Ma mère m’avait apporté des pistaches et des figues fraîches mais j’avais encore des difficultés à avaler. « Alors prends un peu de ça, me dit-elle. Je t’ai même apporté une cuillère. » Elle souleva le couvercle d’un pot en plastique qu’elle déposa sur la table roulante de l’hôpital. Cette visite semblait beaucoup l’intimider.
J’étais sous calmants, mais pas autant que j’aurais pu l’être. Malgré tout, une faible dose de soléine en perfusion c’est toujours mieux qu’un coup d’épieu dans l’œil. Bien sûr, j’ai un papie expérimental qui bloque la douleur ; j’aurais pu me l’embrocher et garder la tête parfaitement claire et totalement lucide. Mais je n’avais pas envie de l’employer, c’est tout. Je n’en avais pas parlé aux toubibs et aux infirmières, parce que j’aimais quand même mieux la drogue. Les hôpitaux sont trop chiants pour qu’on les supporte à jeun.
Je soulevai la tête de l’oreiller. « Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je d’une voix rauque. Je me penchai et pris le pot en plastique.
« Du lait de chamelle caillé, dit ma mère. T’adorais ça lorsque t’étais malade. Quand t’étais petit. » Je crus déceler dans sa voix une douceur inaccoutumée.
Le lait de chamelle caillé n’évoque pas une préparation de nature à vous faire bondir du lit avec allégresse. Preuve en fut faite aussitôt. Je pris malgré tout la cuillère et fis semblant de me régaler rien que pour lui faire plaisir. Peut-être que si j’en goûtais un doigt elle serait contente et s’en irait. Je pourrais alors sonner pour avoir une nouvelle dose de soléine et faire un gentil petit roupillon. C’était bien cela le pire dans un séjour à l’hôpital : rassurer tous les visiteurs et devoir écouter toutes leurs histoires de maladies et d’accidents personnels, toujours de proportions infiniment plus traumatisantes que les vôtres.
« Tu t’es vraiment inquiété pour moi, Marîd ? demanda-t-elle.
— Évidemment que je me suis inquiété, dis-je en laissant retomber ma tête sur l’oreiller. C’est pour ça que j’ai envoyé Kmuzu s’assurer que tu étais indemne. »
Elle sourit tristement en hochant la tête. « Tu serais peut-être plus heureux si j’avais brûlé dans l’incendie. Comme ça, je ne t’encombrerais plus.
— Te fais pas de souci pour ça, m’man.
— D’accord, chou. » Elle me considéra un long moment sans rien dire. « Comment vont tes blessures ? »
Je haussai les épaules, ce qui m’arracha une grimace. « Elles sont encore douloureuses. Les infirmières viennent me badigeonner deux fois par jour avec cette espèce de mélasse blanche.
— Enfin, je suppose que c’est pour ton bien. Laisse-les donc faire ce qui leur chante.
— Bien, m’man. »
Nouveau silence embarrassé. « Je suppose qu’il y a des choses que je devrais te dire, reprit-elle enfin. J’ai pas été entièrement honnête avec toi.
— Oh ? » Ce n’était pas une surprise mais je crus bon de ravaler les sarcasmes qui me venaient à l’esprit pour la laisser conter l’histoire à sa manière.
Elle fixa ses mains qui étaient en train de tortiller un vieux mouchoir sur ses genoux. « J’en sais bien plus que je ne t’ai dit sur Friedlander bey et Reda Abou Adil.
— Ah. »
Elle leva les yeux et me regarda. « J’les connais tous les deux depuis longtemps. Avant même ta naissance, quand j’étais une jeune fille. J’avais une autre allure en ce temps-là. Je voulais me sortir de Sidi-bel-Abbès, peut-être aller dans des villes comme Le Caire ou Jérusalem, devenir une star de l’holo-V. Peut-être me faire câbler et tourner des mamies, pas des trucs érotiques comme Honey Pilar, mais le genre classe et respectable…
— Et Papa ou Abou Adil t’a promis de faire de toi une star ? »
Elle regarda de nouveau ses mains. « Je suis venue ici, dans la cité. Je n’avais pas un sou en arrivant, et pendant un bout de temps j’ai eu faim. Puis j’ai rencontré quelqu’un qui s’est occupé de moi durant un moment, et il m’a présentée à Abou Adil.
— Et qu’a fait pour toi Abou Adil ? »
Elle leva de nouveau les yeux, mais cette fois des larmes coulaient sur ses joues. « À ton avis ? » La voix était amère.
« Il t’a promis le mariage ? »
Elle secoua simplement la tête.
