Je ne fis rien de bien foulant durant une bonne semaine ; en revanche, mon esprit cavalait comme un greyhound en folie. Je mitonnais ma vengeance contre Umar et Abou Adil de cent manières différentes : je les ébouillantais dans des cuves de liquides caustiques ; je les infectais de germes hideux en comparaison desquels leurs mamies d’Enfer à la carte n’étaient que vulgaires rhumes de cerveau ; j’engageais des équipes de ninjas sadiques chargés de s’insinuer dans leur grande demeure pour les massacrer lentement avec de savantes blessures au couteau. Dans l’intervalle, mon corps recouvrait ses forces, même si toutes les meilleures amplifications cérébrales au monde restaient impuissantes quand il s’agissait d’accélérer la soudure des os brisés.
L’attente était presque plus que je ne pouvais supporter, mais j’avais une merveilleuse infirmière : Yasmin m’avait pris en pitié. C’était à Saïed que je devais la divulgation du récit de mes exploits. À présent, tout le Boudayin savait que j’avais terrassé Jawarski à moi tout seul. On racontait également que la haute tenue morale de mon exemple lui avait infligé une telle honte qu’il avait sur-le-champ embrassé la foi islamique ; et que, tandis que nous étions tous les deux en train de prier, Abou Adil et Umar avaient tenté de s’immiscer pour me tuer ; c’est alors que Jawarski avait bondi pour s’interposer, trouvant ainsi la mort en sauvant la vie de son nouveau frère musulman.
Puis il y avait l’épisode ultérieur, au cours duquel Umar et Abou Adil me capturaient pour me ramener dans leur château maléfique, où ils me torturaient, me soumettaient au viol mental, puis me forçaient à signer des chèques en blanc et de fausses factures jusqu’à ce que Saïed le demi-Hadj débarque soudain à ma rescousse. Oh, et puis merde ! Je ne voyais pas en quoi enjoliver un peu la réalité pouvait nous faire du mal.
Quoi qu’il en soit, Yasmin se montrait si pleine d’attentions et de sollicitude que je crois bien que Kmuzu était un peu jaloux. Je ne voyais pas pourquoi. Une bonne partie des attentions dont me gratifiait Yasmin n’entraient pas le moins du monde dans les attributions de Kmuzu. Je m’éveillai un beau matin et la retrouvai à califourchon sur moi, en train de me masser la poitrine. Elle n’avait pas le moindre vêtement sur la peau.
« Eh bien, fis-je d’une voix endormie, à l’hosto, les infirmières ôtent rarement leur blouse.
— Elles ont plus d’entraînement que moi, dit Yasmin. Je ne suis qu’une débutante. Je ne sais pas encore très bien ce que je fais.
— Tu le sais parfaitement, ce que tu fais. » Son message descendait lentement vers le sud. Je me réveillais à grande vitesse.
« Bon, tu n’es pas censé trop te fatiguer, alors laisse-moi faire tout le boulot.
— Parfait. » Je levai les yeux pour la contempler et me rappelai soudain à quel point je l’aimais. Je me rappelai également à quel point elle pouvait me rendre dingue au pieu. Avant d’être complètement parti, je parvins à dire : « Et si jamais Kmuzu entre ?
— Il est parti à l’église. Et par ailleurs, ajouta-t-elle, vicieuse, même les chrétiens doivent un jour ou l’autre connaître les choses du sexe. Sinon, d’où viendraient les nouveaux chrétiens ?
— Les missionnaires les recrutent en convertissant les gens qui s’occupent de ce qui les regarde. »
Mais Yasmin n’avait pas vraiment envie de se lancer dans un débat religieux. Elle se souleva pour se glisser sur moi. Elle laissa échapper un soupir bienheureux. « Ah, ça faisait un sacré bout de temps, fit-elle.
— Ouais. » Je ne voyais pas quoi dire d’autre ; j’avais la tête ailleurs.
« Quand mes cheveux auront repoussé, je pourrai te titiller comme t’aimais bien.
— Tu sais, dis-je en me mettant à respirer plus fort, j’ai toujours eu ce fantasme…»
Yasmin ouvrit grand les yeux. « Pas avec mes cheveux, quand même ! » Bon, on a tous nos inhibitions, pas vrai ? Mais franchement, je n’aurais pas cru pouvoir suggérer quelque chose d’assez tordu pour choquer Yasmin.
