15.

J’attendis le lendemain matin avant d’enquêter sur le tuyau de Fouad. J’avais le sentiment déconcertant de tomber dans le panneau, mais en même temps j’étais conscient qu’il fallait bien vivre dangereusement. Ce n’était sûrement pas en recourant à des méthodes plus classiques que je mettrais la main sur Jawarski. Peut-être qu’en posant ma tête sur le billot j’allais pousser l’exécuteur à se démasquer.

Et puis il était également possible que le chargeur n’appartînt pas à Jawarski, après tout, et que le Che-Gay ne fût hanté que par un gros tas de mecs en caftans de coupe exquise.

C’était à cela que je songeais en remontant la Rue, passant devant le club de Frenchy Benoît pour gagner le cimetière. Je pressentais que les événements se précipitaient vers leur conclusion, même si j’étais encore incapable de dire si, dans mon cas, celle-ci serait heureuse ou tragique. J’aurais bien aimé avoir Shaknahyi pour me conseiller, et je regrettais de n’avoir pas mieux profité de son expérience de son vivant. C’était sur sa tombe que je voulais me rendre en premier lieu.

Il y avait plusieurs personnes à l’entrée du cimetière, assises ou accroupies sur les dalles de béton inégales et brisées. Tous se levèrent d’un bond en m’apercevant, les vieux qui vendaient du Coca-Cola et du Sharâb, avec leur triporteurs-glacières déglingués, les vieilles au sourire édenté qui m’agitaient sous le nez des brassées de fleurs mortes et pendouillantes, les gosses qui piaillaient : « Ô Généreux ! Ô Compatissant ! » en me barrant le passage. Parfois, je réagis mal à la mendicité vociférante et organisée. Je perds alors une bonne partie de mon capital de sympathie. Je fendis la cohue, ne m’arrêtant que pour lâcher deux kiams pour un bouquet fané. Puis je passai sous l’arche de briques et pénétrai dans le cimetière.

La tombe de Shaknahyi était à l’autre bout, près du mur occidental. La terre était encore nue, même si quelques brins d’herbe apparaissaient déjà. Je m’accroupis pour déposer mon maigre bouquet à la tête de la tombe qui, selon la tradition musulmane, était orientée vers La Mecque.

Je me relevai et mon regard se perdit vers la Seizième Rue, par-dessus les nombreuses dalles essaimées au petit bonheur. Les sépultures musulmanes étaient toutes marquées d’un croissant et d’une étoile, mais il y avait aussi quelques croix chrétiennes, quelques étoiles de David et quantité d’autres dalles sans marque aucune. La dernière demeure de Shaknahyi n’avait qu’une pierre plate dressée avec son nom et la date de sa mort griffonnés dessus. Un jour prochain, la dalle basculerait et serait sans doute dérobée par les proches d’un autre défunt, trop pauvres pour lui offrir une sépulture convenable. Le nom de Shaknahyi serait gratté au papier de verre ou à la toile émeri, et la dalle servirait de pierre tombale à un autre jusqu’au jour où elle serait volée à nouveau. Je notai mentalement de lui offrir une sépulture définitive. Il méritait au moins ça.

Un jeune garçon en robe et turban me tira par la manche. « Ô Père de tristesse, me dit-il d’une voix haut perchée, je peux réciter. »

C’était l’un de ces jeunes cheikhs qui avaient appris tout le Qur’ân par cœur. Il nourrissait sans doute sa famille en récitant des versets au cimetière. « Je vais te donner dix kiams pour que tu pries pour mon ami », lui dis-je. Il m’avait surpris dans un moment de faiblesse.

« Dix kiams, effendi ! Veux-tu que je récite tout le Saint Livre ? »

Je posai la main sur son épaule osseuse. « Non, juste quelques paroles réconfortantes sur Dieu et le Paradis. »

Le garçon plissa le front et remarqua : « Il y en a bien plus sur l’Enfer et les flammes éternelles.

— Oh, je sais. Ce n’est pas ce que j’ai envie d’entendre.

