10 Miller

Quand elle commençait à s’irriter, Shaddid tapotait la pointe de son majeur contre son pouce. Cela produisait un son ténu, aussi feutré que le pas d’un chat, mais depuis que Miller avait remarqué ce tic il lui semblait devenir chaque fois plus bruyant. Aussi léger qu’il soit, il paraissait emplir son bureau.

— Miller, dit-elle avec un sourire forcé, nous sommes tous à cran, en ce moment. Les temps ont été rudes.

— Oui, madame, dit-il en baissant la tête comme un arrière prêt à se frayer un passage en force dans le mur des défenseurs adverses. Mais je pense que c’est assez important pour mériter qu’on se penche un peu plus…

— C’est un service qu’on rend à un actionnaire, rappela le capitaine. Son père est devenu nerveux. Il n’y a aucune raison de penser qu’il ait voulu que Mars détruise le Canterbury. Les tarifs douaniers remontent. Il y a eu une explosion de gaz dans une mine, sur l’un des sites de la Lune Rouge. Éros a des problèmes avec ses fermes de levure. Dans la Ceinture, il n’y a pas un jour sans que se produise un événement susceptible de faire s’inquiéter un père pour sa petite fleur de fille.

— Oui, madame, mais la synchronisation des événements…

Les doigts du capitaine accélérèrent leur tempo. Miller se mordit la lèvre. La cause était perdue.

— Ne vous mettez pas à traquer les conspirations, dit Shaddid. Nous avons tout un paquet de crimes que nous savons bien réels. La politique, la guerre, les cabales à l’échelle du système solaire ourdies par les méchants des planètes intérieures qui voudraient nous arnaquer ? Ce n’est pas votre rayon. Pondez-moi simplement un rapport qui explique que vous effectuez des recherches, je le ferai remonter, et nous pourrons nous remettre à notre boulot.

— Oui, madame.

— Autre chose ?

— Non, madame.

Shaddid hocha la tête et se tourna vers son terminal. Miller ramassa son couvre-chef sur le bord du bureau et sortit de la pièce. Un des filtres à air du poste était tombé en panne durant le week-end, et son remplacement avait laissé planer dans l’atmosphère un parfum de plastique neuf et d’ozone qu’il trouvait rassurant. Il alla s’asseoir à son bureau, croisa les doigts derrière sa tête et fixa du regard le tube lumineux au plafond. Le nœud qui s’était formé au creux de son ventre ne s’était pas détendu. C’était vraiment dommage.

— Ça n’est pas trop bien passé, alors ? demanda Havelock.

— Ça aurait pu se passer mieux.

— Elle t’a retiré la mission ?

— Non, je la conserve. Elle veut seulement que je bâcle le boulot.

— Bah, ça pourrait être pire. Au moins tu dois découvrir ce qui s’est passé. Et si tu passais simplement un peu de temps à fouiner, après le travail, juste pour garder la main, si tu vois ce que je veux dire ?

— Ouais, fit Miller. Pour garder la main.

Leurs deux bureaux étaient inhabituellement propres. La barrière de paperasse qu’Havelock avait dressée entre lui et le reste du poste s’était érodée jusqu’à disparaître, et Miller savait au regard de son équipier et aux mouvements de ses mains que le flic en lui avait envie de retourner dans les tunnels. Il n’aurait pu dire si c’était pour faire ses preuves avant son transfert, ou simplement pour briser quelques crânes. Peut-être étaient-ce là deux façons d’exprimer la même chose.

Essaie de ne pas te faire tuer avant de partir d’ici, songea Miller.

— Qu’est-ce qu’on a ? fit-il.

— Une boutique de matériel informatique. Secteur 8, troisième niveau. Une plainte pour racket.

Miller resta immobile un moment et étudia sa propre réticence comme si c’était celle d’un autre. Il se faisait l’impression d’être un chien à qui Shaddid avait donné un morceau de viande fraîche avant de lui désigner ses croquettes. La tentation d’oublier le magasin d’informatique s’épanouit en lui, et pendant quelques secondes il faillit y céder. Finalement, avec un soupir, il reposa ses pieds sur le sol et se leva.

— C’est bon, dit-il, allons rendre le commerce plus sûr dans la station.

— Belle maxime de vie, fit Havelock.

Il vérifia son arme, ce qu’il faisait beaucoup plus souvent depuis quelque temps.

