6 Miller

Le chariot fonçait dans le tunnel, et ses sirènes masquaient le son strident des moteurs. Ils laissaient dans leur sillage des civils curieux et l’odeur de rapports surchauffés. Miller était penché en avant dans son siège, et il aurait souhaité que leur véhicule aille plus vite encore. Ils étaient à trois niveaux et peut-être quatre kilomètres du poste de police.

— D’accord, dit Havelock. Je suis désolé, mais là, quelque chose m’échappe.

— Quoi ? fit Miller.

Il voulait dire Qu’est-ce que tu as à jacasser comme ça ?, mais son partenaire comprit Qu’est-ce qui t’échappe ?

— Un transport de glace à des millions de kilomètres d’ici s’est fait anéantir. Pourquoi déclencher l’alerte générale ? Nos réserves d’eau dureront pendant des mois avant même la moindre mesure de rationnement. Et ce ne sont pas les transports de glace qui manquent. Alors pourquoi est-ce un événement critique ?

Miller tourna la tête et le détailla du regard. Cette corpulence ramassée, avec l’ossature épaisse due à une croissance en pesanteur standard. Exactement comme ce trou-du-cul de la transmission. Ils ne comprenaient pas. Si Havelock s’était trouvé à la place de ce James Holden, il aurait certainement commis la même connerie irresponsable. Le temps d’une respiration, ils n’appartinrent plus aux forces de sécurité et redevinrent un Ceinturien et un Terrien. Miller détourna les yeux avant qu’Havelock puisse voir le changement dans ses prunelles.

— Ce connard d’Holden ? Celui qui a effectué l’émission ? dit-il. Il vient juste de déclarer la guerre à Mars pour nous.

Le chariot fit une embardée et louvoya quand son ordinateur de bord ajusta sa course à un problème virtuel dans la circulation un demi-kilomètre devant eux. Havelock oscilla et agrippa la barre de maintien. Ils empruntèrent une rampe d’accès au niveau supérieur, et les piétons s’écartèrent pour les laisser passer.

— Tu as grandi là où l’eau est peut-être polluée, mais où elle tombe du ciel pour toi, dit Miller. L’air est plein de saletés, mais il ne risque pas de s’échapper si les joints de ta porte sont défectueux. Ce n’est pas du tout la même chose ici.

— Mais nous ne sommes pas sur ce transport, dit Havelock. Nous n’avons pas besoin de glace. Nous ne sommes pas menacés.

Miller soupira et se frotta les yeux avec le pouce et l’index, jusqu’à ce que des fantômes de fausse couleur s’épanouissent sur ses paupières.

— Quand j’étais à la Crim’, il y avait ce type, un spécialiste de l’entretien de propriété qui travaillait sur Luna, pour un contrat. Quelqu’un lui a grillé la moitié de la peau du corps avant de le balancer par un sas. Il s’est trouvé qu’il était responsable de la maintenance de soixante piaules au niveau 30. Ambiance craignos. Il avait un peu trop forcé sur les économies, et il n’avait pas remplacé les filtres à air depuis trois mois. Résultat, il commençait à y avoir de la moisissure dans trois apparts. Et tu sais ce que nous avons découvert, après ça ?

— Non, quoi ?

— Rien du tout, mais nous avons cessé de chercher. Certaines personnes doivent mourir, et il en faisait partie. Et le type qui l’a remplacé a fait nettoyer les conduits et changer les filtres en temps et en heure. C’est comme ça, dans la Ceinture. Tous ceux qui y sont venus et n’ont pas estimé que les systèmes environnementaux n’ont pas la priorité sur tout le reste sont morts jeunes. Et tous ceux qui restent sont ceux qui s’en soucient.

— L’effet sélectif ? dit Havelock. Sérieusement, tu plaides pour l’effet sélectif ? Jamais je n’aurais pensé t’entendre débiter ce genre de conneries.

— Quel genre ?

