9.

C’était le petit calepin marron de Shaknahyi, celui qu’il gardait toujours dans sa poche revolver. La première fois que je l’avais vu, c’était quand nous avions enquêté sur l’assassinat de Blanca. À présent, j’en contemplais la couverture de vinyle, maculée d’empreintes sanglantes, en m’interrogeant sur les notes codées qu’il y avait consignées. J’étais censé découvrir ce qu’elles pouvaient signifier.

Cela se passait une semaine après ma visite chez Jirji et Indihar. La journée avait mal débuté et ça ne s’était pas amélioré par la suite. J’ouvris les yeux pour découvrir Kmuzu debout près de mon lit avec un verre de jus d’orange, des toasts et du café. Je suppose qu’il devait attendre que mon papie-réveil fasse effet. Le pauvre bougre avait l’air si malade qu’il me fit presque pitié. « Bonjour, yaa sidi », dit-il à mi-voix.

Je ne me sentais pas trop bien moi non plus. « Où sont mes vêtements ? »

Grimace de Kmuzu. « Je ne sais pas, yaa sidi. Je ne me souviens plus de ce que vous avez fait hier soir. »

Je ne m’en souvenais guère mieux. Il n’y avait rien qu’une obscurité navrante depuis le moment où j’étais parvenu devant la porte d’entrée, cette nuit, et mon réveil quelques instants plus tôt. Je rampai tout nu hors du lit, des élancements dans la tête, l’estomac menaçant de se retourner. « Aide-moi à trouver mon jean, dis-je. Ma boîte à pilules est dedans.

— Voilà pourquoi le Seigneur interdit de boire », dit Kmuzu. Je le regardai ; il avait fermé les yeux et tenait toujours son plateau mais celui-ci s’inclinait dangereusement. Il allait y avoir du café et du jus d’orange plein mes draps d’ici quelques secondes. Mais pour l’heure, c’était le cadet de mes soucis.

Mes vêtements n’étaient pas sous le lit, ce qui était pourtant l’endroit logique. Il n’étaient pas non plus dans l’armoire, ni dans la penderie, ni dans la salle de bains. Je regardai sur la table du coin-repas de ma cuisinette. Macache. Je finis par retrouver mes souliers et ma chemise roulée en boule dans la bibliothèque, coincés entre deux éditions en poche de Lufty Gad, un auteur de polars palestinien du milieu du XXIe siècle. Mon jean avait été soigneusement plié et planqué sur mon bureau entre plusieurs liasses épaisses de papier d’imprimante.

Je ne pris même pas la peine de l’enfiler. Je sortis la boîte et regagnai la chambre en hâte. Mon plan était d’avaler quelques opiacés, peut-être une douzaine de soléines, avec le jus d’orange.

Trop tard. Kmuzu était en train de contempler, horrifié, la mare gluante et douceâtre répandue sur ma literie. Il leva les yeux à mon entrée. « Je vais nettoyer tout ça, dit-il en ravalant une ultime nausée. Immédiatement. » Son expression trahissait qu’il s’attendait à perdre son boulot peinard dans la Grande Maison et se voir expédié dans les champs poussiéreux en compagnie des autres brutes incultes.

« T’inquiète pas de ça pour l’instant, Kmuzu. Donne-moi plutôt cette tasse de…»

Il y eut un crissement discret tandis que tasse et soucoupe glissaient vers le bas pour basculer par-dessus le rebord du plateau. Je contemplai les draps dévastés. Enfin, comme ça, on ne voyait plus la tache de jus d’orange.

« Yaa sidi

— Je voudrais un verre d’eau, Kmuzu. Tout de suite. »

Ç’avait été une nuit d’enfer. J’avais eu la brillante idée de faire une virée dans le Boudayin après le boulot. « Ça fait un bail que je n’ai pas eu une soirée de libre », avais-je prévenu Kmuzu quand il était venu me prendre au commissariat.

« Le maître de maison est content de vous voir concentré sur votre travail.

— Ouais, c’est ça, t’as raison, mais ça m’interdit pas de voir mes potes de temps en temps. » Et je lui indiquai la direction de la boîte grecque de Jo-Mama.

« Si vous faites cela, vous ne serez pas rentré avant une heure tardive, yaa sidi.

— Je le sais bien, qu’il sera tard. T’aimerais mieux que je sorte boire le matin ?

— Vous devez être au commissariat le matin.

— On a le temps d’ici là, remarquai-je.