La boutique était franchisée et spécialisée dans les divertissements. Les présentoirs blancs et propres proposaient du matériel pour divers environnements interactifs : simulations de bataille, jeux d’exploration, sexe. Une voix de femme ululait dans les haut-parleurs quelque chose entre l’appel musulman à la prière et l’orgasme, avec en accompagnement un rythme à la batterie. La moitié des produits était en hindi sous-titré en chinois et en espagnol, l’autre en anglais avec une traduction en hindi. L’employé, un gamin de seize, dix-sept ans, arborait comme un étendard une barbe noire pas assez fournie.

— Je peux vous aider ? demanda-t-il.

Le regard qu’il posa sur Havelock était à la limite du mépris. Le Terrien sortit son badge et le lui présenta, et dans le mouvement il s’arrangea pour que l’adolescent ait tout le temps de voir son arme.

— Nous aimerions parler à…, commença Miller avant de consulter la plainte sur son terminal. Asher Kamamatsu. Il est là ?

Le directeur de l’établissement était imposant, pour un Ceinturien. Plus grand qu’Havelock, il avait le ventre conquérant et une musculature saillante au niveau des épaules, des bras et du cou. Si Miller plissait les paupières, il discernait le garçon de dix-sept ans qu’il avait été sous les couches déposées par le temps et les désillusions, et ce garçon-là ressemblait beaucoup au jeune employé. Son bureau se révéla presque trop petit pour eux trois et encombré de boîtes pleines de logiciels pornographiques.

— Vous les avez attrapés ? demanda Kamamatsu.

— Non, répondit Miller. Nous essayons toujours de savoir qui ils sont.

— Bon sang, mais je vous l’ai déjà dit. La caméra du magasin a pris des images d’eux. Je vous ai donné le nom de ce salopard.

D’après le terminal de Miller, le suspect s’appelait Mateo Judd. C’était un docker au casier criminel sans rien de remarquable.

— Vous pensez donc qu’il agit en solo. D’accord. Nous allons le serrer et le mettre à l’ombre. Aucune raison de chercher à savoir pour qui il travaille. Probablement personne qui prendra mal la chose, de toute façon. D’après mon expérience, dans le domaine du racket les collecteurs sont remplacés dès qu’un d’entre eux tombe. Mais puisque vous êtes certain que c’est uniquement ce type qui pose problème…

L’air bougon du boutiquier lui confirma qu’il s’était bien fait comprendre. Accoudé sur une pile de cartons marqués СИРОТЛИBЫЕ ДЕBУШКИ, Havelock souriait.

— Pourquoi ne pas me dire ce qu’il voulait ? proposa Miller.

— Je l’ai déjà dit à l’autre flic, répliqua le commerçant.

— Racontez-moi.

— Il voulait nous vendre une assurance privée. Cent par mois, pareil que le dernier type.

— Le dernier type ? fit Havelock. Alors c’est déjà arrivé ?

— Bien sûr. Tout le monde doit payer quelque chose, vous savez. C’est le prix pour faire du commerce, ici.

Miller ferma son terminal en fronçant les sourcils.

— Philosophique. Mais si c’est le prix pour faire du commerce, pourquoi nous avoir appelés ?

— Parce que j’ai pensé que vous… vous autres de la police aviez le contrôle sur toute cette merde. Depuis que nous avons cessé de payer la Loca, j’ai pu faire des bénéfices corrects. Et voilà que ça recommence.

— Une minute, fit Miller. Vous dites que la Loca Greiga a cessé de vous faire cracher au bassinet en échange de sa protection ?

— Bien sûr. Et pas seulement ici. La moitié des gars du Rameau que je connaissais ne se montrent plus. On a tous cru que les flics avaient pris la situation en main, pour une fois. Mais maintenant il y a ces nouveaux salopards, et c’est la même chose, une fois de plus.

Un frisson désagréable parcourut la nuque de Miller. Il lança un regard interrogateur à Havelock, qui secoua la tête. Lui non plus n’était pas au courant. La société du Rameau d’or, l’équipe de Sohiro, la Loca Greiga. Tout le crime organisé sur Cérès souffrait du même effondrement écologique, et à présent un nouveau venu voulait prendre la place laissée libre. Peut-être par opportunisme. Peut-être pour une autre raison. Il répugnait presque à poser les questions suivantes. Son équipier allait penser qu’il devenait paranoïaque.

