3.

Jusqu’à ce que je me fasse amplifier le crâne, j’avais un réveil. Quand il sonnait, le matin, j’aimais bien traîner encore un peu au lit, à bâiller, un peu hagard. Peut-être que j’allais me lever, ou peut-être pas. À présent, en revanche, je n’ai pas le choix : je m’embroche une carte la veille au soir et quand le papie juge qu’il est l’heure, mes yeux s’ouvrent d’un coup et je suis ré-veil-lé. La transition est brutale et me laisse toujours ahuri. Et pas question que la puce me laisse me rendormir. Je la déteste.

Le dimanche matin, je m’éveillai promptement à huit heures pile. Il y avait un type noir que je n’avais jamais vu, debout près de mon lit. Je réfléchis quelques instants au problème. Il était imposant, bien plus grand que moi, et bien bâti, sans pour cela en faire des tonnes. Un tas de Noirs qu’on croise en ville sont plutôt comme Janelle, des réfugiés de quelque désert africain aride et frappé par la famine. Ce mec, par contre, n’avait pas l’air d’avoir manqué un seul repas copieux et bien équilibré de toute son existence. Il avait un visage allongé, sérieux, et son expression semblait figée dans une moue de perpétuelle hostilité. Ses yeux noirs et fixes, son crâne rasé ajoutaient à cet air résolu. « Qui es-tu ? » lui demandai-je. Je ne m’étais pas encore extrait de sous les couvertures.

« Bonjour, yaa sidi », me dit-il. Il avait une voix douce et grave, un peu rauque. « Je m’appelle Kmuzu.

— Bon, c’est déjà un début. Cela dit, au nom d’Allah, qu’est-ce que tu fiches ici ?

— Je suis votre esclave.

— Merde, il ferait beau voir ! » J’aime à me considérer comme le défenseur des pauvres et des opprimés, enfin tout ça. L’idée même d’esclavage me flanque des boutons, attitude qui va plutôt à l’encontre de l’opinion courante chez mes voisins et amis.

« Le maître de maison m’a ordonné de veiller à vos besoins. Il a estimé que je serais pour vous le serviteur parfait, yaa sidi, parce que mon nom veut dire remède en ngoni. »

Il faut dire qu’en arabe le mien signifie « maladie ». Friedlander bey savait évidemment que ma mère m’avait baptisé Marîd dans l’espoir superstitieux de préserver ainsi mon existence de tous les maux physiques. « Je ne vois pas d’inconvénient à avoir un domestique, dis-je, mais je ne vais certainement pas garder un esclave. » Kmuzu haussa les épaules. Que je veuille ou non utiliser ce terme, il savait bien qu’il était déjà l’esclave de quelqu’un, moi ou Papa.

« Le maître de maison m’a informé en détail de toutes vos exigences », me dit-il. Ses yeux s’étrécirent. « Il a promis de m’émanciper si j’embrassais l’islam mais je ne peux pas abandonner la foi de mon père. Je crois nécessaire de vous dire tout de suite que je suis un chrétien fervent. » J’en déduisis que mon nouveau serviteur me signifiait ainsi qu’il désapprouvait de tout cœur quasiment tout ce que je pourrais dire ou faire.

« On essaiera néanmoins d’être amis », dis-je. Je m’assis, sortis les jambes du lit. Je déconnectai mon somni-contrôle et le rangeai dans la boîte à papies posée sur la table de nuit. Dans le bon vieux temps, je passais une bonne partie de ma matinée à me gratter, bâiller, me passer la main dans les cheveux ; alors qu’aujourd’hui, quand je me réveille, même ces anodins plaisirs me sont refusés.

« Avez-vous vraiment besoin de cet appareil ? demanda Kmuzu.

