable de se faire aimer des gens à sa guise. Ce talent était programmé sur un périphérique optionnel enfiché sur son mamie de mauvais garçon. Une fois équipé des puces de mamie et de papie idoines, peu importait votre éducation et votre lieu de naissance. Vous pouviez vous intégrer à n’importe quel groupe d’individus, parler n’importe quelle langue, vous tirer de n’importe quel type de situation. Les données alimentaient directement votre mémoire à court terme. Vous pouviez littéralement devenir un autre, Ramsès II ou Buck Rogers au XXVe siècle, tant que vous n’aviez pas débranché papie et mamie.

Saïed était brutal et dangereux, mais il savait également se montrer charmant, si vous pouvez imaginer la combinaison. Je regardai le patron se pencher pour saisir la théière. Il versa du thé dans le verre du demi-Hadj, inondant un peu plus le bois du comptoir. Personne ne fit mine d’éponger. Saïed leva le verre pour boire, puis le reposa brutalement. « Yâa salâam ! » rugit-il. Il se dressa d’un bond.

« Qu’y a-t-il, ô mon ami ? s’enquit Hisham, le patron.

— Ma bague ! » cria Saïed. Il portait une grosse bague en or qu’il n’avait cessé d’agiter sous le nez du vieux bonhomme depuis deux bonnes heures. Un gros diamant rond était monté en son centre.

« Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, à ta bague ?

— Regarde toi-même ! La pierre – mon diamant – il est parti ! »

Hisham saisit au vol le bras de Saïed et vit qu’effectivement le diamant avait disparu. « Doit être tombé », dit le vieux avec ce genre de sagesse populaire qu’on ne rencontre plus que dans ces bourgs de province pétrifiés.

« C’est ça, tombé, dit Saïed, pas le moins du monde calmé. Mais tombé où ?

— Est-ce que tu le vois ? »

Saïed fit mine de chercher par terre autour de son tabouret. « Non, je suis sûr qu’il n’est pas ici, dit-il enfin.

— Alors, il doit être dehors, dans le passage. T’as dû le perdre la dernière fois que t’es sorti pisser. »

Saïed écrasa son gros poing sur le comptoir. « Et maintenant la nuit tombe et je dois reprendre le car.

— T’as encore du temps pour chercher », dit Hisham. Le ton manquait de confiance.

Rire sans humour du demi-Hadj. « Une pierre pareille, de plus de quatre mille dinars tunisiens, ça ressemble à un petit caillou parmi un million d’autres. Avec ce crépuscule, jamais je ne la retrouverai. Qu’est-ce que je vais faire ? »

Le vieux se mâchonna la lèvre, réfléchit un moment. Puis il demanda : « T’es décidé à prendre le car dès qu’il passe ?

— Obligé, mon frère. J’ai des affaires pressantes.

— Je vais t’aider, si je peux. Peut-être que je pourrai retrouver ta pierre. Il faut que tu me laisses ton nom et ton adresse ; ainsi, si jamais je retrouve le diamant, je te l’enverrai.

— Que la bénédiction d’Allah soit sur toi et ta famille ! dit Saïed. J’ai peu d’espoir que tu réussisses mais ça me réconforte de savoir que tu feras au mieux. J’ai une dette envers toi. Nous devons décider d’une récompense convenable pour ta peine. »

Hisham lorgna Saïed, les paupières plissées. « Je ne demande aucune récompense, dit-il avec lenteur.

— Non, bien sûr que non, mais je tiens à t’en offrir une.

— Pas besoin de récompense. Je considère comme de mon devoir de t’aider, en tant que frère musulman.

— Malgré tout, insistait Saïed, au cas où tu retrouverais cette satanée pierre, je t’offrirai mille dinars tunisiens pour nourrir ta progéniture et secourir tes vieux parents.

— Qu’il en soit fait selon ta volonté, dit Hisham en s’inclinant légèrement.

— Tiens, poursuivit mon ami, je vais te donner mon adresse. » Et pendant que Saïed griffonnait son nom sur un bout de papier, j’entendis le grondement du car qui s’arrêtait dans une dernière embardée devant la porte de l’établissement.

« Qu’Allah t’accorde un bon voyage, dit le vieux.

