Miller retrouva ses esprits peu à peu, et non sans plusieurs ratés. Dans ses rêves, il assemblait un puzzle dont les pièces changeaient constamment de forme, et chaque fois qu’il était sur le point de le terminer le rêve recommençait. La première chose à s’imposer à lui avec certitude fut la douleur au creux de ses reins, la lourdeur de ses bras et de ses jambes, puis la nausée. Plus il se rapprochait de la conscience, plus il essayait de différer son réveil. Des doigts imaginaires s’efforçaient de compléter le puzzle, et avant qu’il ait placé toutes les pièces ses yeux s’ouvrirent.
Il était incapable de bouger la tête. Quelque chose était enfoncé dans son cou : un épais faisceau de tubes noirs qui sortaient de lui et dépassaient les limites de son champ de vision. Il tenta de lever les bras, de repousser cette chose envahissante, vampirique, mais il était impuissant.
Il m’a eu, songea-t-il avec un frisson d’effroi. Je suis infecté.
La femme apparut sur sa gauche. Il fut surpris de constater que ce n’était pas Julie. Le teint était très mat, les yeux sombres et marqués d’un soupçon d’origine asiatique. Elle lui sourit. Sa chevelure noire drapait le côté de son visage.
Il sentit la gravité. Ils étaient soumis à une poussée. Ce détail lui sembla revêtir une grande importance, il ne savait pourquoi.
— Salut, inspecteur, dit Naomi. Bon retour parmi nous.
Où suis-je ? voulut-il demander. Sa gorge paraissait être d’un seul bloc. Encombrée comme une station de métro envahie par une foule de gens.
— N’essayez pas de vous lever, de parler ou de faire quoi que ce soit, dit-elle. Vous êtes resté sous anesthésie pendant environ trente-six heures. La bonne nouvelle, c’est que nous avons une infirmerie avec un système d’expertise de classe militaire et assez de médicaments pour quinze Marines martiens. Je crois que nous en avons utilisé la moitié sur vous et sur le capitaine.
Le capitaine. Holden. C’était ça. Ils s’étaient retrouvés pris dans les combats. Il y avait eu un couloir, et des gens qui tiraient. Et quelqu’un avait été malade. Il se remémorait une femme couverte de vomissures brunes, le regard vide, mais il n’aurait pu dire si cette vision faisait ou non partie d’un cauchemar.
Naomi continuait de parler. Quelque chose concernant un nettoyage complet du plasma et des cellules endommagées. Il voulut lever une main, la tendre vers elle, mais une sangle empêcha le mouvement. La douleur à son dos se concentrait dans ses reins, et il se demanda ce qu’on filtrait de son sang. Il ferma les yeux et s’endormit avant même de décider s’il désirait se reposer.
Cette fois, aucun rêve ne vint troubler son sommeil. Il s’éveilla à nouveau lorsqu’une chose au fond de sa gorge remua, tira sur son larynx et se retira. Sans ouvrir les yeux, il roula sur le flanc, toussa, vomit et rebascula de l’autre côté.
Quand il se réveilla la fois suivante, il respirait par lui-même. Sa gorge à vif lui semblait avoir été maltraitée, mais ses mains n’étaient plus attachées. Des drains sortaient de son ventre et de son flanc, et une sonde creuse de la taille d’un crayon de son pénis. Il ne ressentait aucune douleur particulière, et il en déduisit qu’on l’avait bourré d’à peu près tous les anesthésiques existants. Ses vêtements avaient disparu, et seule une blouse en papier fin protégeait sa pudeur, tandis qu’un plâtre aussi dur que la pierre immobilisait son bras gauche. Quelqu’un avait déposé son feutre sur le lit voisin du sien.
Maintenant qu’il était capable de l’étudier, il découvrit que l’infirmerie du bord ressemblait à un service médical dans une grosse production cinématographique. Pas avec les dimensions en vigueur dans un hôpital, mais par l’image noir mat et argenté qu’on se faisait d’une salle d’hôpital. Les moniteurs suspendus en hauteur à des armatures complexes surveillaient sa tension artérielle, les concentrations d’acides nucléiques, son oxygénation, l’équilibre de ses fluides corporels. Deux écrans affichaient des comptes à rebours distincts, l’un pour la prochaine série d’autophagies, l’autre pour le traitement de la douleur. Et de l’autre côté de l’allée centrale, les données concernant Holden paraissaient plus ou moins similaires.