— Ces conneries de propagande raciste. Celle qui prétend que les différences environnementales ont tellement changé les Ceinturiens que ce ne sont plus seulement des êtres maigrichons souffrant d’obsessions compulsives, mais qu’ils ne sont plus vraiment humains.

— Ce n’est pas ce que je dis, rétorqua Miller en soupçonnant que c’était précisément ce qu’il disait. C’est simplement que les Ceinturiens n’ont pas une vision à long terme quand vous merdez avec leurs ressources de base. Cette eau deviendra de l’air, un agent propulseur, et tout bêtement de l’eau potable pour nous. Quand ce sujet vient sur le tapis, nous n’avons aucun sens de l’humour.

Le chariot heurta une rampe métallique. Le niveau inférieur s’éloigna sous eux. Havelock resta silencieux, puis revint à la charge :

— Ce Holden n’a pas dit que c’était Mars. Ils ont seulement trouvé une batterie martienne. Tu penses que vous allez… déclarer la guerre ? Uniquement sur la foi des images de la batterie que ce type a transmises ?

— Nous ne nous préoccupons pas de ceux qui attendent d’avoir le fin mot de l’histoire.

En tout cas pas ce soir, songea-t-il. Une fois que toute l’affaire sera dévoilée, nous verrons quelle position adopter.

Le poste de police était entre à moitié et aux trois quarts plein. Les hommes de la sécurité s’y agglutinaient par petits groupes, acquiesçaient les uns envers les autres, les yeux étrécis et les mâchoires serrées. Un des flics des Mœurs rit d’une réflexion quelconque, et son hilarité bruyante et forcée sentait la peur. Miller vit le changement s’opérer chez son partenaire tandis qu’ils traversaient la zone commune pour atteindre leurs bureaux. Havelock avait réussi à mettre la réaction de Miller sur le compte d’une hypersensibilité. Mais il fallait traverser toute la salle. Tout un poste de police. Quand ils arrivèrent devant leurs sièges, les yeux d’Havelock étaient écarquillés.

Le capitaine Shaddid fit son entrée. Son expression troublée avait disparu. Elle avait tiré ses cheveux en arrière, son uniforme tombait impeccablement et sa voix était aussi posée que celle d’un chirurgien dans un hôpital de campagne. Elle approcha du premier bureau sur son chemin et en fit un pupitre improvisé.

— Mesdames et messieurs, vous avez tous entendu la transmission. Des questions ?

— Qui a laissé cet abruti de Terrien près d’une radio ? s’écria quelqu’un.

Miller vit Havelock s’esclaffer avec les autres, mais ses yeux démentaient son attitude. Shaddid fit la moue, et l’assemblée se calma.

— Voilà quelle est la situation, dit-elle. Nous n’avons aucun moyen de contrôler cette information. Elle a été diffusée partout. Cinq sites du réseau interne l’ont relayée, et nous devons partir du principe que le public est au courant depuis déjà dix minutes. Notre rôle consiste désormais à limiter au minimum les troubles et à assurer l’intégrité de la station autour du spatiosport. Les postes 50 et 2-13 nous aideront dans cette tâche. Les autorités du spatioport ont relâché tous les vaisseaux enregistrés sur une planète intérieure. Ce qui ne signifie pas qu’ils soient tous partis. Il leur faut encore rassembler leur équipage. Mais ça veut dire qu’ils vont partir.

— Et les locaux gouvernementaux ? demanda Miller, assez fort pour être entendu de tous.

— Ce n’est pas notre problème, Dieu merci, dit Shaddid. Ils ont une infrastructure en place. Les portes anti-souffle sont fermées et verrouillées. Ils se sont isolés des principaux systèmes environnementaux, donc nous ne respirons pas leur air en ce moment.

— Eh bien, c’est un soulagement, dit Yevgeny quelque part au milieu des inspecteurs de la Crim’.

— Les mauvaises nouvelles, maintenant, reprit Shaddid, et Miller entendit cent cinquante flics retenir leur souffle. Nous avons quatre-vingts agents de l’APE sur la station. Ils sont tous employés légalement, et vous savez que c’est le genre de chose qu’ils attendaient. Le gouverneur a donné l’ordre de ne pas recourir à la détention préventive. Personne ne se fait arrêter sans avoir commis une infraction.