— Et qu’il t’apporte paix et prospérité », répondit Saïed en se hâtant vers l’autocar.

J’attendis environ trois minutes. À moi de jouer à présent. Je me levai, fis deux pas titubants. J’avais bien du mal à marcher droit. Je voyais le patron me lorgner d’un air dégoûté. « Qu’est-ce que tu veux encore, espèce de mendiant crasseux ? lança-t-il.

— Juste un peu d’eau…

— De l’eau ! Achète quelque chose ou bien sors !

— Un jour, un homme a demandé à l’Envoyé de Dieu, qu’Allah le bénisse, quelle était l’action la plus noble qu’on puisse accomplir. Et la réponse fut : Donner de l’eau à celui qui a soif. Voilà ce que je te demande.

— Demande-le au Prophète. J’ai du travail. »

Je hochai la tête. Je n’escomptais pas me faire offrir quoi que ce soit par ce salopard. Je m’appuyai au zinc et fixai un des murs. J’étais apparemment incapable d’empêcher le plancher de danser.

« Bon, qu’est-ce que tu veux, à présent ? Je t’ai déjà dit de dégager.

— J’essaie de me souvenir, fis-je, piteux. J’avais un truc à te dire… Ah oui, je sais. » Je fourrai la main dans ma poche de jean et en sortis une pierre ronde et scintillante. « Serait-ce ce que cherchait cet homme ? J’ai trouvé ça dehors. Est-ce que… ? »

Le vieux tenta de me l’arracher des mains. « Où as-tu trouvé ça ? Dans le passage, hein ? Mon passage. Alors, c’est à moi !

— Non, c’est moi qui l’ai trouvé. C’est…

— Il disait qu’il voulait que je le lui cherche. » Le regard du patron se perdait déjà dans le lointain, dépensant déjà l’argent de la récompense.

« Il a même dit qu’il vous donnerait de l’argent pour ça.

— C’est exact. Écoute voir, j’ai son adresse. Ce caillou ne t’est d’aucune utilité sans l’adresse. »

Je réfléchis une ou deux secondes. « Certes, ô cheikh.

— Et l’adresse ne m’est d’aucune utilité sans la pierre. Alors, voici ce que je te propose : je t’en donne deux cents dinars.

— Deux cents ? Mais il a dit…

— Il a dit qu’il m’en donnerait mille. À moi, bougre de sac à vin. Pour toi, ça ne vaut pas. Prends donc les deux cents. Il y a combien de temps que tu n’as pas eu deux cents dinars à claquer ?

— Un bail.

— Tu m’étonnes. Alors ?

— L’argent d’abord.

— D’abord la pierre.

— L’argent. »

Le vieux grommela quelque chose et se retourna. Il sortit de sous son comptoir une boîte à café toute rouillée. Dedans, il y avait un gros tas de billets dont il retira deux cents dinars en vieilles coupures usagées. « Tiens, les v’là, et que ta putain de mère aille au diable. »

Je pris l’argent et le fourrai dans ma poche. Puis je donnai la pierre à Hisham. « En te pressant », dis-je, en prenant un ton pâteux bien que je n’aie absorbé ni boisson ni drogue de la journée, « t’as des chances de le rattraper. Le bus n’est pas encore parti. »

Le type me sourit. « Laisse-moi te montrer à présent comment on fait des affaires : ce très cher homme m’a proposé mille dinars pour une pierre qui en valait quatre mille. Devrais-je prendre la récompense ou plutôt vendre la pierre à son juste prix ?

— La revendre risque de t’attirer des ennuis, remarquai-je.