Le Terrien avait tout d’un spectre. Sa peau était livide, et ses cornées étaient injectées de sang par une centaine d’hémorragies microscopiques. Son visage s’était boursouflé sous l’effet des stéroïdes.
— Salut, fit Miller.
Holden leva une main, l’agita doucement, sans répondre.
— On a réussi, dit-il encore.
Il avait l’impression que sa voix était un être qu’on avait traîné par les chevilles dans une ruelle.
— Ouais, marmonna enfin Holden.
— C’était moche.
— Ouais.
Miller acquiesça, et ce seul mouvement épuisa toute son énergie. Il se laissa aller et sombra sinon dans le sommeil, du moins dans une forme d’inconscience. Juste avant que son esprit ne cède à l’étourdissement, il sourit. Il avait réussi. Il se trouvait à bord du vaisseau du Terrien. Et ils allaient trouver ce que Julie avait laissé pour eux derrière elle.
Des voix le réveillèrent.
— Peut-être que vous ne devriez pas, alors.
C’était la femme. Naomi. Une partie de Miller la maudit de venir ainsi le déranger, mais une émotion transparaissait dans sa voix – pas exactement la peur ou la colère, mais quelque chose d’assez proche pour éveiller son intérêt. Il ne bougea pas, ne chercha même pas à remonter le courant jusqu’à la pleine conscience. Mais il écouta.
— J’ai besoin de le faire, disait Holden sur un ton enroué, comme celui de quelqu’un qui devrait tousser pour se dégager la gorge. Ce qui est arrivé sur Éros… tout ça a mis un tas de choses en perspective. J’ai gardé trop longtemps quelque chose pour moi.
— Capitaine…
— Non, écoutez-moi. Quand j’étais là-bas, et que je pensais n’avoir plus qu’une demi-heure à subir le boucan des machines à sous avant de mourir… Quand c’est arrivé, j’ai compris ce que je regrettais le plus. Vous comprenez ? Ces choses que j’aurais voulu faire et que je n’avais jamais eu le courage de faire. Maintenant que je les connais, je ne peux plus les ignorer. Je ne peux pas prétendre qu’elles n’existent pas.
— Capitaine, répéta Naomi, et l’émotion était encore plus perceptible dans ce seul mot.
Ne le dis pas, pauvre imbécile, pensa Miller.
— Je suis amoureux de vous, Naomi, dit Holden.
Le silence ne dura que le temps d’un battement de cœur.
— Non, monsieur. Vous n’êtes pas amoureux.
— Si. Oh, je sais ce que vous pensez. Je suis passé par une expérience très traumatisante, et j’en suis au stade où je veux absolument affirmer mon attachement à la vie, tisser des liens, et peut-être qu’une partie de ce que je ressens vient de là. Mais croyez-moi, je sais ce que j’éprouve pour vous. Et quand j’étais là-bas, je me suis rendu compte que ce qui me tenait le plus à cœur, c’était de revenir auprès de vous.
— Capitaine. Depuis combien de temps travaillons-nous ensemble ?
— Quoi ? Je ne sais pas exactement…
— En gros.
— Huit missions et demie, ce qui doit faire près de cinq ans, balbutia le Terrien, et Miller sentit sa perplexité dans la réponse.
— C’est ça. Et durant tout ce temps, avec combien de femmes appartenant aux équipages successifs avez-vous couché ?
— C’est important ?
— Juste un peu.
— Quelques-unes.
— Plus d’une douzaine ?
— Non, fit-il, mais il n’avait pas l’air très sûr.
— Disons dix.
— D’accord. Mais là, c’est différent. Je ne parle pas d’une petite aventure à bord pour faire passer le temps plus vite. Depuis que…
Miller imagina la femme levant une main pour interrompre le Terrien, ou prenant celle d’Holden, ou encore le fixant simplement d’un regard intense. Quelque chose pour endiguer ce flot de paroles.
— Et vous savez quand je suis tombée amoureuse de vous, monsieur ?
La tristesse. C’était la nature de l’émotion dans sa voix. La tristesse. La déception. Le regret.
— Quand… Quand vous…
— Je peux même vous dire quel jour c’est arrivé, affirma Naomi. Vous deviez être dans votre septième semaine de cette première mission. Je n’avais toujours pas digéré qu’un Terrien soit venu d’en dehors de l’écliptique pour me prendre le poste de second. Au début, je ne vous appréciais pas beaucoup. Vous étiez trop charmeur, trop séduisant, et beaucoup trop à l’aise dans mon fauteuil. Mais il y a eu cette partie de poker, dans la salle des machines. Vous et moi, ces deux gars de Luna venus de l’ingénierie, et Kamala Trask. Vous vous souvenez de Trask ?
