21 Holden

Les vaisseaux étaient exigus, l’espace toujours précieux, et même à bord de monstres tels que le Donnager les coursives et les compartiments étaient minuscules et inconfortables. Sur le Rossinante, les seuls endroits où Holden pouvait écarter les bras sans toucher les deux cloisons étaient la coquerie et la soute. Aucune personne voyageant pour vivre ne souffrait de claustrophobie, mais le prospecteur ceinturien le plus endurci connaissait la tension croissante qui accompagnait le fait d’être coincé à bord. C’était la réaction atavique de l’animal pris au piège, l’évidence subconsciente qu’il n’y avait littéralement nulle part où aller ailleurs que dans les endroits visibles d’où vous vous veniez. La descente du vaisseau en arrivant au spatioport procurait une soudaine et parfois étourdissante évacuation de cette tension.

Souvent, elle se traduisait par une beuverie.

Comme la plupart des marins professionnels, Holden avait parfois conclu de longs voyages en se saoulant jusqu’à atteindre un état d’hébétude. Plus d’une fois il s’était aventuré dans un bordel et n’en était ressorti que parce qu’on le jetait dehors avec un compte vide, l’entrejambe douloureux et une prostate aussi sèche que le désert du Sahara. Aussi, quand Amos entra en titubant dans la pièce, au bout de trois jours, Holden sut très exactement ce qu’éprouvait le mécanicien.

Alex et lui étaient affalés sur le canapé et regardaient les infos. Deux experts habitués de l’écran discutaient des actions ceinturiennes en recourant à des mots tels que criminel, terroriste et sabotage. C’était une chaîne d’information martienne. Avec un grognement de mépris, Amos se laissa choir à côté d’eux. Holden coupa le son.

— Alors, la virée à terre a été agréable, matelot ? dit-il avec un petit sourire.

— Je ne boirai plus jamais, maugréa le mécano.

— Naomi est allée chercher du ravitaillement à ce restau de sushis, dit Alex. Du bon poisson cru enveloppé dans de fausses algues.

Amos grogna encore.

— Ce n’est pas très sympa, Alex, remarqua Holden. Laissons le foie de cet homme mourir en paix.

La porte de la suite s’ouvrit de nouveau, et Naomi fit son apparition, les bras chargés d’une pile de boîtes blanches.

— Le repas est servi, annonça-t-elle.

Alex ouvrit toutes les boîtes et distribua de petites assiettes jetables.

— Chaque fois que c’est à votre tour de rapporter à manger, vous choisissez ces rouleaux de saumon. Ça trahit un manque cruel d’imagination, dit Holden en déposant plusieurs sushis sur son assiette.

— J’aime bien le saumon, rétorqua Naomi.

Pendant qu’ils mangeaient, le calme revint dans la pièce, troublé seulement par le cliquetis des baguettes en plastique et le son léger des mets trempés dans le wasabi et la sauce de soja. Quand toute la nourriture eut disparu, Holden frotta ses yeux devenus humides à cause de la chaleur qui agressait ses sinus, et il abaissa au maximum le dossier du fauteuil où il venait de prendre place. Amos se servit d’une baguette pour se gratter sous son plâtre.

— Vous avez bossé comme des chefs pour me poser ça, dit-il. En ce moment, c’est la partie de mon corps qui est la moins douloureuse.

Naomi prit la télécommande dans la poche de l’accoudoir du siège d’Holden, remit le volume et commença à passer d’une chaîne à l’autre. Alex ferma les yeux et s’avachit doucement sur la causeuse, mains croisées sur le ventre, avec un soupir de contentement. Holden éprouva une irritation aussi subite qu’irrationnelle en voyant son équipage aussi à l’aise.

— Personne n’en a assez de téter au sein de Fred ? demanda-t-il. Moi, je sais que oui.

— Mais de quoi vous parlez, bordel ? dit Amos en secouant la tête. Je commence tout juste à apprécier.