— Ça, c’est mon problème. Et maintenant, va au diable. Je ne veux plus jamais te revoir dans le secteur. »

De ce côté, il n’avait pas à s’inquiéter. Dès que j’eus quitté le bistrot décrépit, je retirai le mamie que je portais jusque-là. Je ne savais pas où le demi-Hadj l’avait déniché ; la marque était de Malacca mais je n’avais pas l’impression que c’était un modèle officiellement au catalogue. C’était un mamie crétinisant ; dès que je me branchais dessus, il me bouffait la moitié de l’intellect, me réduisant à l’état d’épave stupide tout juste capable d’accomplir ma partie du plan. Sitôt retiré, en revanche, le monde se déversait à nouveau dans ma conscience et c’était comme si je m’éveillais d’un sommeil hagard, drogué. J’avais toujours une demi-heure de rogne après avoir retiré ce module. Je m’en voulais d’accepter de le porter, j’en voulais à Saïed de me convaincre à chaque fois de le faire. Ce ne serait sûrement pas lui qui le mettrait, pas lui le demi-Hadj avec sa précieuse image de soi. Alors, c’était pour ma pomme, même si je suis doté de deux fois plus de modifs intracrâniennes que tout un chacun, avec largement de quoi accueillir assez de papies pour faire de moi le plus doué des fils de putes de ma génération. Et malgré tout, Saïed me persuadait de la mettre en veilleuse quasiment jusqu’au niveau légume.

Dans le bus, je m’assis à côté de lui, mais je n’avais pas envie de lui parler ou de l’écouter se pavaner.

« Qu’est-ce qu’on a tiré de cet éclat de verre ? » voulait-il savoir. Il avait déjà remis le véritable diamant sur sa bague.

Je lui tendis simplement l’argent. C’était son jeu, c’était sa gagne. Je m’en contre-fichais royalement. Je ne savais même pas pourquoi je marchais avec lui, sinon qu’il avait prévenu qu’il ne m’accompagnerait en Algérie qu’à cette seule condition.

Il compta les billets. « Deux cents ? C’est tout ? On a tiré plus les deux dernières fois. Oh bon, et puis merde… c’est toujours deux cents dinars de plus à claquer à Alger. Viens donc voir la Casbah, chef“. Ces gamins aux yeux de biche, y se doutent pas de ce qui est en train de leur fondre dessus, dans la nuit qu’embaument les citronniers.

— Ce bus puant, voilà ce qui leur fond dessus, Saïed. »

Il me regarda avec de grands yeux puis éclata de rire. « T’as pas une once de romantisme, Marîd. Et depuis que tu t’es fait câbler le cerveau, t’es vraiment pas marrant.

— Voyez-vous ça. » Je n’avais plus envie de causer. Je fis semblant de m’assoupir. Je me contentai de fermer les yeux en écoutant le bus gémir et cahoter sur la chaussée défoncée, dans le concert ininterrompu de disputes et de rires des passagers tout autour de moi. Ce bus puant était torride et bondé, mais chaque heure à son bord me rapprochait de la solution de mon mystère personnel. J’en étais arrivé à un point de ma vie où j’avais besoin de savoir qui j’étais réellement.

Le bus s’arrêta dans la ville barbare d’Annaba, et un vieillard à la barbe grise et frisottée grimpa pour nous vendre du nectar d’abricot. J’en pris pour moi et pour le demi-Hadj. Les abricots font la fierté de la Mauritanie et leur jus était le premier signe tangible de la proximité du pays. Je fermai les yeux pour inhaler cet arôme délicat puis en bus une gorgée, savourant son épaisseur liquoreuse. Saïed l’avait, pour sa part, avalé d’un trait, bruyamment, avant de me grommeler un vague « merci ». Ce garçon était aussi raffiné qu’un cadavre de chauve-souris.

La route obliqua vers le sud, s’éloignant de la côte obscure, invisible, pour gagner la ville de Constantine. Bien qu’il se fît tard – il était près de minuit – je dis à Saïed que je voulais descendre me sustenter un peu. Je ne m’étais rien mis sous la dent depuis midi. Bâtie sur un haut rocher gréseux, Constantine est la seule ville ancienne d’Algérie orientale à avoir traversé des siècles d’invasions étrangères. La seule chose qui m’importait, toutefois, c’était la nourriture. Il y a une spécialité locale qu’on appelle chorba beïda bil kefta, un potage velouté aux boulettes de viande confectionné avec des oignons, du paprika, des pois chiches, des amandes et de la cannelle[2] . Je n’en avais plus goûté depuis au moins quinze ans, et tant pis si cela me faisait rater le bus et m’obligeait à attendre celui du lendemain, mais je comptais bien en déguster une. Saïed me jugea cinglé.

