7.

Au cours de la semaine suivante, je passai autant de temps à bord de la voiture de patrouille que derrière mon ordinateur au troisième étage du commissariat. Je me sentais bien, après ma première expérience de flic en patrouille, même s’il était clair que j’avais encore beaucoup à apprendre de Shaknahyi. Nous intervenions sur les litiges domestiques, enquêtions sur les vols, mais il n’y eut plus de crises graves comme ce maladroit chantage à la bombe d’Al-Muntaqim.

Shaknahyi avait laissé passer quelques jours, mais maintenant il voulait reprendre le dossier après notre visite à Reda Abou Adil. Selon lui, c’était Friedlander bey qui avait demandé au lieutenant Hadjar de nous confier cette enquête, mais Papa faisait toujours mine de se désintéresser totalement de l’affaire. Nos coups de sonde délicats auraient été bien plus payants si quelqu’un avait daigné nous dire ce que nous tentions au juste de déterrer.

Pourtant, j’avais d’autres soucis en tête. Un beau matin, après que je me fus habillé et que Kmuzu m’eut servi le petit déjeuner, je me carrai dans mon siège pour réfléchir à mon programme de la journée.

« Kmuzu, dis-je, veux-tu aller réveiller ma mère et voir si elle veut bien me parler ? J’aurais besoin de lui demander quelque chose avant d’aller au commissariat.

— Bien sûr, yaa sidi. » Il me lorgna, méfiant, comme si je tentais de lui jouer encore un tour. « Vous voulez la voir tout de suite ?

— Sitôt qu’elle pourra se présenter dans une tenue décente. Si pour elle la chose est possible. » Je relevai l’air désapprobateur de Kmuzu et la bouclai.

J’eus le temps de boire une autre tasse de café avant son retour. « Umm Marîd sera heureuse de vous voir tout de suite », m’annonça Kmuzu.

J’étais surpris. « Elle n’a jamais aimé se lever bien avant midi.

— Elle était déjà debout et habillée quand j’ai frappé à sa porte. »

Peut-être qu’elle avait tourné une nouvelle page, mais je n’avais pas dû écouter d’assez près pour l’entendre. J’empoignai ma serviette et mon blazer. « Je vais juste la voir deux minutes. Inutile de m’accompagner. » Depuis le temps, j’aurais dû me méfier ; Kmuzu ne dit pas un mot mais il me suivit hors de l’appartement jusque dans l’autre aile où Angel Monroe s’était vu attribuer sa suite particulière.

« C’est une affaire personnelle, dis-je à Kmuzu quand nous fûmes arrivés devant chez elle. Attends-moi dans le hall si tu veux. » Je frappai à la porte puis entrai.

Elle était installée sur un divan, vêtue très décemment d’une robe noire informe à manches longues, variante de la tenue que portent les femmes musulmanes traditionalistes. Elle avait également caché ses cheveux sous un grand foulard, mais le voile masquant le visage avait été légèrement détendu d’un côté et lui pendait sur l’épaule. Elle était en train de tirer sur l’embout d’un narghileh. La pipe à eau était pour l’heure remplie de tabac fort mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’avait pas contenu récemment du haschich et qu’elle n’allait pas tarder à en recevoir à nouveau.

« Matinée de bien-être, ô ma mère », lui dis-je.

Je crois que mon salut courtois la prit au dépourvu.

« Matinée de lumière, ô cheikh », répondit-elle. Le front plissé, elle me scruta depuis l’autre bout de la pièce. Elle attendait que je lui explique ma présence chez elle.

« Es-tu bien installée ici ? lui demandai-je.

— C’est parfait. » Elle tira une longue bouffée et le narghileh bouillonna. « Tu t’es pas mal débrouillé. Comment as-tu fait ton compte pour atterrir dans ce luxe effréné ? T’as rendu des services… personnels à Papa ? » Elle m’adressa un sourire torve.

« Pas les services auxquels tu penses, ô mère. Je suis l’assistant de Friedlander bey pour ses affaires. Il prend les décisions et je les exécute. Ça ne va pas plus loin.