— Ce que je veux dire, c’est : combien de temps allons-nous traîner à Tycho, à nous saouler, nous taper des prostituées et nous goinfrer de sushis sur le compte de Fred ?

— Aussi longtemps que je le pourrais ? proposa Alex.

— Vous avez un meilleur plan, donc, dit Naomi.

— Je n’ai aucun plan, mais je veux revenir dans le jeu. Nous débordions d’une colère et de rêves de vengeance justifiés en arrivant ici, et quelques pipes et quelques cuites plus tard, c’est comme s’il ne s’était rien passé.

— Euh, la vengeance a besoin d’une cible précise pour s’exercer, chef, fit remarquer Alex. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous avons un léger manque de ce côté-là.

— Ce vaisseau furtif est toujours là, quelque part. Ceux qui ont ordonné le tir aussi, répliqua Holden.

— Alors on repart et on décrit une spirale de plus en plus grande jusqu’à ce qu’on croise sa trajectoire ? demanda Alex.

Naomi rit et lui lança un sachet de sauce de soja.

— Je ne sais pas ce que nous devrions faire, avoua Holden, mais je vais finir par devenir dingue à force de rester assis ici pendant que ceux qui ont détruit notre vaisseau poursuivent leurs activités, quelles qu’elles soient.

— Nous sommes arrivés il y a trois jours seulement, dit Naomi. Nous méritons amplement ces lits moelleux, cette nourriture correcte et une chance de décompresser un peu. N’essayez pas de nous culpabiliser parce que nous en profitons à plein.

— Et puis, Johnson a dit que nous nous ferions ces fumiers avec le procès, rappela Amos.

— S’il y a un procès, contra Holden. Si. Et dans ce cas il ne se tiendra pas avant des mois, peut-être des années, et Fred sera tenu par la diplomatie et les traités. Il pourrait y avoir l’amnistie des coupables dans une des négociations, vous le savez bien.

— Vous n’avez pourtant pas hésité longtemps avant d’accepter sa proposition, Jim, dit Naomi. Vous avez changé d’avis ?

— Si Fred veut nos dépositions et en échange nous laisse nous rafistoler et nous reposer, ce n’est pas cher payé. Mais ça ne veut pas dire que de mon point de vue un procès réglera tout, ni que je suis d’accord pour rester sur la touche jusqu’à son ouverture.

D’un geste ample, il engloba le canapé en faux cuir et l’écran mural géant.

— Et puis, tout ça peut se transformer en prison. Une chouette prison, mais tant que c’est Fred qui tient les cordons de la bourse, il nous contrôle. Ne vous y trompez pas.

Naomi fronça les sourcils, et son regard se fit sérieux.

— Quelle est la solution, monsieur ? Partir ?

Holden croisa les bras pendant qu’en esprit il tournait et retournait ses propres paroles comme s’il les entendait pour la première fois. Le simple fait de formuler ses pensées les rendait d’un coup beaucoup plus claires.

— Je pense que nous devrions chercher du travail, dit-il. Nous disposons d’un appareil de qualité. Plus important encore, c’est un appareil discret et rapide. Nous pouvons naviguer sans transpondeur si c’est nécessaire. Avec la guerre, beaucoup de gens vont avoir besoin de déplacer certaines choses d’un point à un autre. Ça nous fournirait une occupation en attendant le procès que Fred promet, et une façon de nous remplir les poches au lieu de rester au chômage. Et en allant d’un endroit à un autre, nous garderions les yeux et les oreilles ouverts. On ne sait jamais ce qu’on peut trouver. Et puis, sérieusement, combien de temps allez-vous tenir à jouer aux rats de station, tous les trois ?

Il y eut un moment de silence.

— Je pourrais jouer le rat de station encore… une semaine ? dit Amos.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, chef, approuva Alex.

