14.

Je passai près d’une semaine à l’hôpital. Je regardai l’holo-V, lus énormément et, malgré mes recommandations, quelques personnes vinrent me rendre visite – Lily, la sexchangiste qui en pinçait pour moi, Chiri, Yasmin. Il y eut deux surprises : la première était une corbeille de fruits d’Umar Abdoul-Qawy ; la seconde, une visite de six parfaits inconnus, des gens qui habitaient dans le Boudayin et aux environs du commissariat. Parmi eux, je reconnus la jeune femme au bébé à qui j’avais donné quelque argent, le jour où l’on nous avait envoyés, Shaknahyi et moi, enquêter sur On Cheung.

Elle semblait presque aussi timide et gênée que lorsqu’elle m’avait abordé dans la rue. « Ô cheikh », dit-elle d’une voix tremblante, en déposant sur ma desserte une corbeille recouverte d’un linge, « nous implorons tous Allah pour ton rétablissement.

— Ça doit marcher, dis-je en souriant, parce que les médecins disent que je serai sorti aujourd’hui.

— Dieu soit loué », dit la femme. Elle se tourna vers les autres qui l’avaient accompagnée. « Tous ces gens sont les parents des enfants, ces enfants qui t’abordent dans les rues et devant le commissariat de police. Ils te remercient pour ta générosité. »

Ces hommes et ces femmes vivaient dans une forme de pauvreté que j’avais connue la plus grande partie de ma vie. Le plus curieux, c’est qu’ils ne manifestaient aucune irritation à mon égard. Cela peut passer pour de l’ingratitude, mais il arrive qu’on méprise ses bienfaiteurs. Quand j’étais jeune, j’avais appris combien il peut être humiliant de demander la charité, surtout lorsqu’on est désespéré au point de ne pouvoir se permettre le luxe d’être fier.

Tout dépend de l’attitude des donateurs. Je n’oublierai jamais combien je détestais les chrétiens quand j’étais gosse, à Alger. Les chrétiens du quartier avaient coutume de rassembler des paniers de vivres pour ma mère, mon petit frère et moi. Puis ils débarquaient dans notre appartement miteux et restaient plantés là, à nous lorgner, épanouis, fiers de leur bonne action. Leur regard passait de ma mère à Hussein et à moi, dans l’attente qu’on leur manifeste des remerciements de circonstance. Combien de fois aurais-je voulu qu’on ait moins faim, pour pouvoir leur balancer à la gueule leurs satanées conserves !

J’avais peur que ces parents-ci aient les mêmes sentiments à mon endroit. Je voulais leur faire savoir qu’ils n’avaient pas à se sentir obligés de me passer de la pommade pour me remercier.

« Je suis heureux de rendre service, mes amis. Mais franchement, j’ai mes propres motivations égoïstes. Dans le noble Qur’ân, il est dit : Que vos largesses soient pour vos père et mère, vos proches, les orphelins, les pauvres et le voyageur. Dieu sait le bien que vous faites[7]. Alors, qui sait, lorsque je lance un kiam pour une cause valable, cela compensera peut-être la nuit que j’aurai passée en compagnie des jumelles blondes de Hambourg. »

Je vis sourire un couple de visiteurs. Cela me détendit quelque peu. « Même ainsi, dit la jeune mère, nous te remercions.

— Moi-même, il y a moins d’un an, je n’avais pas une situation si reluisante. Parfois, je ne mangeais qu’un jour sur deux. Il y avait des périodes où je n’avais même pas un endroit où loger, et je dormais dans les parcs et les maisons abandonnées. Depuis, j’ai eu de la chance, et je ne fais que retourner une faveur. Je me souviens simplement de la gentillesse que chacun m’a manifestée quand j’étais sans le sou. » En fait, il n’y avait quasiment pas un mot de vrai dans tout ça, mais c’était quand même foutrement bien tourné.

« Nous allons te laisser à présent, ô cheikh, dit la femme. Tu as sans doute besoin de repos. Nous voulions simplement te dire que si jamais nous pouvons faire quoi que ce soit pour toi, ce sera avec le plus grand plaisir. »

Je l’étudiai attentivement, en me demandant si elle était sincère. « À ce qu’il se trouve, je suis à la recherche de deux types, lui dis-je. On Cheung, le marchand de bébés, et ce tueur, Paul Jawarski. Si l’un d’entre vous apprend quelque chose, je lui en serai très reconnaissant. »

Je les vis échanger des regards gênés. Personne ne dit mot. Comme je m’y étais attendu. « Qu’Allah t’accorde la paix et la santé, cheikh Marîd al-Amîn », murmura la femme en reculant vers la porte.

J’avais gagné un titre ! Elle m’avait appelé Marîd le Digne de confiance. « Allah yisallimak », répondis-je. J’étais ravi quand ils partirent.

Environ une heure après, une infirmière vint m’informer que le docteur avait signé mon bulletin de sortie. Parfait. J’appelai Kmuzu, et il m’apporta des habits propres. J’avais encore la peau très sensible et se vêtir était douloureux, mais je n’étais pas mécontent de rentrer à la maison.

« L’Américain, Morgan, désire vous voir, yaa Sidi, m’informa Kmuzu. Il dit avoir quelque chose à vous annoncer.

