44 Miller

Assis seul dans un coin, Miller regardait par la grande baie d’observation sans rien voir du panorama. Le whiskey de champignons posé sur la table basse auprès de lui n’avait pas baissé de niveau depuis qu’il l’avait commandé. Ce n’était pas vraiment une boisson. Plutôt une autorisation de s’asseoir là. Il y avait toujours une poignée de gens sans but, même sur Cérès. Des hommes et des femmes qui avaient épuisé leur capital chance. Nulle part où aller, personne à qui demander un service. Plus aucun lien avec l’immense réseau de l’humanité. Il avait toujours éprouvé une sorte de sympathie pour ces paumés, ses âmes sœurs.

Et à présent il faisait complètement partie de cette tribu des déconnectés.

Quelque chose de brillant apparut sur la peau du grand vaisseau – un système de soudures coordonnées se mettant en action selon un réseau complexe de relais, peut-être. Au-delà du Nauvoo, niché dans l’activité digne d’une ruche qui était une constante dans la station Tycho, il apercevait un morceau de courbe du Rossinante, comme un foyer qu’il avait habité autrefois. Il connaissait l’histoire de Moïse voyant une terre promise dont il ne foulerait jamais le sol. Il se demanda ce qu’aurait ressenti le vieux prophète si on l’avait amené là-bas pour un moment – un jour, une semaine, une année – avant de l’abandonner de nouveau dans le désert. Il était moins douloureux de ne jamais quitter le désert.

À son côté, Juliette Mao l’observait depuis le coin de son esprit qu’il avait aménagé pour elle.

J’étais supposé te sauver, pensa-t-il. J’étais supposé te trouver. Trouver la vérité.

— Et ce n’est pas ce que tu as fait ?

Il lui sourit, et elle fit de même, quand bien même il était las du monde et physiquement harassé. Parce que oui, bien sûr, c’était ce qu’il avait fait. Il l’avait trouvée, il avait trouvé celui qui l’avait tuée, et Holden avait raison, il avait eu sa vengeance. Tout ce qu’il s’était promis de faire, il l’avait fait. Seul problème, cela ne l’avait pas sauvé.

— Je peux vous apporter quelque chose ?

Pendant une fraction de seconde, il crut que c’était Julie qui venait de parler. La serveuse avait ouvert la bouche pour reposer la question avant qu’il secoue la tête. Elle ne pouvait pas faire cela. Et même si elle en avait été capable, il ne pouvait pas se le permettre.

Tu savais que ça ne pourrait pas durer, dit Julie. Holden. Son équipage. Tu savais que ta place n’était pas réellement avec eux. Ta place est avec moi.

Il se demanda combien de gens connus de lui avaient pris ce chemin. Il y avait chez les flics une tradition solidement ancrée consistant à manger le canon de son flingue. Elle remontait à une époque lointaine, bien avant que l’humanité se hisse hors des puits de gravité. Et il était là, sans domicile, sans ami, avec plus de sang sur les mains en un mois que durant toute la carrière qui avait précédé cette période. Le psy du service, sur Cérès, appelait cela “idéation suicidaire” quand il effectuait son speech de présentation annuelle aux équipes de la sécurité. Quelque chose qu’il fallait surveiller et détecter au plus vite, comme les morpions ou un taux de cholestérol trop élevé. Mais rien d’insurmontable, pour peu que vous vous montriez un peu prudent.

Il allait donc jouer la prudence. Pour un temps. Il verrait bien où cela le menait.

Il se leva, hésita le temps de trois battements de cœur, puis il prit son verre et le vida. Le courage liquide, disaient certains, et la recette semblait fonctionner. Il sortit son terminal, composa une demande de connexion et fit de son mieux pour paraître calme. Il n’y était pas encore. Et s’il voulait vivre, il avait besoin d’un boulot.


* * *

Sabez nichts, Pampaw, dit Diogo.

Il était vêtu d’une chemise à mailles larges et d’un pantalon à la coupe aussi enfantine que laide, et dans sa vie précédente Miller l’aurait sans doute rangé dans la catégorie des individus trop jeunes pour savoir quoi que ce soit d’utile. À présent, il attendait. Si quelque chose pouvait arracher un conseil à Diogo, c’était la promesse que cet adulte se trouve un trou à lui. Le silence s’étira. Par crainte de sembler mendier, Miller se força au silence.

— Eh bien…, fit Diogo d’un ton circonspect, eh bien… Il y a un hombre qui pourrait peut-être. Faut juste du muscle et un bon coup d’œil.

— Un emploi de garde de sécurité m’irait au poil, fit Miller. Tout ce qui peut payer les factures.