— Et l’une de ses décisions d’affaires a été de te transformer en flic ?

— Tout juste. »

Elle haussa les épaules. « Enfin, puisque tu le dis. Alors comme ça, tu as décidé de m’installer ici ? Tu t’inquiéterais soudain du bien-être de ta vieille maman ?

— L’idée venait de Papa. »

Ça la fit rire. « Tu n’as jamais été un fils attentionné, ô cheikh.

— Pour autant que je me souvienne, tu n’étais pas non plus une mère-poule. C’est bien pourquoi je me demandais pourquoi t’as débarqué ici tout d’un coup. »

Elle tira de nouveau sur le narghileh. « Alger est d’un ennui ! J’y ai passé presque toute mon existence. Après ta visite, j’ai compris que je devais changer d’air. J’ai eu envie de venir ici, revoir cette cité.

— Et me revoir, moi ? »

Nouveau haussement d’épaules. « Ouais, ça aussi.

— Et Abou Adil ? T’es passée chez lui d’abord ou tu n’es pas encore allée là-bas ? » Dans le métier, on appelle ça tenter un coup de sonde. Parfois ça mord, parfois pas.

« J’ai plus rien à voir avec ce fils de pute », fit-elle. Presque en montrant les dents.

Shaknahyi aurait été fier de moi. Je dissimulai mes émotions et gardai une expression neutre. « Et que t’a fait Abou Adil ?

— Ce salaud, ce malade… Peu importe, c’est pas tes oignons. » Elle se concentra sur sa pipe à eau pendant plusieurs secondes.

« Très bien, dis-je enfin. Je respecte ta volonté, ô ma mère. Puis-je faire quelque chose pour toi avant de partir ?

— Tout est super. Va donc jouer les Protecteurs des Innocents. Va donc harceler quelque pauvre fille au turbin et pense un peu à moi. »

J’ouvrais la bouche pour lui répondre vertement mais je me repris à temps. « Si tu as faim ou si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’as qu’à demander à Youssef ou à Kmuzu. Puisse ta journée être heureuse.

— Et la tienne prospère, ô cheikh. » Chaque fois qu’elle me baptisait de la sorte, il y avait dans sa voix une lourde ironie.

Je la saluai d’un signe de tête et quittai la pièce, refermant doucement la porte derrière moi. Kmuzu était dans le couloir, à l’endroit précis où je l’avais laissé. Il avait l’air si loyal, le bougre, que j’eus presque envie d’aller le gratter derrière l’oreille. Mais je n’étais pas dupe une seule minute.

« Vous feriez bien d’aller saluer le maître de maison avant notre départ pour le commissariat, me dit-il.

— Je n’ai pas besoin que tu me donnes des cours de savoir-vivre, Kmuzu. » Il avait le chic pour m’emmerder. « Est-ce que tu sous-entendrais que j’ignore mes devoirs ?

— Je ne sous-entends rien du tout, yaa sidi. C’est vous qui extrapolez.

— Bien sûr, bien sûr. » On ne discute pas avec un esclave.

Friedlander bey était déjà au travail. Installé derrière son vaste bureau, il se massait les tempes d’une main. Aujourd’hui, il avait mis une robe de soie jaune pâle et passé dessus une chemise blanche amidonnée au col boutonné sans cravate. Par-dessus la chemise, il avait enfilé un veston de tweed à chevrons d’apparence luxueuse. Seul un cheikh âgé et révéré pouvait se permettre d’arborer une tenue pareille. Quant à moi, je trouvais qu’elle lui allait à merveille. « Habib, lança-t-il. Labib. »

Habib et Labib sont les Rocs parlants. Le seul moyen de les distinguer est de lancer l’un des deux noms : on a une chance sur deux d’en voir un tressaillir. Dans le cas contraire, cela ne fait guère de différence. D’ailleurs, je n’aurais pas juré qu’ils réagissaient à l’appel de leur propre nom ; peut-être faisaient-ils ça juste pour rire.