— Voilà qui paraît de bon augure », remarquai-je. Je montai dans la berline électrique, et Kmuzu referma la porte de mon côté. Puis il fit le tour et s’installa au volant.

« Vous avez également un certain nombre d’affaires en souffrance. Il y a des sommes considérables qui s’entassent sur votre bureau.

— Euh, ouais, j’imagine. » Il devait déjà y avoir les deux grosses enveloppes de ma paie venant de Friedlander bey, plus ma part des bénéfices de chez Chiri.

Kmuzu laissa glisser son regard vers moi. « Avez-vous un plan quelconque pour employer tout cet argent, yaa sidi ? »

Je lui souris. « Allons bon, t’as un canasson à me faire jouer ? »

Kmuzu fronça les sourcils. Aucun sens de l’humour, me remémorai-je. « Votre fortune est devenue importante. En comptant l’argent arrivé pendant votre séjour à l’hôpital, vous disposez désormais de plus de cent mille kiams, yaa Sidi. Vous pourriez faire beaucoup de bien avec une telle somme.

— J’savais pas que tu tenais un compte aussi scrupuleux de ma situation bancaire, Kmuzu. » Il était si amical, parfois, que j’avais tendance à oublier qu’en définitive ce n’était qu’un espion. « Eh bien, j’avais plusieurs idées pour employer utilement cet argent. Un dispensaire dans le Boudayin, peut-être, ou bien une soupe populaire. »

Là, je l’avais vraiment surpris. « C’est magnifique et… inattendu ! J’approuve de tout cœur.

— J’en suis ravi », fis-je, aigrement. J’avais effectivement réfléchi à la question mais je ne savais par où commencer. « Qu’est-ce que tu dirais de voir la faisabilité de tout cela ? Tout mon temps est accaparé par cette histoire Abou-Adil – Jawarski.

— J’en serais plus qu’heureux. Je ne crois pas que vous ayez encore assez pour financer un dispensaire, yaa sidi, mais procurer aux pauvres des repas chauds, voilà un geste de valeur.

— Je compte bien que ce soit plus qu’un geste. Préviens-moi dès que tu auras des plans et des chiffres à me présenter. » Le mieux, dans l’histoire, c’est que ça le tiendrait occupé et que je ne l’aurais plus dans les jambes pour un bout de temps.

Quand j’entrai dans la maison, Youssef sourit et s’inclina : « Bienvenue chez vous, ô cheikh ! » Il tint absolument à arracher ma valise des mains de Kmuzu. Tous deux me suivirent dans le corridor.

« Votre appartement est encore en travaux, yaa sidi, indiqua Kmuzu. En attendant, je nous ai installés dans une suite de l’aile orientale. Au premier étage, loin de votre mère et d’Umm Saad.

— Merci Kmuzu. » Je pensais déjà au boulot qui m’attendait. Plus question de perdre du temps à récupérer. « Morgan est-il déjà ici ou faut-il que je l’appelle ?

— Il est dans l’antichambre du bureau, dit Youssef. Ai-je bien fait ?

— Très bien. Youssef, si tu rendais cette valise à Kmuzu ? Il peut aller la mettre dans nos appartements provisoires. Je veux que tu me mènes au bureau personnel de Friedlander bey. Tu ne penses pas qu’il verra d’inconvénient à ce que je m’y installe pendant qu’il est à l’hôpital, n’est-ce pas ? »

Youssef réfléchit à la question. « Non, dit-il lentement, je n’y vois pas de problème. »

Je souris. « Parfait. Je vais devoir m’occuper de ses affaires jusqu’à ce qu’il soit rétabli.

— Dans ce cas, je vais vous laisser, yaa sidi, dit Kmuzu. Puis-je m’atteler à notre projet charitable ?

— Le plus tôt possible, répondis-je. Va sans crainte.

— Dieu soit avec vous », dit Kmuzu. Il se dirigea vers l’aile du personnel. Youssef et moi, nous repartîmes vers le bureau privé de Papa.

Youssef s’arrêta au seuil de la porte. « Est-ce que j’introduis l’Américain ?

— Non, répondis-je, retiens-le encore deux minutes. J’ai besoin de mon extension d’anglais, sinon je ne comprendrai pas un traître mot de ce qu’il raconte. Tu veux bien aller me la chercher ? » Je lui dis où la trouver. « Et à ton retour, tu pourras faire entrer Morgan.

— Entendu, ô cheikh. » Et il m’obéit avec empressement.

J’éprouvai un frisson désagréable en m’installant dans le fauteuil de Friedlander bey, comme si j’occupais un poste d’une puissance redoutable. L’impression ne me plaisait pas du tout. D’abord, je n’avais aucun désir de me mettre dans la peau de l’Héritier du Seigneur du Crime, ou même d’assumer les fonctions plus légitimes de courtier en relations internationales. J’étais, jusqu’à présent, aux pieds de Papa ; mais si, Allah nous en garde, l’issue devait être fatale, je ne comptais pas m’attarder ici pour me voir officiellement désigner comme successeur. J’avais d’autres plans d’avenir.

Je parcourus durant quelques minutes les divers papiers posés sur le bureau de Papa, sans rien trouver de piquant ou de suspect. Je m’apprêtais à fouiller les tiroirs quand Youssef revint. « Je vous ai apporté toute la boîte, yaa sidi.

— Merci, Youssef. Je t’en prie, fais entrer Morgan à présent.