J’eus ma soupe et elle était somptueuse. Saïed se contenta de me lorgner sans mot dire en sirotant un verre de thé. Nous remontâmes en voiture à l’heure. Je me sentais mieux à présent, agréablement rassasié, tout illuminé d’une chaude nostalgie. Je pris le siège près de la fenêtre, dans l’espoir d’entrevoir un peu du paysage familier quand nous traverserions la région de Sétif et de Mansoura. Évidemment, il faisait aussi noir qu’au fond de ma poche derrière la vitre et je n’aperçus rien d’autre que la lune et l’ardent scintillement des étoiles. Malgré tout, je me donnai l’illusion que j’étais capable de me repérer à mesure que nous approchions d’Alger, la ville où j’avais passé une partie de mon enfance.

Quand enfin nous y entrâmes peu après le lever du soleil, le demi-Hadj m’éveilla d’une bourrade. Je n’avais pas souvenance de m’être assoupi. Je me sentais dans un état affreux. L’impression d’avoir la tête bourrée d’éclats de verre brisé, sans compter que je m’étais coincé un nerf dans le cou, en plus. Je sortis ma boîte à pilules et contemplai quelques instants son contenu. Que désirais-je ? Faire mon entrée à Alger en pleine hallucination, sous narcose ou en état de somnambulisme ? La décision était difficile. J’optai pour l’analgésie, mais en pleine conscience, et péchai donc huit tablettes de soléine. Les soleils effacèrent ma migraine – en même temps que toutes les autres sensations vaguement désagréables – et c’est plus ou moins flottant que je quittai la gare routière de Mustapha pour monter dans un taxi.

« T’es défoncé », observa Saïed alors que nous montions à l’arrière. Je dis au chauffeur de nous conduire à une banque de données publique.

« Défoncé, moi ? Depuis quand m’as-tu déjà vu défoncé à une heure si matinale ?

— Depuis hier. Et avant-hier. Et le jour précédent.

— Je veux dire, excepté depuis ces jours-ci. Je fonctionne mieux avec une tonne d’opiacés dans l’organisme que la majorité des gens quand ils sont à jeun.

— Ça, c’est sûr. »

Je regardai par la vitre du taxi. « De toute façon, j’ai toute une batterie de papies pour compenser. » Il n’y avait pas un autre fêlé du ciboulot dans tout le monde arabe doté d’une quincaillerie comparable. Mes papies spéciaux contrôlent mes fonctions hypothalamiques, ce qui me permet de supprimer fatigue et peur, faim, soif et douleur. En outre, ils peuvent amplifier mes récepteurs sensoriels.

« Marîd Audran, le Surhomme au silicium.

— Écoute, dis-je, ennuyé par son attitude, pendant un bon bout de temps, j’ai eu une trouille bleue de me faire câbler, mais aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu me débrouiller sans.

— Dans ce cas, pourquoi diable est-ce que tu continues à te ruiner les neurones avec tes saloperies ? demanda le demi-Hadj.

— Mettons que je sois vieux jeu. En outre, dès que je débranche les papies, c’est atroce. Toute la douleur supprimée, toute la fatigue accumulée, me tombent dessus d’un coup.

— Alors que t’as pas de contreparties avec tes soleils et tes beautés, c’est ça ? C’est ce que t’es en train de me dire ?

— La ferme, Saïed. Merde, qu’est-ce qui te prend de t’inquiéter comme ça, tout d’un coup ? »

Il me regarda de biais et sourit. « La religion bannit l’alcool et les drogues dures, sais-tu. » Cela, venant du demi-Hadj qui n’avait jamais dû approcher une mosquée de toute sa vie, sauf pour faire la sortie de l’école coranique.

Donc, en dix minutes, un quart d’heure, le taxi nous déposa devant la banque. J’éprouvais une curieuse tension nerveuse, sans bien en comprendre la raison. Tout ce que je faisais, c’était gravir les marches de granité d’un édifice public ; pourquoi me fallait-il être aussi crispé ? J’essayai de m’occuper l’esprit avec des idées plus plaisantes.