Il conversa á do. Je verrai ce qu’il dit.

— J’apprécie tout ce que tu peux faire, répondit-il avant de désigner le lit. Ça ne te dérange pas si je…

Mi cama es su cama, répondit l’adolescent.

Il s’étendit sur la couchette.

Diogo passa dans la petite cabine de douche, et le son de l’eau sur son corps effaça celui du recycleur d’air. Même à bord d’un vaisseau, Miller n’avait pas vécu dans des conditions physiques aussi intimes avec quelqu’un depuis son mariage. Pour autant, il ne serait pas allé jusqu’à qualifier le garçon d’ami.

Les occasions étaient plus rares sur Tycho qu’il ne l’avait espéré, et il n’avait pas beaucoup de références. Les quelques personnes qui le connaissaient étaient peu susceptibles de parler en sa faveur. Mais il finirait bien par dénicher quelque chose, sûrement. Tout ce dont il avait besoin, c’était d’une chance de se refaire, de recommencer à zéro et de devenir quelqu’un de différent de la personne qu’il avait été.

En admettant, bien sûr, que la Terre ou Mars – selon la planète qui sortirait vainqueur de la guerre – ne décide pas d’effacer de l’univers l’APE et toutes les stations qui lui étaient restées loyales. Et aussi que la protomolécule ne s’échappe pas d’Éros pour aller massacrer une planète. Ou une station. Ou lui. Un instant il éprouva un frisson glacé à l’idée qu’il y avait toujours un échantillon de la chose à bord du Rossinante. Si quelque chose arrivait à cette saloperie, Holden et Naomi, Alex et Amos risquaient fort de rejoindre Julie bien avant que ce soit son tour, à lui.

Il essaya de se convaincre que ce n’était plus son problème. Ce qui ne l’empêcha pas d’espérer que tout irait bien pour eux. Il souhaitait qu’ils s’en sortent, même si ce ne devait pas être le cas pour lui.

, Pampaw, dit Diogo quand la porte donnant sur le couloir s’ouvrit. Tu as entendu, Éros s’est mis à parler ?

Il se redressa sur un coude.

, continua le garçon, cette merde, je ne sais pas ce que c’est, mais elle s’est mise à émettre. Il y a même des mots, et toute cette merde. J’ai un enregistrement. Tu veux l’écouter ?

Non, se dit-il. Non, j’ai vu ces couloirs. Ce qui est arrivé à ces gens a bien failli m’arriver. Je ne veux plus avoir rien à faire avec cette abomination.

— Bien sûr, répondit-il.

Diogo prit son propre terminal et le régla. Celui de Miller tinta pour l’avertir qu’il avait reçu le document.

Chicá perdidá aux ops a mélangé une partie de ça avec de la bhangra, dit l’adolescent en esquissant un mouvement de danse avec ses hanches. C’est hard, hein ?

Lui et les autres irréguliers de l’APE s’étaient introduits dans une station de recherche de grande valeur, ils avaient affronté une des firmes les plus puissantes et les plus malfaisantes dans l’histoire du pouvoir et de la malfaisance. Et à présent ils composaient de la musique à partir des cris des mourants. Des morts. Ils dansaient sur elle dans les clubs bas de gamme. À quoi ça ressemble quand on est jeune et insensible, aujourd’hui ? se demanda Miller.

Mais non. Ce n’était pas juste. Diogo était un bon garçon. Naïf, tout simplement. L’univers pouvait changer cela pour lui, avec le temps.

— Hard, oui, dit Miller.

Et il sourit.

L’enregistrement était prêt. Il éteignit les lumières et laissa le lit étroit le soutenir dans la pression qu’engendrait la rotation. Il ne voulait pas écouter. Il ne voulait pas savoir. Mais il le fallait.

Tout d’abord, il n’y eut presque rien, des couinements électriques et un déluge sauvage de parasites. Et puis, quelque part à l’arrière-plan, de la musique. Des altos qui ressassaient en chœur un crescendo long et distant. Enfin, aussi claire que si quelqu’un parlait à un micro, une voix.

— Des lapins et des hamsters. Déstabilisant écologiquement, et ronds et bleus comme des rayons de lune. Août.

Ce n’était pas une personne réelle, la chose était quasiment certaine. Les systèmes informatiques sur Éros étaient capables de générer à la perfection n’importe quel dialecte et n’importe quel timbre de voix. Celles d’hommes, de femmes, d’enfants. Et combien de millions d’heures de données contenaient les ordinateurs et les centres de stockage à travers toute la station ?