— Oui, ô cheikh. » Je commençais à bien aimer toute cette servilité, mais c’était mauvais signe.

Je me branchai le papie d’anglais juste comme le grand Américain blond pénétrait dans la pièce. « Ça boume, mec ? dit-il avec un grand sourire. J’étais jamais encore venu ici. T’as une chouette baraque.

— Friedlander bey a une chouette baraque », rectifiai-je, tout en lui indiquant de se mettre à l’aise. « Je ne suis jamais que son garçon de courses.

— Comme tu voudras. Bon, tu veux savoir ce que j’ai dégoté ? »

Je me carrai dans le fauteuil. « Où est Jawarski ? »

Le sourire de Morgan s’évanouit. « Ch’sais toujours pas, mec. J’ai des contacts partout, et pourtant, pas moyen de décrocher le plus petit indice. Malgré tout, je crois pas qu’il ait quitté la ville. Il est là, quelque part, mais il s’est sacrément bien démerdé pour s’évaporer.

— Ouais, t’as raison. Alors, quelle est ta bonne nouvelle ? »

Il caressa son menton mal rasé. « Je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui travaille pour une affaire de façade appartenant à Reda Abou Adil. Une entreprise de livraisons plutôt louche. Toujours est-il que ce pote à moi dit avoir entendu quelqu’un raconter que le Paul Jawarski réclamait son fric. Il semblerait que ton copain Abou Adil se soit arrangé pour faciliter l’évasion de notre lascar.

— Grâce à quoi, deux gardiens sont morts, mais je suppose que c’est le cadet de ses soucis.

— Je suppose, oui. Donc, Abou Adil, via cette entreprise de livraisons, a engagé Jawarski et l’a fait venir ici. Je ne sais pas ce qu’il voulait, mais tu connais comme moi la spécialité du bonhomme. Mon pote appelle ça le service de nettoyage.

— Et à présent, Abou Adil fait en sorte que Jawarski demeure à l’abri, c’est ça ?

— C’est mon impression. »

Je fermai les yeux et réfléchis. Ça se tenait parfaitement. Je n’avais aucune preuve solide qu’Abou Adil eût loué les services de Jawarski pour tuer Shaknahyi, mais en mon for intérieur c’était une certitude. Comme je savais que Jawarski avait tué Blanca et les autres victimes notées dans le calepin de Shaknahyi. Et parce que le lieutenant Hadjar doublait simultanément Friedlander bey et les services de la justice, j’étais à peu près certain que jamais la police ne dénicherait Jawarski. Et à supposer même que ça se produise, Jawarski ne serait jamais inculpé.

Je rouvris les yeux et fixai Morgan. « Continue quand même d’avoir l’œil, vieux, parce que j’ai bien l’impression que t’es le seul.

— Le fric ? »

Je plissai les yeux. « Quoi ?

— T’as du fric pour moi ? »

Je me levai, furieux. « Non, j’ai pas de fric pour toi ! Je t’ai dit que je t’en redonnerais cinq cents quand t’auras trouvé Jawarski. C’était notre marché. »

Morgan se leva à son tour. « Très bien, mec, on se calme, d’accord ? »

J’étais embarrassé par mon éclat. « Je suis désolé, Morgan. Ce n’est pas après toi que j’en ai. Toute cette histoire me rend marteau.

— Euh, ouais… Je sais que vous étiez potes, Shaknahyi et toi. Bon, d’accord, je reste sur le coup.

— Merci, Morgan. » Je le reconduisis à la porte du bureau puis jusqu’à l’entrée. « On les laissera pas emporter ça au paradis.

— Le crime ne paie pas, hein mec ? » Morgan sourit et me flanqua une bonne bourrade. En plein sur ma brûlure à l’épaule. La douleur m’arracha une grimace.

« Ouais, t’as raison. » Je descendis avec lui la courbe de l’allée gravillonnée. J’avais envie de sortir, et si je le faisais maintenant, j’avais une chance de m’échapper sans avoir Kmuzu sur les talons. « Je te reconduis au Boudayin ?

— Non, ça ira. J’ai un autre truc à régler, mec. À plus tard. »

Je retournai à la maison et sortis la voiture du garage. J’avais l’intention de passer au club voir s’il était encore debout.

L’équipe de jour était encore au turf et il n’y avait que cinq ou six clients. Indihar se renfrogna et détourna les yeux quand elle m’aperçut. Je décidai de m’installer à une table, plutôt qu’à ma place habituelle au comptoir. Pualani vint me dire bonjour. « T’veux une Mort blanche ? me demanda-t-elle.

— Une Mort blanche ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

Elle haussa les épaules, qu’elle avait fines. « Oh, c’est comme ça que Chiri baptise ton horrible mixture de gin et de bingara. » Elle fit la grimace.

« Ouais, amène-moi une Mort blanche. » C’était pas mal, comme nom.

Brandi était sur scène, dansant sur la musique de propagande sikh qui était tout d’un coup devenue immensément populaire. Je dé-tes-tais. Je n’avais pas du tout envie d’entendre vociférer des divagations politiques même si la ligne de basse était super et le rythme binaire entraînant.

« Et voilà, chef », dit Pualani, en déposant sur ma table un rond de carton qu’elle coinça sous un grand verre à cocktail. « Je peux m’asseoir ?

— Hein ? Oh, bien sûr.

