Je décidai que le plus sage était d’attendre qu’on ait ôté le pansement de mon bras avant d’aller affronter Abou Adil. Après tout, le grand Salah Ad-Dîn n’avait pas reconquis Jérusalem et chassé les Croisés Franj en se jetant dans la bataille avec la moitié de son armée. Même si je n’envisageais pas de me lancer dans un pugilat avec cheikh Reda ou son sbire Umar, j’avais toutefois suffisamment pris de coups et d’égratignures ces derniers temps pour qu’ils m’enseignent un minimum de prudence.
Les choses s’étaient apaisées considérablement. Pendant un certain temps, je m’étais inquiété pour la santé de Friedlander bey et j’avais prié Allah pour son rétablissement. Il avait survécu à l’opération que le Dr Lisân avait qualifiée de succès ; mais Papa dormait quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jour après jour. Il s’éveillait parfois et nous parlait quoiqu’il eût beaucoup de mal à nous reconnaître ou à savoir en quel siècle on était.
Avec Umm Saad et son fils disparus de sous notre toit, l’atmosphère était devenue nettement plus chaleureuse. Je m’occupais des affaires de Papa, agissant en son nom pour régler les différends entre les divers fournisseurs des impies. Je fis comprendre à Mahmoud que je serais dur mais juste dans mon rôle d’émissaire de Friedlander bey, et il parut l’accepter. Du moins oublia-t-il son ressentiment. Ce n’était peut-être qu’une façade. On ne peut jamais savoir avec Mahmoud.
Je devais également m’occuper d’une crise importante à l’étranger, le nouveau tyran d’Érythrée étant venu pour exiger de savoir ce qui se passait dans son propre pays. Je réglai ce foutoir, grâce aux archives impeccablement tenues de Papa et à la parfaite connaissance de celles-ci qu’avaient Tariq et Youssef.
Ma mère continuait de se comporter avec des alternances de pudeur mesurée et d’effronterie délirante. Parfois, quand nous bavardions, nous regrettions l’un comme l’autre de nous être mutuellement fait du mal par le passé. À d’autres moments, nous étions prêts à nous sauter mutuellement à la gorge. Kmuzu me disait que ce genre de relation n’avait rien d’inhabituel entre parents et enfants, en particulier quand l’un et l’autre avaient atteint un certain âge. J’acceptai le fait, et cela cessa de me préoccuper.
Le club de Chiriga continuait à rapporter des masses d’argent, ce qui n’était pas pour nous déplaire, Chiri et moi. Je suppose qu’elle aurait été encore plus satisfaite si je lui avais revendu la boîte, mais j’avais trop de plaisir à en être propriétaire. Je décidai donc de m’y accrocher encore un peu, tout comme j’avais décidé de m’accrocher à Kmuzu.
Quand venait l’appel à la prière du muezzin, j’y répondais une bonne partie du temps, et je me rendis à la mosquée à une ou deux reprises, le vendredi. Je commençais à avoir la réputation d’un homme généreux, pas seulement dans le Boudayin mais dans toute la ville. Partout où j’allais, les gens m’appelaient cheikh Marîd al-Amîn. Je n’avais toutefois pas complètement renoncé aux drogues, parce que j’étais encore blessé et que je ne voyais pas l’intérêt de risquer de souffrir sans raison.
L’un dans l’autre, ce premier mois hors des services de police se révéla une période de calme et de paix bienvenus. Tout prit fin un mardi toutefois, juste avant déjeuner, quand je répondis au téléphone. « Marhaba, dis-je.
— Loué soit Dieu. Umar Abdoul-Qawy à l’appareil. »
Je ne dis rien durant quelques secondes. « Qu’est-ce que vous voulez encore ?
— Mon maître s’inquiète de l’état de santé de Friedlander bey. J’appelais pour prendre de ses nouvelles. »
Je n’allais pas tarder à bouillir. Je ne savais franchement pas quoi dire à Umar. « Il va bien. Il se repose.