Une autre pulsation électronique irrégulière, comme des pinsons enregistrés en boucle. Une autre voix – féminine et douce, cette fois – avec un vrombissement en fond sonore.

— Le patient se plaint d’accélérations cardiaques et de sueurs nocturnes abondantes. Début des symptômes signalé trois mois plus tôt, mais avec des antécédents de…

La voix décrut, se dilua dans le vrombissement qui augmentait en puissance. Comme un vieil homme avec des trous de gruyère dans le cerveau, le système complexe qu’avait été Éros se mourait, changeait, perdait l’esprit. Et parce que Protogène avait tout branché sur la sonorisation, Miller pouvait écouter la station qui agonisait.

— Je ne lui ai pas dit, je ne lui ai pas dit, je ne lui ai pas dit. Le lever du soleil. Je n’ai jamais vu le soleil se lever.

Miller ferma les yeux et se laissa glisser dans le sommeil, accompagné par la sérénade d’Éros. Et alors que sa conscience faiblissait, il imagina un corps étendu dans le lit à côté de lui, un corps tiède et bien vivant, animé d’une respiration lente qui suivait les ondulations des parasites.


* * *

Le directeur était un homme mince, pour ne pas dire malingre, avec les cheveux relevés haut sur le front, comme une vague qui ne retomberait jamais. Le bureau resserrait ses murs autour d’eux, bourdonnant aux moments les plus inattendus quand l’infrastructure – pour la distribution de l’eau, l’air, l’énergie – de Tycho affectait l’endroit. Une entreprise coincée entre les conduites et les tuyaux, dans l’improvisation née du manque d’argent. Le fond du fond.

— Je suis désolé, dit le patron.

Miller sentit sa gorge se serrer. De toutes les humiliations que l’univers tenait en réserve pour lui, il n’avait pas imaginé celle-ci. Il en conçut de la colère.

— Vous pensez que je ne ferai pas l’affaire ? demanda-t-il en prenant soin de conserver un ton mesuré.

— Ce n’est pas ça, affirma le gringalet. C’est… Écoutez, entre nous soit dit, ce que nous recherchons, c’est un type pas spécialement futé, vous me comprenez ? Le fils demeuré du frère de quelqu’un pourrait surveiller cet entrepôt. Et vous, vous avez toute cette expérience. À quoi ça nous servirait, quelqu’un qui connaît les protocoles de contrôle en cas d’émeute ? Ou les procédures d’enquête ? Enfin, vous comprenez, quoi. Pour ce boulot, on ne vous fournit même pas d’arme.

— Ça ne me dérange pas, répondit Miller. J’ai besoin d’un travail.

Gringalet réprima un soupir et eut ce haussement d’épaules caractéristique des Ceinturiens.

— Vous avez besoin d’autre chose que ça, dit-il.

Miller fit de son mieux pour ne pas céder à l’hilarité, de crainte qu’elle ressemble à l’expression du désespoir. Il regarda fixement le revêtement en plastique sur le mur derrière le patron jusqu’à ce que celui-ci commence à se sentir mal à l’aise. C’était un piège. Il avait trop d’expérience pour recommencer à zéro. Il en savait trop, et en conséquence il lui impossible de revenir en arrière et de prendre un nouveau départ.

— Très bien, dit-il enfin.

De l’autre côté du bureau, Gringalet souffla et eut la politesse de paraître embarrassé par la situation.

— Je peux vous poser une question ? dit-il. Pourquoi avez-vous quitté votre ancien boulot ?

— Cérès a changé de mains, répondit Miller qui remit son chapeau sur sa tête. Je n’ai pas fait partie de la nouvelle équipe. C’est tout.

— Cérès ?

Gringalet semblait perplexe, ce qui par ricochet éveilla la perplexité de Miller. Il baissa les yeux sur son terminal. L’écran affichait son historique professionnel exactement tel qu’il l’avait présenté. L’autre ne pouvait pas ne pas avoir vu.

— C’est là que j’étais en poste.

— Pour votre travail avec la police. Mais je parlais de votre dernier boulot. Enfin, j’ai vu pas mal de choses, je comprends que vous ne mentionniez pas votre travail pour l’APE, mais vous devez bien vous le dire, tout le monde sait que vous avez fait partie de cette histoire… vous savez, avec la station. Et tout le reste.

— Vous pensez que j’ai travaillé pour le compte de l’APE, dit Miller.

Interloqué, Gringalet cligna plusieurs fois des paupières.

— Vous l’avez fait, dit-il.

Ce qui, après tout, était vrai.


