42 Miller

Dresden ne vit rien venir. Alors même que Miller levait son pistolet, le vice-président de Protogène n’enregistra aucune menace. Tout ce qu’il vit était l’ex-inspecteur tenant dans la main un objet qui se trouvait être une arme. Un chien aurait eu assez d’instinct pour s’en effrayer, mais pas Dresden.

— Miller ! s’écria Holden de très loin. Non !

Presser la détente était simple. Un déclic doux, le recul du métal dans sa main gantée, puis deux fois de plus. La tête de Dresden fut rejetée en arrière, dans un nuage de sang. Un grand écran en fut éclaboussé au point que le défilement des données en fut occulté. Miller s’approcha, tira deux autres balles dans la poitrine de sa victime, parut réfléchir un instant et rengaina son arme.

Un silence stupéfait régnait dans la pièce. Les soldats de l’APE s’entre regardaient ou dévisageaient Miller. Déroutés par cette violence soudaine, même après la ruée de l’assaut. Naomi et Amos s’étaient tournés vers Holden, et celui-ci considérait le cadavre. Le visage blessé d’Holden n’était plus qu’un masque de fureur, d’indignation, peut-être même de désespoir. Miller pouvait le comprendre. Le Terrien ne s’était toujours pas accoutumé à l’idée de faire ce qui était pourtant évident. À une époque, Miller avait éprouvé certaines difficultés pour franchir le pas, lui aussi.

Seul Fred ne semblait pas nerveux, ni ébranlé. Il ne souriait pas, ne s’était pas crispé non plus, et il ne détournait pas le regard.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? s’exclama enfin Holden à travers son nez bouché par le sang. Vous l’avez abattu de sang-froid !

— Ouais.

Le capitaine secoua la tête d’un air abasourdi.

— Et un procès ? Et la justice ? Vous décidez, et c’est comme ça ?

— Je suis flic, dit Miller, surpris du ton d’excuse qui perçait dans sa voix.

— Est-ce que vous êtes encore humain, seulement ?

— Très bien, messieurs, trancha sèchement Johnson. Le spectacle est terminé. Remettons-nous au travail. Je veux l’équipe de décryptage ici au plus tôt. Nous avons des prisonniers à évacuer et une station entière à démonter.

Le regard d’Holden passa du colonel à Miller, puis à Dresden. La fureur tétanisait presque sa mâchoire.

— Eh, Miller, réussit-il à dire.

— Ouais ? répondit l’ex-policier à mi-voix, se doutant de ce qui allait suivre.

— Trouvez-vous un autre taxi pour rentrer à la maison, lâcha le capitaine du Rossinante.

Il tourna les talons et sortit à grands pas de la pièce, suivi de son équipage. Miller les regarda s’éloigner. Le regret lui serra un peu le cœur, mais il n’y avait rien qu’il puisse faire pour changer les choses. Le trou dans la cloison parut les avaler. Il se tourna vers Fred.

— Vous prenez en stop ?

— Vous portez nos couleurs, répondit le colonel. Nous pouvons vous amener jusqu’à Tycho.

— J’apprécie le geste, dit Miller, qui ajouta, après deux secondes de silence : Vous saviez qu’il fallait le faire.

Johnson ne répondit pas. Il n’y avait rien à dire.


* * *

La station Thoth était blessée, mais pas morte. Pas encore. La nouvelle d’une équipe de sociopathes se répandit rapidement, et les forces de l’APE prirent l’avertissement au sérieux. La phase d’occupation et de contrôle dura quarante heures au lieu des vingt qu’elle aurait demandées avec des prisonniers ordinaires. Avec des humains. Miller participa comme il le put.

Les garçons de l’APE étaient pleins de bonnes intentions, mais dans leur grande majorité ils n’avaient encore jamais eu à gérer des populations captives. Ils ne savaient pas comment menotter quelqu’un à un poignet et un coude de façon que cette personne ne puisse pas tenter de les étrangler. Ils ignoraient comment neutraliser quelqu’un avec une longueur de corde passée autour de son cou afin que le prisonnier ne puisse pas s’étouffer jusqu’à en mourir, par accident ou intentionnellement. La moitié d’entre eux ne savaient même pas comment fouiller un suspect. Miller connaissait toutes ces techniques comme si c’était un jeu auquel il se serait adonné depuis l’enfance. En cinq heures il découvrit vingt couteaux dissimulés sur les membres de l’équipe scientifique. Il agissait sans presque réfléchir.