Les deux Rocs parlants étaient dans le bureau, debout de part et d’autre d’un siège à haut dossier. Dans le siège, je fus surpris de découvrir le jeune fils d’Umm Saad. Les deux sbires avaient chacun une main plaquée sur l’épaule du jeune garçon et ces mains écrasaient et trituraient ses jointures : ils le soumettaient à la question. J’avais eu droit au même traitement et je peux vous garantir que ce n’est pas de la tarte.

Papa eut un bref sourire quand j’entrai dans la pièce. Il ne me salua pas mais se retourna vers Saad. « Avant de venir dans notre ville, dit-il à voix basse, où habitiez-vous, toi et ta mère ?

— Dans plein d’endroits », répondit Saad. Il y avait de la terreur dans sa voix.

Papa recommença à se masser le front. Il fixa le plateau de son bureau mais agita les doigts à l’adresse des Rocs parlants. Les deux malabars accentuèrent leur pression sur les épaules du jeune homme. Le sang reflua du visage de Saad qui poussa un cri étranglé.

« Avant de venir dans notre ville, répéta calmement Friedlander bey, où vivais-tu ?

— En dernier lieu, à Paris, ô cheikh. » D’une voix ténue et crispée.

La réponse surprit Papa. « Ta mère aimait-elle vivre parmi les Franj ?

— Je suppose. »

Friedlander bey jouait à merveille l’ennui profond. Il saisit un coupe-papier en argent et se mit à jouer avec. « Et vous viviez bien, à Paris ?

— Je suppose. » Habib et Labib appuyèrent un peu plus sur les clavicules de Saad. Ça l’encouragea à fournir plus de détails. « Nous avions un grand appartement dans la rue de Paradis, ô cheikh. Ma mère aime bien manger et elle aime donner des soirées. Les mois passés à Paris ont été agréables. Cela m’a surpris quand elle m’a annoncé que nous venions ici.

— Et est-ce que tu travaillais pour gagner de l’argent, et permettre à ta mère de manger de la cuisine franj et porter des habits franj ?

— Je ne travaillais pas, ô cheikh. »

Papa plissa les paupières. « D’où crois-tu que provenait l’argent pour payer toutes ces choses ? »

Saad hésita. Je l’entendis gémir lorsque les Rocs accentuèrent leur pression. « Elle me disait qu’il venait de son père, s’écria-t-il.

— Son père ? » Friedlander bey lâcha le coupe-papier pour regarder directement Saad.

« De vous, ô cheikh. »

Papa grimaça et fit un geste bref. Les Rocs s’écartèrent du jeune homme. Celui-ci glissa vers l’avant, les yeux hermétiquement clos. Il avait le visage luisant de sueur.

« Laisse-moi te dire une chose, ô astucieux garçon, dit Papa. Et rappelle-toi que je ne mens jamais. Je ne suis pas le père de ta mère et je ne suis pas ton grand-père. Nous ne sommes pas du même sang. Maintenant, va. »

Saad voulut se lever mais il s’affala de nouveau dans le siège. Son expression était sévère et résolue, et il fixait Friedlander bey d’un regard noir, comme s’il voulait mémoriser dans les moindres détails les traits du vieillard. Papa venait de traiter Umm Saad de menteuse, et je suis sûr qu’à cet instant précis le garçon nourrissait quelque pitoyable rêve de vengeance. En fin de compte, il parvint à se redresser et gagner la porte d’un pas chancelant. Je l’interceptai.

« Tiens », lui dis-je. J’avais sortis ma boîte à pilules et lui donnai deux comprimés de soléine. « Tu te sentiras nettement mieux dans quelques minutes. »

Il prit les comprimés, me lança un regard farouche et les laissa tomber par terre. Puis il me tourna le dos et quitta le bureau de Friedlander bey. Je m’accroupis pour récupérer les soléines. Pour paraphraser un dicton local : un comprimé blanc pour un jour noir.

Après les salutations d’usage, Papa m’invita à me mettre à l’aise. Je m’assis dans le siège que venait de déserter Saad. Je dois admettre que je réprimai un léger frisson. « Pourquoi le garçon était-il ici, ô cheikh ?