Un chœur de voix furieuses s’éleva.

— Pour qui se prend-il ? lança quelqu’un au fond de la salle.

Shaddid tourna vivement la tête dans cette direction, avec une célérité de mouvement digne d’un requin.

— Le gouverneur est celui qui a passé un contrat avec nous pour que nous gardions cette station en ordre de marche, répliqua-t-elle. Nous suivrons donc ses directives.

Dans sa vision périphérique, Miller vit Havelock qui approuvait de la tête. Il se demanda ce que le gouverneur pensait de l’indépendance de la Ceinture. Peut-être que l’APE n’était pas seule à guetter ce genre de situation. Shaddid continuait de parler, soulignant les réponses en matière de sécurité auxquelles ils étaient autorisés. L’inspecteur n’écoutait plus que d’une oreille distraite, et il était tellement perdu dans ses spéculations sur les ressorts politiques derrière la situation qu’il faillit ne pas entendre le capitaine prononcer son nom.

— Miller prendra la deuxième équipe et couvrira les secteurs 13 à 24. Kasagawa, troisième équipe, 25 à 36, et ainsi de suite. Ce qui fait vingt hommes par équipe, sauf pour Miller.

— Je peux me débrouiller avec dix-neuf, affirma Miller, avant de glisser à Havelock : Tu es hors de ce coup, partenaire. Un Terrien armé là-bas n’arrangerait pas les choses.

— Ouais, je l’avais vu venir.

— Bien, dit Shaddid. Vous connaissez la marche à suivre. Au boulot.

Miller rassembla sa brigade antiémeute. Tous les visages lui étaient familiers, il n’y avait là que des hommes et des femmes avec qui il avait déjà travaillé. Mentalement, il les répartit avec une efficacité presque automatique. Brown et Gelbfish avaient une expérience dans les Groupes spéciaux d’intervention, ils mèneraient les opérations sur les ailes s’il fallait contrôler une foule. Aberforth avait écopé de trois signalements pour violence excessive depuis que son gamin avait été arrêté pour vente de drogue sur Ganymède. Elle resterait donc en seconde ligne. Elle aurait l’occasion de résoudre ses problèmes de maîtrise de sa colère une autre fois. Dans tout le poste, les autres commandants de groupe prenaient des décisions similaires.

— Et maintenant, on s’équipe, conclut-il.

Ils se dirigèrent en groupe vers le magasin du matériel. Miller fit halte. Havelock était resté appuyé contre son bureau, bras croisés, les yeux perdus dans le vague. Miller était partagé entre sa sympathie pour cet homme et l’impatience. C’était dur de faire partie de l’équipe sans y avoir de rôle actif. D’un autre côté, qu’espérait-il d’autre en acceptant un contrat dans la Ceinture ? Le regard d’Havelock accrocha le sien. Ils échangèrent un simple hochement de tête. Miller fut le premier à se détourner.

Le magasin du matériel était autant un entrepôt qu’un coffre-fort de banque, et il avait été conçu par quelqu’un qui se souciait plus d’économiser l’espace que de sortir facilement ce qui s’y trouvait. L’éclairage dispensé par des diodes électroluminescentes blanches encastrées donnait au mur gris un aspect stérile. La pierre nue répercutait les voix et les pas. Des rangées d’armes à feu, des piles de boîtes de munitions, des tas de sacs à mise sous scellés, des serveurs de rechange et des uniformes de remplacement s’alignaient contre les murs et occupaient la majeure partie de l’espace. L’équipement antiémeute était rangé dans la pièce adjacente, dans des casiers d’acier gris protégés par des serrures électroniques de haute sécurité. La dotation standard comprenait des boucliers en plastique anti-impact, des protège-mentons, des plastrons et des protège-cuisses renforcés, ainsi que des casques – le tout conçu pour faire d’une poignée de membres de la sécurité une force intimidante, inhumaine.