Une seconde vague de vaisseaux arriva, des transporteurs qui semblaient prêts à déverser leur air dans le vide si vous leur crachiez dessus, des spécialistes de la récupération qui entreprirent sans tarder le démantèlement du bouclier et de la superstructure de la station, tandis que d’autres rangeaient dans des caisses le précieux équipement et razziaient les pharmacies et les dépôts alimentaires. Quand la nouvelle de l’assaut atteindrait la Terre, son complexe secret serait réduit à l’état de squelette, et ses occupants cachés dans des prisons non répertoriées disséminées partout dans la Ceinture.

Protogène serait mis au courant plus vite, bien sûr. Ils possédaient des avant-postes beaucoup plus proches que ceux des planètes intérieures. Il existait un calcul pour définir le temps de réaction et le gain possible. Les mathématiques de la piraterie et de la guerre. Miller les connaissait, mais il ne s’en souciait pas outre mesure. Ces décisions revenaient à Fred Johnson et ses lieutenants. De son côté, il estimait avoir pris plus que sa part d’initiatives pour la journée.

Posthumain.

Ce mot apparaissait dans les médias tous les cinq ou six ans, et chaque fois il revêtait une signification différente. Une hormone permettant la repousse neurale ? Posthumaine. Des robots sexuels avec intelligence factice incorporée ? Posthumains. Du routage en réseau auto-optimisé ? Posthumain. C’était un mot issu du vocabulaire de la publicité, frappant et vide de sens, et il avait toujours pensé que les gens qui l’utilisaient étaient assez limités quand il s’agissait d’imaginer ce dont les humains étaient capables.

À présent, alors qu’il escortait une douzaine de prisonniers en uniforme de Protogène vers un transport prêt à les emmener vers une destination inconnue, le mot prenait une nouvelle signification.

Es-tu encore humain ?

Tout ce que posthumain désignait, littéralement, était votre état quand vous n’étiez plus humain. Protomolécule mise à part, Protogène mis à part, Dresden mis à part, avec ses rêves délirants de Gengis Khan mâtiné de Mengele, Miller se disait qu’il avait peut-être eu un coup d’avance dans le jeu tout du long. Peut-être qu’il était devenu posthumain des années plus tôt.

Le point d’équilibre entre minimum et maximum se produisit quarante heures plus tard. L’APE avait complètement dépouillé la station, et il était temps de s’éclipser avant que quelqu’un arrive avec des idées de vengeance. Miller s’installa dans un siège anti-crash. Son sang dansait à cause des amphétamines brûlées, et son esprit passait par des phases de psychose nées de la fatigue. La gravité due à la poussée fut comme un oreiller qu’on aurait appliqué sur son visage. Il se rendit vaguement compte de ses larmes. Ce qui ne signifiait rien du tout.

Dans la brume où il flottait, Dresden parlait de nouveau, déversant promesses et mensonges, demi-vérités et visions. Miller voyait les mots eux-mêmes sous la forme d’une fumée sombre s’agglomérant dans le filament noir qui s’écoulait de la protomolécule. Ses extensions se dirigeaient vers Holden, Amos, Naomi. Il essaya de trouver son arme, pour l’arrêter, pour faire ce qu’il était évident de faire. Son cri désespéré le réveilla, et il se souvint qu’il avait déjà gagné.

Julie était assise à côté de lui, et elle avait posé sur son front une main fraîche. Son sourire était doux, compréhensif. Clément.

Dors, dit-elle, et il sentit son esprit chuter dans des ténèbres profondes.


* * *

, Pampaw, dit Diogo. Acima et out, sabez ?

C’était le dixième matin de Miller sur Tycho, et la septième fois qu’il dormait dans l’appartement grand comme un placard de l’adolescent. À la manière de parler qu’avait adoptée le garçon, il sut que ce serait la dernière fois qu’il était hébergé ici. Le poisson et le compagnonnage forcé commençaient à sentir mauvais, après trois jours. Il roula hors de l’étroite couchette, se passa la main dans les cheveux et hocha la tête. Diogo se déshabilla et se glissa dans le lit sans ajouter un mot. Il empestait l’alcool et la marijuana de synthèse bon marché.