— Alors, il est en état de s’occuper de ses affaires ? » Il y avait chez lui un ton suffisant qui m’était parfaitement détestable.
« J’ai dit qu’il allait bien, vu ? Maintenant, j’ai du travail.
— Une seconde, monsieur Audran. » Et là, le ton devint franchement moralisateur. « Nous avons tout lieu de croire que vous pourriez détenir un objet appartenant en fait à cheikh Reda. »
Je savais de quoi il voulait parler et ça me fit sourire. J’aimais mieux être le baiseur que le baisé. « Je ne vois pas à quoi vous faites allusion, cher Himmar. » Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me poussa à lui dire ça. Je savais que ça allait lui hérisser la barbe.
« Le mamie, cracha-t-il. Ce satané mamie. »
Je marquai un temps d’arrêt pour savourer ce que je décelais dans sa voix. « Ça alors ! fis-je enfin. Vous vous trompez du tout au tout. Autant que je me souvienne, c’est vous qui détenez ce satané mamie. Allons, vous ne vous rappelez pas, mon bon Himmar ? Vous m’avez attaché les mains dans le dos, puis vous m’avez battu jusqu’au sang, et ensuite vous m’avez branché ce connecteur à mamie pour me lire le cerveau. Vous en avez déjà fait le tour ? »
Silence dans l’écouteur. Je crois bien qu’Umar espérait que j’aurais oublié ce mamie. Ce n’était pas de cela qu’il voulait parler. Je m’en foutais, j’avais l’avantage.
« Alors, qu’est-ce qu’il donne, espèce de fils de pute ? Tu mets mon cerveau pendant que tu te fais enfiler par ce salopard de cinglé ? Ou bien est-ce l’inverse ? Je suis comment, Himmar ? Je vaux Honey Pilar ? »
Je l’entendis essayer de se dominer. « Peut-être que nous pourrions envisager un échange, dit-il enfin. Cheikh Reda désire sincèrement s’amender. Il désire se voir restituer son module d’aptitude mimétique. Je suis sûr qu’il serait d’accord pour vous rendre l’enregistrement que nous avons fait de votre personnalité, assorti d’une somme raisonnable à convenir entre nous.
— Une somme ? dis-je. Combien ?
— Je ne puis m’avancer avec certitude, mais je suis certain que cheikh Reda se montrerait très généreux. Il est conscient de vous avoir occasionné beaucoup d’inconvénients.
— Pour sûr. Mais les affaires sont les affaires et le boulot, c’est le boulot. Combien ?
— Dix mille kiams », dit Umar.
Je savais que si je chipotais il proposerait un chiffre plus élevé ; mais ce n’était pas leur argent qui m’intéressait. « Dix mille ? fis-je, tâchant d’avoir l’air impressionné.
— Oui. » De nouveau ce ton suffisant. J’allais le lui faire payer. « Si nous nous retrouvions ici, dans une heure ? Cheikh Reda m’a chargé de vous dire que notre personnel préparait un déjeuner spécial en votre honneur. Nous espérons que vous ferez fi de nos différends passés, cheikh Marîd. Cheikh Reda et Friedlander bey doivent s’unir désormais. Vous et moi devons être des partenaires collaborant en harmonie. N’êtes-vous pas d’accord ?
— Je témoigne avec force qu’il n’est d’autre dieu qu’Allah, répondis-je, solennel.
— Par le Seigneur de la Kaaba, jura Umar, ce sera un jour mémorable pour nos deux maisons. »
Je raccrochai. « Là, t’as bigrement raison », dis-je en me carrant dans mon fauteuil. J’ignorais qui aurait la haute main sur la cité d’ici le coucher du soleil mais l’époque de la drôle de paix était terminée.