« Il t’a mise enceinte ?
— Non. Au bout du compte, il a rigolé, c’est tout, en me filant le billet de car pour retourner à Sidi-bel-Abbès. » Elle prit une expression farouche. « Je le déteste, Marîd. »
J’acquiesçai. Je regrettais à présent qu’elle ait entamé cette confession. « Alors, ce que tu es en train de me dire, c’est qu’Abou Adil n’est pas mon père, c’est ça ? Et Friedlander bey, alors ?
— Papa a toujours été bon avec moi dès mon arrivée en ville. C’est pourquoi, même si je t’en ai voulu de m’avoir retrouvée à Alger, j’étais quand même heureuse de savoir que Papa s’occupait de toi.
— Pas mal de gens le détestent, tu sais. »
Elle me fixa, puis haussa les épaules. « Je suis retournée à Sidi-bel-Abbès en fin de compte, et puis, quelques années plus tard, j’ai rencontré ton père. C’était comme si ma vie passait trop vite. Tu es né, et puis tu as grandi et quitté Alger. De nouvelles années sont passées. Finalement, juste après ta visite, j’ai reçu un message d’Abou Adil. Il disait qu’il avait repensé à moi et voulait me revoir. »
Elle s’était progressivement animée et elle marqua une pause, le temps de se calmer un peu. « Je l’ai cru. Je ne sais pas pourquoi. J’ai peut-être imaginé avoir une seconde chance de vivre ma vie, retrouver toutes ces années perdues, réparer toutes les erreurs. Quoi qu’il en soit, j’ai bigrement l’impression d’avoir encore une fois tout gâché. »
Je fermai les yeux et les frottai. Puis je contemplai le visage anxieux de ma mère. « Qu’est-ce que t’as fait ?
— Je suis retournée m’installer chez Abou Adil. Dans cette grande maison qu’il possède au milieu des bidonvilles. C’est pour ça que je sais tout sur lui et sur Umm Saad. Faut que tu fasses gaffe à elle, mon petit. Elle travaille pour Abou Adil et elle a bien l’intention de ruiner Papa.
— Je sais. »
Air ahuri de ma mère. « Tu le sais déjà ? Comment ? »
Je souris. « C’est le petit chéri d’Abou Adil qui me l’a dit. Ils ont quasiment écarté Umm Saad. Elle ne fait désormais plus partie de leurs plans.
— Malgré tout, prévint ma mère, le doigt levé, fais quand même gaffe à elle. Elle mijote ses plans à elle.
— Ouais, je m’en doute.
— T’es au courant pour le mamie d’Abou Adil ? Sa copie de lui-même ?
— Mouais. Ce fils de pute d’Umar m’a tout raconté en détail. J’aimerais bien mettre la main dessus rien qu’une minute…»
Elle se mâchonna la lèvre, songeuse. « Je pourrais peut-être trouver un moyen…»
Gloups ! Tout ce que je cherchais. « C’est pas important, m’man. »
Elle se remit à pleurer. « Je suis tellement désolée, Marîd. Tellement désolée de tout ce que j’ai fait, de ne pas être la mère qu’il t’aurait fallu. »
Seigneur, je n’étais pas franchement en état de supporter sa crise de conscience. « Je suis désolé, moi aussi, m’man », dis-je et je fus surpris de découvrir que j’étais parfaitement sincère. « Je ne t’ai jamais manifesté de respect…
— Je n’ai jamais mérité le moindre respect…»
Je levai les deux mains. « Bon, si on arrêtait avant de se battre pour savoir qui a le plus blessé l’autre ? Faisons une trêve ou un truc comme ça…
— Peut-être qu’on pourrait repartir de zéro ? » Il y avait une bizarre timidité dans sa voix.
Tout cela me laissait extrêmement dubitatif. Je ne savais pas s’il était possible de repartir de zéro, surtout après tout ce qui s’était passé entre nous, mais je crus pouvoir lui accorder une chance. « Je n’y vois pas d’inconvénient, répondis-je. Je n’ai aucun amour immodéré pour le passé. »
Elle eut un sourire matois. « Ça me plaît bien de vivre avec toi chez Papa, chou. J’imagine que je n’aurai pas à retourner à Alger et… enfin, tu sais. »
Je poussai un gros soupir. « Je te promets, m’man, que tu n’auras jamais à reprendre cette vie-là. Laisse-moi simplement m’occuper de toi désormais. »
Elle se leva et s’approcha de mon lit, les bras tendus, mais je n’étais pas vraiment prêt à ce genre d’effusions entre mère et fils. J’ai quelques problèmes à extérioriser mes sentiments, je suppose, et je n’ai jamais été un individu très démonstratif. Je la laissai se pencher pour m’embrasser sur la joue et m’étreindre puis elle murmura quelques mots que je ne pus saisir. Je lui donnai une vague tape dans le dos. C’était le mieux que je puisse faire. Elle retourna s’asseoir.