Je ne prétendrai pas que nous avons baisé toute la matinée jusqu’à ce que j’entende Kmuzu rentrer dans le séjour. Primo, je n’avais plus baisé personne depuis des semaines ; secundo, se retrouver à nouveau seuls tous les deux nous avait rendus plutôt frénétiques. Ce fut une étreinte brève, mais très intense. Après, nous restâmes dans les bras l’un de l’autre sans dire un mot. Je me serais bien rendormi mais Yasmin n’apprécie pas.
« T’as jamais regretté que je sois pas une grande fille blonde et svelte ? me demanda-t-elle.
— Moi, ça n’a jamais bien marché avec les vraies filles.
— T’aimes bien Indihar, je le sais. Je t’ai vu la reluquer.
— Ça va pas ? Elle est simplement pas aussi moche que les autres nanas. »
Je sentis Yasmin hausser les épaules. « Mais est-ce que t’as pas regretté, des fois, que je sois pas grande et blonde ?
— T’aurais pu. Quand t’étais encore un garçon, t’aurais pu le demander aux chirurgiens. »
Elle enfouit son visage dans mon cou. « Ils m’ont dit que je n’avais pas le squelette, fit-elle, d’une voix assourdie.
— Je trouve que t’es parfaite telle que tu es. » J’attendis un quart de seconde. « Sauf que t’as les plus grands pieds que j’aie jamais vus de ma vie. »
Yasmin se redressa d’un bond. Ça ne l’amusait pas du tout. « Tu veux que je te casse l’autre clavicule, bahim ? »
Il me fallut une demi-heure et un long séjour avec elle sous une douche brûlante pour restaurer la paix. Je me vêtis puis regardai Yasmin se préparer à sortir. Pour une fois, elle ne serait pas à la bourre. Elle n’avait pas besoin de reprendre le boulot avant huit heures du soir. « Tu passeras au club ? » demanda-t-elle, en regardant mon reflet dans le miroir au-dessus de la commode.
« Absolument. Je dois faire sentir ma présence, sinon tout le personnel va s’imaginer que je dirige une station balnéaire. »
Yasmin sourit. « Tu diriges rien du tout, chou. C’est Chiri qui dirige la boîte, comme elle l’a toujours dirigée.
— Je sais. » J’avais fini par goûter mon rôle de propriétaire. Mon intention première avait été de restituer le club à Chiri dans les meilleurs délais, mais à présent j’avais décidé de laisser un peu traîner les choses. Ça me remontait d’avoir droit à un traitement de faveur de la part de Brandi, Kandy, Pualani et les autres. J’aimais assez jouer les patrons.
Après le départ de Yasmin, j’allai m’asseoir à mon bureau. Mon appartement initial avait été réparé et repeint, et j’occupais à nouveau le second étage de l’aile ouest. Vivre juste à un couloir de distance de ma mère avait été une épreuve pour les nerfs, même l’espace de quelques jours, après notre réconciliation surprise.
Je me sentais à présent suffisamment d’attaque pour reporter toute mon attention sur cette affaire restée pendante avec Umm Saad et Abou Adil.
Quand j’eus finalement décidé que je ne pouvais différer le problème plus longtemps, je saisis le mamie de couleur beige, l’enregistrement d’Abou Adil. « Bismillah », murmurai-je, puis, d’un geste hésitant, je levai la main et me l’embrochai.
Folie, par la vie du Prophète !
Audran avait l’impression de lorgner par un tunnel étroit, de contempler le monde avec les œillères du regard égoïste et malsain d’Abou Adil. Les choses n’étaient que bonnes pour Abou Adil ou mauvaises pour Abou Adil ; en dehors de cela, elles n’existaient pas.
La seconde chose qu’Audran remarqua fut son état d’excitation sexuelle. Bien sûr ; Abou Adil trouvait son seul plaisir sexuel à se baiser lui-même, ou du moins sa copie conforme. C’est ce qu’était Umar : une coque vide pour recevoir ce double électronique. Et Umar était trop stupide pour se rendre compte qu’il n’était que ça, qu’il n’avait pas d’autres qualifications qui le rende valable. Le jour où il déplairait à son maître, ou commencerait à l’ennuyer, Umar serait aussitôt remplacé, comme tant d’autres avant lui au cours des ans.