— J’voudrais te poser une question. J’envisage de, enfin, tu vois, me faire câbler le cerveau pour pouvoir utiliser des mamies…» Elle pencha un peu la tête et me regarda comme si je risquais de ne pas bien saisir ce qu’elle était en train de me raconter. Elle n’en dit pas plus.

« Ouais », fis-je enfin. C’était ainsi qu’il fallait réagir avec Pualani, ou on risquait de passer le reste de sa vie piégé sur la même conversation.

« C’est que… tout le monde dit que t’en sais là-dessus plus que n’importe qui. Alors je me demandais si tu pourrais, mettons, me recommander quelqu’un ?

— Un chirurgien ?

— Hon-hon.

— Eh bien, ce ne sont pas les docteurs qui manquent pour te faire ça. Et la plupart, tout à fait dignes de confiance. »

Pualani me fit une jolie moue. « Eh bien, je me demandais justement si je pourrais pas aller voir ton docteur de ta part…

— Le Dr Lisân n’a pas de clientèle privée. Mais son assistant, le Dr Yeniknani est un homme très aimable. »

Pualani me lorgna. « Tu veux bien m’écrire son nom ?

— Bien sûr. » Je griffonnai le nom et le comcode sur le sous-verre en carton.

« Ah, et aussi, reprit-elle, est-ce qu’il fait les seins ?

— Je ne crois pas, chou. » Pualani avait déjà dépensé une petite fortune à se faire modifier le corps. Elle avait un mignon petit cul arrondi au silicone, des pommettes accentuées au silicone, le menton et le nez remodelés, et elle portait déjà des implants mammaires. Elle avait une silhouette ravageuse et ce serait selon moi une erreur de lui regonfler encore le buste ; mais j’avais appris depuis longtemps qu’on ne pouvait pas raisonner avec les danseuses dès que leur tour de poitrine était en jeu.

« Oh, d’accord », fit-elle, visiblement déçue. Je bus une gorgée de ma Mort blanche. Pualani ne faisait pas mine de s’en aller. J’attendis qu’elle poursuive. « Tu connais Indihar ? reprit-elle.

— Bien sûr.

— Eh ben, elle a des tas d’emmerdes. Elle est vraiment à sec.

— J’ai voulu lui proposer un prêt, mais elle a refusé. »

Pualani hocha la tête. « Non, elle voudra jamais emprunter. Mais peut-être que tu pourrais l’aider d’une autre manière. » Sur quoi elle se leva et rejoignit l’entrée du club pour aller s’asseoir près d’un couple d’Orientaux coiffés d’un béret de marin.

Il y a des moments, j’aimerais bien que la réalité me lâche un peu les basques. J’avalai une nouvelle rasade, puis me levai et gagnai le bar. Indihar me remarqua et s’approcha. « Tu veux quelque chose, Marîd ?

— La pension de Jirji va pas t’aider beaucoup, hein ? »

Elle me lança un regard ennuyé et se détourna. Elle fila vers l’autre extrémité du bar. « J’en veux pas, de ton fric. »

Je la suivis. « Je ne te propose pas d’argent. Qu’est-ce que tu dirais d’un boulot peinard qui te laisserait du temps libre et la possibilité de t’occuper de tes gosses toute la journée ? Tu n’aurais plus à payer de nourrice. »

Elle pivota. « Qu’est-ce que c’est que ce plan ? » Elle avait l’air méfiant.

Je souris. « Ce que je veux dire, c’est que tu prends Petit Jirji, Zahra et Hâkim et que vous emménagez tous les quatre dans un des appartements vides de la maison de Papa. Ça t’économiserait un sacré paquet de fric tous les mois, Indihar. »

Elle considéra la proposition. « Peut-être… Pourquoi voudrais-tu que je m’installe chez Papa ? »

Il fallait que je trouve une raison bidon mais qui ait l’air valable. « C’est ma mère. J’ai besoin de quelqu’un pour la surveiller. Je serais prêt à te payer autant que tu voudras. »

Indihar tapota le comptoir d’une main. « J’ai déjà un boulot, au cas où tu l’aurais oublié.

— Hé, si c’est ça le problème, t’es virée. »

Son visage pâlit. « Merde, qu’est-ce que tu racontes ?

— Penses-y, Indihar. Je t’offre une chouette maison, les repas et le loyer gratuits, plus du bel et bon argent toutes les semaines pour le boulot à temps partiel de t’assurer que ma mère ne fait pas de bêtises. Tes gosses ne seront pas livrés à eux-mêmes, et tu n’auras pas à venir à ce bar tous les jours. Tu n’auras plus à te déshabiller pour danser, tu n’auras plus à supporter des connards complètement beurrés et de vraies cossardes comme Brandi. »

Elle haussa les sourcils. « Je te tiendrai au courant, Marîd. Sitôt que j’aurai découvert quel genre d’arnaque t’es encore en train de monter. Ça me paraît trop beau pour être honnête, chéri. Je veux dire, tu t’es pas enfilé un mamie de Père Noël ou je ne sais quoi.