Elle soupira. « Tu m’as rendue très heureuse, Marîd. Plus heureuse que je ne mériterais de l’être. Tout ce que j’ai toujours voulu avoir, c’est une chance de connaître une existence normale. »
Oh, et puis merde, qu’est-ce que ça me coûtait ? « Que veux-tu faire, m’man ? » demandai-je.
Elle fronça les sourcils. « Je ne sais pas au juste. Quelque chose d’utile. Quelque chose d’authentique. »
J’eus l’image ridicule d’une Angel Monroe déguisée en infirmière. J’évacuai l’idée aussitôt. « Abou Adil t’a fait venir en ville pour espionner Papa, n’est-ce pas ?
— Ouais et j’étais vraiment conne de croire qu’il voulait me retrouver.
— Et en quels termes au juste l’as-tu quitté ? Est-ce que tu serais prête à l’espionner, mais cette fois pour nous ? »
Elle eut l’air dubitatif. « Je lui ai vraiment fait comprendre que je n’aimais pas me faire exploiter. Si j’y retournais, je ne sais pas s’il goberait mes excuses. Mais qui sait ? Peut-être. Il ne pense qu’à lui, vois-tu. Ce genre de mecs, ils s’imaginent que leurs femmes seraient prêtes à traverser les flammes rien que pour leurs beaux yeux. Je suppose que je pourrais lui faire gober le truc. » Elle m’adressa un sourire désabusé. « J’ai toujours été bonne actrice. Khalid arrêtait pas de me dire que j’étais la meilleure. »
Khalid, ça me revenait, avait été son souteneur. « Laisse-moi y réfléchir, m’man. Je ne voudrais pas te faire courir de risque, mais j’aimerais bien avoir une arme secrète à l’insu d’Abou Adil.
— Enfin, de toute manière, j’ai l’impression d’avoir une dette à réclamer à Abou Adil, pour m’avoir exploitée ainsi, et une autre à rendre à Papa, pour tout ce qu’il a fait pour moi depuis que je suis venue loger chez lui. »
Ça ne m’enthousiasmait pas outre mesure d’impliquer ma mère plus avant dans cette histoire, mais j’étais parfaitement conscient qu’elle pouvait être une source d’information exceptionnelle. « M’man, lui dis-je, mine de rien, qu’est-ce que les lettres A.L.M. évoquent pour toi ?
— A.L.M.. ? Je sais pas. Non, rien vraiment. L’Alliance de Location de Mannequins ? C’est un syndicat de prostituées mais je ne sais même pas si elles ont une section dans cette ville.
— Tant pis. Et le dossier Phénix ? Ça te dit quelque chose ? »
Je la vis accuser le coup, imperceptiblement. « Non, dit-elle lentement, jamais entendu parler de ça. » Il y avait pourtant quelque chose dans sa façon de le dire qui me persuada qu’elle mentait. Je me demandai ce qu’elle dissimulait à présent. Effacée, la touche d’optimisme qui avait ponctué notre conversation précédente. Le doute s’insinuait en moi : jusqu’où pouvais-je me fier à elle ? L’heure était mal choisie pour approfondir la question, mais viendrait bien un moment de vérité dès que je serais ressorti de l’hôpital.
« M’man, dis-je en étouffant un bâillement, je commence à piquer du nez…
— Oh, mon bébé, alors je vais m’en aller. » Elle se leva, remua mes couvertures. « Je te laisse le lait de chamelle caillé.
— Super, m’man. »
Elle se pencha pour m’embrasser de nouveau. « Je reviendrai. À présent, je vais aller voir comment se porte Papa.
— Fais-lui mes amitiés et dis-lui que je prie Allah pour son rétablissement. » Elle alla vers la porte, se tourna, me fit un signe de main. Puis elle sortit.
La porte s’était à peine refermée qu’une pensée me frappa : la seule personne à savoir que j’étais allé rendre visite à ma mère à Alger était Saïed, le demi-Hadj. Il l’avait sans doute localisée pour Reda Abou Adil. Ça avait dû être lui qui l’avait ramenée en ville pour nous espionner, Papa et moi. Saïed devait travailler pour Abou Adil. Il m’avait trahi.