— Très bien, effendi. » Et il se mit à murmurer les phrases antiques d’une voix chantonnante. Je le laissai près de la tombe de Shaknahyi et repris à pas lents la direction de l’entrée.

Nikki, mon amie et maîtresse occasionnelle, avait été inhumée dans une tombe basse dont la pierre chaulée s’effritait déjà. Les siens avaient certainement les moyens de rapatrier le corps, mais ils avaient préféré l’abandonner ici.

Nikki était une sexchangiste, et sa famille ne voulait sans doute pas être embarrassée. Toujours est-il que cette tombe solitaire me semblait refléter la dure vie sans amour qu’avait connue Nikki. Posé sur mon bureau, au commissariat, je gardais toujours un petit scarabée de cuivre qui lui avait appartenu. Il ne s’écoulait pas de semaine que je ne songe à Nikki.

Je passai devant les tombes de Tamiko, Devi et Selima, les Sœurs Veuves noires, et celle d’Hassan le Chiite, le fils de pute qui avait bien failli me tuer. Je me surpris à errer, morose, le long des allées étroites de brique pilée, et jugeai que ce n’était pas ainsi que je voulais passer le restant de l’après-midi. Je secouai ma déprime grandissante et repris la direction de la Rue. En me retournant une dernière fois, je vis le jeune cheikh toujours debout près de la tombe de Shaknahyi, en train de réciter les saintes paroles. J’étais certain qu’il allait rester là pour la valeur de ses dix kiams, même après mon départ.

Je dus à nouveau me frayer un passage dans la cohue des mendiants, mais cette fois je leur jetai une poignée de pièces. Lorsqu’ils se ruèrent tous dessus, cela facilita ma fuite. Je décrochai le téléphone de ma ceinture puis énonçai le code de Saïed le demi-Hadj. J’attendis plusieurs sonneries ; j’allais raccrocher quand il répondit. « Marhaba, dit-il.

— Marîd à l’appareil. Comment va ?

— Impec. Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh, pas grand-chose. J’ai quitté l’hôpital.

— Ah ! Ravi de l’apprendre.

— Ouais. Je commençais à en avoir marre. Au fait, t’es avec Jacques et Mahmoud ?

— Euh, ouais. On est tous en train de se poivrer chez Courane. Ça te dit de passer ?

— Je crois bien que c’est ce que je vais faire. J’ai besoin que tu me rendes un service.

— Ah bon ?

— Je t’en causerai plus tard. À dans une demi-heure. Ma’asalaama.

Allah yisallimak. »

Je raccrochai le téléphone à ma ceinture. J’étais rentré à pied jusque chez Chiriga, et je fus soudain pris de l’envie irrépressible d’entrer voir si Indihar ou l’une des filles n’aurait pas sur elle deux-trois soleils ou triamphés à me refiler. Ce n’était pas une brusque sensation de manque ; c’était une fringale qui n’avait cessé de croître depuis de nombreux jours. Il fallait une sacrée force de caractère pour lutter contre cette envie. Il m’aurait été tellement plus facile d’admettre ma vraie nature et d’y céder. J’aurais pu, si je n’avais pas su que j’aurais plus tard besoin d’avoir la cervelle parfaitement claire.

Je continuai à pied jusqu’à la Cinquième Rue, où je m’arrêtai devant un des spectacles les plus inhabituels qu’il m’ait été donné de voir. Laïla, la vieille sorcière qui tenait la modulerie, se tenait au beau milieu de la rue et criait des insultes à Safiyya, la Femme au Mouton, laquelle se tenait sur le trottoir d’en face et gueulait à tue-tête elle aussi. On aurait dit deux bandits armés dans un holo-show américain, en train de cracher, se montrer les crocs et s’abreuver d’injures. Je vis un groupe de touristes qui remontaient la rue ; ils s’arrêtèrent, regardèrent les deux vieilles, nerveux, puis rebroussèrent chemin vers la porte orientale. J’étais prêt à les imiter. Je n’avais pas envie de me retrouver entre ces deux sorcières. On voyait presque les rayons de la mort jaillir de leurs yeux.