— Disons que mon organisme a perdu l’habitude de s’endormir et se réveiller de lui-même. »

Il secoua la tête. « C’est un problème fort simple à résoudre, yaa sidi. Si vous restez éveillé suffisamment longtemps, vous finirez fatalement par vous endormir. »

Je compris que si j’escomptais avoir la paix, il faudrait me résoudre à assassiner cet homme, et vite. « Tu ne comprends pas. Le problème est qu’après trois jours et trois nuits sans sommeil, quand effectivement je parviens à m’assoupir, j’ai des rêves bizarres, carrément affreux. Alors, pourquoi en passer par là quand j’ai sous la main des pilules ou un logiciel ?

— Le maître de maison m’a donné instruction de limiter votre consommation de drogue. »

Là, il commençait à me gonfler. « C’est ça. Tu peux toujours essayer, tiens. » La question de la drogue était sans doute à l’origine du « cadeau » encombrant de Papa. J’avais commis une grave erreur dès le premier jour de ma présence chez lui : je m’étais pointé en retard au petit déjeuner, affligé d’une bonne gueule de bois à la butaqualide. J’étais resté modérément dysfonctionnel pendant deux ou trois heures, ce qui m’avait valu sa ferme désapprobation. Aussi, dès l’après-midi, j’étais passé à la modulerie de Laïla, sur la Quatrième Rue, dans le Boudayin, et j’avais investi dans le somni-contrôle.

Ma préférence va toutefois à la demi-douzaine de beautés mais ces derniers temps je guette toujours dans mon dos la présence des espions de Papa. C’est qu’il en a un million. Que cela soit bien clair : personne ne s’amuse à encourir sa désapprobation. Il n’oublie jamais ce genre de chose. S’il le faut, il louera les services de tierces personnes pour exercer sa rancune.

Les avantages de la situation, toutefois, sont nombreux. Le lit, par exemple. Je n’avais jamais eu de lit auparavant ; tout juste un matelas jeté par terre dans un coin de chambre. Aujourd’hui, j’ai enfin un endroit sous lequel glisser slips et chaussettes sales et si jamais quelque objet tombe par terre et se perd, je sais presque à coup sûr où le trouver, même si je suis incapable de l’atteindre. Je continue encore de tomber de ce satané lit deux fois par semaine, mais à cause du somni-contrôle, je ne me réveille pas ; je reste simplement en tas, par terre, jusqu’au matin.

Je sortis donc du lit en ce dimanche matin, pris une douche brûlante, me lavai les cheveux, me taillai la barbe, me brossai les dents. Je suis censé être derrière mon bureau au commissariat à neuf heures du matin, mais une de mes façons d’affirmer mon indépendance est d’ignorer les horaires. Je me vêtis sans hâte. Je choisis une paire de pantalons kaki, une chemise bleu pâle, une cravate bleu foncé, et une veste en fil blanc. Tous les fonctionnaires civils de la maison poulaga s’habillent ainsi, et j’en suis fort aise. La tenue arabe me rappelle trop la vie que j’ai laissée derrière moi en arrivant en ville.

« Alors, on t’a mis ici pour me chaperonner », dis-je tout en essayant d’égaliser les deux pans de ma cravate.

« Je suis ici pour être votre ami, yaa sidi », dit Kmuzu.

Ça me fit sourire. Avant de venir vivre dans le palais de Friedlander bey, j’étais vachement seul. Je logeais dans un studio dénudé avec ma boîte à pilules pour unique compagnie. J’avais quelques amis, bien sûr, mais pas du genre à passer à tout bout de champ tant il s’ennuyaient de moi. Il y avait Yasmin, que je suppose, j’aimais un peu. Elle passait parfois la nuit avec moi, mais aujourd’hui elle détourne la tête quand on tombe l’un sur l’autre. Je crois qu’elle m’en veut d’avoir refroidi quelques pékins.

« Et si je te battais ? demandai-je à Kmuzu. Est-ce que tu serais toujours mon ami ? »

J’essayais d’être sarcastique mais ce n’était manifestement pas la chose à dire. « Je vous en empêcherais », répondit Kmuzu ; je n’avais jamais entendu de voix aussi glaciale.