— Il l’était à mon invitation. Lui et sa mère sont à nouveau mes hôtes. »

Quelque chose avait dû m’échapper. « Ton amabilité est proverbiale, ô mon oncle ; mais pourquoi permets-tu à Umm Saad de venir troubler la paix de ta demeure ? Car je sais que cette femme te dérange. »

Papa se carra dans son fauteuil et laissa échapper un soupir. À cet instant, il trahissait la durée de sa longue existence. « Elle est venue me voir avec humilité. Elle implorait mon pardon. Elle m’a apporté un présent. » Il m’indiqua un plateau de dattes fourrées d’amandes et roulées dans le sucre. Il sourit avec regret : « J’ignore d’où lui est venue l’information mais quelqu’un lui a dit que c’était ma friandise préférée. Son ton était respectueux, et je ne pouvais lui refuser l’hospitalité telle qu’elle la revendiquait. » Il ouvrit les mains comme si cela expliquait tout.

Friedlander bey observait des traditions d’honneur et de générosité qui ont quasiment disparu à l’époque actuelle. S’il voulait de nouveau accueillir une vipère sous son toit, je n’avais rien à y redire. « Alors tes instructions la concernant ont changé, ô cheikh ? »

Son expression ne varia pas. Il n’eut même pas un clignement de paupière. « Oh non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je t’en prie, tue-la sitôt que tu en auras la possibilité, mais rien ne presse, mon fils. J’avoue être curieux de savoir à quoi Umm Saad espère aboutir.

— Je m’en vais conclure l’affaire sans tarder », lui dis-je. Il fronça les sourcils. « Inchallah, m’empressai-je d’ajouter. Penses-tu qu’elle travaille pour quelqu’un d’autre ? Un ennemi ?

— Reda Abou Adil, évidemment », dit Papa. Sur un ton très prosaïque, comme s’il n’y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat.

« Alors c’est bien toi, en fin de compte, qui as ordonné l’enquête sur Abou Adil. »

Il éleva une main grassouillette en signe de dénégation. « Non, fit-il, insistant, je n’ai rien à voir avec cette histoire. Interroge plutôt ton lieutenant Hadjar. »

Ça me ferait une belle jambe, tiens. « Ô cheikh, puis-je te poser une autre question ? Il y a quelque chose que je ne saisis pas concernant tes relations avec Abou Adil. »

Soudain, il retrouva son air las. Cela me mit sur mes gardes. Je jetai machinalement un regard derrière moi, m’attendant à moitié à voir les Rocs parlants approcher dans mon dos. « Ta fortune vient de la fourniture de dossiers tenus à jour à des gouvernements et des chefs d’État, n’est-ce pas ?

— C’est une schématisation outrancière, mon neveu.

— Et Abou Adil exerce la même activité. Pourtant, tu m’as dit que vous n’étiez pas en compétition.

— Bien des années avant ta naissance, avant même la naissance de ta mère, Abou Adil et moi sommes parvenus à un accord. » Papa ouvrit un exemplaire toilé du saint Qur’ân et regarda la page. « Nous avons évité la compétition parce qu’un jour ou l’autre elle risquait de déboucher sur la violence et nuire à nous-mêmes ou à ceux que nous aimons. En ce jour lointain, nous avons donc partagé le monde, depuis le Maroc, à l’extrême ouest, jusqu’à l’Indonésie, à l’extrême orient, en tout lieu où le bel appel du muezzin tire le fidèle de son sommeil.

— Comme le pape Alexandre traçant la ligne de démarcation entre l’Espagne et le Portugal », observai-je.

Papa parut mécontent. Il reprit : « Depuis cette époque, Reda Abou Adil et moi avons eu fort peu de rapports, bien que nous vivions dans la même cité. Lui et moi vivons en paix. »

C’est ça, t’as raison. Pour je ne sais quel motif, il n’allait pas m’aider directement. « Ô cheikh, dis-je, il est temps que je m’en aille. Je prie Allah qu’il te garde santé et prospérité. » Je m’avançai pour l’embrasser sur la joue.