— À quand remonte la dernière fois où un des anciens gars est venu percevoir son enveloppe pour vous protéger ? demanda-t-il.

— Je ne sais plus. Mais ça fait déjà un bail.

— Avant ou après que Mars a détruit ce transport de glace ?

Le commerçant croisa ses bras épais et plissa les yeux.

— Avant, dit-il. Peut-être un mois ou deux avant. Quel rapport ?

— J’essaie seulement d’établir une échelle de temps qui soit juste, répondit Miller. Et le nouveau type, ce Mateo, il vous a dit qui était derrière votre nouvelle assurance ?

— C’est votre boulot de le découvrir, non ?

L’expression du boutiquier s’était tellement fermée que Miller s’imagina entendre des bruits de serrure. Oui, Asher Kamamatsu savait qui le rackettait. Il avait assez de cran pour en parler, mais pas assez pour désigner nommément le coupable.

Intéressant.

— Eh bien, merci pour les renseignements, dit Miller en se levant. Nous vous tiendrons au courant de ce que nous découvrons.

— Heureux que vous soyez sur le coup, dit Kamamatsu, répondant au sarcasme par le sarcasme.

Dans le tunnel extérieur, Miller fit halte. Le voisinage était au point de friction entre le louche et le respectable. Des traces blanches marquaient les endroits où les graffitis avaient été recouverts de peinture. Des hommes à vélo louvoyaient ici et là, et la mousse des pneus bourdonnait sur la pierre polie du sol. Miller s’avança au ralenti, les yeux fixés au plafond loin au-dessus de leur tête, jusqu’à ce qu’il repère la caméra de sécurité. Il sortit son terminal, navigua jusqu’aux fichiers correspondant au code de la caméra et croisa les références avec les clichés fixes de la boutique. Pendant un moment il fit défiler les gens en avant, puis en arrière. Et il trouva Mateo qui sortait du magasin. Un rictus suffisant déformait le visage du racketteur. Miller figea l’image et l’agrandit. Havelock regarda par-dessus son épaule et poussa un sifflement bas.

Le cercle scindé de l’APE était parfaitement visible sur le brassard du malfrat. Le même genre de brassard que celui trouvé dans l’appartement de Julie Mao.

Avec quel genre de personnes as-tu traîné, petite ? songea Miller. Tu vaux mieux que ça. Tu dois savoir que tu vaux mieux que ça.

— Eh, partenaire, dit-il à haute voix. Tu crois pouvoir rédiger le rapport pour cette entrevue ? Il y a quelque chose que j’aimerais faire, et ce ne serait peut-être pas très indiqué que tu m’accompagnes. Sans vouloir t’offenser.

— Tu vas aller poser des questions aux gars de l’APE ?

— Juste secouer quelques branches, pour voir ce qui tombe de l’arbre.


* * *

Miller aurait cru que sa seule qualité de membre sous contrat de la sécurité suffirait à le faire remarquer dans un bar réputé pour être fréquenté par les sympathisants de l’APE. En l’occurrence, la moitié des visages qu’il reconnut dans l’éclairage tamisé du John Rock Gentlemen’s Club étaient des citoyens normaux. Plusieurs travaillaient pour Hélice-Étoile, tout comme lui, mais ceux-là étaient de service. La musique était purement ceinturienne, des carillons doux accompagnés de cithare et de guitare, avec des paroles dans une demi-douzaine de langues. Il en était à sa quatrième bière, deux heures après la fin de son service, et sur le point de laisser tomber son plan qui semblait voué à l’échec, quand un grand homme mince s’assit au bar à côté de lui. Ses joues grêlées par l’acné donnaient un aspect ravagé à un visage qui sinon paraissait perpétuellement au bord de l’hilarité. Ce n’était pas le premier brassard de l’APE que l’inspecteur ait vu ce soir, mais cet homme le portait avec un air de défi et d’autorité. Miller le salua d’un hochement de tête.

— J’ai appris que vous avez posé des questions sur l’APE, dit l’inconnu. Ça vous intéresserait de la rejoindre ?

Miller sourit et leva son verre, dans un geste volontairement évasif.

— C’est à vous que je devrais m’adresser, si c’était le cas ? fit-il d’un ton dégagé.

— Peut-être bien que je pourrais vous aider.