— Ouais, c’est ça, tu y réfléchis. Causes-en avec Chiri. T’as confiance en elle. Vois ce qu’elle en pense. »

Indihar acquiesça. Elle me regardait encore avec incertitude. « Même si je dis oui, ajouta-t-elle, je vais pas coucher avec toi. »

Je soupirai. « Ouais, t’as raison. » Je regagnai ma table. J’étais assis depuis une minute quand Fouad il-Manhous vint se laisser tomber dans la chaise en face de moi. « J’me réveille l’autre jour, commence-t-il de sa voix aigu et nasillarde, et ma maman me dit : Fouad, nous n’avons plus un sou vaillant ; sors donc attraper un des poulets et va le vendre. »

Il était reparti avec une de ses fables idiotes. Il cherchait tellement à m’avoir comme public qu’il était prêt à jouer les parfaits crétins rien que pour me voir rigoler. Le plus triste, c’est que même ses histoires les plus incroyables étaient fondées sur ses propres conneries.

Il me regarda attentivement, histoire d’être certain que je l’avais suivi jusque-là. « C’est donc ce que je fais. J’entre dans le poulailler de ma maman et course la volaille jusqu’à ce que je parvienne à en capturer une. Puis avec mon poulet, je descends la colline, remonte la colline, traverse le pont, parcours les rues jusqu’à ce que je sois parvenu au souk des Volaillers. Bon, je n’avais jamais encore apporté de volaille au marché, aussi je ne savais pas quoi faire. Je reste planté au milieu de la place toute la journée jusqu’au moment où je vois les marchands ranger leur argent dans des coffres et recharger la marchandise invendue sur leurs charrettes. J’avais déjà entendu l’appel vespéral à la prière, je savais donc que je n’avais plus beaucoup de temps.

« J’apporte mon poulet à l’un des hommes et lui dis que je désire le vendre. Alors il me regarde et secoue la tête. Ce poulet a perdu toutes ses dents, dit-il.

« Alors, je l’examine et, par Allah, le marchand avait raison. Ce poulet n’avait plus une dent dans la bouche. Alors, je dis : Que m’offriras-tu en échange ? Et l’homme me donne une poignée de fîqs en cuivre.

« Alors, je rentre chez moi, une main dans la poche et l’autre serrant les fîqs en cuivre. Juste comme je franchissais le pont au-dessus du canal de drainage, un essaim de moucherons m’assaille. Je me mets à les chasser en agitant les mains, puis je finis de traverser le pont au pas de course. Parvenu de l’autre côté, je m’aperçois que je n’ai plus un sou : j’avais fait tomber toutes les pièces dans le canal. »

Fouad toussa discrètement. « Puis-je avoir un verre de bière, Marîd ? demanda-t-il. Il commence vraiment à faire soif. »

Je fis signe à Indihar de lui servir un demi pression. « C’est toi qui paies, Fouad ? » Son visage allongé s’allongea encore. On aurait dit un chiot attendant la trique. « Je blaguais. C’est ma tournée. J’ai envie de connaître le fin mot de cette histoire. »

Indihar posa une chope devant lui, puis elle resta pour entendre la suite. « Bismillah », murmura Fouad avant de boire une grande lampée. Puis il reposa la bière, m’adressa en guise de remerciement une brève grimace, puis reprit : « Bref, quand j’arrive à la maison, ma maman était vraiment furieuse. Je n’avais plus de poulet et je n’avais pas d’argent. La prochaine fois, me dit-elle, mets-le dans ta poche.

« — Ah, fais-je, j’aurais dû y penser. Alors, le lendemain matin, ma maman me réveille et me dit d’emporter un autre poulet au marché. Donc, je m’habille, je sors et retourne encore une fois courser la volaille, jusqu’à ce que je parvienne à en capturer une. Puis, avec mon poulet, je descends la colline, remonte la colline, traverse le pont, parcours les rues du souk. Et cette fois-ci, je ne reste pas planté sous le soleil torride toute la matinée et tout l’après-midi. Je vais directement voir le marchand et lui montre mon second poulet.

« Celui-ci m’a l’air en aussi piteux état que celui que tu as apporté hier, me dit-il. En outre, je vais être obligé de lui trouver un endroit pour le parquer ici toute la journée. Mais je vais te dire ce que je vais faire. Je vais te donner un gros pot de miel en échange. C’est un excellent miel.

« Bon, c’était une bonne affaire parce que ma maman avait quatre autres poulets, mais elle n’avait pas de miel. Alors je lui prends son pot de miel et m’en retourne à la maison. Je venais de traverser le pont quand je me souviens de ce que m’avait dit ma maman. J’ouvre le pot et verse le miel dans ma poche. Le temps d’escalader la dernière colline, tout le miel était parti.

« Alors, ma maman pique de nouveau sa crise. La prochaine fois, dit-elle, pose-le en équilibre sur ta tête.

« — Ah, fais-je, j’aurais dû y penser. Et le troisième matin, je me lève et capture un autre poulet, l’emporte au marché et le présente au marchand.

« Tous tes poulets sont-ils en aussi piteux état ? me dit-il. Enfin, au nom d’Allah, je m’en vais t’offrir mon dîner en échange de cette volaille. Et le marchand me donne un bloc de fromage caillé.

« Bon, je me souviens de ce que m’avait dit ma maman et je le pose en équilibre sur ma tête. Je parcours les rues, traverse le pont, descends la colline, remonte la colline. Quand j’arrive à la maison, ma maman me demande ce que j’avais obtenu en échange du poulet. Assez de lait caillé pour faire notre dîner, lui dis-je.

« — Eh bien, où l’as-tu mis ? demande-t-elle.