— Le maître de maison…

— Tourne à gauche ici, Kmuzu. Maintenant ! » Je n’avais pas l’intention de discuter plus avant. Je le guidai en direction du nord-ouest dans le dédale des ruelles sinueuses. Nous laissâmes la voiture sur le boulevard pour franchir à pied la porte du Boudayin.

Le club de Jo-Mama était dans la Troisième Rue, plaqué tout contre la haute muraille nord du quartier. Rocky, la barmaid suppléante, fronça les sourcils quand je pris un tabouret au comptoir. Elle était petite, boulotte, avec des cheveux bruns crépus, et n’avait pas l’air ravie de me voir. « On veut voir ma licence, le flic ? fit-elle d’une voix aigre.

— On se calme, Rocky. Je veux juste un gin-bingara. » Je me tournai vers Kmuzu qui était toujours debout derrière moi. « Prends-toi un siège.

— Qui est-ce ? demanda Rocky. Ton esclave ou quoi ? »

J’opinai. « File-lui la même chose. »

Kmuzu leva la main. « Juste un verre d’eau gazeuse, je vous prie. » Rocky me lorgna, et je hochai discrètement la tête.

Jo-Mama sortit de son bureau et me fit un grand sourire. « Marîd ! Quelle bonne surprise ! On te voyait plus, ces temps-ci.

— Le boulot », dis-je. Rocky déposa un verre devant moi et son jumeau devant Kmuzu.

Jo-Mama lui écrasa sa patte sur l’épaule. « Tu sais qu’ton patron, là, il a du cran ? fit-elle, admirative.

— J’ai entendu raconter, oui, dit Kmuzu.

— Ouais, comme tout le monde, pas vrai ? » dit Rocky. En retroussant imperceptiblement la lèvre.

Kmuzu goûta son gin-bingara et fit la grimace. « Cette eau gazeuse a un goût bizarre, remarqua-t-il.

— C’est le jus de citron vert, dis-je précipitamment.

— Ouais, je vous en ai mis un peu, intervint Rocky.

— Oh », dit Kmuzu. Il y regoûta.

Jo-Mama renifla. C’est la femme la plus imposante que je connaisse – grosse, forte, et souvent amicale. Elle a une voix de rogomme et une mémoire remarquable pour qui lui doit des sous ou lui a fait des crasses. Quand elle rit, on voit la bière déborder des chopes dans tout le bar ; et quand elle se met en colère, on n’a pas le temps de traîner pour voir quoi que ce soit. « Tes amis sont à une des tables du fond, m’indiqua-t-elle.

— Lesquels ?

— Mahmoud, le demi-Hadj et ce cul-pincé de chrétien.

— Mes ex-amis », rectifiai-je. Jo-Mama haussa les épaules. Je pris mon verre et m’enfonçai dans les profondeurs caverneuses du club. Kmuzu me suivit.

Mahmoud, Jacques, Saïed et son petit copain, Abdoul-Hassan, le jeune Américain, étaient installés à une table près de la scène. Ils ne m’avaient pas vu arriver parce qu’ils étaient occupés à jauger la danseuse, inconnue de moi mais manifestement une vraie fille. J’approchai deux chaises de la table et Kmuzu et moi nous assîmes.

« Comment va, Marîd ? dit le demi-Hadj.

— Tiens, qui voilà ? dit Mahmoud. T’es venu contrôler les permis ?

— Rocky m’a déjà fait cette blague nulle », dis-je.

Ça ne gêna pas Mahmoud. Même si, du temps où il était fille, il avait la silhouette assez fine et bien roulée pour danser ici même, chez Jo-Mama, il avait pris du muscle et du poids depuis son sexchangement. Je n’aimerais pas me battre avec lui pour voir qui est le plus fort.

« Pourquoi qu’on reluque cette morue ? » demanda Saïed. Abdoul-Hassan lorgnait d’un œil dédaigneux la fille sur scène. Le demi-Hadj l’éduquait bien.

« Elle est pas si mal », estima Jacques, nous offrant son point de vue de traditionaliste militant. « Elle est très mignonne, vous ne trouvez pas ? »

Saïed cracha par terre. « Même les débs du trottoir sont mieux.

— Les débs du trottoir sont des reconstructions, dit Jacques. Cette fille est naturelle.

— La toxine botulique est naturelle, si tu vas par là, contra Mahmoud. J’aime mieux contempler quelqu’un qui a consacré un minimum de temps et d’efforts à s’améliorer la tronche.

— Quelqu’un qui a consacré une fortune en biomodifs, tu veux dire, railla Jacques.