— La décision vous revient, monsieur, fit Naomi. Je vous suivrai, et j’aime bien l’idée de gagner de nouveau ma vie. Mais j’espère que vous n’êtes pas pressé. Quelques jours de repos supplémentaires me feraient vraiment du bien.

Holden frappa dans ses mains et se mit debout.

— Avoir un plan, voilà qui fait toute la différence. Je profite mieux de l’oisiveté quand je sais qu’elle ne sera pas éternelle.

Alex et Amos se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Le pilote avait gagné quelques billets en jouant aux fléchettes, et avec son comparse ils comptaient bien faire fructifier la somme aux jeux de cartes.

— Ne veillez pas pour moi, patronne, dit Amos à Naomi. Je me sens en veine, aujourd’hui.

Ils sortirent, et Holden passa dans le petit coin cuisine pour faire du café. Naomi le suivit.

— Une dernière chose, dit-elle.

Il ouvrit le paquet scellé de café, et l’odeur puissante envahit l’air.

— Allez-y.

— Fred s’occupe de tous les détails pour la dépouille de Kelly. Elle sera maintenue en l’état ici en attendant que nous annoncions publiquement notre survie. Ensuite il la renverra sur Mars.

Holden emplit la cafetière d’eau et la mit en route. L’appareil ne tarda pas à émettre des gargouillis discrets.

— Bien. Le lieutenant Kelly mérite tout le respect et la dignité que nous pouvons lui offrir.

— Ça m’a fait repenser à ce cube de données qu’il avait. Je n’ai pas réussi à le craquer. Le tout est protégé par une sorte de super-cryptage militaire qui me donne des migraines. Alors…

— Alors ?

— Alors j’envisage de le confier à Fred. Je sais que c’est un risque. Nous n’avons aucune idée de ce que ce cube contient, et malgré son côté charmant et son hospitalité, Fred appartient toujours à l’APE. Mais c’est aussi un haut gradé des Nations unies. Et il a une équipe de gens très capables à sa disposition dans cette station. Il serait certainement en mesure d’accéder à ces données.

Holden réfléchit un instant avant de hocher la tête.

— D’accord, je m’en occupe. Je veux savoir ce que Yao essayait de sortir du vaisseau, mais…

— Oui.

Ils partagèrent un moment de silence agréable pendant que le café passait. Il emplit deux chopes et en tendit une à la jeune femme.

— Chef, dit-elle, avant de rectifier : Jim. Jusqu’ici j’ai été un second insupportable. J’ai été stressée et terrorisée à peu près quatre-vingts pour cent du temps.

— Vous vous débrouillez admirablement pour le cacher, répondit-il.

Elle chassa le compliment d’une petite moue.

— Bref, je me suis montrée directive sur certains sujets, alors que j’aurais probablement dû m’abstenir.

— Ce n’est pas grave.

— Bon, laissez-moi finir, dit-elle. Je veux que vous le sachiez, je pense que vous avez fait tout ce qui convenait pour nous garder en vie. Vous nous avez poussés à nous concentrer sur les problèmes que nous pouvions résoudre au lieu de nous laisser nous apitoyer sur nous-mêmes. Vous nous gardez tous en orbite autour de vous. Tout le monde n’en serait pas capable. Je n’en serais pas capable. Et nous avons eu besoin de cette stabilité.

Holden ressentit une certaine fierté. Il ne s’était pas attendu à une telle déclaration, et d’ailleurs il n’y accordait pas un crédit total, mais c’était quand même plaisant à entendre.

— Merci, dit-il.

— Je ne peux pas parler au nom d’Amos et d’Alex, mais j’ai l’intention de l’affirmer. Vous n’êtes pas le capitaine simplement parce que McDowell est mort. En ce qui me concerne, vous êtes notre capitaine. Je voulais juste que vous le sachiez.

Elle baissa les yeux et rougit, comme si elle venait de confesser quelque chose. C’était peut-être le cas.

— J’essayerai de ne pas tout gâcher, dit-il.