« — Sur ma tête, fais-je. Elle jette un coup d’œil et me traîne jusqu’au lavabo. Elle me verse un plein broc d’eau froide sur le crâne et me récure les cheveux à la brosse de chiendent. Et tout le temps, elle criait et me reprochait d’avoir perdu le lait caillé.

« La prochaine fois, porte-le délicatement dans tes mains, me dit-elle.

« — Ah, fais-je, j’aurais dû y penser. Alors, le lendemain matin, très tôt, bien avant le lever du soleil, j’entre dans le poulailler et choisis le plus gros, le plus beau des poulets qui restaient. Je quitte la maison avant que ma maman se réveille et emporte le poulet en bas de la colline et par les rues jusqu’au souk des Volaillers.

« Bonjour, mon ami, dit le marchand. Je vois que tu as encore un vieux poulet édenté.

« — Il s’agit d’un fort beau poulet, fais-je, et je veux en avoir ce qu’il vaut, rien de moins.

« Le marchand examine de près le poulet tout en marmonnant. Tu sais, dit-il enfin, ces plumes m’ont l’air diablement bien collées.

« — N’est-ce pas ainsi qu’elles doivent être ? fais-je.

« Il m’indique alors une rangée de poulets morts et décapités. Tu leur vois des plumes, par hasard” ?

« — Non, fais-je.

« — Déjà mangé un poulet rôti avec des plumes ?

« — Non, fajs-je.

« — Alors, je suis désolé. Cela va me coûter bien du temps et du labeur pour décoller toutes ces plumes. Je ne puis, en échange, que t’offrir ce gros matou vigoureux.

« Je pense que c’est une bonne affaire parce que le matou attraperait les souris et les rats qui se faufilent dans le poulailler pour voler le grain des volailles. Je me souviens de ce que m’a dit ma maman et j’essaye de porter le matou délicatement entre mes mains. Juste après avoir descendu la colline et juste avant de gravir la colline, le matou se met à gronder, cracher, gigoter et griffer jusqu’à ce que je ne puisse plus le tenir. Il m’échappe d’un bond et s’enfuit.

« Je savais que ma maman allait encore être très fâchée. “La prochaine fois, me dit-elle, attache-le avec une ficelle et traîne-le derrière toi.

« — Ah, fais-je, j’aurais dû y penser.À présent, il ne restait plus que deux poulets, aussi me faut-il plus longtemps le lendemain matin pour en capturer un, même si peu m’importe lequel. Quand j’arrive au souk, le marchand est très content de me voir.

« Loué soit Allah que nous allions bien l’un et l’autre ce matin, dit-il en me souriant. Je vois que tu as un poulet.

« — Ouais, tu as raison, fais-je. Et je dépose le poulet sur la planche voilée qui lui servait de comptoir.

« Le marchand prend le poulet et le soupèse, et le tâte du pouce comme on tâte un melon. Ce poulet ne pond pas d’œufs, n’est-ce pas ? demande-t-il.

« — Pour sûr, qu’il pond des œufs ! C’est même la meilleure pondeuse qu’ait jamais eue ma maman.

« L’homme secoue alors la tête et plisse le front. Vois-tu, me dit-il, il y a un problème. Chaque œuf pondu, c’est moins de chair sur les os de cette poule. Ç’aurait peut-être été une jolie poule dodue si elle n’avait pas pondu autant d’œufs. C’est une bonne chose que tu me l’aies apportée maintenant avant qu’elle n’ait entièrement dépéri.

« — Tous ces œufs devraient bien valoir quelque chose, fais-je.

« — Je ne vois d’œufs nulle part. Je vais te dire ce que je vais faire. Je t’échange ce poulet tué, nettoyé, prêt à cuire, contre ta poule pondeuse. Tu ne trouveras pas meilleure affaire auprès des autres volaillers. Sitôt qu’ils auront appris que ce poulet est une aussi redoutable pondeuse, ils ne t’en donneront pas deux fîqs en cuivre.

« J’étais vraiment content que cet homme m’ait pris en amitié parce qu’il me révélait des choses qu’aucun autre marchand ne m’aurait dites. Aussi, sans plus tarder, j’échange ma poule sans valeur contre son poulet vidé, bien qu’il me paraisse plutôt étique, qu’il sente drôle et soit aussi d’une drôle de couleur. Je me souvenais de ce que m’avait dit ma maman et lui passe donc une ficelle avant de m’en retourner chez nous en le tirant derrière moi.

« Vous auriez dû entendre crier ma maman quand je suis arrivé ! Ce pauvre poulet plumé était complètement gâté. Par la prunelle de mes yeux ! s’écria-t-elle. Tu es le plus grand imbécile de toutes les terres de l’Islam ! La prochaine fois, porte-le sur ton épaule !

« — Ah, fais-je, j’aurais dû y penser.

« Or donc, il ne restait plus qu’un poulet et je me promets d’en tirer le meilleur parti le lendemain. À nouveau, je n’attends pas que ma maman me tire du lit. Je m’éveille tôt, me lave le visage et les mains, enfile mes plus beaux habits et pénètre dans le poulailler. Il me faut une heure pour attraper le dernier poulet, qui avait toujours été le préféré de ma maman. Il s’appelait Mouna. Finalement, je mets la main sur la volaille, qui bat des ailes et se débat. Je la sors du poulailler, et l’amène, par le pied de la colline, le sommet de la colline, par le pont et par les rues jusqu’au marché.