— C’était la technicienne en communications. Celle qui était…
— Bâtie comme un frigo ? Avec un visage de bulldog en bas âge ?
— Je me souviens d’elle.
— Elle était dingue de vous. Elle a pleuré toutes les nuits pendant cette mission. Elle n’a pas joué parce qu’elle aimait le poker. Elle voulait seulement respirer un peu le même air que vous, et tout le monde le savait. Même vous. Et toute cette nuit-là, je vous ai observés, tous les deux, et pas une fois vous ne l’avez encouragée. Vous ne lui avez donné aucune raison de penser qu’elle avait la moindre chance avec vous. Et vous l’avez quand même traitée avec respect. Et pour la première fois, je me suis prise à penser que vous étiez peut-être quelqu’un de bien, et pour la première fois j’ai eu envie d’être celle qui partagerait votre couchette à la fin du quart.
— À cause de Trask ?
— À cause de ça, et parce que vous avez un cul superbe, monsieur. Le fait est que nous avons travaillé côte à côte pendant plus de quatre années. Et je serais allée vers vous n’importe quand, si vous me l’aviez proposé.
— Je ne savais pas, fit-il d’une voix rauque.
— Vous n’avez pas posé la question. Vous aviez toujours des vues sur quelqu’un d’autre. Et, pour être franche, je pense que les Ceinturiennes vous dégoûtaient, tout simplement. Jusqu’au Cant… Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que nous cinq. Là, j’ai remarqué que vous me regardiez. Je sais très précisément ce que ce genre de regards veut dire, parce que je l’ai pratiqué pendant quatre ans sans succès. Mais je n’ai attiré votre attention que lorsque je me suis trouvée être la seule femme à bord. Et ce n’est pas suffisant pour moi.
— Je ne sais pas…
— Non, monsieur, vous ne savez pas. C’est exactement ce que je vous explique. Je vous ai vu séduire quantité de femmes, et je connais votre technique. Vous faites une fixation sur une femme, elle commence à vous exciter. Alors vous vous persuadez qu’il existe une sorte de lien spécial entre vous deux, et quand vous en arrivez à le croire, en général elle pense aussi que c’est vrai. Ensuite vous couchez ensemble pendant quelque temps, et le lien s’effiloche peu à peu. L’un de vous commence à parler de professionnalisme, de limites à ne pas dépasser, et se met à s’inquiéter de ce que le reste de l’équipage va penser, et l’affaire se termine comme ça, sans esclandre. Une fois que c’est fini, la femme vous apprécie toujours. Elles ont toutes réagi de cette manière. Vous vous débrouillez tellement bien qu’elles n’ont même pas envie de vous détester pour ce que vous leur avez fait.
— Ce n’est pas vrai.
— C’est vrai. Et jusqu’à ce que vous compreniez que vous n’êtes pas obligé de tomber amoureux de toutes les femmes que vous voulez culbuter, je ne veux pas savoir si vous êtes amoureux de moi ou si vous voulez juste me sauter. Et je ne coucherai pas avec vous tant que vous n’aurez pas trouvé laquelle de ces deux réponses est la bonne. Et les probabilités ne penchent pas en faveur de l’amour.
— Je voulais juste…
Elle l’interrompit aussitôt :
— Si vous voulez coucher avec moi, soyez honnête. Prouvez-moi que vous me respectez assez pour l’être. D’accord ?
Miller toussa. Ce n’était pas intentionnel, il n’avait même pas été conscient que cela allait se produire. Son ventre se contracta, sa gorge se serra et il fut pris d’une toux grasse. Dès qu’elle eut commencé il ne put l’arrêter. Il se redressa un peu dans son lit, les yeux larmoyant sous l’effort. Holden était étendu sur le sien, et Naomi était assise sur le suivant, souriante, comme s’il n’y avait rien eu à entendre. Les moniteurs d’Holden montraient un rythme cardiaque et une pression artérielle en élévation. Miller espérait seulement que ce pauvre imbécile n’avait pas eu une érection alors que la sonde était toujours dans son pénis.
— Salut, inspecteur, dit Naomi. Comment vous sentez-vous ?