— J’apprécierais, monsieur.


* * *

La pièce de travail de Fred Johnson était à l’image de son occupant : impressionnante, intimidante, et écrasée par les tâches qui devaient être accomplies. Elle s’étendait sur presque trois mètres carrés, soit une superficie supérieure à celle de n’importe quel compartiment individuel à bord du Rossinante. Son bureau en bois véritable paraissait vieux de plus d’un siècle, et il sentait l’essence de citron. Holden s’assit sur une chaise à peine plus basse que celle de Fred, et il considéra les montagnes de dossiers et de documents qui occupaient chaque surface plane.

Fred l’avait fait venir, mais il passa les dix premières minutes après son arrivée à parler au téléphone. Quel que soit le sujet abordé, il avait l’air très technique. Holden crut comprendre que c’était en rapport avec le vaisseau géant en construction. Il ne se formalisait pas d’être ainsi ignoré pendant quelques minutes, d’autant que la cloison derrière le colonel était entièrement occupée par un écran haute définition qu’on aurait pu prendre pour une fenêtre. On y avait une vue extraordinaire du Nauvoo passant au ralenti par l’effet de la rotation de la station. Johnson gâcha le spectacle en raccrochant.

— Désolé, dit-il. Depuis un jour nous vivons un vrai cauchemar avec le système atmosphérique intégré. Quand vous embarquez pour un voyage de plus d’un siècle avec seulement l’air que vous pouvez emmener avec vous, vous êtes beaucoup plus strict sur les pertes tolérables. Il est parfois difficile de convaincre les entrepreneurs de l’importance de ces détails.

— J’ai profité de la vue, dit Holden en désignant l’écran.

— Je commence à me demander si nous l’aurons terminé à la date prévue.

— Pourquoi ?

Avec un soupir, Fred se renversa dans son fauteuil.

— C’est cette guerre entre Mars et la Ceinture…

— Difficultés d’approvisionnement en matériaux ?

— Pas seulement. Les pirates improvisés qui affirment parler au nom de l’APE aggravent les choses. Des prospecteurs de la Ceinture bricolent des lance-torpilles et prennent pour cibles des vaisseaux de guerre martiens. Ils se font anéantir en retour, mais de temps à autre un de leurs projectiles fait mouche et tue quelques Martiens.

— Ce qui signifie que les Martiens se mettent à tirer les premiers.

Fred hocha la tête, se leva et se mit à marcher de long en large.

— Et maintenant même les honnêtes citoyens ayant une activité légale commencent à craindre de sortir de chez eux. Nous avons eu plus d’une douzaine de livraisons différées, ce mois-ci, et je crains que les retards se transforment bientôt en annulations.

— Vous savez, j’ai pensé la même chose, dit Holden.

Johnson se comporta comme s’il n’avait pas entendu.

— Je me suis trouvé sur cette passerelle de commandement. Un vaisseau non identifié vient droit sur vous, et il faut prendre une décision. Personne ne veut appuyer sur le bouton. J’ai vu un appareil grossir de plus en plus dans mon viseur alors que j’avais le doigt sur la détente. Je me souviens les avoir suppliés de mettre en panne.

Holden ne dit rien. Il connaissait cette situation. Il n’y avait aucun commentaire à faire. Fred laissa le silence s’étirer dans la pièce pendant encore une poignée de secondes, puis il se redressa de toute sa taille.

— Il faut que je vous demande un service, dit-il.

— Allez-y. Vous avez assez payé pour ça.

— Je veux vous emprunter votre vaisseau.

— Le Rossi ? Pourquoi ?

— J’ai besoin qu’on aille chercher et qu’on ramène ici quelque chose, et il me faut un appareil capable de rester discret et de se faufiler entre les unités martiennes si c’est nécessaire.

— Le Rossinante conviendrait parfaitement à cette mission, c’est vrai, mais ça ne répond pas à ma question. Pourquoi ?