— Comment s’appelle-t-elle ? » demandai-je.

On ignora ma question. « T’es au courant que Blanca est morte ? dit Jacques à Mahmoud.

— L’a dû se faire tabasser à mort lors d’une bavure policière », répondit Mahmoud. Bref coup d’œil dans ma direction.

Je trouvais que ça commençait à bien faire. Je me levai. « Termine ton… eau gazeuse », dis-je à Kmuzu.

Saïed se leva aussi et s’approcha de moi. « Eh, Marîd, murmura-t-il, fais pas attention à eux. Ils cherchent juste à te foutre en rogne.

— Ben, c’est réussi.

— Ils s’en lasseront vite. Tout redeviendra comme c’était avant. »

J’éclusai le reste de mon verre. « Bien sûr », fis-je, surpris de la naïveté de Saïed. Abdoul-Hassan me lança une œillade ravageuse, en battant de ses épais faux cils. Je me demandai de quel sexe il serait quand il serait grand.

Jo-Mama avait à nouveau disparu dans son bureau, et Rocky ne prit pas la peine de nous dire au revoir. Kmuzu me suivit dehors en traînant les pieds. « Eh bien, lui dis-je, tu t’amuses bien ? »

Regard impavide. Il avait pas l’air.

Je le prévins : « On va passer chez Chiri. Là-bas, si jamais quelqu’un me regarde de travers, je peux le flanquer dehors. Je suis chez moi. » Je trouvais que ça sonnait bien.

Je menai Kmuzu vers le sud, puis remontai la Rue. Il me suivit avec un air solennel et désapprobateur. Ce n’était pas le parfait compagnon de beuverie, mais enfin il était loyal. Je savais qu’il ne m’abandonnerait pas même s’il croisait quelque part une fille torride.

« Et si tu te décoinçais un peu ?

— C’est pas mon boulot de me décoincer.

— T’es un esclave. C’est ton boulot d’être comme je te dis d’être. Alors, décoince-toi un brin. »

J’eus droit à un chouette accueil à mon entrée dans la boîte. « Et le voilà, mesdames, lança Chiri, môssieur le Chef. » Ce coup-ci, le ton n’était pas aigre-doux. Il y avait trois sexchangistes et deux débs au turf avec elle. Toutes les vraies filles étaient dans l’équipe de jour, avec Indihar.

Ça faisait du bien de se sentir enfin chez soi quelque part. « Comment ça se passe, Chiri ? »

Elle prit un air dégoûté. « Mollo, fit-elle. L’argent rentre pas, ce soir.

— Tu dis toujours ça. » J’allai m’installer à ma place habituelle, tout au bout du comptoir, là où il s’incurvait en direction de la scène. De là, je prenais tout le bar en alignement et pouvais en même temps surveiller les entrées. Kmuzu s’assit à côté de moi.

Chiri fit glisser vers moi un rond de bière. Je tapai sur le comptoir devant Kmuzu, et Chiri acquiesça. « Qui est ce beau ténébreux ? demanda-t-elle.

— Il s’appelle Kmuzu. Il est pas très communicatif. »

Grand sourire de Chiri. « Je peux arranger ça. D’où tu viens, chou ? »

Il répondit à Chiri dans quelque dialecte africain, mais ni elle ni moi n’y comprîmes un mot. Alors, il répéta : « Je suis l’esclave de sidi Marîd. »

Chiri était interloquée. Elle en resta quasiment sans voix. « Esclave ? Pardonne-moi de te dire ça, mon chou, mais être esclave, y pas de quoi s’en vanter. Et à t’entendre, on croirait vraiment que c’est une promotion, tu vois ? »

Kmuzu hocha la tête. « C’est une bien longue histoire.

— J’imagine. » Chiri me regarda, attendant une explication.

« S’il y a une histoire, personne me l’a racontée, observai-je.

— Papa te l’a donné, un point c’est tout, hein ? Comme il t’a donné le club. » J’acquiesçai. Chiri déposa sur mon rond un gin-bingara et la même chose devant Kmuzu. « Si j’étais toi, ajouta-t-elle, je ferais gaffe, dorénavant, à ce que je vais déballer sous son arbre de Noël. »

Yasmin m’observa pendant une demi-heure avant de venir dire bonjour, et encore, seulement parce que deux autres changistes étaient venues se coller et se frotter à moi, histoire de se mettre bien avec le nouveau proprio. Ça aussi, ça marchait. « T’en as fait du chemin, Marîd. »

Je haussai les épaules. « J’ai toujours l’impression d’être le simple petit noraf que j’ai toujours été.