Je n’arrivais pas à saisir ce qu’elles se disaient. Elles avaient la voix éteinte, cassée, et elles ne s’engueulaient peut-être même pas en arabe. Je ne sais pas si la Femme au Mouton avait le crâne amplifié, mais Laïla, en revanche, ne se promenait jamais sans un mamie et une poignée de papies. Pour ce que j’en savais, elle aurait aussi bien pu délirer en étrusque ancien.

Au bout d’un petit moment, elles se lassèrent l’une et l’autre. Safiyya renonça la première et, sur un dernier geste obscène à Laïla, elle redescendit la Rue en direction du boulevard il-Djamil. Laïla la regarda s’éloigner, non sans lui jeter quelques ultimes compliments bien sentis. Puis, sans cesser de marmonner, elle tourna dans la Quatrième Rue. Je la suivis. J’avais comme l’impression que je pourrais me trouver un mamie utile dans sa boutique.

Quand j’y débarquai, Laïla était derrière sa caisse, triant une pile de colis tout en parlant toute seule. À mon entrée, elle leva la tête et sourit. « Marîd, fit-elle tristement, sais-tu à quel point ce peut être mortel d’être l’épouse d’un médecin de campagne ?

— Pour parler franc, Laïla, non, je n’en sais rien. »

Manifestement, elle s’était embroché un nouveau mamie sitôt revenue dans son antre, et maintenant c’était comme si elle n’avait jamais vu l’autre vieille folle.

« Eh bien, fit-elle, l’air matois, en me lançant un sourire torve, si tu savais, tu ne me reprocherais pas d’envisager de prendre un amant.

— Madame Bovary ? » m’enquis-je.

Elle se contenta de me faire un clin d’œil. L’effet était modérément hideux.

Je me mis à fouiner dans ses bacs poussiéreux. Je ne savais pas au juste ce que je cherchais. « Laïla, lançai-je sans me retourner, est-ce que les lettres A.L.M. te disent quelque chose ?

L’Association des Larves Maboules ? »

En français dans le texte. « C’est quoi encore, ce truc ?

— Tu sais bien. Les mecs comme Fouad.

— Jamais entendu parler.

— Normal, je viens de l’inventer, chéri.

— Hm-hmm. » Je saisis un mamie dont l’emballage m’avait attiré l’œil. C’était une anthologie de personnages romanesques, pour l’essentiel des défenseurs euram du faible et de l’opprimé, même si se glissait dans le lot un antique roi-poète chinois, un demi-dieu bantou et un filou Scandinave. Le seul nom que je reconnus était celui de Mike Hammer. J’avais encore un mamie de Nero Wolfe, bien que la puce qui lui était associée, Archie Goodwin, eût connu une fin horrible sous le talon de Saïed le demi-Hadj.

Je décidai d’acquérir l’anthologie. Je me dis qu’elle m’offrirait une large palette de talents et de personnalités. Je la rapportai à Laïla. « Juste ceci aujourd’hui.

— Il y a une promotion sur…

— Tu me l’emballes, Laïla. » Je lui tendis un billet de dix kiams. Elle prit mon argent, l’air blessé. Je me demandais déjà lequel j’allais m’embrocher pour me rendre au Che-Gay. J’avais toujours Rex, le mamie de mauvais garçon de Saïed. Je décidai de l’utiliser et de prendre le nouveau en réserve.

« Ta monnaie, Marîd. »

Je pris mon paquet, mais laissai la monnaie à la vieille. « T’auras qu’à t’acheter quelque chose de chouette, Laïla. »

Elle sourit à nouveau. « Et tu sais, je compte sur Léon pour m’apporter ce soir quelque surprise romantique.

— Ouais, c’est ça. » Je la quittai, avec cette sensation de malaise que me donnait toujours sa fréquentation.

Je n’avais pas fait trois pas dans la rue quand j’entendis blam ! blam ! blam ! Un éclat de béton vint me taillader la pommette juste sous l’œil droit. Je me jetai dans l’embrasure de la porte du tripot voisin de la boutique de Laïla. Blam ! Blam ! Blam ! J’entendis des briques éclater et vis des panaches de poussière rouge jaillir de l’angle du porche. Je tâchai de me faire le plus petit possible. Blam ! Blam ! Encore deux : quelqu’un venait de vider sur moi le chargeur d’une arme à projectiles de gros calibre.