Fred lui tourna le dos et regarda l’écran panoramique. Le nez du Nauvoo venait de disparaître à la vue. Ne restait plus que l’éternelle noirceur plate saupoudrée d’étoiles.

— Il faut que j’aille chercher quelqu’un sur Éros, dit-il. Une personne importante. J’ai des gens qui pourraient le faire, mais les seuls vaisseaux dont nous disposons sont des cargos légers et une poignée de navettes. Rien qui puisse effectuer l’aller-retour assez rapidement ou qui ait une chance de s’en tirer si les choses tournaient mal.

— Et cette personne a un nom ? Je veux dire, vous n’arrêtez pas de répéter que vous ne voulez pas combattre, mais la seule autre caractéristique de mon appareil, c’est son armement. Je suis sûr que l’APE a toute une liste d’objectifs qu’elle aimerait détruire.

— Vous ne me faites pas confiance.

— Non.

Fred se retourna et agrippa le dossier de son fauteuil. Les articulations de ses doigts blanchirent. Holden se demanda s’il n’était pas allé trop loin.

— Écoutez, dit-il. Vous parlez très bien de la paix, des procès et du reste. Vous désapprouvez les actes de piraterie. Vous avez une jolie station peuplée de gens très gentils. J’ai toutes les raisons de croire que vous êtes ce que vous prétendez être. Mais nous sommes là depuis trois jours, et la première fois que vous me parlez de vos plans, vous voulez emprunter mon appareil pour une mission secrète. Désolé. Si je suis partie prenante dans l’affaire, je veux en connaître tous les rouages. Pas de secrets. Même si je savais de façon certaine, et ce n’est pas le cas, que vous n’avez que de bonnes intentions, je ne marcherais pas pour ces histoires secrètes.

Pendant quelques secondes Johnson le dévisagea, puis il contourna son fauteuil et s’y assit. Holden se rendit compte qu’il tambourinait nerveusement des doigts sur sa cuisse, et il se força à cesser. Le regard de Fred descendit vers la main, puis remonta vers les yeux de son visiteur.

Holden se racla la gorge.

— Écoutez, c’est vous le mâle alpha, ici. Même si je ne savais pas qui vous avez été, vous me foutriez une pétoche de tous les diables, alors inutile d’essayer de le prouver. Mais aussi effrayé que je sois, il n’est pas question que je cède sur ce point.

Il avait espéré un rire du militaire, il n’en eut pas. Il essaya de déglutir sans bruit.

— Je parie que tous les commandants qui vous ont eu sous leurs ordres ont jugé que vous étiez un emmerdeur, dit enfin Fred.

— Je crois que mon dossier reflète assez bien la chose, répondit Holden en dissimulant du mieux possible son soulagement.

— Il faut que je me rende sur Éros pour y trouver un certain Lionel Polanski que je veux ensuite ramener sur Tycho.

— Une semaine pour le tout, si nous ne traînons pas, dit Holden après un rapide calcul mental.

— Le fait que Lionel n’existe pas réellement complique la mission.

— Ah, d’accord. Maintenant je suis largué, reconnut Holden.

— Vous vouliez être mis dans la confidence, non ? dit Fred avec des accents féroces sous le calme apparent. Voilà qui est fait. Lionel Polanski n’existe que sur le papier, et il possède des biens que M. Tycho ne veut pas posséder. Ce qui inclut un vaisseau appelé le Scopuli.

Visage tendu, Holden se pencha en avant dans son siège.

— Vous avez toute mon attention.

— Le propriétaire inexistant du Scopuli est descendu dans un hôtel borgne situé dans un des niveaux les plus mal famés d’Éros. Nous venons tout juste de recevoir le message. Nous devons agir en partant de l’hypothèse suivante : l’individu occupant cette chambre possède une connaissance intime de nos opérations, il a besoin d’aide et ne peut pas la demander ouvertement.