— Tu sais bien que ce n’est pas vrai.

— Eh bien, c’est à toi que je dois tout ça. C’est toi qui m’as poussé à me faire amplifier le cerveau, à faire ce que voulait Papa. »

Yasmin détourna les yeux. « Ouais, je suppose. » Elle me regarda de nouveau. « Écoute, Marîd, je suis désolée si…»

Je posai la main sur la sienne. « Ne dis plus jamais que t’es désolée, Yasmin. On a tiré un trait là-dessus depuis longtemps. »

Elle parut reconnaissante. « Merci, Marîd. » Elle se pencha et m’embrassa sur la joue. Puis elle regagna rapidement le bout du bar où venaient de s’installer deux marins noirs de la marchande.

Le reste de la nuit passa rapidement. Je descendis un verre après l’autre en prenant soin que Kmuzu fasse de même. Il continuait à s’imaginer boire de l’eau gazeuse aromatisée d’un vague jus de citron bizarre.

Quelque part en cours de route, j’ai dû commencer à être saoul et à ce moment-là Kmuzu ne devait plus être en état de faire grand-chose. Je me souviens que Chiri ferma le bar vers les trois heures du matin. Elle fit la caisse et me donna la monnaie. Je lui restituai la moitié de la recette comme convenu, puis réglai Yasmin et les quatre autres. Ça me laissait quand même une belle liasse de billets.

J’eus droit à un baiser d’adieu particulièrement enthousiaste de la part d’une changiste nommée Lily, et à un bout de papier portant un code-phone de la part d’une certaine Rani. Je crois que Rani glissa également un bout de papier à Kmuzu, histoire de répartir les risques.

C’est à partir de là que c’est le noir total. Je ne sais plus comment Kmuzu et moi sommes rentrés, mais en tout cas on n’avait pas ramené la voiture. Je suppose que Chiri nous a appelé un taxi. Ensuite, je me suis réveillé, j’étais au lit et Kmuzu s’apprêtait à m’asperger de jus d’orange et de café brûlant.

« Où est cette flotte ? » lançai-je. Je parcourus ma suite en titubant, mes soleils dans une main, mes souliers dans l’autre.

« Tenez, yaa sidi. »

Je lui pris le verre des mains et avalai les comprimés. « Il en reste deux pour toi. »

Air atterré du Kmuzu : « Je ne peux pas…

— C’est pas pour le plaisir. C’est pour soigner. » Kmuzu surmonta son aversion pour les drogues assez longtemps pour prendre une unique soléine.

J’étais encore loin d’être frais et les soleils n’étaient pas pour améliorer la situation. La douleur était passée, mais je n’étais que très vaguement conscient. Je m’habillai en vitesse sans trop prêter attention à ce que je mettais. Kmuzu me proposa un petit déjeuner, mais cette seule idée me retournait l’estomac ; pour une fois, il ne me força pas à manger. Je crois qu’il était soulagé de ne pas avoir à faire la cuisine.

Nous descendîmes au radar. J’appelai un taxi pour me conduire au boulot, et Kmuzu m’accompagna pour aller récupérer la berline. Dans le taxi, j’appuyai la tête contre le dossier du siège, fermai les yeux et écoutai les bruits étranges qui résonnaient sous mon crâne. J’avais les oreilles qui carillonnaient comme la salle des machines d’un vieux remorqueur délabré.

« Que votre journée soit bénie », dit Kmuzu quand nous arrivâmes au commissariat.

« Que je survive jusqu’au déjeuner, tu veux dire », répliquai-je. Je sortis du bahut et jouai des coudes pour traverser ma foule de jeunes fans, leur jetant quelques pièces au passage.

Le sergent Catavina me lança un regard désapprobateur quand je rejoignis mon cagibi. « Z’avez pas l’air bien, remarqua-t-il.

— Je ne suis pas bien. »

Catavina fit claquer sa langue. « Je vais vous dire ce qu’il faut faire quand on a la gueule de bois.

— On se pointe pas au boulot », dis-je en m’effondrant dans ma chaise en plastique moulé. Je ne me sentais pas d’humeur à tailler une bavette.

« Ça aussi, ça marche toujours. » Il se retourna et quitta mon réduit. Il n’avait pas l’air de m’aimer des masses, et ça n’avait pas l’air de me chagriner.