Son terminal l’informa que la deuxième équipe avait terminé son service deux heures plus tôt, et que la troisième en était à la moitié de sa matinée. Il rassembla ses affaires, les fourra dans son sac, éteignit l’éclairage sur un Diogo qui ronflait déjà, et se rendit sans se presser aux douches publiques où il consacra quelques-uns de ses derniers billets à essayer de moins ressembler à un sans-abri.

La surprise agréable lors de son retour sur la station Tycho avait été l’augmentation d’argent sur son compte. L’APE, en la personne de Fred Johnson, l’avait rétribué pour le temps passé sur Thoth. Il n’avait rien demandé, et il envisagea même de rendre l’argent. S’il avait eu le choix, il l’aurait fait. Ne l’ayant pas, il s’était évertué à faire durer ces fonds aussi longtemps que possible, non sans savourer l’ironie de la situation. Finalement, lui et le capitaine Shaddid figuraient sur le même livre de comptes.

Pendant les premiers jours après son retour sur Tycho, il s’était attendu à voir l’attaque sur Thoth faire la une des infos. UNE FIRME TERRIENNE PERD UNE STATION DE RECHERCHES, RAZZIÉE PAR DES CEINTURIENS PRIS DE FOLIE, ou quelque chose d’approchant. Il aurait dû se dénicher un emploi ou un endroit pour dormir qui ne devait rien à la charité. Il en avait eu l’intention. Mais les heures paraissaient se dissoudre d’elles-mêmes tandis qu’il hantait les bars, à regarder les écrans pendant juste quelques minutes de plus.

La Flotte martienne avait été harcelée par une série d’attaques de la part des Ceinturiens. Une demi-tonne de roche en accélération supérieure avait obligé deux de leurs vaisseaux de guerre à se dérouter. Une baisse dans l’approvisionnement en eau venu des anneaux de Saturne était soit une opération illégale d’obstruction du travail, et en conséquence une trahison, soit l’effet naturel engendré par les besoins accrus en matière de sécurité. Deux sites miniers propriétés de la Terre avaient été attaqués, sans qu’on sache si c’était là l’œuvre de Mars ou celle de l’APE. Le bilan se chiffrait à quatre cents morts. Le blocus de Mars imposé par la Terre entrait dans son troisième mois. Une coalition de scientifiques et de spécialistes du terraformage clamaient que le processus en cascade était en danger, et que, même si le conflit se terminait dans un an ou deux, la perte dans les approvisionnements se traduirait par un retour en arrière de plusieurs générations en ce qui concernait le terraformage. Tout le monde accusait tout le monde pour ce qui s’était passé sur Éros. La station Thoth n’avait aucune existence.

Elle finirait par en avoir une, néanmoins.

Avec le gros de la Flotte martienne toujours stationné sur les planètes extérieures, le siège de la Terre était une opération fragile. Le temps commençait à faire défaut. Les Martiens avaient le choix entre un retour chez eux pour tenter d’affronter les vaisseaux de la Terre, qui étaient plus anciens, plus lents mais aussi plus nombreux que les leurs, et une attaque directe sur la planète adverse. La Terre demeurait la source d’un millier de choses qui ne pouvaient pousser nulle part ailleurs, mais si quelqu’un devenait un peu trop enthousiaste, sûr de lui ou désespéré, il n’en faudrait pas beaucoup pour que les rochers se mettent à pleuvoir dans les puits de gravité.

Tout cela n’était qu’une diversion.

Il y avait cette vieille blague, Miller ne se souvenait plus où il l’avait entendue. Une fille se trouve aux funérailles de son père, et elle y rencontre ce garçon réellement séduisant. Ils parlent, font leur petite affaire, mais il se carapate avant qu’elle ait pu lui soutirer ses coordonnées. La fille ne sait pas comment faire pour retrouver la trace du garçon.

Alors, une semaine plus tard, elle assassine sa mère.

Très amusant.

C’était la logique de Protogène, de Dresden, de Thoth. Voilà quel est le problème, se disaient-ils, et voilà quelle est la solution. Que cette dernière baigne dans le sang d’innocents était un détail aussi insignifiant que la police de caractères dans laquelle les rapports étaient rédigés. Ces gens s’étaient déconnectés de l’humanité. Éteints, les amas de cellules cérébrales qui rendaient sacrée la vie, en dehors de la leur. Ou lui donnaient de la valeur. Ou la rendaient digne d’être sauvée. Tout ce que cela leur avait coûté, c’était tout lien humain.