Je crois que j’en restai bouche bée. « Je ne parlais pas sérieusement, tu sais. » Kmuzu hocha légèrement la tête et la tension se dissipa. « Aide-moi, veux-tu ? J’ai l’impression que cette cravate est en train de gagner. »

L’expression de Kmuzu se radoucit un peu et il parut heureux de me rendre ce petit service. « Impeccable, dit-il une fois qu’il eut terminé. Je m’en vais vous chercher votre petit déjeuner.

— Je ne petit déjeune pas.

Yaa sidi, le maître de maison m’a ordonné de bien veiller à ce que vous preniez dorénavant un solide petit déjeuner. Il considère qu’il s’agit du repas le plus important de la journée. »

Allah me préserve des fachos de la diététique ! « Si j’avale quoi que ce soit le matin, je me sens lourd comme le plomb durant des heures. »

Peu importait mon opinion pour Kmuzu. « Je m’en vais vous chercher votre petit déjeuner.

— Tu n’as pas à aller à l’église, ou quoi ? »

Il me considéra calmement. « J’ai déjà assisté au service, répondit-il. Et maintenant, je vais chercher votre petit déjeuner. » J’étais certain qu’il noterait chaque calorie que j’absorberai pour aller faire son rapport à Friedlander bey. Ce n’était jamais qu’un nouvel exemple de l’étendue de l’influence qu’exerçait Papa.

Je pouvais me sentir un rien prisonnier mais on m’avait certainement offert quelques compensations. J’avais une suite spacieuse dans l’aile ouest de la vaste demeure de Friedlander bey, à l’étage, près des appartements privés de Papa. Ma penderie était remplie de quantités de costumes en tout genre et de tout style – occidental, arabe, décontracté, habillé. Papa me fournissait un tas de matériel électronique sophistiqué, depuis le dernier modèle de console de compact-IA Chhindwara jusqu’à l’holo-système Esmeraldas avec écrans Libertad et solipsiteur à l’argon Ruy Challenger. Je n’avais jamais de souci d’argent. Une fois par semaine, l’un des Rocs parlants déposait sur mon bureau une grosse enveloppe bourrée de billets.

L’un dans l’autre, ma vie avait changé à un tel point que les jours de pauvreté et d’insécurité me semblaient un cauchemar vieux de trente ans. À présent, je suis bien nourri, bien habillé et bien aimé des gens convenables, et tout ce que ça me coûte, c’est le prix prévisible : celui de l’estime de soi et de l’approbation de la majorité de vos amis.

Kmuzu me fit savoir que le petit déjeuner était prêt.

« Bismillah », murmurai-je en m’asseyant : au nom de Dieu. Je mangeai des œufs et du pain frits dans le beurre, avalai une tasse de café fort.

« Voulez-vous autre chose, yaa sidi ? demanda Kmuzu.

— Non, merci. » Les yeux fixés sur le mur opposé, je songeais à la liberté. Je me demandais si je pourrais trouver un moyen quelconque de me sortir de ce boulot de liaison avec la police. Pas moyennant finances, en tout cas. Ça, j’en étais certain. Je ne crois pas qu’il soit possible d’acheter Papa avec de l’argent. Malgré tout, en y faisant bien attention, il se pouvait que je découvre quelque autre moyen de pression. Inchallah.

« Dans ce cas, puis-je descendre pour aller chercher la voiture ? » demanda Kmuzu. Je clignai les yeux, me rendis compte que je devais me remuer. Je ne pouvais pas disposer de la longue limousine noire de Friedlander bey, mais il m’avait fourni une voiture électrique toute neuve, parfaitement confortable. Après tout, j’étais son représentant officiel parmi les gardiens de la justice.

Kmuzu, évidemment, allait être mon chauffeur. Je compris qu’il allait me falloir jouer serré si je voulais me rendre quelque part sans lui. « Oui, je suis en bas dans une minute », lui répondis-je.

Je me passai une main dans les cheveux, qui recommençaient à être longs. Avant de quitter la maison, je rangeai dans ma serviette une rangée de papies/mamies. Il était impossible de prévoir quel genre de personnalité j’aurais besoin d’endosser durant mon travail, quel genre de talents ou de capacités me seraient nécessaires. Mieux valait tout prendre et être prêt à tout.