— Salut. J’ai connu pire, affirma-t-il avant d’ajouter, un moment plus tard : Non. Je n’ai pas connu pire. Mais ça va. C’était vraiment grave ?
— Vous étiez morts, tous les deux, répondit-elle. Sérieusement, nous avons dû annuler vos filtres de triage plus d’une fois. Le système d’expertise ne cessait de vous déclarer en phase terminale et de vous bourrer de morphine.
Elle avait parlé d’un ton léger, mais il la croyait. Il essaya de se mettre en position assise. Son corps lui paraissait toujours terriblement pesant, mais il ne savait pas si c’était à cause de sa faiblesse ou de la poussée du vaisseau. Mâchoires crispées, Holden se tenait tranquille. Miller feignit de ne rien remarquer.
— Estimations à long terme ?
— Vous devrez tous les deux subir des examens de dépistage du cancer chaque mois jusqu’à la fin de votre vie. Le capitaine a un implant là où sa thyroïde se trouvait, puisque sa glande était quasiment cuite. Nous avons dû vous ôter près de quarante centimètres d’intestins qui n’arrêtaient pas de saigner. Vous allez avoir des contusions pour le moindre choc, et si vous désirez des enfants j’espère que vous avez mis un peu de sperme en sûreté dans une banque quelque part, parce que tous vos petits soldats ont deux têtes, désormais.
Miller rit, et ses moniteurs clignotèrent en mode d’alerte avant de revenir à la normale.
— À vous entendre, on croirait que vous avez suivi une formation d’infirmière, dit-il.
— Non. Je suis ingénieur. Mais j’ai lu les tirages papier chaque jour, donc j’ai assimilé une partie du jargon. J’aimerais tant que Shed soit encore là…, dit-elle, et la tristesse revint dans sa voix.
C’était la deuxième fois que quelqu’un mentionnait Shed. Il y avait quelque chose là, mais Miller laissa tomber le sujet.
— Je vais perdre mes cheveux ? demanda-t-il.
— Peut-être. Le système vous a injecté un tas de drogues censées éviter ce désagrément, mais si les follicules meurent, les cheveux meurent.
— Une chance que j’aie toujours mon chapeau. Et pour Éros ?
Le ton faussement enjoué de la jeune femme lui fit défaut, et ce fut Holden qui répondit, en se tournant sur son lit pour regarder Miller :
— La station est morte. Je pense que nous avons été le dernier vaisseau à la quitter. Personne ne répond aux appels, et tous les systèmes automatiques se sont mis en blocage de quarantaine.
— Une opération de secours ? demanda Miller.
Il se remit à tousser. Sa gorge était toujours douloureuse.
— Ça n’arrivera pas, dit Naomi. Il y avait un million et demi de personnes sur Éros. Personne ne possède les ressources suffisantes pour mettre sur pied une opération d’une telle ampleur.
— Après tout, il y a une guerre en train, fit Holden.
Le système du vaisseau baissait l’éclairage pour la nuit. Miller était étendu sur son lit. Le système d’expertise avait fait passer son traitement dans une nouvelle phase, et depuis trois heures l’ancien inspecteur oscillait entre des poussées de fièvre intenses et des frissons qui le faisaient claquer des dents. Il avait mal aux ongles des doigts et des orteils, ainsi qu’aux dents. Le sommeil n’était pas envisageable, aussi gisait-il dans la pénombre, en essayant de se ressaisir.
Il se demandait ce que ses anciens équipiers auraient pensé de son comportement sur Éros. Havelock. Muss. Il s’efforça de les imaginer à sa place. Il avait tué des gens, et sans sourciller. La station s’était transformée en champ de mort, et quand les personnes dépositaires de l’autorité voulaient vous voir mort, la loi ne s’appliquait plus. Et certains des imbéciles ayant péri là-bas étaient ceux qui avaient tué Julie.
Il avait donc tué par vengeance. Était-il arrivé aussi bas ? Cette pensée l’attristait. Il essaya d’imaginer Julie assise auprès de lui comme Naomi l’avait été à côté d’Holden. Ce fut comme si elle guettait son invitation. Julie Mao, qu’il n’avait jamais réellement connue. Elle leva une main en guise de salut.
— Eh, fit Holden, et Julie disparut. Vous êtes réveillé ?
— Ouais. Je n’arrive pas à dormir.
— Moi non plus.
Ils restèrent silencieux un moment. Le système d’expertise bourdonnait. Le bras gauche de Miller le démangeait sous le plâtre, tandis que les tissus subissaient une nouvelle phase de repousse forcée.