Je ne suis pas complètement idiot, aussi ne me rendis-je pas seul au palais d’Abou Adil. Je pris avec moi l’un des Rocs parlants, ainsi que Kmuzu et Saïed. Je dois dire que ces deux derniers avaient été exploités par cheikh Reda, et ils estimaient l’un comme l’autre avoir de vieux comptes à régler. Aussi, quand je leur demandai s’ils étaient prêts à m’accompagner dans mon plan tordu, ne se le firent-ils pas dire deux fois.
« Je veux avoir une chance de compenser la fois où je t’ai balancé à cheikh Reda », dit le demi-Hadj.
J’étais en train de vérifier mes deux armes ; je levai les yeux : « Mais tu l’as déjà fait. En me récupérant dans l’impasse.
— Nân. Je me sens encore en dette envers toi.
— Vous avez un proverbe arabe, observa Kmuzu, songeur. “Quand il promettait, il accomplissait sa promesse. Quand il menaçait, il n’accomplissait pas sa menace mais il pardonnait.” C’est l’équivalent du précepte chrétien de tendre l’autre joue.
— C’est exact, dis-je. Mais les gens qui vivent selon les proverbes perdent leur temps à faire tout un tas de bêtises. “Égaliser est encore la meilleure des vengeances”, voilà ma devise.
— Je ne conseillais pas la retraite, yaa sidi. Je faisais une simple observation d’ordre philologique. »
Saïed lança à Kmuzu un regard irrité puis observa : « Et ce grand type chauve, voilà encore un truc que je ferais payer à Abou Adil, à ta place. »
Le trajet jusqu’au palais d’Abou Adil dans le quartier d’Hâmidiyya fut étrangement plaisant : on rit et l’on bavarda comme s’il l’on était en route pour une agréable virée ou quelque pique-nique. Je n’avais pas peur, même si je ne portais ni mamie ni papie. Saïed parlait presque sans discontinuer, à la façon décousue qui lui avait valu son sobriquet. Kmuzu conduisait sans quitter la route des yeux mais même lui laissait échapper de temps à autre une remarque enjouée. Habib ou Labib – peu importe lequel – était assis avec Saïed sur le siège arrière et jouait son numéro habituel de géant de grès.
Le garde d’Abou Adil nous fit franchir le portail sans attendre, et nous gravîmes l’allée traversant le terrain somptueusement paysagé. « Attendons une minute », dis-je, comme Kamal, le majordome, ouvrait l’imposante porte de bois massif sculpté. Je vérifiai encore une fois la charge de mon pistolet électrostatique et glissai le petit paralyseur au demi-Hadj ; Kmuzu avait le lance-aiguilles, naguère propriété d’Umm Saad. Le Roc n’avait pas besoin d’autre arme que ses mains nues.
Je fis claquer ma langue avec impatience. « Qu’y a-t-il, yaa sidi ? demanda Kmuzu.
— Je me demande quoi mettre. » J’épluchai ma collection de mamies et papies. Je décidai finalement de brancher Rex et d’emporter le mamie d’Abou Adil. J’enfichai également les papies qui bloquaient douleur et peur.
« Quand tout cela sera terminé, dit Saïed, nostalgique, est-ce que je pourrai récupérer Rex ? Il me manque vraiment.
— Bien sûr », dis-je, même si j’adorais moi-même porter le module de sale type. Saïed n’était pas le même sans lui. Pour l’heure, je lui laissai porter l’anthologie. J’espérais voir Mike Hammer flanquer son poing dans la gueule d’Abou Adil.
« Nous devons être prudents, dit Kmuzu. Pas question de nous laisser endormir, car la traîtrise court dans le sang de cheikh Reda comme le ver de la bilharziose.
— Merci, dis-je, mais je ne risque pas de l’oublier. »
Puis, tous quatre, nous descendîmes de voiture pour gravir l’allée de carreaux de faïence jusqu’à la porte. C’était une journée agréable et chaude, et le soleil était doux sur mon visage. Je portais une gallebeya blanche et ma tête était couverte d’un bonnet algérien tricoté : mise simple qui me donnait un air d’humilité.
