11 Holden

Le Donnager était laid.

Holden avait vu des photos et des vidéos des anciens navires de guerre qui parcouraient jadis les océans de la Terre, et même à l’époque des coques en acier il s’était toujours dégagé d’eux une certaine forme de beauté. Avec leurs lignes élancées, ils avaient l’apparence de créatures fendant le vent et difficilement tenues en laisse. Le Donnager ne donnait pas du tout cette impression. Comme tous les vaisseaux spatiaux à long rayon d’action, il était construit selon la configuration “tour de bureaux” : chaque pont était un étage, avec des échelles et des ascenseurs courant le long de l’axe central. La poussée constante remplaçait la gravité.

Et le Donnager ressemblait vraiment à un immeuble couché sur le flanc. Massif et parsemé de petites protubérances bulbeuses à des endroits apparemment fortuits. Avec ses quelque cinq cents mètres de long, il avait la taille d’une tour de cent trente étages. D’après Alex, son poids à vide était de deux cent cinquante mille tonnes, et il semblait plus lourd. Une fois de plus, Holden se dit qu’une bonne partie du sens esthétique humain s’était formé à l’époque ou des appareils profilés fendaient les airs. Le Donnager ne se déplacerait jamais dans un milieu plus épais qu’un nuage de gaz interstellaire, de sorte que les courbes et les angles constituaient une perte d’espace. Le résultat était laid.

Il était aussi intimidant. Tandis qu’Holden l’observait de son siège voisin de celui d’Alex dans le cockpit du Knight, l’énorme vaisseau de guerre s’aligna sur leur trajectoire et s’approcha jusqu’à sembler stopper au-dessus d’eux. Une rampe d’accostage apparut dans le ventre plat et noir du Donnager, dessinée par un carré de faible lumière rouge. Le Knight émettait des bips répétés, ce qui lui rappela des faisceaux de ciblage laser pointés sur leur coque. Il chercha les canons de défense rapprochée braqués sur lui, mais ne put les repérer.

Quand Alex parla, il sursauta.

— Bien compris, Donnager, dit le pilote. Commandes bloquées. Je coupe la poussée principale.

Les derniers vestiges de poids disparurent. Les deux appareils se déplaçaient toujours à plusieurs centaines de kilomètres par minute, mais leurs trajectoires similaires créaient l’illusion de l’immobilité.

— Permission d’accoster, chef. Je fais entrer la navette ?

— Il semble un peu tard pour une tentative de fuite, monsieur Kamal, répondit Holden.

Il s’imagina Alex commettant une erreur que le Donnager interprétait comme une menace, et les canons de défense rapprochée envoyant deux cent mille lingots d’acier revêtus de Teflon pour les transpercer.

— En douceur, Alex, dit-il.

— On dit qu’un de ces appareils est capable de détruire toute une planète, fit Naomi par le circuit comm.

Elle se trouvait au poste des ops, un pont plus bas.

— N’importe qui peut détruire une planète depuis son orbite, répliqua Holden. Il suffit de balancer des enclumes par les sas. Cet engin-là pourrait détruire… merde. N’importe quoi.

Les réacteurs de manœuvre les déplaçaient par petite touches. Holden savait qu’Alex les guidait à l’intérieur du vaisseau de guerre, mais il ne pouvait se départir de l’impression que le Donnager les avalait.


* * *

L’accostage prit près d’une heure. Un fois que le Knight fut à l’intérieur de la cale, un bras de manipulation énorme se saisit de la navette et la déposa dans une zone déserte du pont. Des pinces se refermèrent sur l’appareil, et le Knight retentit d’un son métallique qui rappela à Holden les serrures magnétiques d’une cellule de prison à bord d’un vaisseau.

Les Martiens étirèrent un conduit d’accostage d’une des parois et en fixèrent l’embout au sas de la navette. Holden rassembla l’équipage devant l’écoutille intérieure.

— Pas de flingues, pas de couteaux, rien qui puisse avoir l’air d’une arme, recommanda-t-il. Ils nous laisseront sans doute nos terminaux individuels, mais gardez-les éteints, par simple précaution. S’ils vous les demandent, vous les leur donnez sans râler. Notre survie tient peut-être à ce qu’ils nous jugent accommodants.

— Ouais, grogna Amos, ces fumiers ont tué McDowell, mais c’est à nous d’agir gentiment…

Le pilote allait répondre, mais Holden le prit de vitesse :

— Alex, vous avez effectué vingt vols avec la Flotte de la République martienne. Il y a quelque chose d’autre que nous devrions savoir ?

— Pareils que ce que vous avez dit, chef. Oui, monsieur, non, monsieur, et le petit doigt sur la couture quand on vous donne un ordre. Avec les simples soldats, ça devrait aller, mais on a appris aux officiers à ne plus avoir aucun sens de l’humour.

Holden considéra son équipage restreint, et il espéra ne pas les avoir condamnés à mort en les amenant là. Il déverrouilla l’écoutille, et ils se laissèrent dériver en apesanteur dans le court conduit d’accostage. Quand ils atteignirent l’autre extrémité et le sas, une surface d’un gris terne immaculé, tout le monde descendit vers le sol. Les semelles magnétiques de leurs bottes les rivèrent au plancher. Le sas se ferma et siffla pendant plusieurs secondes avant de s’ouvrir sur une salle plus vaste où se tenaient une douzaine de personnes. Holden reconnut le commandant Theresa Yao. Plusieurs autres portaient l’uniforme d’officier de la Flotte, et ils faisaient sans doute partie de ses proches subordonnés. Il y avait aussi un homme vêtu en simple soldat, qui masquait mal son impatience, et six Marines en tenue de combat renforcée, dont les fusils d’assaut étaient dirigés sur Holden. Il leva les mains.