Je me promis un second moment de vérité, un que le demi-Hadj ne risquerait pas d’oublier.
Quel que soit le but du complot, quelle que soit la signification du dossier Phénix, il devait être devenu terriblement urgent pour Abou Adil car, au cours des derniers mois, il avait envoyé Saïed, Kmuzu puis Umm Saad fourrer le nez dans nos affaires. Je me demandai combien d’autres encore, que je n’avais pas identifiés.
Plus tard dans la soirée, juste avant l’heure du dîner, Kmuzu passa me rendre visite. Il était vêtu d’une chemise blanche sans cravate et d’un costume noir. On aurait dit un croque-mort.
Son expression était solennelle, comme si l’une des infirmières à la porte venait de lui annoncer à quel point mon état était désespéré. Peut-être que mes cheveux brûlés ne repousseraient jamais, ou que je devrais vivre avec cette horrible pommade blanche et froide sur la peau jusqu’à la fin de mes jours.
« Comment vous sentez-vous, yaa sidi ? demanda-t-il.
— Je souffre d’un syndrome-de-stress-différé-consécutif-à-un incendie, lui annonçai-je. Je réalise seulement maintenant que j’ai été à deux doigts d’y passer. Si tu n’avais pas été là pour me réveiller…
— Les flammes l’auraient fait pour vous si vous n’aviez pas branché votre somni-contrôle. »
Je n’avais pas pensé à ça. « Je suppose, reconnus-je. Malgré tout, je te dois la vie.
— Vous avez sauvé le maître de maison, yaa sidi. » Son expression était devenue neutre, mais je savais qu’il n’était pas aussi détaché qu’il le laissait paraître.
On bavarda quelques minutes encore, puis il se leva pour partir. Il tint à m’assurer que ma mère et nos domestiques ne risquaient rien, inchallah. Nous avions deux douzaines de gardes armés. Certes, ils n’avaient pas empêché quelqu’un de forcer la clôture et de mettre le feu à l’aile ouest du bâtiment. Collusion, espionnage, incendie criminel, tentative de meurtre – cela faisait un bout de temps que les ennemis de Papa n’avaient pas exprimé avec autant de bruit leur mécontentement.
Après le départ de Kmuzu, je ne tardai pas à m’ennuyer. J’allumai l’holo-V intégrée au meuble en face de mon lit. Ce n’était pas un très bon appareil et les coordonnées de projection étaient fortement décentrées. La composante verticale avait besoin d’un réglage ; les acteurs d’une quelconque dramatique d’Europe centrale se débattaient, enfoncés jusqu’aux genoux dans la commode. La production bénéficiait de sous-titres, mais hélas, les légendes se barraient, hors de vue, avec les jambes des comédiens dans mon tiroir à chaussettes. Chaque fois qu’il y avait un gros plan, je ne voyais le personnage que du sommet du front au ras des narines.
Je ne pensais pas y prêter attention, vu que chez moi je ne regarde pas des masses l’holo-V. À l’hôpital, toutefois, où l’ennui est quotidiennement au menu, je me surpris à l’allumer à longueur de journée. Je balayais la centaine de chaînes disponibles en provenance du monde entier, sans jamais rien trouver d’intéressant. Cela pouvait tenir à mon état semi-catatonique, à mon manque de concentration ; c’était peut-être aussi la faute aux petits personnages amputés qui pataugeaient dans la commode en pépiant dans une douzaine de langues différentes.
Alors je décrochai de la tragédie de Thuringe et donnai l’ordre à l’appareil de s’éteindre. Puis je sortis du lit et passai ma robe de chambre. C’était plutôt inconfortable à cause de mes brûlures, mais surtout de la pommade blanche ; j’avais horreur de ce machin gluant qui collait à mes vêtements. Je glissai les pieds dans les babouches en papier vert fournies par l’hôpital, et me dirigeai vers la porte.
Juste comme je sortais, un garçon de salle arriva avec le plateau de mon déjeuner. J’avais bigrement faim et je me mis à saliver, avant même de savoir ce qu’il y avait dans les plats. Je décidai de rester dans la chambre jusqu’après le repas. « Qu’est-ce qu’on a ? » demandai-je.
Le garçon déposa le plateau sur ma table à roulettes. « Vous avez un excellent foie grillé », annonça-t-il. Son ton laissait entendre qu’il ne fallait pas en escompter des merveilles.
« Je le mangerai plus tard. » Je quittai ma chambre et enfilai le corridor à pas lents. J’énonçai mon nom à l’ascenseur, et quelques secondes après une cabine arriva. Je ne savais pas au juste quelle était ma liberté de mouvement.