Personne ne déboula au pas de course. Personne n’était assez curieux pour venir voir si j’allais bien, ou si j’avais éventuellement besoin de soins médicaux. J’attendis en me demandant au bout de combien de temps je ne risquerais rien à passer la tête dehors. Jawarski était-il toujours planqué dans un coin en face, un nouveau chargeur dans son calibre .45 ? Ou bien n’était-ce qu’un simple avertissement ? Nul doute que s’il avait vraiment voulu me tuer, il s’y serait mieux pris.

Au bout de quelques minutes, j’en eus marre d’avoir la trouille et quittai l’abri sûr du porche. J’avoue avoir éprouvé un désagréable frisson de vulnérabilité entre les omoplates alors que je tournais le coin. Je conclus que c’était la façon de Jawarski de m’envoyer une invitation. Je n’avais pas l’intention de la décliner ; je voulais simplement m’y préparer.

Malgré tout, j’avais encore d’autres affaires à régler avant de pouvoir me consacrer entièrement à l’Américain. Je regagnai ma voiture et jetai le mamie neuf sur la banquette arrière où j’avais laissé ma serviette. Roulant tranquille, au ralenti, je traversai le faubourg de Rasmiyya, direction Courane. Arrivé à destination, je garai la voiture dans la ruelle et sortis de ma serviette le mamie de Saïed. Je le considérai pensivement quelques instants, puis l’enfichai, accompagné des papies qui bloquaient douleur et fatigue. Puis je descendis de voiture et pénétrai dans la pénombre du bar de Courane.

« Monsieur Audran ! » dit l’expatrié en s’avançant vers moi, les deux mains tendues. « Vos amis m’ont prévenu de votre arrivée. Ça fait plaisir de vous revoir.

— Ouais », dis-je. De l’entrée, j’apercevais le demi-Hadj, Mahmoud et Jacques attablés près du fond.

Courane me suivit, parlant à voix basse. « N’est-ce pas terrible, ce qui est arrivé à ce pauvre agent Shaknahyi ? »

Je me retournai pour le regarder. « C’est le terme approprié, Courane. Terrible.

— Ça m’a vraiment bouleversé. » Il hocha la tête pour me prouver combien il était sincère.

« Vodka-citron », annonçai-je. Ça le fit détaler.

Je tirai une chaise et m’installai à la table des autres. Je les regardai mais sans rien dire. La dernière fois que je m’étais trouvé avec eux, ma cote de popularité était au plus bas. Je me demandai si les choses avaient changé.

Jacques était le chrétien toujours trop heureux de souligner avec condescendance qu’il avait quand même plus de sang européen que moi. Cet après-midi, il se contenta de fermer un œil et de hocher la tête. « Paraît que t’as sorti Papa d’un bâtiment en flammes. »

Courane arriva avec ma consommation. En guise de réponse, je levai mon verre et bus une gorgée.

« J’ai déjà été dans un incendie, dit le demi-Hadj. Enfin, à vrai dire, j’étais dans un immeuble qui a été entièrement détruit par les flammes une heure après que je l’ai quitté. J’aurais pu être tué. »

Mahmoud, en vrai mâle sexchangiste, renifla. « Eh bien, Marîd, dit-il, je suis impressionné.

— Ouais, fis-je. En fait, je voulais juste vous impressionner, bande de naves. » Je pressai ma tranche de citron vert dans la vodka. Pour la vitamine C, vous comprenez.

« Non, sans blague, poursuivait Mahmoud, tout le monde parle que de ça. C’était vraiment bien vu. »

Jacques haussa les épaules. « Surtout quand on songe que t’aurais pu t’en sortir avec toute la grosse galette de Friedlander bey pour toi tout seul. Simplement en laissant frire ce vieux salaud.