« Je vais me sentir bien seul après ta visite, répondit-il. Mais va sans crainte. »

Je sortis du bureau de Friedlander bey. Dans le couloir, Kmuzu tenta de m’arracher ma serviette. « Il est inconvenant que vous portiez ceci quand je suis là pour vous servir.

— T’as surtout envie de fouiner dedans pour voir si t’y trouves de la drogue, lançai-je non sans irritation. Eh bien, tu n’en trouveras pas. Je la garde dans ma poche, et là, faudra que tu me maîtrises d’abord.

— Votre comportement devient absurde, yaa sidi.

— Je ne le crois pas. D’ailleurs, je ne suis pas encore prêt à me rendre au bureau.

— Il est déjà tard.

— Bon dieu, je le sais ! Je veux simplement avoir une petite conversation avec Umm Saad, maintenant qu’elle vit à nouveau sous ce toit. Est-elle dans la même suite ?

— Oui. Par ici, yaa sidi. »

Umm Saad, comme ma mère, résidait dans l’autre aile du bâtiment. Tout en suivant Kmuzu dans le dédale des couloirs recouverts de tapis, j’ouvris ma serviette et sortis le mamie de Saïed, la personnalité de dur impitoyable. Je l’embrochai. L’effet était remarquable : l’exact opposé du module crétinisant du demi-Hadj, celui qui réduisait et brouillait mon intellect. Celui-ci, que Saïed appelait toujours Rex, semblait au contraire focaliser mon attention. J’étais hyper-motivé mais, mieux encore, j’étais bien décidé à parvenir droit au but, et pour cela j’étais prêt à briser tout ce qui tenterait de me barrer la route.

Kmuzu frappa légèrement à la porte d’Umm Saad. Il y eut une longue pause puis j’entendis bouger à l’intérieur. « Pousse-toi », dis-je à Kmuzu. Avec un grondement mauvais. Je m’approchai de la porte et tambourinai sans douceur. « Tu veux m’ouvrir ? lançai-je. Ou tu préfères me laisser ouvrir moi-même ? »

Cela provoqua une réaction : le garçon ouvrit brusquement la porte et me dévisagea : « Ma mère n’est pas…

— Dégage, gamin. » Je l’écartai.

Umm Saad était assise derrière une table ; elle regardait les nouvelles sur un petit holo-V. Elle leva les yeux vers moi. « Bienvenue, ô cheikh », fit-elle. Elle n’avait pas l’air heureuse.

« Ouais, c’est ça. » Je pris une chaise et m’assis en face d’elle. Tendant le bras, je coupai l’holo-V. « Tu connais ma mère depuis combien de temps ? » Encore un nouveau coup de sonde.

Air perplexe d’Umm Saad. « Ta mère ?

— S’fait appeler Angel Monroe, à l’occasion. Elle est installée à l’autre bout de ce couloir. »

Umm Saad secoua lentement la tête. « Je ne l’ai vue qu’une fois ou deux. Je ne lui ai jamais parlé.

— Tu devais la connaître avant de venir ici. » Je voulais juste délimiter l’ampleur de ce complot.

« Désolée », fit-elle. Elle me fit le coup des grands yeux assortis d’un sourire innocent, aussi déplacé chez elle que chez un scorpion du désert.

D’accord, les coups de sonde ne font pas toujours mouche. « Et Abou Adil ?

— Qui est-ce ? » L’expression était toute d’angélisme vertueux.

J’allais pas tarder à me fâcher. « Je voudrais juste quelques réponses franches, ma vieille. Qu’est-ce que je dois faire pour ça, tabasser ton gosse ? »

Air sérieux tout à coup. Cette fois, elle me la jouait sincère. « Je suis désolée mais je ne connais vraiment aucune de ces personnes. Est-ce que je devrais ? Est-ce que Friedlander bey t’a raconté ça ? »

Je supposai qu’elle mentait pour Abou Adil. Je ne savais pas si elle avait également menti pour ma mère. Dans ce dernier cas, au moins, je pouvais toujours vérifier plus tard. Si je pouvais croire maman.