Quand la cabine me demanda l’étage où je désirais me rendre, je lui demandai le numéro de la chambre de Friedlander bey. « Suite pour V.I.P. n° 1, répondit-elle.
— Et c’est à quel étage ?
— Au vingtième. » On ne pouvait pas aller plus haut. Cet hôpital était l’un des trois en ville à disposer de suites pour V.I.P. C’était dans ce même établissement que j’avais subi mon opération d’amplification cérébrale, moins d’un an auparavant. J’appréciais d’avoir une chambre individuelle mais je n’avais pas vraiment besoin d’une suite. Je ne me sentais pas d’humeur à la gaudriole.
« Désirez-vous aller au vingtième ? demanda l’ascenseur.
— Un peu, mon neveu.
— Désirez-vous aller au vingtième ?
— Oui. » C’était un ascenseur idiot. J’attendis, voûté, dans la cabine, pendant qu’elle se traînait du quinzième au vingtième étage. Je cherchais une position appropriée pour ne me sentir ni collant ni gluant, et c’était pas facile. En plus, l’intense odeur mentholée de la pommade blanche commençait à me porter sur le cœur.
Je débarquai au vingtième, et la première chose que je vis fut une grosse bonne femme au cou épais, vêtue d’une blouse blanche et plantée dans sa guérite circulaire de surveillante. Elle était flanquée d’un type baraqué, en tenue de vigile style Euram. Il avait un énorme paralyseur à la ceinture et me reluqua avec l’air de se demander s’il devait ou non me laisser la vie sauve.
« Vous êtes un patient de cet hôpital », dit l’infirmière. Bon, elle était au moins aussi futée que l’ascenseur.
« Chambre 1540, annonçai-je.
— Ici, on est au vingtième. Qu’est-ce que vous faites à cet étage ?
— Je désire rendre visite à Friedlander bey.
— Un petit instant. » Elle plissa le front et consulta son terminal d’ordinateur. D’après son ton, il était manifeste qu’elle n’imaginait pas qu’un minable dans mon genre pût se trouver sur la liste des visiteurs autorisés. « Votre nom ?
— Marîd Audran.
— Eh bien, vous y êtes. » Elle leva les yeux vers moi. Je croyais qu’après avoir trouvé mon nom sur sa liste, elle manifesterait peut-être, même à contrecœur, un minimum de respect. J’t’en fiche ! « Zaïn, conduisez M. Audran à la suite n° 1 », dit-elle au garde.
Zain acquiesça. « Par ici, monsieur. » Je le suivis le long d’un couloir recouvert d’une moquette luxueuse, tournai dans une allée transversale et m’arrêtai devant la porte de la suite n° l.
Je ne fus pas étonné de voir l’un des Rocs en sentinelle devant la porte. « Habib ? » Je crus déceler l’ombre d’un tressaillement sur son visage. Je lui passai devant, m’attendant plus ou moins à le voir tendre son bras musculeux pour m’intercepter, mais il me laissa passer. Je crois que les deux Rocs m’acceptaient désormais comme l’émissaire de Friedlander bey.
À l’intérieur de la suite, les lumières étaient éteintes et les rideaux tirés devant les fenêtres. Il y avait des fleurs partout, serrées dans des vases, jaillissant de pots ornementés. Leur parfum sucré était presque écœurant ; si ç’avait été ma chambre, j’aurais dit à une infirmière de les distribuer aux autres patients.
Papa gisait, inerte, dans son lit. Il n’avait pas l’air bien. Je savais qu’il avait été aussi gravement brûlé que moi ; son visage et ses bras étaient badigeonnés de la même pâte blanche. Ses cheveux étaient peignés avec soin, mais il n’avait pas été rasé depuis plusieurs jours, sans doute parce que la peau était encore trop sensible. Il était réveillé, mais ses yeux étaient juste entrouverts. La soléine l’assommait. Il n’avait pas la même tolérance que moi.
Il y avait une seconde chambre contiguë et j’aperçus Youssef, le majordome de Papa, et Tariq, son valet de chambre, assis à une table en train de jouer aux cartes. Ils firent mine de se lever mais je leur fis signe de poursuivre leur partie. Je m’installai sur une chaise près du lit de Papa. « Comment te sens-tu, ô cheikh ? »
Il ouvrit les yeux mais je voyais bien qu’il avait du mal à rester éveillé. « On s’occupe bien de moi, mon neveu », me dit-il.