— Est-ce que t’y as pensé ? demanda Mahmoud. Sur le coup, je veux dire ? »

Il était temps d’avaler une bonne lampée de vodka parce que je commençais à m’énerver sérieux. Quand j’eus reposé mon verre, mon regard passa de l’un à l’autre. « Vous connaissez Indihar, hein ? Eh bien, depuis la mort de Jirji, elle arrive plus à régler toutes ses factures. Elle ne veut pas entendre parler d’un prêt venant de moi ou de Chiri, et elle ne gagne pas assez avec son poste de barmaid dans la boîte. »

Mahmoud arqua les sourcils. « Elle veut venir bosser pour moi ? Elle a un joli cul. Elle pourrait se faire des ronds. »

Je fis non de la tête. « Ça l’intéresse pas. Ce qu’elle veut, c’est que je lui trouve un nouveau foyer pour l’un de ses gosses. Elle a deux garçons et une fille. Je lui ai dit qu’elle pouvait toujours placer un des garçons. »

Là, ça leur cloua le bec un moment. « Peut-être, dit enfin Jacques, peut-être que je pourrais poser la question autour de moi, on ne sait jamais.

— C’est ça. Renseigne-toi. Indihar a dit qu’elle pourrait même éventuellement se séparer aussi de la fille. S’ils sont pris ensemble et si le prix est correct.

— Quand veux-tu savoir ? demanda Mahmoud.

— Dès que vous aurez trouvé. Bon, faut que j’y aille. Saïed, ça t’embête de venir faire un tour avec moi ? »

Le demi-Hadj lança un coup d’œil d’abord à Mahmoud, puis à Jacques, mais aucun des deux n’avait rien à dire. « Je suppose que non…»

Je sortis vingt kiams de ma poche et les laissai tomber sur la table. « C’est ma tournée. »

Mahmoud me lança un regard circonspect. « On a peut-être été un peu durs avec toi, ces derniers temps…

— J’avais pas remarqué.

— Eh bien, on est tous contents que tout ça soit arrangé entre nous. Pas de raison que les choses recommencent pas comme avant, hein ?

— Bien sûr, dis-je. Tout juste. »

Une petite tape sur l’épaule de Saïed pour lui dire de sortir, et nous nous retrouvons au grand jour. Je l’arrêtai avant qu’il monte en voiture. « J’ai besoin que tu me dises comment on se rend au Che-Gay. »

Il devint subitement livide. « Merde, qu’est-ce que tu veux aller foutre là-bas ?

— J’en ai entendu parler, c’est tout.

— Eh bien, j’ai pas envie d’y aller. J’suis même pas sûr de pouvoir te donner l’itinéraire.

— Oh que si, tu peux, mon pote, dis-je sur un ton menaçant et résolu. Tu le connais parfaitement. »

Saïed avait horreur qu’on le pousse. Il se redressa, cherchant à se donner l’avantage de la taille. « Tu crois pouvoir me forcer à t’accompagner ? »

Je me contentai de le fixer, le visage dénué d’émotions. Puis, très lentement, je portai ma main droite à ma bouche. Je l’ouvris et me mordis sauvagement. Je m’arrachai un petit fragment de chair à l’intérieur du poignet et le crachai sur le demi-Hadj. Mon propre sang dégoulinait au coin de mes lèvres. « Écoute un peu, connard, grognai-je, la voix rauque. Ça, c’est ce que je me fais à moi. Attends de voir ce que je vais te faire, à toi ! »

Saïed frémit et s’éloigna à reculons sur le trottoir. « T’es cinglé, Marîd. T’es complètement cinglé.

— Monte ! »

Il hésita. « Tu portes Rex, c’est ça ? Tu devrais pas porter ce mamie. J’aime pas l’effet qu’il te fait. »

Je rejetai la tête en arrière pour éclater de rire. Je ne faisais jamais que me comporter comme lui quand il portait le même mamie. Et il le portait souvent. J’avais pas de mal à comprendre pourquoi – il commençait à me plaire un max.

J’attendis qu’il se fût glissé à la place du passager puis je contournai la voiture et me mis au volant. « Direction ? demandai-je.

— Sud. » D’une voix lasse et sans espoir.