Et le dossier Phénix ? Que signifiaient les lettres A.L.M. ?
Bien sûr, la réponse était là, dans sa mémoire… Alif. Lâm. Mîm.
Ce n’étaient pas du tout des initiales. Ce n’était pas quelque acronyme mystérieux. Les lettres provenaient du Qur’ân. Bon nombre de sourates du Qur’ân commençaient par des lettres de l’alphabet. Personne ne savait ce qu’elles signifiaient. Peut-être symbolisaient-elles quelque phrase mystique. Ou les initiales d’un scribe. Leur sens s’était perdu dans la nuit des siècles.
Il y avait plus d’une sourate qui commençait par Alif, Lâm, Mîm, mais Audran sut immédiatement laquelle en particulier. C’était la sourate XXX, intitulée « Les Romains » ; la phrase importante était celle-ci : « C’est Dieu qui vous a créés, vous a nourris et vous fera mourir puis revivre. » Il était évident que, tout comme Friedlander bey, cheikh Reda imaginait ses propres traits quand il prononçait le nom de Dieu.
Et soudain Audran sut que le dossier Phénix, avec sa liste de gens sans méfiance qui pouvaient à tout moment se faire tuer pour leurs organes, était enregistrée sur une plaque-mémoire en alliage de cobalt dissimulée dans la chambre privée d’Abou Adil.
Et d’autres points lui devinrent également évidents. Quand il songeait à Umm Saad, les souvenirs d’Abou Adil relataient qu’elle n’avait, en réalité, aucun lien de parenté avec Friedlander bey mais qu’elle avait accepté de l’espionner. Sa récompense serait l’effacement de son nom et de celui de son fils du dossier Phénix. Elle n’aurait plus jamais à s’inquiéter qu’un beau jour un parfait inconnu pût avoir un besoin urgent de son cœur, son foie ou ses poumons.
Audran apprit que c’était Umm Saad qui avait engagé Paul Jawarski et qu’Abou Adil avait par la suite accordé sa protection au tueur américain. Umm Saad avait amené Paul Jawarski en ville puis transmis les instructions de cheikh Reda de tuer un certain nombre de personnes inscrites au dossier Phénix. Umm Saad était en partie responsable de ces morts, ainsi que de l’incendie et de l’empoisonnement de Friedlander bey.
Audran était écœuré, et l’horrible impression de folie ambiante menaçait de le submerger. Il porta la main à sa nuque, saisit le mamie et l’arracha de la prise.
Waouh ! C’était la première fois que j’utilisais un mamie enregistré sur une personne vivante. L’expérience avait été répugnante. Comme une immersion dans la vase, sauf que la vase, on pouvait toujours s’en nettoyer ; mais sentir son esprit ainsi pollué était une épreuve à la fois plus intime et plus terrible. Je me promis que, dorénavant, je me cantonnerais aux personnages imaginaires et aux reconstructions électroniques.
Abou Adil était encore plus ravagé que je ne l’avais imaginé. Malgré tout, j’avais appris deux ou trois choses – ou du moins mes soupçons avaient été confirmés. Fait surprenant, j’arrivais à comprendre les motivations d’Umm Saad. Si j’avais été comme elle au courant du dossier Phénix, j’aurais tout fait moi aussi pour que mon nom en soit retiré.
J’avais envie de discuter un peu de toute cette histoire avec Kmuzu, mais il n’était pas encore revenu de son service du sabbat. En attendant, je me dis que je pourrais voir si ma mère avait par hasard autre chose à me raconter là-dessus.
Je traversai la cour et gagnai l’aile est. Il y eut un bref silence quand je frappai à sa porte. « Voilà ! » lança-t-elle enfin. J’entendis un cliquetis de verre, puis un coulissement de tiroir qu’on ouvrait puis qu’on refermait. « Voilà, voilà ! » Quand elle m’ouvrit la porte, je décelai sans mal l’odeur de whisky irlandais. Elle s’était montrée fort circonspecte durant son séjour chez Papa. J’étais certain qu’elle se poivrait et se droguait tout autant que d’habitude, mais au moins elle avait assez de jugeote pour ne pas s’exhiber partout quand elle était raide.
« La paix soit sur toi, ô mère, lui dis-je.
— Et sur toi, la paix », répondit-elle. Elle s’appuya contre le chambranle, pas très assurée sur ses jambes. « Veux-tu entrer, ô cheikh ?