— Nous pouvons partir dans l’heure, dit Holden, un peu abasourdi.

Fred leva une main dans un geste étonnamment ceinturien pour un Terrien.

— Quand a-t-il été question que vous partiez ? demanda-t-il.

— Je ne prêterai pas mon vaisseau, mais je suis tout à fait d’accord pour le louer. Mon équipage et moi-même parlions justement de trouver quelque chose à faire pour nous occuper. Engagez-nous. Vous déduirez du prix tous les frais que nous vous avons déjà occasionnés.

— Non. J’ai besoin de vous.

— Faux, dit Holden. Vous avez besoin de nos dépositions. Et nous n’allons pas rester assis ici à attendre pendant un an ou deux que le bon sens reprenne ses droits. Nous ferons tous des dépositions sur vidéo, nous signerons toutes les déclarations écrites que vous voudrez pour les authentifier, mais nous allons partir pour trouver du boulot, d’une façon ou d’une autre. Alors pourquoi vous n’en profiteriez pas ?

— Non, dit Fred. Vous avez une trop grande valeur pour qu’on mette vos vies en péril.

— Et si je mets dans la balance un certain cube de données ?

Le silence revint, mais il était d’une qualité différente, cette fois.

— Écoutez, dit Holden pour pousser son avantage, vous avez besoin d’un vaisseau comme le Rossi. J’en ai un. Il vous faut un équipage pour le manœuvrer. Je l’ai aussi. Et vous désirez autant que moi savoir ce que ce cube contient.

— Je n’aime pas le risque.

— L’autre solution consiste à nous jeter dans la prison du bord et à réquisitionner notre appareil. Elle ne va pas sans risques non plus.

Johnson rit, et Holden se détendit un peu.

— Vous avez toujours le même problème qui vous a amenés ici, dit Fred. Votre appareil ressemble à une corvette de combat, quoi que puisse dire le transpondeur.

Holden se leva et prit une feuille de papier vierge sur le bureau entre eux. Il se mit à dessiner avec un des stylos qu’offrait un présentoir décoratif.

— J’ai réfléchi à la question. Vous avez toutes les machines et les outils nécessaires ici. Et nous sommes censés être un transport de gaz. Donc, fit-il en esquissant grossièrement la silhouette du Rossi, on soude une série de citernes vides de gaz comprimé en deux rangées autour de la coque. Elles permettront de dissimuler les tubes lance-torpilles. On repeint l’ensemble. On ajoute quelques saillies pour briser les lignes de l’appareil et tromper les logiciels d’identification. L’ensemble sera très moche, une vraie injure à l’aérodynamique, mais nous n’entrerons pas dans une atmosphère avant un bout de temps, de toute façon. Le vaisseau ressemblera exactement à ce qu’il sera : un appareil qu’un groupe de Ceinturiens a assemblé à la va-vite.

Il tendit la feuille à Fred. Celui-ci céda à une hilarité qui n’avait rien de simulé, soit à cause de la laideur du croquis, soit parce qu’il pensait à l’absurdité de l’idée.

— Vous pourriez faire une grosse surprise à un pirate, dit-il. Si j’accepte, vous et votre équipage m’enregistrerez vos dépositions, et vous serez embauchés en qualité de prestataires de services indépendants pour des missions comme celle d’Éros. Et vous apparaîtrez en mon nom quand les négociations de paix débuteront.

— Oui.

— Je veux avoir le droit d’enchérir sur quiconque voudrait vous engager. Vous ne signerez aucun contrat sans que j’aie pu surenchérir.

Holden tendit la main, et le colonel la serra.

— C’est un plaisir de faire affaire avec vous, Fred.

Il avait à peine quitté le bureau que Fred était déjà en communication avec les directeurs de ses ateliers. Holden sortit son terminal de poche et appela Naomi.

— Ouais ? fit-elle.

— On remballe les jouets et on prépare les enfant. Départ pour Éros.

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