Kamal nous conduisit à une salle de réunion à l’étage. Je ressentis une crispation involontaire en passant devant le studio d’enregistrement d’Abou Adil. Je respirai plusieurs fois à fond, et quand le majordome s’inclina pour nous laisser en présence de son maître j’étais à nouveau parfaitement détendu.
Abou Adil et Umar étaient assis sur de larges coussins disposés en demi-cercle au centre de la pièce. Il y avait une estrade surélevée au milieu de cet arrangement, et déjà plusieurs plats de bonne taille y avaient été disposés, de même que des pots de café et de thé.
Nos hôtes se levèrent pour nous accueillir. Je remarquai aussitôt qu’aucun des deux ne portait d’extension électronique. Abou Adil vint à moi, un grand sourire aux lèvres. Il m’embrassa et dit : « Ahlan wa sallhan ! » d’une voix chaleureuse. « Bienvenue, et rafraîchis-toi !
— Je suis heureux de te revoir, ô cheikh. Puisse Allah t’ouvrir Ses voies. »
Abou Adil était ravi de voir mon comportement soumis. Il l’était moins en revanche de voir que j’avais amené Kmuzu, Saïed et le Roc. « Viens, rince la poussière de tes mains, me dit-il. Laisse-moi te verser de l’eau. Bien sûr, tes esclaves sont également les bienvenus.
— Gaffe, mec », grommela Saïed, qui portait le mamie de Mike Hammer. « J’suis pas un esclave.
— Bien entendu », dit Abou Adil, sans rien perdre de sa bonne humeur.
On s’installa sur les coussins sans cesser d’échanger encore diverses politesses de circonstances. Umar me versa une tasse de café et je dis : « Puisse votre table durer toujours.
— Puisse Dieu prolonger ta vie », dit Umar. Il avait l’air nettement moins réjoui que son patron.
Nous goûtâmes aux plats en devisant aimablement durant un moment. La seule fausse note vint du demi-Hadj qui cracha un noyau d’olive en disant : « C’est tout c’que t’as ? » Le visage de cheikh Reda s’était figé. J’eus du mal à ne pas éclater de rire.
« À présent, dit Abou Adil après avoir laissé s’écouler un laps de temps convenable, verras-tu une objection à ce que j’en vienne à la question qui nous préoccupe ?
— Non, ô cheikh, répondis-je. J’ai hâte de conclure cette affaire.
— Alors, rends-moi le module d’aptitude mimétique que tu as pris dans cette maison. » Umar lui tendit un petit sachet en plastique, qu’Abou Adil ouvrit. À l’intérieur, il y avait plusieurs liasses de billets de dix kiams tout neufs.
« Je désire quelque chose de plus en échange. »
Le visage d’Umar s’assombrit. « Tu es un imbécile si tu imagines pouvoir changer maintenant les termes de notre accord. Nous étions convenus de dix mille kiams. »
Je l’ignorai. Je me tournai vers Abou Adil. « Je veux que tu détruises le dossier Phénix. »
Abou Adil eut un rire ravi. « Ah, tu es un homme remarquable. Mais je le sais après avoir porté ceci. » Il brandit le mamie qu’il avait fabriqué le jour de mon viol mental. « Le dossier Phénix est vital pour moi. C’est grâce à lui que j’ai vécu jusqu’à cet âge avancé. Je vais sans aucun doute en avoir à nouveau besoin. Avec ce fichier, je puis vivre encore un siècle.
— Je suis désolé, cheikh Reda, dis-je en sortant mon électrostatique, mais je suis tout à fait résolu. » Je jetai un œil à mes amis. Eux aussi avaient leur arme braquée sur Abou Adil et Umar.