Shaknahyi débarqua un quart d’heure plus tard. Je regardais toujours fixement ma console, incapable de me plonger dans la montagne de paperasses qui attendait sur mon bureau. « Ça boume ? » demanda-t-il. Il n’attendit pas la réponse. « Hadjar veut nous voir tous les deux immédiatement.

— Je suis pas disponible, fis-je, morose.

— C’est ça, on lui dira. Allez viens, bouge ton cul. »

Je le suivis à contrecœur jusqu’au cagibi vitré d’Hadjar, au bout du couloir. Nous restâmes plantés devant son bureau pendant qu’il jouait avec un petit tas de trombones. Au bout de plusieurs secondes, il leva les yeux et nous scruta. C’était un manège étudié. Il avait quelque chose de délicat à nous dire et voulait bien nous faire comprendre que ça-lui-ferait-plus-de-mal-à-lui-qu’à-nous. « J’aime pas avoir à faire ça », commença-t-il. C’est qu’il avait vraiment l’air triste !

« Alors, n’y pensez plus, lieutenant, dis-je. Allez, viens Jirji, laissons-le tranquille.

— La ferme, Audran, dit Hadjar. On a une plainte officielle de Reda Abou Adil. J’croyais vous avoir dit de lui lâcher la grappe. » Nous n’étions pas retournés voir Abou Adil, mais nous avions tâché de cuisiner un maximum de ses sous-fifres.

« Très bien, dit Shaknahyi, on lui lâche la grappe.

— L’enquête est terminée. Nous avons rassemblé toute l’information nécessaire.

— Très bien, répéta Shaknahyi.

— Vous avez compris, tous les deux ? Vous lui fichez la paix à partir de maintenant. On n’a rien pu relever contre lui. Pas le plus petit soupçon.

— D’accord », dit Shaknahyi.

Hadjar me regarda. « Très bien », dis-je à mon tour.

Hadjar hocha la tête. « Parfait. À présent, j’ai là un autre truc sur lequel je voudrais vous mettre. » Il tendit à Shaknahyi une feuille de papier bleu pâle.

Shaknahyi y jeta un œil. « C’est la porte à côté, remarqua-t-il.

— Hm-mouais, fit Hadjar. On a eu plusieurs plaintes de gens du quartier. Encore une histoire de trafic d’enfants, apparemment, mais ce coup-ci le mec a l’air d’un méchant client. Si ce On Cheung est là-bas, vous lui mettez le grappin dessus et vous me l’amenez. Vous tracassez pas pour les preuves ; on en fabriquera plus tard si jamais on trouve rien. S’il est pas là, fouillez ce que vous pourrez et ramenez ce que vous aurez trouvé de valable.

— Et de quoi l’inculpe-t-on ? » demandai-je.

Hadjar haussa les épaules. « Inutile de l’inculper de quoi que ce soit. Il l’apprendra bien assez tôt à son procès. »

Je regardai Shaknahyi ; il haussa les épaules. Telles étaient les méthodes qu’employait ici la police quelques années plus tôt. Le lieutenant Hadjar devait être pris de la nostalgie du bon vieux temps d’avant les formalités légalistes.

Shaknahyi et moi quittâmes le bureau d’Hadjar, direction l’ascenseur. Shaknahyi fourra le papier bleu dans sa poche de chemise. « Ça sera pas long, dit-il. Ensuite, on pourra se bouffer un truc. » L’idée de nourriture me flanquait la nausée ; je me rendis compte que j’étais encore à moitié beurré. Je priai Allah que mon état ne nous attire pas d’ennuis dans la rue.

À six pâtés de maisons du commissariat, la voiture entra dans un quartier d’immeubles en brique rouge délabrés. Des enfants jouaient dans la rue, se renvoyant un ballon de foot et se sautant dessus en poussant des cris perçants. « Yaa sidi ! yaa sidi ! » s’écrièrent-ils en chœur dès que j’eus mis le nez hors de la voiture de police. Je me rendis compte que certains d’entre eux étaient les gamins à qui je distribuais des pièces tous les matins.

« C’est que tu deviens une célébrité dans le coin », remarqua Shaknahyi, non sans un certain amusement.

Devant les immeubles, des hommes étaient assis en groupes sur des chaises de cuisine bancales, à boire du thé, discuter et regarder passer les voitures. Leur conversation s’éteignit dès que nous apparûmes. Ils nous regardèrent passer devant eux avec des yeux plissés, remplis de haine. Je les entendais marmonner dans notre dos.