Je sentis une main lourde sur mon épaule. « Yaa sidi ? » C’était Kmuzu. Il avait l’air de redouter que je n’arrache la tête d’Umm Saad et la lui tende.

« Très bien », dis-je me sentant merveilleusement malfaisant. Je me levai, lorgnai la femme de toute ma hauteur. « Si tu veux rester dans cette maison, va falloir que t’apprennes à être plus coopérative. Je reviendrai te causer un peu plus tard. Tâche d’imaginer des réponses plus convaincantes.

— J’y veillerai », répondit Umm Saad. Elle battit de ses épais faux cils en me regardant. Ce qui me donna envie de lui flanquer mon poing dans la gueule.

Au lieu de ça, je fis demi-tour et sortis à grands pas. Kmuzu me suivit en hâte. « Vous pouvez retirer le module mimétique, à présent, yaa sidi, me dit-il, nerveux.

— Merde, il me plaît bien. J’crois bien que je vais le garder. » À vrai dire, j’appréciais effectivement le sentiment qu’il me procurait. Cette impression d’avoir en permanence un flot d’hormones furieuses dans le sang. Je voyais à présent pourquoi Saïed le gardait en permanence. Néanmoins, ce n’était pas l’idéal à porter au commissariat, et d’autre part Shaknahyi avait promis d’anéantir tout module que j’utiliserais en sa présence. À regret, je portai la main à ma broche et l’éjectai.

Je sentis aussitôt la différence : mon corps frémissait encore des relents d’adrénaline, mais j’eus tôt fait de me calmer. Je remis le mamie dans ma serviette puis souris à Kmuzu. « J’ai été vache, hein ? »

Kmuzu ne répondit rien mais son regard indiquait la piètre opinion qu’il avait de moi.

Nous sortîmes, et j’attendis que Kmuzu aille chercher la voiture. Lorsqu’il me déposa devant le commissariat, je lui dis de retourner à la maison pour veiller sur Angel Monroe. « Et surveille aussi Umm Saad et le gosse, ajoutai-je. Friedlander bey est convaincu qu’elle a un rapport quelconque avec Reda Abou Adil, mais madame joue les cachottières. Peut-être que tu pourras apprendre quelque chose.

— Je serai vos yeux et vos oreilles, yaa sidi. »

Comme à l’accoutumée, une foule de jeunes garçons affamés campait devant le commissariat. Tous s’étaient mis à crier et agiter les bras dès qu’ils avaient vu ma berline westphalienne se diriger vers le trottoir. « Ô maître ! s’écrièrent-ils. Ô miséricordieux ! »

J’avais saisi une poignée de pièces comme à mon habitude, puis je me rappelai la Femme au Mouton que j’avais secourue la semaine précédente. J’ouvris plutôt mon portefeuille et lâchai un billet de cinq kiams devant chacun des gosses. « Que Dieu se révèle à vous », dis-je. J’étais un peu gêné de voir Kmuzu me lorgner avec attention.

Étonnement des gamins. L’un des plus âgés me prit par le bras pour m’amener à l’écart de la bande. Il avait dans les quinze ans et déjà une ombre de barbe noire sur son visage étroit. « Ça intéresserait ma sœur de connaître un homme si généreux, me dit-il.

— Ça ne m’intéresse pas du tout de connaître ta sœur. »

Grand sourire du gamin. Trois de ses dents jaunes avaient été cassées, conséquence d’une bagarre ou d’un accident. « J’ai aussi un frère », précisa-t-il. Je fis la grimace et lui passai devant pour entrer dans l’immeuble. Derrière moi, les gosses piaillaient mes louanges. J’avais la grosse cote, du moins jusqu’à demain quand il me faudrait à nouveau acheter leurs faveurs.

Shaknahyi m’attendait en bas de l’ascenseur. « Où t’étais ? » Apparemment, je pouvais arriver aussi tôt que je voulais, Shaknahyi était là avant moi.