— Peut-être bien que vous pourriez me parler de deux ou trois autres choses, alors.

Il sortit son terminal et le posa sur le comptoir en faux bambou. Le visage de Mateo Judd brillait sur l’écran. L’homme de l’APE fronça les sourcils et tourna l’appareil vers lui pour mieux voir.

— Je suis un réaliste, dit Miller. Quand Chucky Snails dirigeait les opérations de “protection”, il m’arrivait de parler à ses hommes. Idem quand la Main a pris la relève, et ensuite la société du Rameau d’or. Mon boulot ne consiste pas à empêcher les entorses faites à la loi, mais à assurer la stabilité de Cérès. Vous me comprenez ?

— J’aurais du mal à répondre par l’affirmative, dit l’homme au visage marqué par l’acné, et son accent lui donnait l’air plus cultivé que Miller ne l’aurait pensé. Qui est cet individu ?

— Il s’appelle Mateo Judd. Il a commencé à proposer sa protection dans le secteur 8. Il affirme avoir le soutien de l’APE.

— Les gens affirment beaucoup de choses, inspecteur. Car vous êtes inspecteur, n’est-ce pas ? Mais nous parlions de réalisme…

— En admettant que l’APE veuille s’introduire dans l’économie souterraine sur Cérès, tout se passerait beaucoup mieux si nous pouvions nous parler. Communiquer.

L’homme eut un rire froid et repoussa le terminal. Le barman passa devant eux, avec dans le regard une question qui n’avait pas de rapport avec leurs consommations et ne s’adressait pas à Miller.

— J’ai entendu dire qu’il régnait un certain degré de corruption au sein des forces d’Hélice-Étoile, déclara l’homme. Je dois reconnaître que je suis impressionné par votre franchise. Je vais clarifier les choses : l’APE n’est pas une organisation criminelle.

— Vraiment ? C’est moi qui me trompe, alors. Je m’étais dit que, à la façon dont elle tue pas mal de gens…

— Vous essayez de m’appâter. Nous nous défendons contre les gens qui exercent un terrorisme économique contre la Ceinture. Les Terriens. Les Martiens. Nous nous appliquons à protéger les Ceinturiens. Même vous. Inspecteur.

— Du terrorisme économique ? Ça semble un peu excessif.

— C’est ce que vous pensez ? Les planètes intérieures nous considèrent comme leur main-d’œuvre attitrée. Ils nous infligent des impôts. Ils dirigent ce que nous faisons. Au nom de la stabilité, ils imposent leurs lois et ignorent les nôtres. Dans le courant de l’année dernière, ils ont doublé le tarif douanier sur Titan. Cinq mille personnes sur une boule de glace en orbite autour de Saturne, à des mois de trajet de tout autre endroit. Pour eux, le soleil n’est qu’une étoile brillante. Vous pensez qu’ils ont une voie de recours ? Ils ont empêché toutes les entreprises de fret ceinturiennes de passer des contrats avec Europe. Leurs taxes de transit sur Ganymède sont deux fois plus élevées pour nous. La station scientifique sur Phœbé ? Nous n’avons même pas le droit de nous placer en orbite. Il n’y a pas un seul Ceinturien sur ce satellite. Quoi qu’ils fassent dans cette station, nous ne le découvrirons que lorsqu’ils nous revendront leur technologie, dans dix ans.

Miller but une gorgée de bière et désigna son terminal d’un mouvement de tête.

— Ce type n’est pas un des vôtres ?

— Non.

L’inspecteur rempocha son terminal. Curieusement, il croyait cet homme qui ne se comportait pas en voyou. Aucune morgue en lui, aucune tendance à vouloir impressionner le monde entier. Non, cet homme était sûr de son fait, amusé et, en son for intérieur, profondément las. Miller avait connu des soldats comme lui, mais aucun criminel.

— Autre chose. Je cherche quelqu’un.

— Une autre enquête ?

— Pas exactement, non. Juliette Andromeda Mao. On l’appelle Julie.

— Le nom devrait me dire quelque chose ?

Miller haussa les épaules.

— Elle fait partie de l’APE.

— Vous connaissez tout le monde à Hélice-Étoile ? répliqua l’homme et, devant l’absence de réponse : Nous sommes considérablement plus nombreux que les membres de votre société.

— Remarque pertinente. Mais si vous pouviez vous renseigner, je vous en serais reconnaissant.