J’attendis Kmuzu en haut de l’escalier de marbre. On était au mois de Rabi al-Awwal, et un crachin tiède tombait du ciel gris. Bien que le domaine de Papa fut enchâssé dans un quartier surpeuplé en plein cœur de la cité, je pouvais presque me croire dans quelque oasis verdoyante et tranquille, loin du tintamarre et de la crasse urbains. J’étais entouré d’une végétation luxuriante, cultivée avec art et délicatesse dans le seul but d’apaiser l’esprit d’un vieillard las. J’entendais le paisible murmure des fraîches fontaines, et non loin, le gazouillis plein d’énergie de quelques oiseaux dans les arbres fruitiers entretenus avec soin. Dans l’air immobile flottait un parfum lourd et sucré de fleurs exotiques. Je fis comme si rien de tout cela ne pouvait me séduire.

Puis je montai dans la berline westphalienne crème et franchis le portail gardé. Derrière le mur, je me trouvai soudain projeté dans la clameur et l’agitation de la cité et je découvris avec surprise à quel point je regrettais de quitter la sérénité de la maison de Papa. Je me rendis compte qu’avec le temps je risquais de finir comme lui.

Kmuzu me déposa rue Oualid al-Akbar, devant le poste de police chargé de surveiller les affaires du Boudayin. Il m’annonça qu’il serait de retour dès quatre heures et demie pour me ramener au plus vite. J’avais la nette impression qu’il était de ces gens qui ne sont jamais en retard. Debout sur le trottoir, je le regardai partir.

Il y avait toujours une foule de gosses devant le commissariat. Je ne sais pas s’ils espéraient assister à l’incarcération de quelque criminel, s’ils attendaient qu’on relâche leurs parents, ou bien s’ils traînaient là simplement dans l’espoir de glaner quelque pièce. J’avais été moi-même un gosse comme eux, il n’y avait pas si longtemps, à Alger, et ça ne me gênait pas le moins du monde de jeter en l’air quelques kiams et de les voir se précipiter pour les ramasser. Je mis la main dans ma poche, sortis une poignée de pièces. Les plus grands des gamins récupéraient cet argent facile tandis que les plus petits s’accrochaient à mes jambes en piaillant : « Backchich ! » Chaque jour, c’était pour moi une véritable gageure de me défaire de mes jeunes passagers avant d’avoir atteint la porte à tambour.

J’avais un bureau installé dans un réduit au troisième étage du commissariat. Mon cagibi était séparé de ses voisins par des cloisons de placoplâtre vert pâle à peine moins hautes que moi. L’air était toujours imprégné d’une odeur douceâtre, mélange de sueur rance, de fumée de tabac et de désinfectant. Au-dessus de ma place, s’alignaient sur une étagère des casiers en plastique remplis de dossiers classés enregistrés sur cellules-mémoires en alliage de cobalt. Par terre, il y avait une grande caisse en carton bourrée de listages. J’avais sur mon bureau une austère console annamite qui fonctionnait sans problème à peu près deux fois sur trois. Bien sûr, ma tâche n’était pas très importante, en tout cas pas aux yeux du lieutenant Hadjar. Nous savions l’un et l’autre que j’étais là simplement pour superviser les choses au nom de Friedlander bey. Il importait pour Papa d’avoir son commissariat de police personnel chargé de protéger ses intérêts dans le Boudayin.

Hadjar vint dans mon cagibi et lâcha sur mon bureau une autre grosse boîte d’archives. Hadjar était un Jordanien qui avait pour sa part un casier fort chargé avant d’arriver dans notre cité. Je suppose qu’il avait été un athlète dix ans plus tôt mais il n’avait pas gardé la forme. Il avait des cheveux bruns qui se dégarnissaient, et ces derniers temps il avait tenté de se laisser pousser la barbe. Le résultat était désastreux : le genre pelure de kiwi. On aurait dit l’archétype du vendeur de drogue qui hante les cauchemars maternels – ce qu’il était d’ailleurs lorsqu’il n’administrait pas les affaires du quartier fermé voisin.