« Mais ce matin-là, le marchand de volaille n’était pas à son stand. J’attends plusieurs minutes, à me demander où pouvait bien être passé mon ami. Finalement, une jeune fille m’aborde. Elle était vêtue avec la réserve qui sied à une chaste femme musulmane, et je ne pouvais distinguer son visage à cause du voile ; mais quand elle se met à parler, je sais à sa voix qu’elle est sans doute la plus belle jeune fille que j’aie jamais rencontrée.

— Tu sais que c’est le meilleur moyen de s’embringuer dans les pires ennuis, fis-je remarquer à Fouad. J’ai déjà fait l’erreur de tomber amoureux au téléphone. Plus d’une fois. »

Il fronça les sourcils à cette interruption et répéta : « C’était sans doute la plus belle jeune fille que j’aie jamais rencontrée. Toujours est-il qu’elle me dit : Es-tu le monsieur qui fournissait des poulets à mon père tous les matins ?

« Et moi je fais : Je ne suis pas sûr. Je ne sais pas qui est ton père. Est-ce là son étal ? Elle me répond que oui. Et je fais : Alors, je suis bien ce monsieur, et j’ai ici notre dernier poulet. Où est ton père ce matin ?

« De grosses larmes se forment au coin de ses paupières. Elle lève les yeux avec une expression pitoyable sur le visage, du moins sur le peu que j’en aperçois. Mon père est au plus mal, me dit-elle. Le docteur ne croit pas qu’il passera la journée.

« Voilà une nouvelle qui me retourne. Puisse Allah avoir pitié de ton père et lui rendre la santé. S’il meurt, je serai obligé de vendre mon poulet à quelqu’un d’autre aujourd’hui.

« La jeune fille ne dit rien durant quelques instants. Je ne crois pas vraiment qu’elle se souciait du sort de mon poulet. Finalement, elle dit : “Mon père m’a envoyée ici ce matin pour te trouver. Sa conscience le tracasse. Il dit qu’il n’a pas marchandé honnêtement avec toi et désire se racheter avant d’être rappelé dans le sein d’Allah. Il te supplie d’accepter son âne, celui-là même qui, fidèlement, traîne sa charrette depuis plus de dix ans.

« Cette proposition me rendait un rien méfiant. Après tout, je ne connaissais pas cette jeune fille aussi bien que son père. Soyons bien clair, fais-je. Tu veux échanger ton bel âne contre ce poulet ?

« — Oui, dit-elle.

« — Il va falloir que j’y réfléchisse. C’est notre dernier poulet, vois-tu. Je réfléchis et me creuse la cervelle, mais sans rien voir là qui puisse fâcher ma maman. J’étais enfin sûr qu’elle serait satisfaite de l’une de mes affaires. D’accord, fais-je, et je saisis la longe de l’âne. Prends le poulet et dis à ton père que je vais prier pour son rétablissement. Puisse-t-il retrouver dès demain son étal dans le souk, inchallah.

« — Inchallah”, dit la jeune fille et elle baisse pudiquement les yeux. Elle s’éloigne avec le dernier poulet de ma maman et je ne l’ai jamais revue. Je pense pourtant souvent à elle, parce qu’elle est sans doute la seule femme que j’aimerai jamais.

— Ouais, c’est ça, t’as raison », dis-je en riant. Fouad avait le chic pour attirer les truands, le genre qui se trimbale avec un rasoir. On le trouve tous les soirs à La Lanterne rouge, chez Fatima ou chez Nassir. Il est bien le seul à ma connaissance à avoir le culot d’entrer là-bas tout seul. Fouad y passe un temps fou à tomber amoureux et se faire dépouiller.

« Quoi qu’il en soit, poursuit-il, je me mets en route en tramant l’âne quand me revient ce que m’avait dit ma maman. Je tire donc et pousse et lève jusqu’à ce que je sois parvenu à loger l’âne sur mes épaules. Je dois l’admettre, je ne savais pas au juste pourquoi ma maman voulait que je le transporte ainsi quand il pouvait marcher tout seul tout aussi bien que moi. Malgré tout, je n’avais pas envie de la mettre une nouvelle fois en colère.

« Je rentre en titubant, l’âne en travers du dos, et comme je redescendais la colline, je viens à passer devant le mur d’enceinte du superbe palais de cheikh Salman Mubarak. Bon, tu sais que cheikh Salman vit dans cette grande demeure avec sa fille si belle, qui a seize ans et n’a jamais ri depuis le jour de sa naissance. Elle n’a même jamais souri. Elle n’était pas muette, mais pourtant elle ne parlait pas non plus. Personne, pas même son richissime père, ne l’avait plus entendue prononcer un seul mot depuis que l’épouse du cheikh, la mère de la jeune fille, était morte alors qu’elle avait trois ans. Les docteurs disaient que si quelqu’un parvenait à la faire à nouveau rire, elle se remettrait à parler ; ou que si quelqu’un parvenait à la faire parler, elle rirait à nouveau comme tout un chacun. Cheikh Salman avait fait les propositions habituelles de récompense, et offert la main de sa fille, mais les prétendants s’étaient succédé sans succès. Et la belle jeune fille restait perpétuellement assise, maussade, derrière sa fenêtre, à regarder le monde défiler en bas de la maison.