Curieux comme la chose lui paraissait familière.

Le type qui entra dans le bar et le salua d’un signe de tête était un des amis de Diogo. Une vingtaine d’années, peut-être un peu moins. Un vétéran de la station Thoth, tout comme Miller qui ne se souvenait plus de son nom mais se rappelait l’avoir vu assez souvent dans les parages pour savoir que son comportement était différent de celui qu’il avait d’habitude. Tendu. Miller appuya sur la touche “silence” de son terminal et s’approcha de lui.

— Salut, fit-il.

Le garçon releva vivement la tête. Son visage était crispé, mais il s’efforçait de le cacher derrière le masque de la décontraction. Ce n’était que le grand-père dont Diogo lui avait parlé. Celui qui avait tué le plus grand connard de tout l’univers, tous les combattants présents sur Thoth le savaient. Miller en tirait un certain prestige, et le garçon sourit et lui désigna le tabouret voisin du sien.

— On est bien lessivé, hein ? dit l’ex-inspecteur.

— Vous ne croyez pas si bien dire.

Le garçon avait un accent saccadé. C’était un Ceinturien, d’après sa taille, mais avec une certaine instruction. Un technicien, probablement. Il commanda une boisson, et se vit servir un verre empli d’un liquide clair d’une telle volatilité que Miller pouvait le voir s’évaporer. Le garçon le but d’un trait.

— Ça ne marche pas, dit Miller.

L’autre le regarda.

— On raconte que la boisson aide, mais c’est faux, expliqua-t-il.

— Non ?

— Non. Le sexe, parfois, si tu connais une fille avec qui tu pourras parler ensuite. Ou le tir sur cible. L’exercice physique, parfois. Mais l’alcool ne te fait pas te sentir mieux. Il t’aide seulement à ne pas trop t’en faire de ne pas te sentir bien.

L’autre rit et secoua la tête. Il était sur le point de se livrer, aussi Miller s’assit et laissa le calme ambiant faire le travail à sa place. Il supposait que le garçon avait tué quelqu’un, sans doute sur Thoth, et que ce souvenir le rongeait. Mais au lieu de lui raconter son histoire, le jeune homme lui prit son terminal, tapa quelques codes locaux et le lui rendit. Un menu impressionnant apparut sur l’écran : vidéo, audio, pression de l’air et contenu, radiologie. Il fallut à Miller une seconde pour comprendre ce qu’il voyait. Ils avaient réussi à craquer le cryptage des infos venues d’Éros.

Il contemplait la protomolécule en action. Il voyait le cadavre de Juliette Andromeda Mao en gros plan. Pendant un instant, l’image de la Julie de son imagination vacilla à côté de lui.

— Si vous vous demandez si vous avez fait ce qu’il fallait quand vous avez descendu ce type, regardez ça, dit le garçon.

Miller ouvrit une vidéo. Un long couloir, assez large pour que vingt personnes l’empruntent ensemble de front. Le revêtement de sol était humide et ondulait comme la surface d’un canal. Quelque chose de petite taille passa en roulant curieusement à travers cette bouillie. Quand Miller zooma dessus, il découvrit que c’était un torse humain – cage thoracique, colonne vertébrale, et à la traîne une longueur de ce qui avait été les intestins et qui était maintenant les longs filaments noirs de la protomolécule – le tout progressant sur le moignon d’un bras. Il n’y avait pas de tête. L’écran montrait que la vidéo était sonorisée, et Miller remit le son. Le babil suraigu et insensé qu’il entendit lui rappela celui d’enfants malades mentaux chantonnant pour eux-mêmes.

— Tout est comme ça, dit le garçon. Toute la station grouille de… de ces saloperies.

— Qu’est-ce qu’elles font ?

Le garçon frissonna.

— Elles construisent quelque chose. J’ai pensé que vous deviez voir ça.

— Ah ouais ? dit Miller sans pouvoir détacher les yeux de l’écran. Qu’est-ce que je t’ai fait pour mériter ça ?

L’autre éclata de rire.