Je conduisis un moment sans rien dire, le laissant se tracasser sur l’étendue de mes informations. « Et alors, dis-je enfin, c’est quoi, comme genre de boîte ?

— Oh, pas grand-chose. » Le demi-Hadj était maussade. « Un lieu de ralliement pour cette bande de tordus, les Jaïsh.

— Ah ouais ? » D’après le nom, j’imaginais la clientèle du Che-Gay dans le style du mec que j’avais aperçu chez Chiri quelques semaines plus tôt, le zouave en futal de vinyle avec la main enchaînée dans le dos.

« L’Armée des Citoyens. Ils portent des uniformes gris, organisent des défilés et distribuent tout un tas de tracts. Je crois qu’ils veulent débarrasser la ville des étrangers. À bas la vermine franj. Tu connais le topo.

— Hon-hon. D’après il-Manhous, j’ai comme dans l’idée que t’y passes pas mal de temps. »

Saïed n’aimait pas du tout la tournure que prenait la conversation. « Écoute, Marîd », commença-t-il, puis il se tut. « D’abord, est-ce que tu vas croire tout ce que te raconte Fouad ? »

Je rigolai. « À ton avis, qu’est-ce qu’il m’a raconté ?

— J’en sais trop rien. » Il se coula encore un peu plus loin de moi, jusqu’à se coller contre la portière du passager. Je l’aurais presque plaint. Il ne rouvrit plus la bouche, sauf pour me donner des indications.

Arrivé à destination, je glissai la main sous mon siège, où j’avais dissimulé mon arsenal. J’avais un petit paralyseur confié, il y a une éternité, par le lieutenant Okking, et l’électrostatique que m’avait donné Shaknahyi. « C’est un coup monté, Saïed ? T’es censé m’amener ici pour que les sbires d’Abou Adil puissent me refroidir tranquilles ? »

Tronche terrorisée du demi-Hadj. « Qu’est-ce que c’est que ces histoires, Marîd ?

— Raconte-moi seulement pourquoi t’as dit à Fouad de me montrer ce chargeur de calibre .45 ? »

Il s’affala tristement au fond de son siège. « Je suis allé voir cheikh Reda parce que je me sentais largué, Marîd, c’est tout. Peut-être qu’il est trop tard maintenant, mais je regrette vraiment. J’avais juste du mal à supporter de rester là, les bras ballants, tandis que tu devenais un grand héros, que tu devenais le favori de Friedlander bey. Je me sentais abandonné. »

Ma lèvre se retroussa. « Tu veux dire que tu as arrangé ma mort pour une conne raison de jalousie ?

— J’ai jamais voulu en arriver là. »

Je sortis de ma poche le chargeur vide et le lui brandis sous le nez. « Il y a pas une heure, Jawarski a vidé sur moi le même, en plein jour, dans la Quatrième Rue. »

Saïed se massa les paupières en marmonnant quelque chose. « Je pensais pas que ça se produirait, dit-il dans un souffle.

— Et qu’est-ce que tu pensais qu’il arriverait, hein ?

— Je croyais qu’Abou Adil me traiterait comme Papa te traitait, toi. »

Je le contemplai, ahuri. « Tu t’es réellement vendu à Abou Adil, n’est-ce pas ? Je croyais que tu lui avais simplement parlé de ma mère. Mais t’es un de ses instruments, exact ?

— Je t’ai dit que je le regrettais, fit-il d’une voix angoissée. Je suis prêt à me racheter.

— Merde, un peu, que tu vas te racheter. » Je lui tendis le paralyseur. « Prends donc ça. On va entrer là-dedans et on va trouver Jawarski. »

Le demi-Hadj hésita à prendre l’arme. « J’aimerais mieux avoir Rex, observa-t-il tristement.

— Non, j’ai pas confiance en toi. Je le garde. » Je sortis de la voiture et attendis Saïed. « Range ton arme. Et garde-la planquée sauf si t’en as besoin. Bon, est-ce qu’il y a un mot de passe ou je ne sais quoi ?

— Non, faut juste que tu te souviennes que là-dedans personne aime trop les étrangers.