Miller entra son code d’accès. Les serrures se désenclenchèrent et les casiers s’ouvrirent.

— Eh bien, fit-il sur le ton de la conversation. Merde alors.

Les casiers étaient aussi vides que des cercueils gris sans corps. De l’autre côté de la pièce, il entendit les jurons qui fusaient. Il ouvrit un à un tous les casiers auxquels il avait accès. C’était partout la même chose. Une Shaddid livide apparut à son côté.

— Quel est le plan B ? demanda-t-il.

Le capitaine cracha au sol, puis ferma les yeux. Ils roulèrent sous ses paupières comme si elle rêvait. Deux longues respirations plus tard, ils se rouvrirent.

— Vérifier les casiers des Groupes spéciaux d’intervention. Il devrait y avoir de quoi équiper deux personnes dans chaque groupe.

— Des snipers ? dit Miller.

— Vous avez une meilleure idée, inspecteur ? répondit-elle en appuyant sur le dernier mot.

Il leva les mains en signe de reddition. Le but de l’équipement antiémeute était d’intimider et de contrôler. Celui des GSI, de tuer avec la plus grande efficacité possible. Apparemment, leur mission venait de changer.


* * *

Au quotidien, un millier de vaisseaux occupaient le spatioport de Cérès, où l’activité ralentissait rarement et ne cessait jamais. Chaque secteur pouvait accueillir vingt appareils, la circulation des humains et du fret, les camions de transport, les grues, les chariots élévateurs industriels. Et son escouade était responsable de douze secteurs.

L’air empestait le réfrigérant et l’huile. Ici la gravité était légèrement supérieure à 0,3 g, la rotation de la station à elle seule créant une sensation d’oppression et de danger. Miller n’aimait pas cet endroit. Sentir le vide si près sous ses pieds le rendait nerveux. Quand il croisait les dockers et les équipages des transports, il ne savait jamais s’il devait sourire ou se renfrogner. Il était là pour impressionner les gens et leur rappeler de se tenir dans les lignes, mais aussi pour les rassurer et montrer par sa seule présence que tout était sous contrôle. Après avoir parcouru les trois premiers secteurs, il décida d’opter pour le sourire. C’était le genre de mensonge qu’il pratiquait le mieux.

Ils venaient d’atteindre la jonction entre les secteurs 19 et 20 quand ils entendirent crier. Miller sortit de sa poche son terminal individuel, le connecta au réseau central de surveillance et se brancha sur le système des caméras de sécurité. Il lui fallut quelques secondes pour trouver ce qu’il cherchait : un rassemblement de peut-être cinquante ou soixante civils qui bloquait toute la largeur du tunnel et la circulation dans les deux sens. Certains brandissaient des armes au-dessus de leur tête. Des couteaux, des gourdins improvisés. Et au moins deux pistolets. Des poings frappaient le vide. Au centre du groupe, un individu massif et torse nu battait quelqu’un à mort.

— En piste, dit Miller.

D’un signe, il entraîna son escouade au pas de course. Ils étaient encore à une centaine de mètres quand il vit l’homme sans chemise précipiter sa victime au sol et lui écraser la nuque du pied. La tête de la femme se tourna selon un angle qui ne laissait aucun doute. Miller fit ralentir son équipe. Inutile d’être essoufflés, l’arrestation d’un meurtrier entouré d’une foule d’amis serait déjà assez difficile.

La situation était sur le point de dégénérer, il le sentait. La foule allait faire mouvement, se rendre à l’aéroport, aux vaisseaux. Si d’autres gens se mêlaient à ce début de chaos… que se passerait-il ensuite ? Au niveau immédiatement supérieur et à moins de cinq cents mètres, il y avait un bordel qui accueillait des clients venus des planètes intérieures. L’inspecteur des douanes du secteur 21 était marié avec une fille de Luna, et il s’en était peut-être vanté un peu trop souvent.