— Je ne crois pas que vous soyez en position d’attendre ce genre de service.

— Ça ne coûte rien de demander.

L’homme eut un petit rire bas et posa une main sur l’épaule de Miller.

— Ne revenez plus ici, inspecteur, dit-il, et il s’éloigna dans la foule.

La mine assombrie, Miller prit une autre gorgée de bière. Il avait le sentiment vague et désagréable d’avoir commis un faux pas. Il était venu ici certain que l’APE s’intéressait à Cérès, voulait capitaliser sur la destruction du transport de glace et la montée de la peur et de la détestation envers les planètes intérieures chez les habitants de la Ceinture. Mais comment cela cadrait-il avec l’anxiété étrangement opportune du père de Julie Mao ? Ou la disparition de tous ces criminels habitués des postes de police de Cérès ? Plus il y réfléchissait et plus le problème lui faisait penser à une vidéo floue. L’image était presque là, mais presque seulement.

— Trop de points, maugréa-t-il. Pas assez de lignes.

— Je vous demande pardon ? dit le barman.

— Non, rien, fit-il en poussant la bouteille à moitié vide loin de lui. Merci.

De retour dans son appartement, il mit un peu de musique. Les chants lyriques que Candace aimait, quand ils étaient encore jeunes et, à défaut de l’être d’espoir, emplis d’un fatalisme plus enjoué. Il baissa l’éclairage à demi en se disant que, s’il parvenait à se détendre, si pendant quelques minutes il réussissait à oublier cette sensation irritante d’avoir raté un détail crucial, la pièce manquante du puzzle apparaîtrait d’elle-même.

Il s’était à moitié attendu à ce que Candace se manifeste dans ses pensées, soupirant et le regardant d’un œil sévère comme elle l’avait fait dans la vie réelle. Au lieu de quoi il se retrouva à parler avec Julie Mao. Dans cet état de somnolence qu’induisaient la fatigue et l’alcool, il l’imagina assise au bureau d’Havelock. Elle n’avait pas le bon âge et était plus jeune que la femme réelle l’aurait été. C’était la gamine souriante de la photo. La fille qui avait fait la course à bord du Razorback et qui avait gagné. Il eut le bon sens de lui poser des questions, et les réponses qu’elle donna eurent la force de la révélation. Tout devint logique. Non seulement le changement survenu dans la société du Rameau d’or et son affaire d’enlèvement, mais aussi le transfert d’Havelock, la destruction du transport de glace, sa propre vie et son propre travail. Il rêva que Julie Mao riait, et il se réveilla tard, avec la migraine.

Havelock l’attendait à son bureau. Son visage large et ramassé de Terrien lui parut curieusement étranger, mais il fit de son mieux pour repousser cette impression.

— Tu as l’air patraque, commenta son équipier. La nuit a été agitée ?

— Je vieillis, et j’ai bu de la mauvaise bière, c’est tout.

Un des membres de la brigade des mœurs cria avec colère quelque chose à propos de ses fichiers qui une fois de plus n’étaient plus accessibles, et un technicien traversa la salle en trottinant, tel un cancrelat nerveux. Havelock se pencha vers son collègue et prit une expression grave.

— Sérieux, nous faisons toujours équipe et… parole d’honneur, je pense que tu es le seul véritable ami que j’aie sur ce caillou. Tu peux me faire confiance. S’il y a quelque chose que tu as envie de dire, je suis prêt à t’écouter.

— C’est génial, dit Miller. Mais je ne sais pas de quoi tu parles. La nuit dernière a été un fiasco.

— Pas d’APE ?

— Si, bien sûr. De toute façon, tu te retournes dans ce poste, tu trouves trois types de l’APE. Je manque juste des bons renseignements.

Havelock se redressa, les lèvres si serrées qu’elles étaient livides. La dérobade de son équipier constituait une question implicite, et le Terrien désigna le panneau d’affichage. Un nouvel homicide arrivait en tête de liste. À trois heures du matin, alors que Miller était en pleine conversation onirique, quelqu’un s’était introduit chez Mateo Judd et lui avait logé dans l’œil gauche une cartouche de fusil de chasse pleine de gel balistique.

— Eh bien, dit Miller, c’était une erreur.

— Quelle erreur ?

— L’APE ne s’intéresse pas aux criminels. Elle s’intéresse aux flics.

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