* * *

Rien n’avait changé dans le bureau de Fred Johnson, et tout avait changé. Le mobilier, l’odeur planant dans l’air, l’impression d’un endroit entre une salle de conférence et un centre de commande et de contrôle. Le vaisseau géant de l’autre côté de la baie vitrée était sans doute plus proche de son achèvement d’un demi pour cent, mais ce n’était pas cela. Les enjeux de la partie avaient changé, et ce qui avait été une guerre était devenu tout autre chose. Quelque chose de plus important. Quelque chose qui brillait dans les yeux de Fred et qui crispait ses épaules.

— Les talents d’un homme tel que vous nous seraient utiles, approuva Fred. C’est toujours sur les détails qu’on bute. Comment fouiller correctement un suspect, ce genre de choses. Les gars de la sécurité de Tycho se débrouillent bien, mais une fois que nous sommes hors de la station et que nous introduisons dans un autre domaine, ils ne sont plus aussi efficaces.

— C’est quelque chose que vous avez l’intention de faire plus souvent ? dit Miller, en s’efforçant de faire sonner l’interrogation comme une plaisanterie nonchalante.

Johnson ne répondit pas. Un instant, Julie se tint à côté du colonel. Miller vit leur reflet dans les écrans l’homme pensif, le fantôme amusé. Peut-être avait-il mal compris dès le départ, et peut-être que la ligne de partage entre la Ceinture et les planètes intérieures ne dépendait pas uniquement de la politique et de la gestion des ressources. Il le savait aussi bien que n’importe qui, la Ceinture offrait une vie plus rude, plus dangereuse que celle proposée par Mars ou la Terre. Et pourtant elle incitait tous ces gens – parmi les meilleurs – à quitter les puits de gravité de l’humanité pour se projeter dans les ténèbres.

L’envie d’explorer, d’étendre ses connaissances, de quitter son foyer. D’aller aussi loin qu’il était possible dans l’univers. Et maintenant Protogène et Éros offraient l’occasion de devenir des dieux, de remodeler les humains pour en faire des êtres capables de dépasser les espoirs et les rêves simplement humains. Miller comprenait qu’il soit aussi difficile pour des individus de la trempe de Fred de renoncer à cette tentation.

— Vous avez tué Dresden, dit Johnson. C’est un problème.

— Il fallait que ça arrive.

— Je n’en suis pas si sûr.

Mais il avait parlé d’un ton prudent. Pour le tester. Miller eut un sourire un peu triste.

— C’est pourquoi il fallait que ça arrive.

Le petit rire toussotant du colonel indiqua à Miller que Johnson le comprenait. Quand il se retourna pour lui faire face de nouveau, Fred posa sur lui un regard calme.

— Quand on sera à la table des négociations, quelqu’un devra répondre de cet acte. Vous avez tué un homme sans défense.

— C’est exact, reconnut Miller.

— Le moment venu, je vous livrerai aux loups pour montrer ma bonne volonté. Je ne vous protégerai pas.

— Je ne vous aurais pas demandé de me protéger.

— Même si ça signifie être un ex-flic de la Ceinture enfermé dans une prison de la Terre ?

La sanction évoquée était un euphémisme, et ils le savaient tous deux. Ta place est auprès de moi, avait dit Julie. Et donc quelle importance avait vraiment la façon dont il la rejoindrait ?

— Je n’ai aucun regret, dit-il, et une demi-respiration plus tard il eut le choc de découvrir que c’était presque vrai. S’il y a un juge qui veut me poser des questions, j’y répondrai. Ici, je cherche un boulot, pas une protection.

Au fond de son fauteuil, Johnson avait les yeux plissés par la réflexion. Miller se pencha en avant.

— Vous me mettez dans une position difficile, déclara le colonel. Tout ce que vous dites est juste. Mais j’ai du mal à croire que vous iriez jusqu’au bout de votre raisonnement. Si je vous gardais parmi nos effectifs, ce serait risqué. Ça pourrait saper ma position lors des négociations de paix.

— C’est un risque, convint Miller. Mais j’ai été sur Éros, et sur la station Thoth. J’ai volé à bord du Rossinante en compagnie d’Holden et de son équipage. Quand on en vient à l’analyse de la protomolécule et à la façon dont nous nous sommes retrouvés embringués dans ce bordel, il n’y a personne en meilleure position pour vous donner des informations. Vous pouvez arguer que j’en savais trop. Que j’avais trop de valeur pour que vous me laissiez partir.

— Ou que vous étiez trop dangereux.

— Bien sûr. Ou que j’étais trop dangereux.

Ils restèrent silencieux un moment. Sur le Nauvoo, un alignement de lumières brilla dans les tons verts et dorés, sans doute pour un test, puis s’éteignit.