Shaknahyi consulta le papier bleu pour vérifier l’adresse de l’un des bâtiments. « C’est ici », indiqua-t-il. Une boutique obscure au rez-de-chaussée, la vitrine aveuglée par des boîtes en carton aplaties puis scotchées dessus de l’intérieur.

« Ça m’a l’air abandonné », remarquai-je.

Shaknahyi acquiesça et retourna vers le groupe d’hommes qui nous observait avec attention. « Quelqu’un connaîtrait-il ce On Cheung ? »

Les hommes échangèrent des regards mais personne ne dit mot.

« Ce salaud achète des mômes. L’avez déjà vu ? »

Je n’avais pas l’impression qu’aucun de ces types affamés et mal rasés serait disposé à nous aider, mais finalement l’un d’eux se leva et dit : « Je vais vous parler. » Les autres le raillèrent et crachèrent sur ses talons comme il nous emboîtait le pas sur le trottoir.

« Qu’est-ce que tu sais de lui ? demanda Shaknahyi.

— Ce On Cheung est apparu il y a quelques mois », dit l’homme. Il regardait derrière lui, nerveux. « Tous les jours, des femmes viennent ici à sa boutique. Elles amènent des enfants, elles entrent. Un peu plus tard, elles ressortent, mais pas avec les enfants.

— Qu’est-ce qu’il fait des gosses ? demandai-je.

— Il leur brise les jambes, dit l’homme. Il leur coupe les mains ou leur arrache la langue pour que les gens s’apitoient et leur donnent de l’argent. Puis il les revend à des esclavagistes qui les envoient ensuite mendier dans la rue. Des fois, les filles les plus grandes, il les vend à des maquereaux.

— On Cheung serait mort avant la nuit si Friedlander bey apprenait ça », remarquai-je.

Shaknahyi me regarda comme si j’étais un idiot. Il se retourna vers notre informateur. « Combien paie-t-il pour un gosse ?

— Je ne sais pas, dit l’homme. Trois cents kiams, cinq cents, peut-être. Les garçons valent plus que les filles. Parfois, des femmes enceintes viennent le voir d’autres quartiers de la ville. Elles restent ici une semaine, un mois. Puis elles rentrent chez elles et disent à leur famille que le bébé est mort. » Il haussa les épaules.

Shaknahyi s’approcha de la devanture et fit jouer la poignée de la porte, mais celle-ci refusa de s’ouvrir. Il sortit son lance-aiguilles, brisa un carreau au-dessus de la serrure, passa la main et ouvrit. Je le suivis dans la boutique obscure et qui sentait le moisi.

Il y avait des détritus partout, bouteilles cassées et barquettes en plastique, capitons d’emballage en lanières de papier journal ou en chips de polystyrène expansé. Une forte odeur de désinfectant au pin traînait dans l’air confiné. Il y avait une simple table éraflée calée contre un mur, un lustre suspendu au plafond, un évier de porcelaine dans un coin, avec un robinet qui gouttait. Pas d’autre meuble. Manifestement, On Cheung avait été averti d’une manière ou d’une autre de l’intérêt soudain de la police pour son commerce coupable. Nous parcourûmes les lieux, écrasant sous nos pas des bouts de verre et de plastique. Nous n’avions plus rien à faire ici.

« Quand t’es flic, remarqua Shaknahyi, tu passes une bonne partie de ton temps à être frustré. »

Nous ressortîmes. Les hommes sur les chaises de cuisine étaient en train de crier après notre informateur ; pas un n’avait eu le moindre rapport avec On Cheung mais leur copain avait enfreint un de ces putains de codes non écrits en nous parlant. Il allait falloir qu’il paie.

Nous les laissâmes régler leurs comptes. Tout cela me dégoûtait et j’étais heureux de n’avoir pas vu de preuve des activités de On Cheung. « Et maintenant, le programme ?

— Pour On Cheung ? On remplit un rapport. Peut-être qu’il a déménagé vers un autre quartier, peut-être qu’il a quitté la ville pour de bon. Peut-être qu’un jour il se fera prendre, et qu’on lui coupera les bras et les jambes. Comme ça, il pourra s’installer pour mendier à un coin de rue, qu’on voie un peu ce qu’il en dit…»

Une femme en long manteau noir et foulard gris traversa la rue. Elle portait un petit bébé enveloppé dans un keffieh à carreaux rouges et blancs. « Yaa sidi ? » me dit-elle. Shaknahyi haussa les sourcils et s’éloigna.