« Assez de ces bêtises, dit Umar. Tu es venu ici pour troquer des mamies. Terminons la transaction, et ce qui pourra advenir dans le futur est entre les mains d’Allah. »
Sans cesser de braquer mon arme sur Abou Adil, je bus une gorgée de café. « Les rafraîchissements sont absolument délicieux, ô cheikh, dis-je en reposant ma tasse. Je veux que tu détruises le dossier Phénix. J’ai porté ton mamie, je sais où il se trouve. Kmuzu et Saïed peuvent te tenir en respect le temps que j’aille le chercher. »
Abou Adil ne semblait pas le moins du monde ennuyé. « Tu bluffes, dit-il en écartant les mains. Si tu as porté mon mamie, tu sais que j’en ai des copies. Le module t’indiquera où se trouvent un ou deux exemplaires, mais Umar en a d’autres, et tu ne sauras jamais où ils sont.
— Merde, dit le demi-Hadj. Je parie que je peux le faire parler.
— Laisse tomber, Saïed. » Je me rendis compte qu’Abou Adil avait raison ; nous étions dans une impasse. Détruire une mémoire à bulles par ici, une sortie d’imprimante par là, ne nous mènerait à rien. Je ne pouvais détruire le concept même de dossier Phénix, et à ce point Abou Adil n’accepterait jamais de l’abandonner.
Kmuzu se pencha vers moi. « Vous devez le convaincre d’y renoncer, yaa sidi.
— T’as une idée ?
— Malheureusement, non. »
J’avais bien un dernier atout à jouer, mais je n’étais pas chaud pour l’utiliser. Si jamais il foirait, Abou Adil gagnait la partie et je n’étais plus en mesure de me protéger ou de protéger les intérêts de Friedlander bey contre lui. Pourtant, il n’y avait pas d’autre choix. « Cheikh Reda, dis-je avec lenteur, il y a quantité d’autres choses enregistrées sur ton mamie. J’ai lu des informations étonnantes sur ce que tu as fait et sur ce que tu prévois de faire. »
Pour la première fois, l’expression d’Abou Adil marqua une certaine préoccupation. « De quoi parles-tu ? »
J’essayai de prendre un air dégagé. « Tu sais, évidemment, que les chefs religieux stricts désapprouvent les implants cérébraux. Je n’ai pu trouver un seul imam qui en ait un, de sorte qu’aucun n’a pu s’enficher ton mamie pour en faire directement l’expérience. Mais j’ai quand même eu un entretien avec le cheikh Al-Hadj Muhammad ibn Abdurrahman qui dirige la prière à la mosquée de Chimaal. »
Abou Adil me fixa avec des yeux ronds. La mosquée de Chimaal était la plus vaste et la plus puissante congrégation de cette cité. Les déclarations de son clergé avaient souvent force de loi.
Je bluffais, bien entendu. Je n’avais jamais mis le pied dans la mosquée de Chimaal. Et je venais à l’instant d’inventer le nom de cet imam.
Cheikh Reda bredouilla : « De quoi as-tu discuté avec lui ? »
Je souris. « Eh bien, je lui ai fourni une description détaillée de tous tes péchés passés et de tes crimes en projet. Cela dit, il reste une question technique fascinante qui n’a pas encore été éclaircie. Je veux dire, les doyens de la foi n’ont pas encore établi si oui ou non un module mimétique enregistré à partir de la personnalité d’un individu vivant pouvait être admis comme preuve devant un tribunal islamique. Tu sais comme moi qu’un tel mamie est parfaitement fiable, bien plus que toute forme de détecteur de mensonge. Mais les imams, béni soit leur cœur vertueux, ne cessent de débattre de la question. Il peut s’écouler un long moment avant qu’ils n’édictent une règle, mais, encore une fois, il se peut également que tu sois déjà en bien mauvaise posture. »
Je marquai une pause pour lui laisser le temps d’assimiler. Je venais à l’instant d’improviser cet imbroglio juridico-religieux, mais il était entièrement plausible. C’était une question à laquelle l’islam allait bien devoir se frotter, au même titre que la foi avait déjà dû se prononcer sur toutes les autres formes de progrès technique. Il s’agissait simplement de décider en quoi la science de la neuro-amplification se conformait aux enseignements du prophète Mahomet, faveurs et bénédictions divines sur lui.