— Hon-hon. Bon, alors viens. » Je le précédai. Le bar était bondé, bruyant ; la clientèle était exclusivement composée d’hommes, la plupart vêtus de ce que je supposais être l’uniforme gris de cette milice d’extrême droite, l’Armée des Citoyens. La salle était plongée dans la pénombre et il n’y avait pas de musique : ce n’était pas le genre de l’établissement. Celui-ci était plutôt un lieu de réunion pour le genre de types qui aiment bien se déguiser en petits soldats et jouer à défiler dans les rues, mais sans se faire tirer dessus pour de bon. Ce à quoi me faisaient penser ces guignols, c’était aux S.A. d’Hitler, dont les attributs principaux étaient la perversion et la brutalité gratuite.

Suivi de Saïed, je me frayai un passage dans la cohue jusqu’au comptoir. « Ouais ? » dit le barman renfrogné.

Je dus crier pour me faire entendre. « Deux bières. » Ça ne paraissait pas le lieu pour commander des mixtures fantaisistes.

« Ça marche.

— Et on cherche un mec. »

Le barman quitta son robinet des yeux. « Vous le trouverez pas ici.

— Ah ouais ? » Il déposa les demis devant nous et je le réglai. « Un Américain, il se pourrait qu’il soit encore en train de se remettre…»

Le barman ramassa mon billet de dix kiams. Sans rendre de monnaie. « Écoute, chef, je réponds pas aux questions, je sers de la bière. Si un quelconque Américain se pointait ici, ces mecs-là le mettraient probablement en pièces. »

Je bus une gorgée de bière glacée et parcourus la salle du regard. Peut-être que Jawarski n’avait pas mis les pieds dans ce bar. Peut-être qu’il se planquait quelque part dans les étages, ou dans un immeuble voisin. « D’accord, fis-je, en me retournant vers le barman, il est jamais venu ici. Mais t’aurais pas vu d’Américains dans le quartier ces derniers temps ?

— Tu m’as pas entendu ? Pas de questions. »

Le moment était venu d’exhiber mon arme de persuasion. Je sortis de ma poche un billet de cent kiams et le lui agitai sous le nez. Inutile d’ajouter un commentaire.

Il me regarda dans les yeux. À l’évidence, il était déchiré par l’indécision. Finalement, il lâcha : « File-moi la monnaie. »

Je lui adressai un sourire crispé. « Regarde-la encore un peu. Peut-être que ça t’améliorera la mémoire.

— Arrête quand même de l’agiter comme un drapeau, chef, ou tu vas nous faire mal voir. » Je plaquai le billet sur le comptoir et le recouvris du plat de la main. J’attendis. Le barman s’éloigna quelques instants. Quand il revint, il fit glisser vers moi un bout de carton déchiré.

Je le ramassai. Dessus, il y avait une adresse. Je passai le carton à Saïed. « Tu sais où c’est ?

— Ouais, répondit-il, l’air pas réjoui, c’est à deux pâtés de maisons de chez Abou Adil.

— Ça me paraît coller. » Je tendis les cent kiams au loufiat qui les escamota vite fait. Je sortis mon électrostatique et le lui montrai. « Si jamais tu m’as entubé, je reviens et je t’offre une démonstration. Pigé ?

— Il est là-bas, dit le barman. Tirez-vous d’ici et revenez plus. »

Je rangeai l’arme et jouai des coudes pour regagner la porte. Quand nous fûmes de nouveau sur le trottoir, je me tournai vers le demi-Hadj. « Alors, tu vois ? C’était pas si difficile. »

Il me lança un regard désespéré. « Tu veux que je t’accompagne chez Jawarski, hein ? »

Je haussai les épaules. « Non, répondis-je. J’ai déjà payé quelqu’un d’autre pour le faire. J’ai pas envie d’approcher ce mec si je peux l’éviter. »

Saïed était furieux. « Tu veux dire que tu m’as fourré dans tout ce pétrin, traîné dans ce truc sordide et tout ça pour rien ? »

J’ouvris la portière. « Hé, mais c’était pas pour rien, dis-je en souriant. Allah admettra volontiers que c’était bon pour ton âme. »

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