Les cibles potentielles étaient trop nombreuses, se dit Miller en faisant signe à ses snipers de prendre du champ. Il fallait qu’il raisonne un début d’émeute, qu’il l’arrête ici, afin que personne d’autre ne soit tué.

En pensée, il vit Candace qui croisait les bras et lui demandait : Et c’est quoi, ton plan B ?

L’extérieur de la foule donna l’alerte bien avant que Miller l’atteigne. Le mouvement des corps et des menaces se modifia. Miller repoussa son feutre vers l’arrière de son crâne. Des hommes, des femmes. Le teint sombre, pâle, ou doré, mais tous avec la silhouette déliée des Ceinturiens, tous avec le rictus agressif de chimpanzés en guerre.

— Laissez-moi en descendre un ou deux, monsieur, dit Gelbfish depuis son terminal. Histoire de leur foutre une trouille de tous les dieux.

— On va y arriver, dit Miller en souriant à la foule furieuse. On va y arriver.

Le visage qu’il cherchait apparut au premier rang. Celui de Sans-Chemise. L’homme était imposant, le sang couvrait ses mains et avait éclaboussé sa joue. Le noyau de l’émeute.

— Celui-là ? demanda Gelbfish, et Miller sut qu’un minuscule point rouge brillant était fixé au centre du front de Sans-Chemise alors même que celui-ci défiait d’un regard étincelant les uniformes qui approchaient.

— Non. Ça ne ferait que déchaîner les autres.

— Alors on fait quoi ? s’enquit Brown.

Satanée bonne question.

— Monsieur, dit Gelbfish, ce fumier a un tatouage de l’APE sur l’épaule gauche.

— Eh bien, s’il faut que vous tiriez, commencez par là.

Miller s’avança et relia son terminal au système local de sonorisation. Quand il prit la parole, sa voix tonna dans les haut-parleurs placés en hauteur.

— Ici l’inspecteur Miller. À moins que vous vouliez tous être placés en détention pour complicité de meurtre, je vous suggère de vous disperser. Maintenant.

Il mit en sourdine le microphone de son terminal et ajouta, à l’adresse de Sans-Chemise :

— Pas toi, le balèze. Tu bouges un muscle et on te descend.

Dans la foule quelqu’un lança une clef anglaise, et l’outil en métal argenté décrivit une courbe basse en direction de la tête de Miller. Il réussit presque à l’éviter, mais le manche le toucha à l’oreille. Sa tête s’emplit instantanément d’un carillonnement grave, et l’humidité du sang coula sur son cou.

— Ne tirez pas ! cria-t-il. Ne tirez pas.

Des rires traversèrent la foule, comme si c’était à elle qu’il s’était adressé. Bande d’abrutis. Enhardi, Sans-Chemise s’avança. Les stéroïdes avaient gonflé ses cuisses à tel point qu’il se dandinait à chaque pas. Miller rebrancha le micro de son terminal. Tant que la foule les regardait se faire face, elle ne partait rien casser. L’émeute ne se propageait pas. Pas encore.

— Alors, mon pote, tu ne frappes à mort que les gens sans défense, ou on peut entrer dans la danse ? demanda Miller d’un ton détendu, mais sa voix retentit dans les haut-parleurs avec la puissance d’une déclaration divine.

— C’est quoi, ces conneries que tu aboies, chien de Terrien ? dit l’autre.

— Terrien ? répliqua Miller en riant sous cape. J’ai l’air d’avoir grandi dans un puits de gravité ? Je suis né sur ce caillou.

— Les Intérieurs te tiennent en laisse, enculé. Tu es leur chien.

— C’est ce que tu penses ?

— Sûrement quoui, répondit Sans-Chemise.

Sûrement que oui. Il gonfla les pectoraux. Miller réprima une soudaine envie de rire.

— Alors tuer cette pauvre femme, c’était pour le bien de la station ? Pour le bien de la Ceinture ? Ne sois pas idiot, mon gars. Ils te manipulent. Ils veulent que vous vous comportiez tous comme des émeutiers décervelés, pour avoir une raison de fermer cet endroit.