— Oui, j’ai besoin de te parler. » J’attendis qu’elle ait ouvert un peu plus la porte et se soit écartée. J’entrai alors et allai m’asseoir sur le divan. Elle s’installa en face de moi dans un fauteuil confortable.
« Tu m’excuseras, commença-t-elle, mais j’ai rien à t’offrir…
— Euh, ouais… c’est pas grave. » Elle avait l’air bien. Elle avait abandonné son maquillage et sa mise exotiques pour ressembler un peu plus à l’image mentale que je gardais d’elle : ses cheveux étaient brossés, elle s’était habillée convenablement, et se tenait pudiquement assise, les mains croisées sur les genoux. J’entendis à nouveau la remarque de Kmuzu, m’accusant d’être plus sévère avec elle qu’avec moi-même, et je lui pardonnai son état d’ébriété. Après tout, elle ne faisait de mal à personne.
« Ô mère, commençai-je, tu m’as dit qu’en revenant dans cette ville, tu avais commis l’erreur de refaire confiance à Abou Adil. Mais je sais que c’est mon ami Saïed qui t’a ramené ici.
— Tu sais quoi ? » Elle semblait sur ses gardes.
« Je suis également au courant du dossier Phénix. Alors dis-moi, pourquoi as-tu bien voulu espionner Friedlander bey ? »
Elle en resta stupéfaite. « Eh, si quelqu’un t’offrait de te rayer de cette putain de liste, tu ferais pas n’importe quoi ? Je veux dire, merde, j’ai pensé que de toute façon je pourrais rien fournir à Abou Adil qui soit vraiment utilisable contre Papa. J’avais pas l’impression de faire de mal à quiconque. »
C’était exactement ce que je m’étais attendu à entendre. Abou Adil avait recouru au même étau pour faire pression sur Umm Saad et ma mère. Umm Saad avait réagi en essayant de tuer tout le monde chez nous. Ma mère avait réagi autrement : elle avait couru se mettre sous la protection de Friedlander bey.
Je fis comme si l’affaire n’était pas importante au point de mériter plus ample discussion. « Tu as dit également que tu désirais faire quelque chose d’utile de ton existence. Tu penses toujours pareil ?
— Absolument, je suppose », fit-elle, un peu méfiante. Elle avait l’air mal à l’aise, comme si elle s’attendait à me voir la condamner, horrible sort, à quelque mission de devoir civique.
« J’ai mis de côté un peu d’argent, expliquai-je, et j’ai confié à Kmuzu la tâche de monter une sorte de soupe populaire dans le Boudayin. Je me demandais si tu serais partante pour contribuer au projet.
— Oh, bien sûr, fit-elle, le front plissé, tout ce que tu voudras. » Elle n’aurait pas été moins enthousiaste si je lui avais demandé de se trancher la langue.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demandai-je.
Je découvris avec étonnement que des larmes coulaient sur ses joues pâles. « Tu sais, je ne pensais pas que j’en arriverais là. Je suis encore pas mal, n’est-ce pas ? Je veux dire, ton père me trouvait belle. Il arrêtait pas de me le dire, et ça remonte pas si loin. Je crois que si j’avais des habits décents – pas ces nippes que j’ai rapportées d’Alger – je saurais encore faire tourner quelques têtes. Pas de raison que je doive rester seule jusqu’à la fin de mes jours, hein ? »
Je n’avais pas envie de partir là-dessus. « Tu es encore séduisante, m’man.
— Je veux, mon n’veu ! » Son sourire était revenu. « J’vais me trouver une minijupe et des bottes. Et me lorgne pas comme ça, je parle d’une minijupe de bon goût. Cinquante-sept ans, c’est pas si vieux que ça de nos jours. Regarde Papa. »
Ouais, bon, Papa gisait, impuissant, sur un lit d’hôpital, trop faible même pour se remonter tout seul le drap sous le menton.
« Et tu sais ce que je veux ? » demanda-t-elle, l’air rêveur.
J’avais peur de demander. « Non. Quoi ?
— Ce portrait d’Oum Khalsoum que j’ai vu dans le souk. Fait avec des milliers de clous à tête plate. Le gars les a tous plantés sur c’te grande planche, avant de les peindre un par un, chacun d’une couleur différente. De près, on voit pas ce que c’est, mais dès qu’on recule, c’est ce superbe portrait de la Dame.