Ce n’était pas ce que je lui avais demandé, mais passons. « Je prie à toute heure pour ton prompt rétablissement. »
Il esquissa un faible sourire. « C’est bien que tu pries. » Il s’interrompit pour reprendre son souffle. « Tu as risqué ta vie pour me sauver. »
J’ouvris les mains. « J’ai fait ce que j’avais à faire.
— Et tu as souffert et tu as été blessé à cause de moi.
— C’est mineur. L’important est que tu sois en vie.
— J’ai une grande dette envers toi », dit le vieillard, d’une voix lasse.
Je hochai la tête. « C’était la volonté d’Allah. Je ne suis que Son humble serviteur. »
Il fronça les sourcils. Malgré la soléine, il souffrait quand même. « Quand j’irai mieux, et que nous serons rentrés tous les deux, laisse-moi te trouver un cadeau équivalent à ton acte de bravoure. »
Oh non, pensai-je, pas encore un cadeau de Papa ! « En attendant, que puis-je pour ton service ?
— Dis-moi : comment l’incendie a-t-il commencé ?
— Un travail d’amateur, ô cheikh. Immédiatement après que nous en avons réchappé, Kmuzu a retrouvé des allumettes et des chiffons à demi carbonisés imbibés d’un quelconque liquide inflammable. »
L’expression de Papa était résolue, presque meurtrière. « C’est bien ce que je craignais. As-tu d’autres indices ? Qui suspectes-tu, ô mon neveu ?
— Je ne sais rien de plus, mais je compte bien enquêter sans relâche sitôt que j’aurai quitté l’hôpital. »
Il paraissait satisfait pour le moment. Il ajouta néanmoins : « Tu dois me promettre une chose.
— Quoi donc, ô cheikh ?
— Quand tu sauras l’identité de l’incendiaire, il doit mourir. Nous ne pouvons apparaître faibles aux yeux de nos ennemis. »
Je m’étais plus ou moins douté qu’il allait dire ça. Il allait falloir que je tienne à jour un petit calepin rien que pour garder la trace de tous les individus que j’étais censé assassiner pour lui. « Oui, dis-je, il mourra. » Je ne promettais pas de tuer personnellement le fils de pute. Je veux dire, tout le monde meurt. Je me disais que je pourrais toujours refiler le bébé aux Rocs parlants. Ils étaient pareils à deux léopards apprivoisés ; il fallait leur lâcher la bride de temps à autre et les laisser courir pour attraper eux-mêmes leur pitance.
« Bien », dit Friedlander bey. Il laissa ses paupières retomber.
« Il y a encore deux problèmes, ô cheikh », dis-je, hésitant.
Il me regarda à nouveau. L’agonie se lisait dans ses yeux. « Je suis désolé, mon neveu, mais je ne me sens pas bien. Avant l’incendie, déjà, j’étais indisposé. Ma migraine et mes douleurs abdominales n’ont fait qu’empirer.
— Les médecins ont-ils une explication ?
— Non, ce sont des imbéciles. Ils me disent qu’ils ne trouvent rien d’anormal. Ils veulent toujours faire de nouveaux examens. Ils m’assomment avec leur incompétence et me torturent de manière indigne.
— Tu dois t’en remettre à eux, mon oncle, rétorquai-je. J’ai toujours été fort bien soigné dans cet hôpital.
— Certes, mais tu n’es pas un fragile vieillard qui s’accroche désespérément à la vie. Chacune de leurs procédures barbares me prive d’une année d’existence. »
Je souris. « Tout ne va pas si mal que ça, ô cheikh. Laisse-leur le temps de découvrir la cause de ton mal et d’y remédier, et bientôt tu te retrouveras plus vigoureux que jamais. »
Papa agita une main impatiente, signe qu’il ne désirait plus parler de ça. « Quels sont ces autres tracas que tu comptais m’infliger ? »
Je devais les aborder l’un et l’autre de manière adéquate. C’étaient des matières fort délicates. « Le premier point concerne mon domestique, Kmuzu. De même que je t’ai sauvé des flammes, Kmuzu m’a également sauvé. Je lui ai promis que je te demanderais de le récompenser.
— Mais bien entendu, mon fils. Il a certainement mérité une juste récompense.
— J’ai pensé que tu pourrais lui accorder la liberté. »
Papa me regarda sans mot dire, le regard vide. « Non, dit-il lentement, le moment n’est pas encore venu. Je considérerai les circonstances, et déciderai de quelque autre compensation appropriée.