— Vous allez bien ? demanda-t-il.
— Pourquoi je n’irais pas bien ? rétorqua sèchement le Terrien.
— Vous avez tué ce type. À la station. Vous l’avez abattu. Je sais bien que vous aviez déjà tiré sur des gens avant ça. À l’hôtel. Mais là, vous lui avez tiré en plein visage.
— Ouais. Je l’ai fait.
— Vous supportez ?
— Bien sûr, répondit Holden, un peu trop vite.
Les recycleurs d’air émettaient un bruit de fond continu, et le bracelet de la tension artérielle serrait le bras valide de Miller comme une main. Holden ne parlait pas, et quand il plissa les yeux l’ex-inspecteur vit une élévation de sa tension artérielle et de son activité cérébrale.
— Ils nous faisaient toujours prendre un congé, dit-il.
— Quoi ?
— Quand nous avions descendu quelqu’un. Que la personne y soit passée ou pas, ils nous forçaient toujours à prendre un congé. On devait rendre son arme. Aller parler au psy de service.
— Bureaucrates, lâcha Holden.
— Ils avaient des arguments solides, dit Miller. Tirer sur quelqu’un, ce n’est pas anodin. Tuer quelqu’un… c’est encore pire. Peu importe que la personne l’ait cherché ou que vous n’ayez pas eu d’autre choix. Bon, si, ça fait peut-être une petite différence. Mais ça ne résout pas le problème.
— On dirait pourtant que vous vous en êtes remis, vous. Non ?
— Peut-être. Écoutez, tout ce que je vous ai dit sur la manière de tuer quelqu’un, vous vous souvenez ? Sur le fait que les laisser survivre n’était pas leur rendre service ? Je suis désolé de ce qui est arrivé.
— Vous pensez que vous vous êtes trompé ?
— Non. Mais je suis quand même désolé de ce qui est arrivé.
— Ah, d’accord.
— Bordel. Écoutez, c’est une bonne chose que ça vous turlupine, voilà ce que je veux vous faire comprendre. C’est une bonne chose que vous n’arrêtiez pas de revoir ou d’entendre ce qui s’est passé. Cette part de vous-même qui est hantée par ça ? C’est comme ça que ça doit être.
Holden ne dit mot pendant un long moment, et quand il prit la parole, ce fut d’une voix aussi terne que la pierre :
— J’avais tué des gens avant, vous savez. Mais c’étaient des points lumineux sur un écran radar. Je…
— Ce n’est pas la même chose, hein ?
— Non, ce n’est pas la même chose. Est-ce que ça finit par s’effacer ?
Parfois, songea Miller.
— Non, répondit-il. Pas si vous avez encore une âme.
— Bon. Merci.
— Autre chose…
— Ouais ?
— Je sais que ça ne me regarde pas, mais je n’aimerais vraiment pas qu’elle vous repousse. Bon, vous ne comprenez rien au sexe, à l’amour et aux femmes. Ce qui veut juste dire que vous êtes né avec une queue entre les jambes. Et cette fille ? Naomi ? Elle donne l’impression de mériter qu’on s’accroche un peu, vous ne croyez pas ?
— Ouais, fit Holden. Est-ce que nous pourrions ne plus jamais aborder ce sujet ?
— Bien sûr.
Le vaisseau craquait et la gravité se déplaça d’un degré sur la droite de Miller. Correction de trajectoire. Rien d’intéressant. Il ferma les yeux et tenta de faire venir le sommeil. Son esprit était plein de morts, de Julie, d’amour et de sexe. Holden avait dit quelque chose d’important concernant la guerre, mais il ne parvenait pas à assembler les différentes pièces. Elles ne cessaient de changer. Avec un soupir, il modifia sa position. Il écrasait maintenant un des tubes de drainage, et il dut se replacer comme il était auparavant pour éviter le déclenchement d’une alarme.
Quand le bracelet mesurant la pression artérielle se rappela à son bon souvenir, ce fut parce que Julie le tenait dans ses bras, si proche qu’elle lui effleurait l’oreille de ses lèvres. Il ouvrit les yeux, et son esprit vit en même temps la fille imaginaire et les moniteurs qu’elle aurait dû masquer si elle avait été réelle.
Je t’aime aussi, disait-elle, et je vais prendre soin de toi.
Il sourit en voyant les chiffres augmenter comme son cœur s’emballait.