— C’est ça, t’as raison. » Je le voyais d’ici, accroché au mur, au-dessus du mobilier luxueux et de bon goût de Friedlander bey.
« Ben quoi, merde, moi aussi j’ai de l’argent de côté. » J’ai dû avoir l’air surpris car elle crut bon de rajouter : « C’est que j’ai mes petits secrets, tu vois. J’ai roulé ma bosse, j’ai vu des trucs… J’ai mes amis à moi, et j’ai mes sous à moi. Alors, va pas t’imaginer que tu peux ordonner mon existence pour la bonne raison que tu m’as installée ici. Je peux prendre mes cliques et mes claques et me tirer quand je veux.
— Maman, dis-je, je n’ai vraiment pas du tout l’intention de te dicter tes actes ou ton comportement. Je m’étais dit simplement que t’aimerais peut-être donner un coup de main dans le Boudayin. Il y a là-bas des tas de gens pauvres comme on l’a été. »
Elle n’écoutait que d’une oreille. « On l’a été, pauvres, Marîd », dit-elle, se laissant bercer par les souvenirs imaginaires du temps passé, « mais on était toujours heureux. Oui, c’était le bon temps. » Puis son expression s’attrista, elle me regarda de nouveau. « Et maintenant, regarde-moi un peu !
— Bon, faut que j’y aille. » Je me levai et gagnai la porte. « Que ta vigueur demeure, ô mère. À te revoir.
— Va en paix, dit-elle en me raccompagnant à la porte. Rappelle-toi ce que je t’ai dit. »
Je ne voyais pas à quoi elle faisait allusion. Même dans les meilleurs moments, mes conversations avec ma mère contenaient fort peu d’informations et beaucoup de bruit de fond. Avec elle, c’était toujours un pas en avant et deux pas en arrière. J’étais quand même content qu’elle n’ait apparemment pas envisagé de retourner à Alger, ou de reprendre ici son ancien métier. En tout cas, c’est ainsi que je prenais sa remarque. Elle avait certes parlé de « faire tourner les têtes » mais j’espérais qu’elle envisageait la chose sur un mode strictement non commercial. C’est à tout cela que je pensais tout en regagnant ma suite dans l’aile ouest.
Kmuzu était revenu et il était en train de ramasser notre linge sale. « Vous avez reçu un coup de fil, yaa sidi, m’annonça-t-il.
— Ici ? » Je me demandai pourquoi je ne l’avais pas reçu à mon numéro personnel, celui de l’appareil que je portais à ma ceinture.
« Oui. Il n’y avait pas de message, mais vous êtes supposé rappeler Mahmoud. J’ai laissé le numéro sur votre bureau. »
C’étaient peut-être de bonnes nouvelles. J’avais pensé m’attaquer au second de mes trois objectifs – Umm Saad ; il faudrait qu’elle attende. Je passai derrière mon bureau et prononçai le code télématique de Mahmoud. Il répondit aussitôt. « Allô, fit-il.
— Comment va, Mahmoud ? C’est Marîd.
— Bien. J’aurais à discuter d’une affaire avec toi.
— Attends que je m’installe. » Je tirai une chaise et m’assis. Je ne pouvais m’empêcher de sourire. « Parfait. Alors, qu’est-ce que t’as trouvé ? »
Léger temps d’arrêt. « Comme tu le sais, j’ai été très affecté par la disparition de Jirji Shaknahyi, que la bénédiction d’Allah soit sur lui. »
Première nouvelle. Moi qui n’avais jamais su qu’Indihar était mariée, je doutais que Mahmoud, Jacques ou n’importe qui d’autre l’aient su également. Chiriga, peut-être. Chiri savait toujours ce genre de choses. « Ce fut une tragédie pour toute la ville, répondis-je, sans me mouiller.
— C’est une tragédie pour notre pauvre Indihar. Elle doit être désemparée de chagrin. Et de se retrouver maintenant sans le sou doit rendre sa situation encore plus difficile. Je suis désolé d’avoir suggéré qu’elle travaille pour moi. C’était manquer de délicatesse. J’ai parlé avant d’avoir réfléchi à mes paroles.
— Indihar est une musulmane dévote, dis-je, glacial. Ce n’est pas demain qu’elle va se mettre à lever des clients pour toi ou pour n’importe qui d’autre.