« Puis-je t’aider, ô ma sœur ? » demandai-je. Il était tout à fait inhabituel qu’une femme s’adresse à un inconnu dans la rue. Bien sûr, pour elle je n’étais qu’un flic.

« Les enfants m’ont dit que tu es un homme bon, me dit-elle. Le propriétaire exige davantage d’argent parce que j’ai maintenant un autre enfant. Il dit…»

Je soupirai. « Combien veux-tu ?

— Deux cent cinquante kiams, yaa sidi. »

Je lui en donnai cinq cents. J’avais sorti la recette de la soirée chez Chiri. Il en restait encore plein.

« Ce qu’on dit de toi est vrai, ô élu ! » dit-elle. Elle avait les larmes aux yeux.

« Tu m’embarrasses. Règle son loyer à ton propriétaire et achète-toi à manger pour toi et tes enfants.

— Qu’Allah accroisse tes forces, yaa sidi !

— Qu’Il te bénisse, ô ma sœur. »

Elle retraversa la rue en hâte et rentra dans son immeuble. « Ça te réchauffe le cœur, pas vrai ? » dit Shaknahyi. Je n’aurais su dire s’il se fichait de moi.

« Je suis toujours heureux de pouvoir rendre service.

— Le Robin des Bois des bidonvilles.

— Comme surnom, on a connu pire.

— Si Indihar pouvait voir cet aspect de toi, peut-être que tu la ferais pas autant gerber. » Je le fixai, mais il se contenta de rire.

Nous avions regagné la voiture quand le terminal se manifesta : « Matricule 374, répondez immédiatement. L’assassin en fuite Paul Jawarski a été formellement identifié chez Meloul, rue Nûr ad-Din. L’homme est désespéré, bien armé, et prêt à tuer. D’autres unités sont déjà en route.

— On s’en occupe », dit Shaknahyi. Le crépitement du haut-parleur s’éteignit.

« Chez Meloul, c’est là où on a déjeuné, l’autre fois, hein ? »

Shaknahyi acquiesça. « On va tâcher de persuader cet enculé de Jawarski de sortir bien gentiment avant qu’il se mette à lui faire des trous dans le couscoussier.

— Des trous ? »

Shaknahyi se tourna et m’adressa un grand sourire. « Il a un faible pour les armes d’époque. Il se trimbale avec un calibre 45 automatique. Ça te balance des pruneaux assez gros pour traverser un gigot de part en part.

— Tu connais ce type ? »

Shaknahyi vira dans Nûr ad-Din. « Nous autres, flics de terrain, on voit son portrait depuis des semaines. Il prétend avoir refroidi vingt-six bonshommes. C’est le chef de la bande des Bas-du-Bulbe. Sa tête est mise à prix dix mille kiams. »

Pas de doute, j’étais censé être au courant de l’histoire. « T’as pas l’air trop inquiet », remarquai-je.

Shaknahyi leva la main. « Je sais pas si le renseignement est sérieux ou si c’est pas encore un tuyau percé. Dans le coin, on reçoit autant d’appels bidon que de vrais. »

Nous étions les premiers devant chez Meloul. Shaknahyi ouvrit sa portière et sortit. Je l’imitai. « Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Contenir les badauds, c’est tout. Juste au cas où y aurait du…»

Une fusillade retentit dans le restaurant. Ces armes à projectiles font un potin du diable. Pas à dire, on les remarque quand elles tirent, pas comme les crachotements et les sifflements des électrostatiques ou des dégommeurs. Je m’aplatis sur le trottoir en essayant d’extraire de ma poche mon pistolet statique. Il y eut de nouvelles détonations, et j’entendis tout près un bruit de verre brisé. Le pare-brise, sans doute.

Shaknahyi s’était planqué le long de l’immeuble, hors de la ligne de tir. Il était en train de dégainer son arme.

« Jirji ! »

Il me fit signe de couvrir l’arrière du restaurant. Je me relevai, avançai de quelques mètres ; c’est alors que j’entendis Jawarski détaler en courant par l’entrée principale. Je me retournai et vis Shaknahyi se lancer à sa poursuite, tirant au lance-aiguilles vers le bout de la rue Nûr ad-Din. Shaknahyi tira quatre fois et puis Jawarski se retourna. Je les avais en plein dans mon champ visuel, et tout ce qui me vint à l’esprit c’était à quel point la gueule de l’arme de Jawarski était large et noire. On aurait dit qu’elle était pointée droit sur mon cœur. Il tira plusieurs fois et mon sang se figea jusqu’à ce que je me rende compte que je n’avais pas été touché.