« Comment va, Audran ? demanda-t-il.

— Très bien. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— Je vous ai trouvé quelque chose d’utile à faire. » Hadjar était de près de deux ans mon cadet et ça le branchait bien de jouer les petits chefs avec moi.

Je regardai dans la caisse. Elle devait contenir deux bonnes centaines de plaquettes bleues, des cartes-mémoires en alliage de cobalt. Ça s’annonçait comme une nouvelle corvée. « Vous voulez que je trie ça ?

— Je veux que vous entriez tout ça dans le fichier de mise à jour. »

Je jurai dans ma barbe. Chaque flic trimbale sur lui un calepin électronique sur lequel il consigne son rapport quotidien : où il est allé, ce qu’il a vu, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait. En fin de journée, il confie la carte-mémoire du calepin à son sergent. Et voilà qu’Hadjar voulait que je collationne l’ensemble des cartes de la brigade. « Ce n’est pas exactement le genre de travail auquel Papa songeait pour moi, remarquai-je.

— Rien à foutre. Vous avez une plainte à formuler, allez voir Friedlander bey. En attendant, faites ce que je vous dis de faire.

— Ouais, vous avez raison. » Je fusillai du regard son dos tourné tandis qu’il ressortait.

« Ah, au fait, dit-il en se retournant. J’aurai quelqu’un à vous présenter tout à l’heure. Ça sera peut-être une chouette surprise. »

J’en doutais. « Hmmm, fis-je, prudent.

— Bon, eh bien, au boulot, je veux que vous ayez fini d’ici le déjeuner. »

Je lorgnai mon bureau en hochant la tête. Hadjar me faisait chier un max. Qui plus est, il le savait. Je n’avais pas envie de lui donner la satisfaction de me foutre en rogne.

Le plus drôle, c’est que Hadjar était également dans la poche de Friedlander bey, mais il aimait à se prétendre encore indépendant. Depuis sa promotion à un poste de responsabilité, toutefois, Hadjar avait changé de manière surprenante. Il avait commencé à prendre son travail au sérieux et rompu avec ses manies d’intrigant et de profiteur. Non pas qu’il eût soudain découvert le sens de l’honneur ; mais il avait simplement compris qu’il avait intérêt à se refaire une virginité s’il ne voulait pas se voir viré pour escroquerie et incompétence.

Je choisis dans mon casier un mamie de productivité et l’enfichai sur ma prise postérieure. L’implant arrière fonctionne comme celui de n’importe qui. Il me permet de brancher un mamie et six papies. La prise antérieure, toutefois, fait modestement ma fierté : c’est celle qui est raccordée à mon hypothalamus et me permet d’utiliser mes papies spéciaux. Autant que je sache, personne encore n’a reçu un second implant. Je ne suis pas mécontent de n’avoir pas su que Friedlander bey avait demandé à mes médecins de tenter sur moi quelque chose d’expérimental et de follement dangereux. Je suppose qu’il ne voulait pas que je m’inquiète. Toutefois, maintenant que la partie terrifiante de l’opération était passée, je n’étais pas mécontent de l’avoir subie. Cela me rendait socialement plus productif et tout ça.

Quand j’avais un travail de police chiant à accomplir, ce qui arrivait quasiment tous les jours, je m’embrochais un mamie orange que m’avait donné Hadjar. Il portait une étiquette précisant qu’il avait été fabriqué en Helvétie. Je suppose que les Suisses appréciaient tout particulièrement l’efficacité. Leur mamie pouvait instantanément faire de l’individu le plus actif, le plus inspiré, un vrai tâcheron. Pas le crétin fini, comme c’était le cas avec la puce d’abruti du demi-Hadj, mais plutôt un travailleur stupide, pas assez conscient pour se laisser distraire avant que tout le boulot ne soit empilé dans la corbeille sortie. Il s’agit là du plus grand progrès dans le travail de bureau depuis l’instauration de la pause-café.