Schrauben sie sie weibchen, lâcha Sans-Chemise dans le mauvais allemand de la Ceinture, et il se pencha en avant.

D’accord, c’est la deuxième fois qu’il m’injurie, constata Miller.

— Les genoux, ordonna-t-il.

Les jambes de Sans-Chemise explosèrent en deux geysers sanglants, et il s’effondra avec un hurlement de douleur. Miller dépassa son corps qui se tortillait au sol et se campa face aux autres.

— Vous prenez vos ordres de ce pendejo ? dit-il. Écoutez-moi, vous savez tous ce qui se prépare. Nous savons quand la danse commence, comme ça, pan, pas vrai ? Ils ont bousillé tu agua, et nous connaissons tous la réponse. Ça se finit hors d’un sas, pas vrai ?

Il la lut sur leurs visages : la peur subite des snipers, et puis l’indécision. Il profita de l’avantage sans leur laisser le temps de réfléchir. Il revint au jargon du premier niveau, la langue de ceux qui possèdent l’éducation, et l’autorité :

— Vous savez ce que Mars veut ? Ils veulent que vous fassiez ça, justement. Ils veulent que ce connard à terre s’assure que tout le monde considère les Ceinturiens comme une bande de psychopathes prêts à mettre en pièces leur propre station. Ils veulent pouvoir se dire que nous sommes exactement comme eux. Eh bien, non. Nous sommes des Ceinturiens, et nous savons nous prendre en charge.

Il choisit un homme en bordure de la foule. Pas aussi musculeux que Sans-Chemise, mais d’un beau gabarit. Lui aussi avec le cercle fendu de l’APE sur le bras.

— Toi, dit-il. Tu veux te battre pour la Ceinture ?

— Pour sûr, répondit l’autre.

— Je n’en doute pas. Lui aussi, fit Miller en désignant Sans-Chemise du pouce. Mais maintenant il est estropié, et il va tomber pour meurtre. Donc nous en avons déjà perdu un. Vous voyez, vous tous ? Ils veulent nous retourner les uns contre les autres. On ne peut pas les laisser faire ça. Chacun de vous que je devrai arrêter, estropier ou tuer, ce sera un de moins quand le jour viendra. Et ce jour arrive. Mais ce n’est pas aujourd’hui. Vous comprenez ?

L’homme de l’APE eut une grimace hargneuse. Le reste de la foule s’écarta de lui, l’isolant. Miller pouvait la sentir comme un courant invisible contre lui, qui venait de changer.

— Le jour approche, hombre, dit le type de l’APE. Tu as choisi ton camp ?

Le ton était celui de la menace, mais il n’y avait pas de puissance derrière les mots. Miller inspira lentement. C’était fini.

— Toujours le camp des anges, dit-il. Pourquoi vous ne retourneriez pas tous au travail ? Ici, le spectacle est terminé, et nous avons tous encore un tas de trucs à faire.

Son élan brisé, la foule se débanda. D’abord un, puis deux qui quittèrent le rassemblement, puis tous se dispersèrent en même temps. Cinq minutes après l’arrivée de Miller, les seuls signes de l’incident étaient Sans-Chemise qui gémissait dans une flaque de son propre sang, la blessure à l’oreille de Miller et le cadavre de la femme que cinquante bons citoyens avaient regardée se faire battre à mort. Elle était de petite taille et portait une combinaison de vol marquée du signe d’une compagnie de transport martienne.

Un seul mort. La nuit n’est pas si mauvaise, songea Miller avec aigreur.

Il s’approcha de l’homme, dont le tatouage était maculé de sang, et s’accroupit auprès de lui.

— Mon pote, tu es en état d’arrestation pour le meurtre de cette dame, là, quelle que puisse être son identité. Tu n’es pas obligé de répondre aux questions sans la présence d’un avocat ou d’un représentant syndical, et si tu oses ne serait-ce qu’un regard de travers dans ma direction, je t’atomise. On s’est bien compris ?

D’après l’expression de l’homme, il sut que c’était le cas.

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