Abou Adil se trémoussait sur son coussin. Il était manifestement en train de se battre avec deux options également désagréables : détruire le dossier Phénix ou se voir dénoncé aux représentants notoirement implacables de l’Envoyé de Dieu.
Finalement, il laissa échapper un gros soupir. « Écoute ma décision : je t’offre Umar Abdoul-Qawy à ma place. »
J’éclatai de rire. Umar laissa échapper un couinement horrifié. « Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un type pareil ? demanda le demi-Hadj.
— Je suis certain que le mamie t’a appris qu’Umar était à l’origine de la plupart de mes pratiques commerciales les moins honorabies, dit Abou Adil. Sa culpabilité est presque aussi grande que la mienne. J’ai toutefois du pouvoir et de l’influence. Peut-être pas assez pour contenir l’ire de l’ensemble de la communauté islamique de cette cité, mais certainement assez pour la détourner. »
Je fis semblant de réfléchir. « Oui, dis-je avec lenteur, il serait bien difficile de te déclarer coupable.
— Mais pas difficile du tout en ce qui concerne Umar. Cheikh Reda considéra son assistant. Je suis désolé, mon garçon, mais tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même. Je suis au courant de toutes tes misérables manigances. Quand je portais le mamie de cheikh Marîd, n’ai-je pas découvert ta conversation avec lui ? Celle au cours de laquelle il a décliné ta proposition de vous débarrasser de moi et de Friedlander bey ? »
Le visage d’Umar était devenu d’une pâleur mortelle. « Mais je n’ai jamais eu l’intention…»
Abou Adil ne semblait pas fâché, simplement très triste. « Croyais-tu vraiment être le premier à avoir eu cette idée ? Où sont tes prédécesseurs, Umar ? Où sont tous les ambitieux jeunes gens qui ont occupé ta fonction ces cent cinquante dernières années ? Presque tous ont comploté contre moi, tôt ou tard. Et tous ont aujourd’hui disparu, oubliés. Tout comme toi bientôt.
— Il faut voir les choses en face, Himmar, persifla Saïed. Tu vas être obligé d’endosser la tunique que tu t’es cousue. Quelle chierie, les dettes, pas vrai ? »
Abou Adil secoua la tête. « Ça me fera de la peine de te perdre, Umar. Je ne t’aurais pas mieux traité si j’avais été ton véritable père. »
J’étais amusé et bien content de voir les événements tourner comme je l’avais prévu. Une citation de roman américain me revint à l’esprit : « Quand on perd un fils, il est toujours possible d’en trouver un autre – mais il n’y aura jamais qu’un faucon maltais. »
Umar, toutefois, n’était pas de cet avis. Il bondit et hurla à Abou Adil. « Plutôt vous voir morts ! Tous ! »
Saïed tira avec le paralyseur avant qu’Umar ait eu le temps de dégainer son arme. Umar s’effondra, pris de convulsions, le visage déformé par une hideuse grimace. Enfin, il ne bougea plus. Il resterait inconscient plusieurs heures ; il s’en remettrait, mais il allait se sentir vraiment mal pendant un bon bout de temps par la suite.
« Eh bien, dit le demi-Hadj, il se ratatine gentiment. »
Abou Adil émit un soupir. « Ce n’est pas ainsi que je voyais se dérouler cet après-midi.
— Vraiment ? dis-je.
— Je dois l’admettre, je t’ai sous-estimé. Désires-tu le prendre avec toi ? »
Je n’avais pas franchement envie de m’encombrer d’Umar car, après tout, je n’avais pas réellement parlé à l’imam. « Non, répondis-je, je crois que je vais le laisser entre tes mains.
— Tu peux être assuré qu’il y aura une justice », dit cheikh Reda. Le regard dont il gratifia son assistant trop rusé donnait froid dans le dos. J’en plaignis presque Umar.