J’exhalai un soupir et sortis le mamie puis levai la main et me l’embrochai.


La sensation immédiate était que l’univers entier venait de faire une embardée avant de retrouver son équilibre. Audran avait un goût bizarre, métallique, dans la bouche, un bourdonnement aigu dans les oreilles. Il éprouvait une vague nausée mais essaya de l’ignorer parce qu’elle ne céderait pas avant qu’il ait débroché le mamie. Le logiciel avait mouché sa personnalité comme on mouche une mèche de lampe pour ne lui laisser qu’un vestige inefficace et vague de son moi réel.

Audran n’était même pas assez conscient pour le regretter. Il se rappelait simplement qu’il avait du boulot à faire, et il sortit de la caisse deux pleines poignées de cartes-cobalt. Il en glissa six dans les ports d’extension sous le moniteur de son terminal fatigué. Audran effleura la tablette tactile et dit : « Copie ports un, deux, trois, quatre, cinq, six. » Puis il fixa l’écran, l’œil vide, tandis que la console enregistrait le contenu des cartes. L’opération terminée, il retira celles-ci, les empila d’un côté du bureau, en inséra six autres. Il remarqua à peine le passage de la matinée tandis qu’il chargeait les rapports.

« Audran. » Quelqu’un prononçait son nom.

Il interrompit sa tâche et regarda derrière lui. Le lieutenant Hadjar se tenait à l’entrée de son cagibi, accompagné d’un agent en uniforme. Audran se retourna lentement vers sa console. Il tendit la main vers le casier mais il était vide.

« Débranchez-moi ce satané truc. »

Audran se retourna de nouveau vers Hadjar pour acquiescer. Il était temps d’éjecter le mamie.


Léger vertige de désorientation, puis je me retrouvai assis à mon bureau, fixant stupidement le mamie helvète dans ma paume. « Vingt dieux », murmurai-je. C’était un soulagement d’être pleinement conscient à nouveau.

« J’vais vous confier un secret à propos d’Audran, disait Hadjar au flic. On ne l’a pas engagé pour ses qualités mirifiques. Il n’en a pas vraiment. Mais il fait un superbe boîtier de connexion pour le matériel. Audran, c’est le meilleur moyen pour un mamie de s’acquitter de sa tâche journalière. » Le flic sourit.

« Hé, c’est quand même vous qui me l’avez passé, ce mamie », remarquai-je.

Hadjar haussa les épaules. « Audran, je vous présente l’agent Shaknahyi.

— Comment va ? dis-je.

— Pas mal, répondit le flic.

— Va falloir me surveiller Audran, dit Hadjar. Il fait partie des embrochés. Dans le temps, il se vantait haut et fort de ne pas avoir la cervelle câblée. Et aujourd’hui, plus question de le voir sans tel ou tel genre de mamie enfiché dans le crâne. »

Ça me fit un choc. Je n’avais pas réalisé que j’utilisais mes mamies à ce point. J’étais surpris qu’on ait pu le remarquer.

« Tâchez d’oublier ses faiblesses, Jirji, vu que tous les deux, vous allez bosser ensemble. »

Shaknahyi le regarda d’un œil torve. Moi itou. « Qu’est-ce que vous voulez dire, par bosser ensemble ? demanda le flic.

— Ce que je viens de vous dire, rien de plus. J’ai une petite mission pour vous deux. Vous allez collaborer étroitement pendant un moment.

— Vous me mettez à la circulation ? » demanda Shaknahyi.

Hadjar fit un signe de dénégation. « Je n’ai jamais dit ça. Je vous associe à Audran en binôme. »

Shaknahyi était tellement outré que je crus qu’il allait se fendre en deux par le milieu. « J’aimerais mieux que Shaïtan emporte mes gosses ! Merde, si vous croyez que je vais faire équipe avec un type qui n’a ni formation ni expérience, vous êtes franchement cinglé ! »

Je goûtais modérément la perspective de me promener dans la rue. Je n’avais pas envie de me transformer en cible pour tous les tordus du Boudayin munis d’un pistolet à aiguilles. « Je suis censé rester ici au commissariat, remarquai-je. Friedlander bey n’a jamais parlé d’un travail de flic sur le terrain.