« Tout baigne. » En fait, je me sentais encore crevé et vaguement écœuré. Je pouvais m’enficher un ou deux papies qui auraient réglé la question, mais Shaknahyi m’avait intimidé. En sa présence, je fonctionnais grâce à mes seuls talents naturels avec l’espoir qu’ils me suffiraient.

Il n’y a pas si longtemps encore, je me targuais avec mon cerveau non câblé d’être aussi rapide et futé que n’importe quel modifié du coin. Aujourd’hui, je plaçais toute ma confiance dans l’électronique. Au point de redouter l’éventualité de devoir affronter une crise sans cet équipement.

« Un de ces quatre, va falloir qu’on coince Abou Adil quand il n’est pas branché, dit Shaknahyi. S’agit pas de le rendre soupçonneux, mais faudrait quand même qu’il réponde à deux ou trois questions délicates.

— Quelles questions ? »

Shaknahyi haussa les épaules. « Tu les sauras la prochaine fois qu’on passe le voir. » Pour je ne sais quelle raison, il n’avait pas plus confiance en moi que Papa.

Le sergent Catavina nous retrouva dans le corridor. Je n’en savais guère sur lui, sauf qu’il était le bras droit d’Hadjar, ce qui signifiait qu’il avait dû se faire acheter d’une manière ou d’une autre. C’était un type trapu qui se trimbalait trente kilos de trop, facile. Il avait des cheveux bruns ondulés séparés par une broche à mamie, avec en permanence au moins un papie connecté dessus parce qu’il ne comprenait pas trois mots d’arabe. Comment Catavina avait atterri ici était pour moi un mystère total. « J’vous cherchais, vous deux », dit-il. Il avait une voix perçante, même après filtrage par son papie d’arabe.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demandai-je.

Ses yeux bruns d’oiseau de proie faisaient le va-et-vient entre Shaknahyi et moi. « On vient d’avoir un tuyau sur un éventuel homicide. » Il tendit à Shaknahyi un bout de papier avec une adresse. « Allez y jeter un œil.

— Dans le Boudayin, dit Shaknahyi.

— Ouais, confirma le sergent.

— L’informateur qui a appelé, quelqu’un a reconnu sa voix ?

— Pourquoi quelqu’un devrait-il reconnaître la voix ? » demanda Catavina.

Shaknahyi haussa les épaules. « On a eu deux ou trois pistes dans ce genre ces deux derniers mois, voilà tout. »

Catavina me regarda. « C’est un parano de la conspiration. Il en voit partout. » Le sergent s’éloigna en secouant la tête.

Shaknahyi jeta de nouveau un coup d’œil à l’adresse puis fourra le bout de papier dans sa poche de chemise. « Au fin fond du Boudayin, à un jet de salive du cimetière.

— Si c’est pas encore un appel bidon, remarquai-je. S’il y a effectivement un corps, pour commencer.

— Il y en aura un. »

Je le suivis au garage en sous-sol. Nous montâmes dans notre voiture de patrouille, traversâmes le boulevard Il-Djamil pour passer sous la grande porte. Il y avait beaucoup de piétons dans la Rue ce matin-là, aussi Shaknahyi obliqua-t-il au sud, par la Première Rue puis prit à l’ouest, empruntant une de ces ruelles étroites et jonchées de détritus qui sinuent entre les maisons au toit en terrasse, à la façade en stuc, et les antiques immeubles de briques.

Shaknahyi gara la voiture à cheval sur le trottoir. Nous descendîmes pour avoir une vue d’ensemble des lieux : c’était une maison de deux étages, vert pâle, dans un état de délabrement extrême. L’entrée et le salon puaient l’urine et le vomi. Les persiennes en bois masquant les fenêtres avaient, à première vue, été défoncées depuis un bon bout de temps. Dans toutes les pièces, des morceaux de brique et des éclats de verre crissaient sous nos pas. L’endroit était sans doute abandonné depuis de nombreux mois, voire de nombreuses années.