« La justice, dis-je, paraphrasant un dicton arabe, consiste à remettre les choses à leur place. À présent, j’aimerais récupérer mon mamie.
— Oui, bien sûr. » Il se pencha au-dessus de la forme inerte d’Umar Abdoul-Qawy et me déposa le module dans la main. « Et prends l’argent.
— Non, je ne crois pas, répondis-je. Par contre, je vais garder le mamie de ta personnalité. Pour garantir ta coopération.
— S’il le faut, dit-il, pas réjoui. Il est bien entendu que j’ai refusé d’abandonner le dossier Phénix.
— C’est entendu. » Puis une idée soudaine me frappa. « J’ai quand même une dernière requête.
— Oui ? » Il était méfiant.
« J’aimerais voir mon nom rayé du fichier, ainsi que les noms de mes parents et amis.
— Bien sûr », dit Abou Adil, heureux que mon dernier vœu soit si facile à exaucer. « Je le ferai avec plaisir. Envoie-moi simplement une liste complète à ta convenance. »
Plus tard, alors que nous regagnions la voiture, Kmuzu et Saïed me congratulèrent. « Une victoire totale, dit le demi-Hadj.
— Non, répliquai-je. J’aurais bien voulu. Abou Adil et Papa détiennent toujours ce fichu dossier Phénix, même si nos noms vont en être retirés. Je me fais l’impression d’avoir troqué la vie de mes amis contre celle d’autres gens innocents. En fait, j’ai dit à cheikh Reda : “Vas-y, tue ces autres mecs, je m’en fous.”
— Vous avez fait le maximum possible, yaa sidi, dit Kmuzu. Vous devriez en rendre grâce à Dieu.
— Je suppose. » J’éjectai Rex et rendis le mamie à Saïed qui le récupéra avec un grand sourire. On reprit la route de la maison ; Kmuzu et Saïed discutèrent en long et en large des événements récents, mais je gardai le silence, perdu dans mes sombres pensées. Quelque part, je ressentais le goût de l’échec. L’impression d’avoir signé un compromis indigne. L’impression aussi, fort désagréable, que ce ne serait pas mon dernier.
Tard cette nuit-là, je fus réveillé par quelqu’un qui ouvrait la porte de ma chambre. Je levai la tête et vis une femme entrer, vêtue d’un déshabillé moulant.
La femme souleva les couvertures et se glissa dans le lit à mes côtés. Elle me posa une main sur la joue et m’embrassa. Un baiser profond. Je m’éveillai pour de bon. « J’ai persuadé Kmuzu de me laisser entrer », chuchota-t-elle. Surpris, je reconnus Indihar.
« Ah ouais ? Kmuzu ? Et comment t’as fait ?
— Je lui ai dit que je soulagerais ton esprit de sa souffrance.
— Il sait que j’ai des pilules et des logiciels pour ça. » Je roulai sur le flanc pour la dévisager. « Indihar, qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu as dit que tu ne coucherais pas avec moi.
— Eh bien, j’ai changé d’avis. » Elle n’avait pas l’air trop enthousiaste. « Me voici. J’ai réfléchi à mon comportement quand… après la mort de Jirji.
— Qu’Allah ait pitié de lui », murmurai-je. Je passai mon bras autour d’elle. Malgré ses efforts pour être brave, je sentais la chaleur des larmes sur son visage.
« Tu as fait beaucoup pour moi, et pour les gosses. »
Gloups. « Et c’est pour ça que t’es ici ? Par reconnaissance ?
— Eh bien… oui. J’ai une dette envers toi.
— Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas, Indihar ?
— Marîd, fit-elle. Ne te méprends pas. Je t’aime bien, mais…
— Mais ça ne va pas plus loin. Écoute, je n’ai pas vraiment l’impression qu’être là ensemble soit une si bonne idée. Tu m’as dit que tu ne coucherais pas avec moi, et j’ai respecté ce désir.