— Je le sais, Marîd. Pas besoin d’être ainsi sur la défensive quand il s’agit d’elle. Mais elle se rend quand même compte qu’elle ne peut plus nourrir tous ses enfants. Tu as mentionné qu’elle était prête à placer l’un d’eux dans une bonne famille d’adoption et gagner ainsi de quoi nourrir et vêtir les autres de manière convenable. »
Je détestais ce que j’étais en train de faire. « Tu ne le sais peut-être pas, dis-je, mais ma propre mère a été obligée de vendre mon frère cadet quand j’étais petit.
— Allons, allons, Maghrebi, m’interrompit Mahmoud, ne pense pas à cela comme à une “vente“. Nul n’a le droit de vendre un enfant. Nous ne pouvons poursuivre cette conversation si tu persistes dans cette attitude.
— Fort bien. Comme tu voudras. Ce n’est pas de la vente ; appelle-ça comme ça te chante. La question est celle-ci : as-tu, oui ou non, trouvé quelqu’un qui soit intéressé par l’adoption ? »
Mahmoud marqua un temps. « Pas exactement, dit-il enfin. Mais je connais un homme qui joue souvent les intermédiaires pour régler ce genre de transaction. J’ai déjà eu affaire à lui et je me porte garant de son honnêteté et de sa délicatesse. Tu comprends bien sûr que ce genre d’affaire exige une grande dose de tact et de compassion.
— Bien sûr, bien sûr. C’est important. Indihar souffre déjà bien assez.
— Exactement. C’est bien pourquoi je ne saurais trop te recommander cet homme. Il est en mesure de placer un enfant dans un domicile accueillant sans le moindre délai, et il sait offrir au parent naturel une rétribution en espèces de manière à prévenir tout sentiment de culpabilité et toute récrimination. C’est sa manière. J’estime que M. On constitue la solution idéale au problème d’Indihar.
— M. On ?
— Son nom exact est On Cheung. C’est un homme d’affaires de la Chine de Kansu. J’ai déjà eu le privilège de lui servir d’agent.
— C’est ça, ouais. » Je fermai hermétiquement les yeux, écoutai le sang vrombir dans ma tête. « Ce qui nous amène à la question financière. Combien ce monsieur On est-il prêt à payer et est-ce que tu touches dessus un pourcentage ?
— Pour le fils aîné, cinq cents kiams. Pour le plus jeune, trois cents. Pour la fille, deux cent cinquante. Il y a également des primes : deux cents de plus pour deux enfants, et cinq cents si Indihar cède les trois. Pour ma part, je touche bien sûr dix pour cent. Si tu t’es mis d’accord avec elle pour une somme, cela pourra constituer le solde.
— Ça me paraît correct. C’est même mieux que ce qu’elle avait escompté, pour parler franchement.
— Je t’ai dit que ce M. On était un homme généreux.
— Bon, alors on procède comment ? On se retrouve quelque part ou quoi ? »
J’entendais la voix de Mahmoud devenir de plus en plus excitée. « Bien sûr, M. On et moi-même, nous aurons besoin d’examiner les enfants, pour nous assurer qu’ils sont robustes et en bonne santé. Peux-tu les faire venir au 7, rue Rafi ben Garcia d’ici une demi-heure ?
— Pas de problème, Mahmoud. Je te vois là-bas. Dis à On Cheung d’amener son fric. » Je raccrochai. « Kmuzu ! Laisse tomber la lessive. On sort !
— Oui, yaa sidi. Dois-je aller chercher la voiture ?
— Hon-hon. » Je me levai et passai une djellabah par-dessus mon jean. Puis je fourrai mon pistolet électrostatique dans ma poche. Je n’avais pas plus confiance en Mahmoud qu’en ce marchand d’enfants.
L’adresse était dans le quartier juif et se révéla correspondre une fois encore à une devanture masquée par des papiers journaux, fort semblable à la boutique que nous avions, Shaknahyi et moi, fouillée en vain. « Reste ici », ordonnai-je à Kmuzu. Puis je descendis de voiture et me rendis à la porte. Je frappai au carreau et au bout de quelques instants Mahmoud entrouvrit le battant de quelques centimètres.
« Marîd, fit-il de sa voix rauque. Où sont Indihar et les gosses ?
— Je leur ai dit de rester dans la voiture. Je veux d’abord jeter un coup d’œil. Laisse-moi entrer.