Jawarski s’enfuit dans une cour d’immeuble, à quelques mètres de chez Meloul, et Shaknahyi se lança à ses trousses. Le fuyard devait avoir compris qu’il ne pouvait pas rejoindre la rue voisine car il fit demi-tour et revint sur Shaknahyi. J’arrivai à l’instant où les deux hommes, s’étant retrouvés face à face, vidaient leur chargeur l’un sur l’autre. À court de munitions, Jawarski se retourna et courut vers l’arrière d’une maison d’un étage.

Nous le poursuivîmes dans la cour. Shaknahyi escalada une volée de marches, enfonça une porte, entra dans la maison. Je n’en avais pas envie mais il fallait que je le suive. Sitôt que j’eus franchi la porte de derrière, j’avisai Shaknahyi. Appuyé contre un mur, il était en train de glisser un chargeur neuf dans son lance-aiguilles. Il n’avait pas l’air conscient de la large tache sombre qui s’étalait sur sa poitrine.

« Jirji, tu es blessé », dis-je, la bouche sèche, le cœur tambourinant.

« Ouais. » Il inspira un grand coup, souffla lentement. « Allons-y. »

À pas lents, il traversa la maison jusqu’à la porte d’entrée. Il sortit, arrêta le conducteur d’une petite voiture électrique. « Trop loin pour rejoindre la voiture de service », me dit-il, le souffle court. Il regarda le chauffeur. « J’ai reçu une balle », lui dit-il en montant.

Je montai à côté de lui. « Conduisez-nous à l’hôpital », commandai-je au petit bonhomme timide derrière son volant.

Shaknahyi jura. « Laisse tomber. Suivez-le ! » Il indiqua Jawarski qui était en train de passer à découvert, entre la maison où il s’était caché et la suivante.

Jawarski nous aperçut et fit feu tout en courant. La balle traversa le pare-brise, mais le petit bonhomme chauve continua de rouler. On voyait Jawarski zigzaguer d’une maison à l’autre. Entre celles-ci, il se retournait pour nous tirer dessus. Cinq nouveaux projectiles touchèrent la voiture.

Finalement, le fuyard parvint à la dernière maison de la rue et en escalada le porche d’entrée. Shaknahyi cala son lance-aiguilles et tira. Jawarski tituba et disparut à l’intérieur. « Viens, dit Shaknahyi d’une voix sifflante. Je crois bien que je l’ai eu. » Il ouvrit la portière et s’affala sur la chaussée. Je bondis et l’aidai à se relever. Il murmura : « Où sont-ils ? »

Je regardai derrière moi. Une poignée de flics en uniforme escaladaient les marches de l’immeuble où s’était planqué Jawarski, et trois autres voitures de patrouille déboulaient de l’autre bout de la rue. « Ils sont là, Jirji. » Sa peau commençait à prendre une vilaine couleur grise.

Il s’appuya contre la carrosserie criblée de balles et chercha son souffle. « Ça fait un mal de chien, dit-il tranquillement.

— Tiens bon, Jirji. On va t’amener à l’hôpital.

— C’était pas un accident, cet appel pour On Cheung, puis le tuyau sur Jawarski.

— De quoi tu parles ? »

Il souffrait le martyre, mais il ne voulait pas remonter en voiture. « Le dossier Phénix », dit-il. Il me regarda droit dans les yeux, comme s’il voulait me graver directement cette information dans le cerveau. « Hadjar a laissé un jour échapper ce nom. Depuis, je prends des notes. Ça leur plaît pas. Surveille qui reprend mes affaires, Audran. Mais joue les cons, sinon tu vas te faire allumer toi aussi.

— Merde, c’est quoi un dossier Phénix, Jirji ? » J’étais fou d’inquiétude.

« Prends ça. » Il sortit de sa poche revolver le calepin à couverture de vinyle et me le donna. Puis ses yeux se fermèrent et il glissa en arrière en travers du capot de la voiture. Je regardai le conducteur. « Et maintenant, vous voulez l’amener à l’hôpital ? »

Le petit bonhomme chauve et timide me fixa. Puis il regarda Jirji et demanda : « Vous pensez que vous pourrez empêcher ce sang de me tacher les coussins ? »

Je saisis ce petit enculé par le devant de sa chemise et le jetai hors de sa voiture. Puis je glissai doucement Shaknahyi sur le siège du passager, et mis le cap sur l’hôpital ; jamais je n’avais conduit aussi vite.

Ça ne fit pas un poil de différence. Il était trop tard.

Загрузка...