— Papa veut qu’on se marie. » Elle avait dit ça avec une pointe de colère dans la voix.
« Il croit que cela porte le discrédit sur sa maison si nous vivons ensemble autrement. Même si, enfin tu sais, nous ne… dormons pas ensemble.
— Même si mes enfants ont besoin d’un père et qu’ils t’aiment bien, je ne t’épouserai pas, Marîd. Je me fiche de ce que Papa peut penser. »
Pour tout dire, j’avais toujours pensé que le mariage était une chose qui n’arrivait qu’aux autres, comme la mort dans les accidents de la route. Je me sentais toujours l’obligation de m’occuper de la veuve et des enfants de Shaknahyi, et s’il fallait que j’épouse quelqu’un, j’aurais pu tomber plus mal que sur Indihar. Mais malgré tout…
« Je crois qu’il y a des chances que Papa ait oublié tout ça d’ici qu’il soit sorti de l’hôpital.
— Espérons que tu dis vrai. » Elle me donna un autre baiser – chaste, celui-ci, sur la joue – puis se glissa vivement hors de mon lit et regagna sa chambre.
Sous mes airs nobles, je me faisais l’effet d’un beau salaud. Je l’avais rassérénée, mais au tréfonds de moi je doutais fort que Friedlander bey oublierait sa décision. Une seule idée m’obnubilait : Yasmin. Est-ce qu’elle accepterait toujours de sortir avec moi après que j’aurais épousé Indihar ?
Impossible de retrouver le sommeil. Je me tournais et me retournais, emberlificoté dans les draps. Finalement, en désespoir de cause, je me levai et gagnai le bureau. Je m’installai dans le confortable fauteuil en cuir et pris le mamie du Sage Conseiller. Je le contemplai quelques secondes, en me demandant s’il pourrait débrouiller les événements récents. « Bismillah », murmurai-je avant de me l’embrocher.
Audran semblait se trouver dans une ville déserte. Il errait dans les ruelles étroites et encombrées – assoiffé, affamé, épuisé. Au bout d’un moment, il tourna un angle et se retrouva sur une grande place de marché. Les stands et les étals étaient déserts, vides de marchandises. Pourtant, Audran reconnut où il se trouvait. Il était revenu en Algérie. Il cria : « Ohé ? » Il n’y eut pas de réponse. Il se souvint d’un vieux dicton : « Je suis venu sur les lieux de ma naissance et j’ai crié : “Les amis de ma jeunesse, où sont-ils ?” L’écho a répondu : “Où sont-ils ?” »
Il se mit à pleurer de tristesse. Puis un homme parla, et Audran se retourna. Il reconnut en l’homme l’Envoyé de Dieu. « Cheikh Marîd », dit le Prophète, faveurs et bénédictions divines sur lui, « ne me considères-tu pas comme l’ami de ta jeunesse ? »
Et Audran sourit. « Yaa Hazrat, tout homme ne désire-t-il pas ton amitié ? Seulement, mon amour pour Allah emplit si complètement mon cœur qu’il na pas de place pour l’amour ou la haine de quiconque.
— Si cela est vrai, dit le prophète Mahomet, alors tu es béni. Rappelle-toi, cependant, que ce verset a été révélé : “Et vous n’atteindrez pas la piété à moins de donner de ce que vous aimez[9] “Qu est-ce que tu aimes le plus, ô cheikh ? »
Je m’éveillai, mais cette fois je n’avais pas de Jirji Shaknahyi pour m’expliquer la vision. Je me demandai quelle pourrait être la réponse à la question du Prophète : le confort, le plaisir, la liberté ? L’idée de renoncer à l’un ou l’autre me répugnait, mais j’avais peut-être intérêt à m’y faire. Ma vie avec Friedlander bey était rarement compatible avec les notions d’aisance et de liberté.
Mais ma vie n’avait pas besoin de recommencer avant le matin. D’ici là, j’avais le problème de passer la nuit. Je me mis en quête de ma boîte à pilules.