— Mais…» Il m’interrompit d’un simple geste. Même dans son état de faiblesse, la force de sa personnalité ne me permettait pas d’insister plus avant quand il avait déjà pris sa décision. « Oui, ô cheikh, dis-je humblement. La seconde affaire concerne la veuve et les enfants de Jirji Shaknahyi, le policier avec qui je faisais équipe. Ils sont dans une situation financière désespérée, et j’aimerais pouvoir faire plus que leur offrir simplement de l’argent. Je requiers ta permission de les installer dans notre demeure, peut-être pour quelques jours seulement. »
L’expression de Papa me dit qu’il ne voulait plus discuter plus avant. « Tu es mon chéri, dit-il d’une voix faible. Tes décisions sont les miennes. C’est bien. »
Je m’inclinai respectueusement. « Je m’en vais te laisser reposer, à présent. Qu’Allah t’accorde la paix et la santé.
— Ta présence va me manquer, ô mon fils. »
Je quittai mon siège et jetai un œil dans l’autre pièce. Youssef et Tariq semblaient totalement absorbés par leur partie, mais j’étais certain qu’ils n’avaient pas manqué un seul mot de notre dialogue. Alors que je me dirigeais vers la porte, Friedlander bey se mit à ronfler. J’essayai de sortir sans faire de bruit.
Je redescendis à ma chambre en ascenseur et regrimpai dans mon lit. Je notai avec satisfaction qu’on avait retiré le plat de foie grillé. Je venais de rallumer l’holo-V quand le Dr Yeniknani passa me rendre visite. Le Dr Yeniknani avait été l’assistant du neurochirurgien qui m’avait gonflé le cerveau. C’était un Turc au teint mat, à l’allure farouche, et qui étudiait en fait le mysticisme soufi. J’avais fini par bien le connaître au cours de mon dernier séjour, et il était content de me revoir. Je me tournai vers l’holoviseur et dis : « Arrêt !
— Comment vous sentez-vous, monsieur Audran ? » demanda le médecin. Il s’approcha de mon lit et sourit. Ses fortes dents contrastaient, si blanches, avec son teint basané et sa grosse moustache noire. « Puis-je m’asseoir ?
— Je vous en prie, mettez-vous à l’aise. Alors, vous êtes venu pour m’annoncer que le feu m’a cuit la cervelle, ou bien est-ce une simple visite amicale ?
— Votre réputation suggère qu’il ne vous reste plus guère de cervelle à faire cuire, observa le toubib. Non, je voulais juste savoir comment vous vous sentiez et si je pouvais faire quelque chose pour vous.
— J’y suis sensible. Non, je crois n’avoir besoin de rien. J’aimerais simplement être déjà sorti.
— Tout le monde dit ça. On croirait que nous torturons les gens ici.
— J’ai connu des vacances plus agréables.
— J’ai une proposition à vous faire, monsieur Audran. Que diriez-vous de retarder une partie des effets du vieillissement ? D’empêcher la dégénérescence mentale, la lente détérioration de votre mémoire ?
— Oh oh, fis-je. Je sens venir quelque horrible piège.
— Aucun piège. Le Dr Lisân est en train d’expérimenter une technique qui promet d’aboutir à tout ce que je viens de mentionner. Imaginez de ne plus avoir à vous tracasser de l’usure de vos facultés mentales à mesure que vous avancerez en âge. Vos processus intellectuels seront aussi rapides, aussi vifs à deux cents ans qu’ils le sont aujourd’hui.
— Ça paraît super, docteur Yeniknani. Mais vous n’êtes pas en train de me parler de suppléments vitaminiques, n’est-ce pas ? »
Il me lança un sourire triste. « Eh bien, non, pas exactement. Le Dr Lisân travaille sur l’accroissement cortical plexiforme. Il emballe le cortex cérébral dans une résille de câbles tressés microscopiques. La résille est composée de filaments d’or d’une incroyable finesse mis en liaison avec les mêmes nèmes organiques qui relient votre implant corymbique au système nerveux central.
— Heu-euh. » J’avais l’impression d’entendre une histoire de savant fou.
« Les filaments organiques transmettent les impulsions électriques de votre cerveau du cortex cérébral à la résille d’or et inversement. La résille tient lieu de mécanisme de stockage artificiel. Nos premiers résultats indiquent qu’elle peut tripler, voire quadrupler le nombre de connexions neuronales dans votre cerveau.
— Comme l’ajout d’une extension-mémoire à un ordinateur.