Silence de mort typique d’une maison privée de courant où manque jusqu’au faible murmure des moteurs électriques. Alors que nous montions visiter les chambres à l’étage, je crus entendre quelque chose détaler parmi les ordures devant nous. De petit et de rapide. Je sentis mon cœur battre dans ma poitrine – je regrettais la sensation de calme compétence que m’avait procurée le Parfait protecteur.

Ensemble, nous visitâmes une vaste chambre qui avait appartenu jadis au propriétaire et à sa femme, puis une seconde, qui avait été celle d’un enfant. Sans rien y trouver que d’autres tristes marques de destruction. Un coin de la bâtisse s’était entièrement effondré, laissant la pièce béante sur l’extérieur ; les intempéries, la vermine et les vagabonds avaient achevé la ruine de la chambre d’enfant. Au moins, l’air du dehors avait-il balayé l’aigre odeur de moisi qui empestait le reste de la maison.

Nous découvrîmes le corps dans la chambre suivante au bout du couloir. C’était celui d’une jeune femme, une sexchangiste du nom de Blanca ; une danseuse de la boîte de Frenchy Benoît. Je la connaissais juste bonjour-bonsoir, guère plus. Elle gisait sur le dos, les jambes pliées et tournées de côté, les bras rejetés au-dessus de la tête. Ses yeux d’un bleu profond étaient ouverts, fixant de biais les taches d’humidité au plafond, derrière mon épaule. Elle grimaçait, comme si elle avait découvert quelque chose d’horrible dans cette pièce, qui l’avait d’abord terrifiée puis tuée.

« Et ça te trouble pas, hein ? demanda Shaknahyi.

— De quoi tu causes ? »

Il repoussa la main de Blanca de la pointe de sa botte. « Tu vas pas gerber ou quoi, hein ?

— J’ai vu pire.

— C’est que j’voulais pas te voir dégueuler ou tout ça…» Il s’accroupit à côté de Blanca. « Écoulement de sang par le nez et les oreilles. Lèvres retroussées, doigts serrés comme des griffes. Elle s’est fait dégommer quasiment à bout portant par un électrostatique, j’parie. Regarde-la. Ça fait pas une demi-heure qu’elle est morte.

— Ah ouais ? »

Il souleva le bras gauche et le laissa retomber. « Pas de rigidité cadavérique. Et la chair est encore rose. Après la mort, la gravité fait redescendre le sang. Mais le médecin légiste pourra nous en dire plus. »

Quelque chose dans tout ça me paraissait bizarre. « Alors l’appel est parvenu au commissariat…

— J’t’échange mes kiams contre une portée de chatons que c’est l’assassin lui-même qui a passé le coup de fil. » Il sortit sa radio et son calepin électronique.

« Pourquoi un assassin ferait-il une chose pareille ? »

Shaknahyi me regarda, perdu dans ses pensées. « Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? » dit-il enfin. Il appela Hadjar, pour demander une équipe d’enquêteurs. Puis il entra un bref rapport sur son calepin. « Touche à rien », me prévint-il sans lever les yeux.

Il n’avait pas besoin de me le dire. « On a fini ici ? lui demandai-je.

— Sitôt que la criminelle se sera pointée. T’as la bougeotte ? »

Je ne répondis pas. Je le regardai empocher son bloc-notes électronique. Puis il sortit une calepin à couverture de vinyle marron, un stylo, et consigna quelques annotations supplémentaires. « C’est pour quoi faire ?

— Juste quelques notes pour moi. Comme je disais, y a eu deux autres cas analogues récemment. Un macchab apparaît et chaque fois le tuyau semble venir du meurtrier. »

Je me jure in petto que s’il s’agit d’un maniaque, je prends mes cliques et mes claques et me tire pour de bon. Je lorgnai Shaknahyi, toujours accroupi près du corps de Blanca. « Tu penses pas qu’il s’agit d’un maniaque, non ? »

À nouveau, son regard parut me transpercer durant de longues secondes. « Nân, dit-il enfin. Je pense qu’il s’agit de bien pire. »

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