« C’est alors que je viens à passer, portant l’âne sur mon dos. Il devait paraître bien étrange, ainsi retourné sur mes épaules, les quatre fers en l’air. On m’a dit plus tard que la belle fille du cheikh nous fixa, l’âne et moi, durant quelques secondes, puis fut prise d’une crise de fou rire inextinguible. Elle recouvra également la parole, car elle cria de toutes ses forces à son père de venir contempler le spectacle. Le cheikh en fut si reconnaissant qu’il courut sur la route à ma rencontre.

— T’a-t-il donné sa fille ? demanda Indihar.

— Je veux ! dit Fouad.

— Comme c’est romantique, répondit-elle.

— Et en l’épousant, je suis devenu l’homme le plus riche de la cité, juste après le cheikh. Et ma mère fut tout à fait ravie ; ça lui était égal de ne plus avoir de poulets. Elle vint loger avec moi et mon épouse dans le palais du cheikh. »

Je soupirai. « Qu’y a-t-il de vrai dans tout ça, Fouad ?

— Oh, fit-il. J’ai oublié une chose. Il se trouve qu’en fait le cheikh était le marchand de volaille qui se rendait au souk tous les matins. Je ne me souviens plus pour quelle raison. De sorte que la jeune fille voilée était effectivement aussi belle que je l’imaginais. »

Indihar se pencha et saisit la chope de Fouad qui était encore à moitié pleine. Elle la porte à ses lèvres et termina la bière. « Je croyais que le volailler était mourant. »

Fouad plissa le front, réfléchit intensément. « Ouais, enfin, il l’était, tu vois, mais en entendant sa fille rire et l’appeler, il fut miraculeusement guéri.

— Loué soit Allah, Source de bienfaits, dis-je.

— J’ai seulement inventé la partie concernant cheikh Salman et sa belle jeune fille, précisa Fouad.

— Je vois, je vois, dit Indihar. Et toi et ta maman, vous faites vraiment l’élevage de poulets ?

— Oh, bien sûr ! s’empressa-t-il d’affirmer. Mais nous n’en avons plus pour l’instant.

— Parce que tu les as tous échangés ?

— J’ai dit à ma maman qu’on devrait recommencer avec des poulets plus jeunes qui ont encore leurs dents.

— Dieu merci, il faut que j’aille éponger la bière renversée », dit Indihar. Elle retourna derrière son comptoir.

J’éclusai mon fond de Mort blanche. Après le récit de Fouad, il me fallait bien trois ou quatre verres pour me requinquer. « Un autre demi ? » lui demandai-je.

Il se leva. « Non, merci Marîd, mais il faut que je ramasse un peu d’argent. Je veux acheter une chaîne en or pour cette fille.

— Pourquoi ne lui donnes-tu pas une de celles que tu vends aux touristes ? »

Il prit un air horrifié. « Elle m’arracherait les yeux ! » Tout indiquait qu’il avait encore trouvé une dulcinée au sang chaud. « Au fait, le demi-Hadj a dit que je devais te montrer ça. » Il sortit de sa poche un objet qu’il déposa devant moi.

Je le ramassai. C’était lourd, brillant, en acier, et long d’une quinzaine de centimètres. Je n’en avais jamais encore tenu en main, mais je savais de quoi il s’agissait : d’un chargeur vide de pistolet automatique.

Plus grand monde n’utilisait ces antiques armes à projectile, mais Paul Jawarski se servait d’un pistolet calibre .45. Et le chargeur en provenait.

« Où as-tu trouvé ça, Fouad ? » demandai-je négligemment en faisant sauter le chargeur dans ma paume.

« Oh, dans la ruelle derrière le Che-Gay. Des fois, on trouve des pièces par terre, elles tombent des poches des clients quand ils sortent dans le passage. Je l’ai d’abord montré à Saïed et il a dit que ça te plairait d’y jeter un œil.

— Mouais. Jamais entendu parler du Che-Gay.

— T’aimerais pas. C’est plutôt mal famé. Moi-même, j’y entre jamais. Je traîne juste dans le passage.

— Ça m’a l’air prudent. C’est situé où ? »

Fouad ferma un œil, prit l’air pensif. « À Hâmidiyya. Rue Aknouli. »

Hâmidiyya. Le petit royaume de Reda Abou Adil. « Bon, et pourquoi Saïed pense-t-il que ça m’intéresserait ? »

Fouad haussa les épaules. « Il m’a pas dit. Et ça t’intéresse ? De voir ça, je veux dire ?

— Oui. Merci beaucoup, Fouad. Ça vaut bien un petit quelque chose.

— Vraiment ? Alors peut-être…

— Une autre fois, Fouad. » Je fis distraitement un geste de la main indiquant qu’il pouvait disposer. Je suppose qu’il saisit l’allusion, car je remarquai peu après qu’il s’était éclipsé. J’avais largement de quoi réfléchir. Était-ce une piste ? Paul Jawarski se planquait-il derrière l’une des plus sordides officines d’Abou Adil ? Ou bien était-ce encore un piège tendu par Saïed le demi-Hadj, qui ne pouvait pas savoir qu’il avait perdu ma confiance ?

Je n’avais guère le choix. Piège ou pas piège, il allait falloir que je suive la piste. Mais pas tout de suite.

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