— Ça vous fera du bien, Audran, dit Hadjar. Vous pourrez vous balader et revoir vos vieux potes. Ça les impressionnera sûrement de voir votre insigne.

— Ils vont me détester, oui.

— Vous négligez l’un et l’autre un léger détail, remarqua Shaknahyi. En tant que binôme, il est censé veiller sur mes arrières chaque fois qu’on se trouvera dans une situation délicate. Et pour être honnête, je n’ai pas un poil de confiance en lui. Vous ne pouvez escompter me voir travailler avec un partenaire en qui je n’ai pas confiance.

— Je ne vous le reproche pas », dit Hadjar. L’opinion du flic sur mon compte semblait l’amuser. Mon impression première, toutefois, était que ce Shaknahyi n’était pas non plus une lumière. Il n’était pas cranio-câblé, ce qui voulait dire qu’il entrait dans une de ces deux catégories de flics : soit c’était un musulman strict, soit un de ces types qui s’imaginent que leur cervelle nue sans extension suffit amplement à défier les gredins. C’était mon cas naguère, mais j’ai retenu la leçon. Dans chacune des deux hypothèses, on ne risquait pas de s’entendre.

« Et je ne veux pas non plus avoir la responsabilité de le surveiller, intervins-je. Je n’ai pas besoin de ce genre de pression. »

Mains ouvertes, Hadjar brassa l’air en signe d’apaisement.

« Eh bien, oubliez tout ça. Vous n’allez pas traquer les malfrats dans la rue. Mais mener une enquête officieuse.

— Quel genre d’enquête ? » demanda Shaknahyi, méfiant.

Hadjar brandit une carte-cobalt vert foncé. « J’ai là un sacré dossier sur Reda Abou Adil. Je veux que vous me l’appreniez par cœur tous les deux. Ensuite, vous allez me retrouver l’homme et ne plus le lâcher d’une semelle.

— Son nom est revenu deux ou trois fois dans la maison de Papa, remarquai-je. Qui est-ce ?

— C’est le plus ancien rival de Friedlander bey. » Hadjar s’appuya contre le mur vert pâle. « Leur compétition remonte au siècle dernier.

— Je connais le zigue, dit le flic, bourru.

— Audran ne connaît que les truands à la petite semaine qui hantent le Boudayin. Abou Adil se tient fort loin de tout ça. Il prend soin de ne pas empiéter sur le domaine de Papa. Il s’est creusé un petit royaume bien peinard dans les quartiers nord et est. Malgré tout, j’ai là une requête de Friedlander bey me demandant de surveiller le personnage.

— Et vous faites ça simplement parce que Friedlander bey vous le demande ? s’étonna Shaknahyi.

— Tout juste. Il soupçonne Abou Adil de vouloir rompre la trêve. Papa veut être prêt. »

Eh bien, jusqu’à ce que j’aie trouvé un moyen de pression contre Friedlander bey, j’étais son pantin. Je n’avais d’autre choix que de faire ce qu’Hadjar et lui me demanderaient.

Shaknahyi, par contre, ne voulait rien entendre. « J’ai voulu être flic parce que je pensais pouvoir aider les gens, dit-il. Je gagne pas beaucoup, je dors pas assez, et tous les matins je me retrouve embringué dans une nouvelle putain d’embrouille. Je sais jamais quand un type va dégainer son arme et la braquer sur moi. Si je fais ce métier, c’est parce que je me crois capable de faire une différence. Je me suis pas engagé pour jouer les espions personnels d’un salaud plein aux as. Et d’abord, depuis combien de temps ce locdu est-il à vendre ? » Il fusilla le lieutenant du regard jusqu’à ce que ce dernier se sente obligé de détourner les yeux.