À l’intérieur, il y avait un certain nombre de terminaux libres. Je m’assis devant l’écran d’un antique Bab el-Marifi. Il s’enquit du type de recherche que je désirais mener. Le synthétiseur vocal de la machine, conçu dans une des républiques d’Amérique du Nord, avait bien du mal à prononcer l’arabe. Je dis : « Nom », puis : « Entrée. » Quand le curseur réapparut, je dis : « Monroe virgule Angel. » La console rumina ces données quelques secondes puis des lettres blanches se mirent à clignoter sur sa face de lune :


Angel Monroe

16, rue du Sahara

(Haute) Casbah

Alger

Mauritanie

04-B-28


Je demandai à la machine d’imprimer l’adresse. Le demi-Hadj me gratifia d’un haussement de sourcils et je hochai la tête. « On dirait que je vais avoir quelques réponses.

Inchallah », murmura Saïed. À la grâce de Dieu.

Nous ressortîmes dans la touffeur matinale pour prendre un autre taxi. Le trajet jusqu’à la Casbah ne prit pas longtemps. Il n’y avait pas autant de circulation que dans mes souvenirs d’enfance – tout du moins pour ce qui était des véhicules ; mais il y avait toujours ces inévitables et lents bataillons de mulets lourdement chargés, menés à force de cajoleries dans le dédale des rues étroites.

La rue du Sahara est le résultat d’une erreur. Je me souviens avoir entendu, il y a fort longtemps, quelqu’un m’expliquer que son nom véritable était la rue N’Sara ou rue des Chrétiens. J’ignore d’où provient la déformation. Bien peu de parties d’Alger ont un rapport quelconque avec le Sahara. Après tout, il y a une sacrée trotte du port méditerranéen jusqu’au désert. De toute façon, peu importe aujourd’hui ; le nouveau nom est le seul qu’on utilise. Il a même trouvé sa place sur les plans officiels, ce qui règle la question.

Le numéro 16 était un vieux tas de brique menaçant ruine, avec les deux derniers étages en saillie débordant sur la chaussée pavée. L’immeuble en face faisait de même et les deux édifices s’embrassaient presque au-dessus de ma tête, telles deux vieilles matrones mafflues penchées par-dessus une palissade. Parmi le fouillis de boîtes aux lettres, j’avisai le nom d’Angel Monroe griffonné sur une carte à l’encre délavée. Je plaquai le pouce sur sa sonnette. La porte d’entrée n’était pas verrouillée, j’entrai donc et gravis la première volée de marches. Saïed était sur mes talons.

L’appartement se trouvait au troisième, sur la cour. L’entrée était moquettée, si l’on peut employer ce terme pour un tissu rêche et terne qui avait dû autrefois être bordeaux. Le passage de pieds innombrables l’avait usé jusqu’à la trame à plusieurs endroits, de sorte que le plancher gris et sec était visible par les trous. Les murs étaient recouverts d’un papier beige crasseux, qui pendait çà et là, par lambeaux lamentables. L’air était imprégné d’une étrange odeur âcre, comme si l’immeuble était occupé par des gens venus là pour y mourir, ou en tout cas suffisamment malades pour mourir, et qui, au lieu de cela, y auraient traîné leur misérable solitude. Derrière une porte, j’entendis une scène de ménage, la totale avec menaces éructées et fracas de vaisselle brisée, tandis que d’un autre appartement provenaient des rires perçants, déments, accompagnés du chuintement sonore de chairs en contact. Je préférai ne pas approfondir.

Je m’arrêtai devant la porte branlante de l’appartement d’Angel Monroe et respirai un grand coup. Je jetai un œil au demi-Hadj mais il se contenta de hausser les épaules et regarda délibérément ailleurs. Vous parlez d’un ami. J’étais livré à moi-même. Je me dis qu’il n’allait rien arriver de particulier – mensonge pour me pousser à faire le pas suivant – puis je frappai à la porte. Pas de réponse. J’attendis quelques secondes et frappai à nouveau, plus fort. Cette fois, j’entendis couiner des ressorts de lit, puis le bruit de quelqu’un approchant à pas lents de la porte. Qui s’ouvrit en grand. Angel Monroe apparut, l’air ahuri, s’efforçant de garder les yeux en face des trous.