— Bien sûr. » Il ouvrit un peu plus la porte et je le bousculai pour entrer. « Marîd, je te présente M. On. »
Le vendeur d’enfants était un petit homme à peau brune et dents noires. Il était installé à une table à jouer, assis sur une chaise pliante en fer rouillé. Il avait sous le coude une boîte en métal. Il me considérait derrière une paire de lunettes à monture métallique. Pas l’homme non plus à avoir des yeux Nikon.
Je m’avançai sur le plancher crasseux et lui tendis la main. On Cheung me lorgna et ne fit pas mine de vouloir la serrer. Au bout de quelques secondes, me sentant un peu con, je laissai retomber ma main.
« C’est bon ? demanda Mahmoud. Satisfait ?
— Dis-lui d’ouvrir la boîte.
— Ce n’est pas à moi de dire à M. On de faire quoi que ce soit, rétorqua Mahmoud. C’est un homme très…
— Aucun problème, intervint On Cheung. Tenez, regardez. » Il ouvrit le couvercle de la boîte métallique. Elle contenait une liasse de billets de cent kiams, assez grosse pour acheter tous les mioches du Boudayin.
« Super », dis-je. Je glissai la main dans ma poche et sortis le pistolet. « Les mains sur la tête !
— Espèce de fils de pute, cria Mahmoud. C’est quoi, ça, un braquage ? Crois pas que tu vas t’en tirer comme ça. M. On va te le faire regretter. Pour le bien que pourra te rapporter cet argent… Tu seras mort avant d’avoir pu en dépenser le premier fîq.
— Je suis toujours flic, Mahmoud », dis-je tristement. Je refermai la boîte en métal et la lui tendis. Je ne pouvais à la fois la tenir de mon bras valide et braquer le pistolet. « Hadjar recherchait On Cheung depuis un bout de temps. Même un flic marron comme lui est bien obligé de coffrer quelqu’un pour de bon de temps à autre. Je suppose que c’est simplement votre tour. »
Je les conduisis dehors, à la voiture. Je les tins en respect avec mon arme tandis que Kmuzu nous conduisait au commissariat. Tous les quatre, nous montâmes au troisième étage. Hadjar sursauta en voyant notre petite troupe pénétrer dans son bocal. « Lieutenant, annonçai-je, voici On Cheung, le vendeur d’enfants. Mahmoud, pose la boîte avec l’argent. C’est censé être une pièce à conviction, mais je n’ose pas croire que quiconque la reverra jamais après aujourd’hui.
— Vous m’étonnerez toujours », observa Hadjar. Il pressa un bouton sur son bureau pour appeler la brigade de l’extérieur.
« Ce coup-ci, c’est pour rien », dis-je. Hadjar eut l’air perplexe. « Je vous ai dit qu’il y en avait encore deux. Umm Saad et Abou Adil. Disons que ces deux zigues viennent en prime.
— Bien, merci beaucoup. Mahmoud, tu peux t’en aller. » Le lieutenant me regarda en haussant les épaules. « Vous croyez vraiment que Papa me laisserait le retenir ? » Je réfléchis un instant et me rendis compte qu’il avait raison.
Mahmoud parut soulagé. « J’ l’oublierai pas, Maghrebi », maugréa-t-il en me bousculant pour sortir. Sa menace ne m’inquiétait pas le moins du monde.
« Au fait, ajoutai-je, je vous file ma démission. Vous voulez quelqu’un pour établir des procès-verbaux ou taper des rapports, faudra vous en trouver un autre. Vous voulez quelqu’un pour perdre son temps à courir des fausses pistes, idem. Vous avez besoin d’aide pour couvrir vos propres délits et votre incompétence, adressez-vous ailleurs. Moi, j’ai fini de bosser ici. »
Hadjar eut un sourire cynique. « Ouais, certains flics réagissent ainsi quand ils se retrouvent vraiment sous pression. Mais j’aurais cru que vous tiendriez plus longtemps, Audran. »
Je lui assénai deux claques, rapides et retentissantes. Il me fixa sans mot dire, élevant lentement la main pour caresser ses joues cramoisies. Je pivotai et sortis du bureau, suivi de Kmuzu. Des flics déboulaient de tous les coins, et ils avaient vu ce que j’avais fait à Hadjar. Tout le monde avait le sourire. Même moi.