— Consultant à la sécurité, lâcha Fred. Indépendant. Je ne vous donnerai aucun grade.

Je suis trop mouillé pour eux, songea Miller avec une pointe d’amusement.

— Si ça va de pair avec une couchette à moi, j’accepte.

C’était uniquement en attendant la fin de la guerre. Ensuite, il ne serait plus que de la viande bonne à broyer pour la machine. Mais cela lui convenait. Fred se renversa dans son fauteuil. Le siège émit un sifflement discret quand le dossier s’inclina un peu en arrière.

— D’accord, dit-il. Voici votre premier boulot. Donnez-moi votre analyse de la situation : quel est mon plus gros problème ?

— Le confinement des informations.

— Vous pensez que je ne peux pas empêcher qu’on sache, pour la station Thoth et la protomolécule ?

— Bien sûr que vous ne pouvez pas l’empêcher. En premier lieu, trop de gens sont déjà au courant. Et puis, l’une de ces personnes s’appelle Holden, et s’il n’a pas déjà diffusé la nouvelle sur toutes les fréquences disponibles, il le fera bientôt. Par ailleurs, vous ne pouvez pas conclure un traité de paix sans expliquer ce qui se passe. Tôt ou tard, il faudra que ça sorte.

— Et quel conseil donneriez-vous ?

Pendant une poignée de secondes Miller replongea dans l’obscurité, quand il écoutait les propos sans suite émanant de la station à l’agonie. Les voix des mourants qui l’apostrophaient par-delà le vide.

— Défendez Éros, dit-il. Tous les partis en présence vont vouloir des échantillons de la protomolécule. La seule manière de vous préserver un siège à la table des négociations, c’est d’interdire tout accès à la station.

Fred sourit.

— L’idée est bonne, admit-il. Mais comment proposez-vous d’interdire l’accès à une structure aussi vaste que la station Éros si la Terre et Mars font venir leurs flottes ?

Il n’avait pas tort. Miller eut un pincement au cœur. Même si Julie Mao – sa Julie – était morte, il eut l’impression de la trahir quand il répondit :

— Alors il faut vous en débarrasser.

— Et comment m’y prendrais-je ? rétorqua Johnson. Même si nous truffions le tout de charges nucléaires, comment avoir l’assurance absolue qu’aucune parcelle de cette chose ne pourrait pas atteindre une colonie ou un puits de gravité ? Faire exploser la station serait comme éparpiller le duvet d’un pissenlit dans le vent.

Miller n’avait jamais vu de pissenlit, mais il comprenait le problème. La plus infime portion de cette substance qui avait envahi Éros suffirait à réitérer le phénomène. Et cette substance s’épanouissait avec la radioactivité. Griller la station avec des charges nucléaires risquait fort de précipiter le développement de cette horreur au lieu de l’anéantir. Pour avoir la certitude que la protomolécule présente sur Éros ne se propage pas ailleurs, il fallait qu’ils réduisent à l’état d’atomes dissociés tout ce qui constituait la station…

— Oh, fit Miller.

— Oh ?

— Ouais. Ça ne va pas vous plaire.

— Allez-y.

— D’accord. C’est vous qui êtes demandeur. Il faut précipiter Éros dans le soleil.

— Dans le soleil…, répéta Fred. Avez-vous la moindre idée de la masse dont nous parlons ?

D’un mouvement de tête, Miller désigna la grande surface de la baie, le chantier de construction au-delà, et le Nauvoo.

— Ce géant possède des moteurs énormes, dit-il. Envoyez quelques appareils rapides jusqu’à la station, pour vous assurer que personne ne puisse y aborder. Ensuite précipitez le Nauvoo contre Éros, et propulsez l’astéroïde en direction du soleil.

Les yeux de Johnson se voilèrent pendant qu’il envisageait cette solution, calculait et soupesait.

— Il faut s’assurer que personne n’atteigne la station avant qu’elle heurte la couronne solaire. Ce sera difficile, mais Mars et la Terre sont l’un comme l’autre plus soucieux d’empêcher le camp adverse d’accéder à Éros que d’y accéder eux-mêmes.

Je suis désolé de ne pas pouvoir faire mieux, Julie, pensa-t-il. Mais ce seront des funérailles grandioses.

La respiration de Johnson se fit plus lente et plus profonde, et son regard s’égara comme s’il lisait dans l’air quelque chose que lui seul pouvait voir. Miller patienta, malgré le silence qui devenait pesant. Il s’écoula presque une minute avant que le colonel souffle bruyamment.

— Les Mormons vont très mal le prendre, lâcha-t-il.

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