« Écoutez, dis-je à Shaknahyi, qu’est-ce que vous avez contre moi, au juste ?

— Primo, z’êtes pas un flic. Z’êtes pire qu’un bleu. Vous allez rester bien planqué et me laisser flinguer par le premier tordu venu, ou alors vous allez devenir nerveux et descendre une petite vieille. J’ai pas envie d’être mis en binôme avec un type tant que je ne m’estime pas en mesure de compter sur lui. »

J’acquiesçai. « Ouais, vous avez raison, mais je peux porter un mamie. J’ai vu des tas de bleus porter un mamie d’agent de police pour les aider à exercer les missions de routine. »

Shaknahyi éleva les mains. « De mieux en mieux ! grommela-t-il.

— Je vous ai dit de pas vous inquiéter d’éventuels problèmes sur le terrain, intervint Hadjar. Il s’agit d’une simple enquête. Du travail de bureau, pour l’essentiel. Je ne vois pas ce qui vous met dans un état pareil, Jirji. »

Shaknahyi se massa le front et soupira. « D’accord, d’accord. Je voulais simplement que mes objections soient consignées.

— Très bien, dit Hadjar, c’est noté. Vous deux, je veux que vous me donniez des comptes rendus, parce que je veux que Friedlander bey soit satisfait. C’est peut-être pas aussi évident qu’il y paraît, malgré tout. » Il me lança la carte-mémoire.

« Vous voulez qu’on s’y mette de suite ? » demandai-je.

Hadjar me lança un regard matois. « Si vous arrivez à caser ça dans votre agenda si chargé.

— Faites-m’en une copie, intervint Shaknahyi. Je veux étudier le dossier aujourd’hui, et dès demain on ira faire un tour chez Abou Adil.

— Parfait », dis-je. Je glissai la plaque verte dans la fente de ma console et la recopiai sur une carte vierge.

« Bien », dit Shaknahyi en prenant son exemplaire avant de quitter mon cagibi.

« Vous deux, ça n’a pas l’air d’avoir accroché des masses, observa Hadjar.

— Faut que le boulot soit fait, point final, dis-je. On n’a pas besoin de sortir danser ensemble.

— Ouais, z’avez raison. Et si vous preniez le reste de votre après-midi ? Rentrez chez vous et parcourez le dossier. Je suis sûr que si vous avez des questions, Papa saura y répondre. »

Il me laissa seul à son tour et j’appelai la maison de Friedlander bey par l’intermédiaire de la console. Je tombai sur l’un des Rocs parlants. « Ouais ? » me dit une voix de rogomme.

« Audran à l’appareil. Dites à Kmuzu de passer me prendre au commissariat d’ici une vingtaine de minutes.

— Ouais », dit le Roc, puis j’entendis la tonalité. Les Rocs faisaient dans la brièveté et manquaient singulièrement d’éloquence.

Vingt minutes plus tard, pile, Kmuzu garait la berline électrique le long du trottoir. Je montai à l’arrière et il repartit vers la maison.

« Kmuzu, commençai-je, as-tu des renseignements sur un homme d’affaires du nom de Reda Abou Adil ?

— Vaguement, yaa sidi. Que voulez-vous savoir ? » Il n’avait pas détourné les yeux de la route.

« Tout, mais pas tout de suite. » Je fermai les paupières et laissai ma tête retomber contre le dossier. Si seulement Friedlander bey daignait m’en dire autant qu’il en avait dit à Kmuzu et au lieutenant Hadjar. L’idée que Papa n’eût pas encore entièrement confiance en moi m’était insupportable.

« Quand nous serons de retour au domaine, vous voudrez parler avec Friedlander bey.

— C’est exact.

— Je vous préviens que la femme l’a mis de mauvaise humeur. »

Parfait, me dis-je. J’avais oublié l’existence de la femme. Papa allait vouloir savoir pourquoi je ne l’avais pas encore assassinée. Je passai le restant du trajet à essayer d’imaginer une excuse plausible.

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