— L’analogie est trop simpliste. » Je sentais bien que l’excitation le gagnait, à m’expliquer ainsi ses recherches. « Comme vous le savez, la mémoire est de nature holographique, de sorte que nous ne vous offrons pas simplement une vaste quantité de cases vides où ranger pensées et souvenirs. Cela va bien au-delà : nous améliorons la redondance du système. Votre cerveau stocke déjà chaque souvenir dans quantité d’emplacements, mais à mesure que vos neurones vieillissent et meurent, une partie de ces souvenirs et de ces comportements appris disparaissent. Avec l’accroissement cortical, toutefois, il devient possible de multiplier la capacité de stockage d’informations sur une échelle bien supérieure à la normale. Votre esprit restera intact, protégé de la décrépitude progressive, sauf bien sûr en cas de dégâts traumatiques.
— Tout ce que j’ai à faire, remarquai-je, dubitatif, c’est vous laisser, vous et le Dr Lisân, me fourrer la cervelle dans votre filet à provisions, comme une vulgaire tête de chou achetée au marché ?
— C’est tout. Vous ne sentirez rien. » Le Dr Yeniknani sourit. Et je crois pouvoir vous promettre, en sus, que l’accroissement accélérera le traitement à l’intérieur du cerveau. Vous aurez les réflexes d’un surhomme. Vous…
— Combien de personnes avez-vous traitées jusqu’ici, et qu’est-ce qu’elles en disent ? »
Il étudia ses longs doigts fuselés. « À vrai dire, nous n’avons pas encore réalisé l’opération sur un sujet humain. Mais nos travaux sur des rats de laboratoire se révèlent très prometteurs. »
Je me sentis soulagé. « Je croyais vraiment que vous tentiez de me fourguer votre truc.
— Pensez-y, c’est tout, monsieur Audran. D’ici deux ou trois ans, nous chercherons quelques volontaires courageux pour nous aider à repousser les limites de la médecine. »
Je levai la main et tapotai mes deux implants corymbiques. « Pas moi. J’ai déjà donné. »
Le Dr Yeniknani haussa les épaules. Il se carra dans sa chaise et me considéra, pensif. « J’ai appris que vous aviez sauvé la vie de votre protecteur, me dit-il. Je vous ai dit un jour que la mort est désirable pour nous ouvrir le passage vers le paradis, et que vous ne deviez pas la redouter. Il est exact également que la vie est désirable afin de nous permettre la réconciliation avec Allah, si nous choisissons de suivre la Voie droite. Vous êtes un homme courageux.
— Je ne crois pas avoir fait quoi que ce soit de courageux, objectai-je. Je n’y ai pas vraiment pensé sur le coup.
— Vous n’observez pas strictement les commandements de l’Envoyé de Dieu, observa le Dr Yeniknani, mais vous êtes un homme pieux à votre manière. Il y a deux siècles, un homme a dit que les religions du monde sont comme une lanterne avec plein de verres colorés, mais que Dieu était la flamme unique à l’intérieur. » Il me serra la main et se leva. « Avec votre permission…»
Il semblait que chaque fois que j’avais une conversation avec le Dr Yeniknani, il fallait qu’il m’offre quelque élément de sagesse soufi à méditer. « La paix soit avec vous, lui dis-je.
— Et sur vous de même », répondit-il. Puis il tourna les talons et quitta ma chambre.
Je pris mon dîner plus tard, une espèce de morceau d’agneau rôti accompagné de pois chiches et d’une timbale de haricots aux oignons et aux tomates qui aurait été tout à fait délicieux si quelqu’un avait bien voulu informer le personnel des cuisines de l’existence du sel et de la nécessité, peut-être, d’un léger jus de citron. Puis l’ennui m’envahit à nouveau et j’allumai l’holoviseur, l’éteignis, fixai les murs, le rallumai. Finalement, à mon grand soulagement, le téléphone se mit à grésiller à mon chevet. Je le décrochai et dis : « Loué soit Allah. »
J’entendis la voix de Morgan à l’autre bout du fil. Je n’avais pas sur moi de papie d’anglais et Morgan est même pas foutu de trouver les toilettes en arabe, aussi les seuls mots que je pus saisir furent « Jawarski » et « Abou Adil ». Je lui dis que je lui parlerais à ma sortie d’hôpital ; je savais qu’il ne comprenait pas mieux que moi ce que je lui racontais, aussi raccrochai-je.
Je me laissai retomber sur mon oreiller, les yeux fixés au plafond. Je n’étais pas vraiment surpris d’apprendre qu’il pouvait y avoir un rapport entre Abou Adil et le tueur fou américain. À voir comment les choses se goupillaient, je ne serais pas non plus surpris d’apprendre que Jawarski était en fait mon propre frère depuis longtemps disparu.