Elle avait une bonne tête de moins que moi, avec des cheveux blonds décolorés et permanentés d’une manière que je qualifierai de particulièrement tarte. Les racines, noires, donnaient l’impression qu’on s’était désintéressé de leur sort quasiment depuis l’anniversaire du Prophète. Elle avait les yeux maquillés de rimmel noir et bleu nuit, dans des harmonies qui évoquaient irrésistiblement les poissons les plus colorés de la Méditerranée. Le fard rouge, elle se l’était tartiné généreusement mais peut-être pas aux emplacements les mieux choisis, ce qui la faisait paraître non pas torridement sexy mais plutôt affligée d’une fièvre de cheval. Son rouge à lèvres, pour des raisons connues seulement d’Allah et d’Angel Monroe, tirait sur une sorte de violet purpurin ; bref, ses lèvres donnaient l’impression d’avoir été achetées en premier puis oubliées hors du frigo, le temps de redescendre se choisir le reste du visage.

Son corps m’incitait à penser qu’elle était trop âgée pour se vêtir autrement que du long haïk blanc algérien, surmonté d’un voile traditionnel fermement tenu en place. Le problème, c’est que ce corps n’avait jamais vu l’intérieur d’un haïk. Elle était engoncée dans un short si serré que sa bedaine rebondie faisait rouler la ceinture. Ses seins flasques n’étaient pas tout à fait recouverts par une espèce de tunique diaphane. Je savais avec certitude qu’une fois assise elle aurait pu planquer dans son nombril la gemme la plus précieuse sans crainte qu’on la découvre. Elle avait les jambes parsemées de veines éclatées, comme ces chebka desséchés dans les vallées du Mzab. Ses grands pieds plats étaient chaussés de pantoufles usées d’où pendouillaient des restes de pompons roses.

À dire vrai, je ressentais un certain dégoût. « Angel Monroe ? » demandai-je. Bien sûr, ce n’était pas son vrai nom. Elle était au moins demi-berbère, comme moi. Elle avait le teint plus foncé que moi, les yeux aussi noirs et ternes que de l’asphalte usé.

« Hm-Hmm, fit-elle. Un peu tôt, non ? » Sa voix était stridente, perçante. Elle était déjà fin saoule. « Qui t’a envoyé ? C’est Khalid qui t’as envoyé ? J’ai dit à c’t’espèce de salaud que j’étais malade. J’suis pas censée bosser aujourd’hui, j’y ai dit hier soir. Il a dit pas de problème. Et maintenant, y t’envoie. L’en envoie même deux. Merde, y m’prend pour qui ? Et c’est pas comme s’il avait pas d’autres filles, d’abord. Il aurait pu vous envoyer voir Efra, c’te pute, avec ses talents d’embrochée. Si j’suis pas dans mon assiette, j’en ai rien à cirer qu’il vous envoie chez elle. Merde, j’m’en fous complètement. Et d’abord, combien qu’vous lui avez donné ? »

Je restai planté là à la regarder. Saïed me flanqua une bourrade. « Eh bien, euh, miss Monroe », commençai-je mais voilà qu’elle remettait ça.

« Oh, et puis, qu’il aille se faire foutre. Allez, rentrez. Je suppose que j’peux toujours employer le fric. Mais vous direz à ce fils de pute de Khalid que…» Elle s’interrompit pour boire une grande lampée du verre de whisky qu’elle tenait à la main. « Vous pourrez lui dire que s’il se fout à ce point de ma santé, je veux dire, à me faire bosser quand j’lui ai déjà espliqué qu’j’étais malade, eh bien, merde, vous pourrez lui dire qu’il y en a des tas d’autres pour qui je peux travailler. Et quand je veux, pouvez me croire. »

J’essayai par deux fois de l’interrompre, mais sans le moindre succès. J’attendis qu’elle marque une nouvelle pause pour se désaltérer. Dès qu’elle eut la bouche pleine de son tord-boyaux, je lui dis : « Maman ? »

Elle se contenta de me fixer un bon moment, ses yeux vitreux écarquillés. « Non…», fit-elle enfin, d’une petite voix. Elle regarda de plus près. Puis laissa échapper son verre de whisky.

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