— Tout le monde pense que vous êtes un héros, depuis que vous avez buté ce type, dit-il. Et tout le monde pense que nous devrions balancer tous les prisonniers faits sur cette station par un sas.

C’est certainement ce que nous devrions faire, oui, songea Miller, si nous ne réussissons pas à les faire redevenir humains. Il passa à une autre vidéo. Le niveau des casinos où lui et Holden s’étaient trouvés, ou bien une section très semblable. Un réseau en toile d’araignée composé de ce qui rappelait des os reliait le sol au plafond. Des choses noires évoquant des limaces d’un mètre de long se mouvaient en glissant dans la structure. Elles produisaient un son étouffé, comme ces enregistrements qu’il avait entendus du ressac sur une plage. Il changea encore de vidéo. Le spatioport, avec des coques de vaisseaux hermétiquement closes et incrustées d’énormes spirales de nautile qui lui semblèrent remuer quand il les regarda.

— Tout le monde pense que vous êtes un putain de héros, dit encore le jeune homme.

Cette fois, c’était un peu agaçant.

— Non, dit Miller. Juste un gars qui a été flic.


* * *

Pourquoi la participation à une fusillade, à un assaut dans une station ennemie regorgeant de gardes et de systèmes automatiques conçus pour vous tuer, paraissait moins aberrante que de parler aux gens qui partageaient votre quotidien pendant des semaines ?

Et pourtant…

C’était le troisième changement d’équipe, et le bar de la plate-forme d’observation était réglé pour imiter la nuit. L’air charriait une odeur de fumée qui n’était pas de la fumée réelle. Un piano et une basse se battaient paresseusement en duel pendant qu’une voix masculine se lamentait en arabe. L’éclairage tamisé au ras des tables parait d’ombres douces les visages et les corps, soulignait les jambes, les ventres et les poitrines des consommateurs. Les chantiers de l’autre côté des baies vitrées étaient le théâtre d’une activité jamais démentie. S’il se rapprochait, il pouvait distinguer le Rossinante qui se remettait toujours de ses blessures. La corvette n’avait pas péri, et elle s’en sortirait plus forte encore.

Amos et Naomi étaient attablés dans un coin. Pas trace d’Alex. Pas trace d’Holden. Cela rendait les choses plus faciles. Pas complètement faciles, mais plus accessibles. Il se dirigea vers eux. Naomi fut la première à le voir, et il lut la gêne sur son visage, expression dissimulée aussi vite qu’elle était apparue. Amos tourna la tête pour savoir ce qui avait provoqué cette réaction, et les coins de sa bouche et de ses yeux ne s’incurvèrent pas plus dans un sourire que dans une moue désapprobatrice. Miller se gratta le bras, alors même qu’il n’éprouvait aucune démangeaison.

— Salut, dit-il. Je vous offre une tournée ?

Le silence s’étira une seconde de trop, puis la jeune femme réussit à sourire.

— Bien sûr. Juste une. Nous avons… ce truc. Pour le capitaine.

— Ah, ouais, dit Amos à son tour. Ce truc-là. C’est important.

Il mentait de façon encore plus malhabile que Naomi, ce qui faisait de sa conscience de la chose une partie du message qu’il envoyait.

Miller s’assit, leva la main pour appeler le serveur et, quand celui-ci lui répondit d’un signe de tête, se pencha en avant en posant ses coudes sur la table. C’était la version assise de celle, ramassée, du lutteur incliné vers l’adversaire, avec les bras protégeant les zones vulnérables qu’étaient le cou et le ventre. Une attitude qu’un homme adoptait quand il s’attendait à prendre des coups.

Le serveur vint prendre la commande, bière pour tout le monde. Miller les paya avec l’argent de l’APE et but une gorgée à son verre avant d’engager la conversation :

— Vous en êtes où, avec le vaisseau ? demanda-t-il.

— Les réparations se poursuivent, répondit Naomi. Ils l’ont vraiment amoché.

— Mais il revolera, affirma Amos. C’est un coriace.

— C’est bien. Et quand…, commença Miller avant de devoir se reprendre : Quand est-ce que vous repartez ?

— Quand le capitaine donnera le signal, dit le mécanicien. Le Rossinante est de nouveau étanche, donc ça pourrait être demain, s’il a un endroit où il veut aller.

— Et si Fred nous laisse partir, ajouta Naomi.

Elle ponctua sa remarque d’une grimace fugitive, comme si elle regrettait de ne pas avoir gardé le silence.

— C’est un problème ? demanda Miller. L’APE fait pression sur Holden ?

— C’est juste quelque chose qui m’est passé par la tête, dit Naomi. Ce n’est rien. Écoutez, Miller, merci pour le verre, mais je pense vraiment qu’il faut qu’on y aille…

Il prit une longue inspiration et se vida lentement les poumons.

— Ouais, fit-il. D’accord.

— Pars devant, dit Amos à Naomi. Je te rejoins.

Elle lui lança un regard troublé, mais le mécanicien ne lui répondit que d’un léger sourire qui pouvait avoir n’importe quelle signification.

— Entendu, dit-elle. Mais ne traîne pas trop, hein ? Le truc, souviens-toi.

— Pour le capitaine, oui. Ne t’inquiète pas.

Elle se leva et s’en alla. L’effort qu’elle fournit pour ne pas regarder par-dessus son épaule était manifeste. Miller reporta son attention sur Amos. L’éclairage donnait au mécanicien une apparence vaguement démoniaque.

— Naomi est quelqu’un de bien, dit-il. Je l’aime bien, vous savez ? Elle est comme ma petite sœur, mais plus maligne, et je la sauterais bien si elle acceptait. Vous me comprenez ?

— Ouais. Je l’aime bien, moi aussi.

— Elle n’est pas comme nous, lâcha Amos, et toute trace d’humour ou de chaleur avait disparu de sa voix.

— C’est pour ça que je l’aime bien, dit Miller.

C’était la chose à dire. Amos acquiesça.

— Donc, voilà le topo. Pour le capitaine, vous êtes un salopard, maintenant.

Le fragile canevas de bulles là où la bière touchait le verre luisait d’un éclat blanc dans l’éclairage diffus. Miller fit pivoter son verre d’un quart de tour et observa le phénomène.

— Parce que j’ai tué quelqu’un qui devait l’être ? demanda-t-il.

L’amertume dans sa voix n’avait rien de surprenant, mais elle était plus marquée qu’il ne l’aurait souhaité. Amos ne la détecta pas, ou il n’y accorda aucune importance.

— Parce que vous avez l’habitude de faire ça. Le capitaine n’est pas comme ça. Tuer les gens sans en parler avant le rend nerveux. Vous l’avez beaucoup fait sur Éros, mais… enfin, vous savez.

— Ouais.

— La station Thoth, ce n’était pas Éros. Le prochain endroit où nous irons ne sera pas non plus Éros. Holden ne veut plus de vous avec nous.

— Et vous autres ?

— Nous ne voulons pas de vous non plus, dit Amos.

Il avait parlé sans méchanceté, ni gentillesse. Il avait parlé comme s’il discutait de la fiabilité d’une jauge quelconque. Il aurait pu parler de n’importe quoi d’autre. Ses paroles frappèrent Miller en plein ventre, exactement comme il l’avait prévu. Il n’avait pas pu bloquer le coup.

— Voilà le truc, dit encore Amos. Vous et moi, nous nous ressemblons beaucoup. Nous avons roulé notre bosse. Je sais ce que je suis, et pour ce qui est de ma boussole morale, je vais vous dire, elle est déréglée. Certaines choses étaient différentes quand j’étais plus jeune. J’aurais pu finir comme un de ces connards, sur Thoth. Je le sais. C’est un truc qui n’aurait jamais pu arriver au capitaine. Il n’a pas ça en lui. C’est le type le plus droit qu’on puisse trouver dans le coin. Et quand il dit que vous êtes hors jeu, c’est comme ça parce que, comme je vois les choses, il a probablement raison. En tout cas, il a plus de chances que moi d’avoir raison.

— Compris, dit Miller.

— Bon.

Amos finit son verre. Puis celui de Naomi. Et ensuite il partit, laissant Miller seul avec son sentiment de vide intérieur. Au-dehors, le Nauvoo étalait un éventail brillant de senseurs pour effectuer un test, ou juste pour se faire beau.

À côté de lui, Julie Mao se pencha sur la table, exactement là où Amos s’était trouvé.

Eh bien, murmura-t-elle, il semble que c’est juste toi et moi, maintenant.

— Il semble, oui, répondit-il.

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