— Nous ne sommes pas armés, dit-il avec un sourire, en faisant de son mieux pour paraître inoffensif.

Les fusils d’assaut restèrent braqués, mais le commandant Yao s’avança.

— Bienvenue à bord du Donnager, dit-elle. Chef, vérification.

L’homme en uniforme de simple soldat les approcha d’un pas lourd et les palpa rapidement et avec professionnalisme. Cela fait, il se tourna vers un des Marines et lui montra son poing fermé, pouce levé. Les armes s’abaissèrent, et Holden eut du mal à réprimer un soupir de soulagement.

— Et maintenant, commandant ? demanda-t-il en gardant un ton posé.

Yao le dévisagea d’un air critique durant de longues secondes avant de répondre. Elle avait les cheveux tirés en arrière dans une coiffure des plus strictes, et quelques mèches grisonnantes y traçaient des lignes droites. Chez elle il discernait le léger ramollissement de l’âge au niveau de la mâchoire et au coin des yeux. Son expression glaciale possédait cette arrogance tranquille commune à tous les commandants de la Flotte qu’il avait côtoyés. Il se demanda ce qu’elle voyait quand elle le regardait ainsi, et il résista à une envie soudaine de remettre un peu d’ordre dans sa chevelure graisseuse.

— Le chef Gunderson va vous conduire à vos quartiers et vous y installer, répondit-elle. Quelqu’un viendra ensuite vous débriefer.

L’homme en tenue de simple soldat les guidait déjà hors de la salle quand Yao reprit la parole, d’une voix devenue subitement tranchante :

— Monsieur Holden, si vous avez des renseignements concernant les six appareils qui vous suivent, c’est le moment de les partager. Nous leur avons accordé un délai de deux heures pour changer de trajectoire, il y a de cela une heure. Jusqu’à maintenant, ils n’ont rien fait dans ce sens. Dans une heure je vais ordonner le tir d’une salve de torpilles. S’ils comptent parmi vos amis, vous pourriez leur éviter beaucoup de souffrances.

Holden secoua la tête avec emphase.

— Tout ce que je sais, c’est qu’ils ont surgi de la Ceinture quand vous vous êtes dirigés vers nous, commandant. Ils ne nous ont pas contactés. Pour nous, le plus probable est qu’il s’agit de citoyens de la Ceinture inquiets et qui viennent voir ce qui se passe.

Yao acquiesça. Si elle estimait l’idée de témoins déconcertante, elle n’en laissa rien paraître.

— Emmenez-les en bas, chef, ordonna-t-elle avant de tourner les talons.

Gunderson poussa un sifflement doux et désigna une des deux portes. Holden et son équipage le suivirent à l’extérieur, escortés par les Marines. Pendant qu’ils s’enfonçaient dans les entrailles du Donnager, Holden put profiter de sa première vision en situation d’une unité martienne de première importance. Chaque centimètre carré de cet appareil était conçu pour offrir une efficience nettement plus grande qu’à bord de tous les vaisseaux des Nations unies sur lesquels il avait servi. Mars les construit vraiment mieux que nous.

— Bordel, chef, ils récurent leurs poubelles à fond, glissa Amos derrière lui.

— Lors d’une mission prolongée, la majeure partie de l’équipage n’a pas grand-chose d’autre à faire. Alors quand vous n’êtes pas occupé à une autre tâche, vous briquez ce qu’il y a à briquer.

— Vous voyez, c’est pour ça que je bosse sur des transports, répondit le mécanicien. Entre nettoyer les ponts, se bourrer la gueule et baiser, j’ai ma préférence.

Tandis qu’ils empruntaient un dédale de coursives, une vibration légère envahit les structures du vaisseau, et la pesanteur se manifesta graduellement. La poussée des propulseurs agissait de nouveau. Holden fit s’entrechoquer les talons de ses bottes pour activer les senseurs et couper l’effet magnétique des semelles.

Ils ne virent presque personne. Les quelques personnes qu’ils croisèrent se déplaçaient d’un pas rapide, dans un quasi-silence, et elles leur accordèrent à peine un regard au passage. Lorsque le commandant Yao avait annoncé qu’ils lanceraient une salve de torpilles dans une heure, il n’y avait pas eu la moindre trace de menace dans le ton qu’elle avait employé. C’était une simple constatation. Pour la plupart des jeunes éléments de l’équipage, ce serait la première fois qu’ils se retrouveraient en situation de combat – si on en arrivait là. Et Holden ne le croyait pas.

Il se demandait quoi penser de la position de Yao, prête à anéantir une poignée d’appareils de la Ceinture simplement parce qu’ils faisaient route dans sa direction. Rien dans son attitude ne suggérait qu’elle aurait hésité à détruire un transport de glace comme le Canterbury, s’il y avait une bonne raison de le faire.

Gunderson s’arrêta devant une écoutille marquée OQ117. Il glissa une carte dans la serrure et fit signe à tout le monde d’entrer.

— C’est mieux que ce que je craignais, dit Shed, l’air impressionné.

Le compartiment était spacieux, selon les standards des vaisseaux stellaires. Il était meublé de six couchettes pour g élevée et d’une petite table avec quatre sièges collés au plancher par des pieds magnétiques. Une porte ouverte dans une cloison laissait entrevoir une pièce plus petite avec des toilettes et un lavabo. Gunderson et le lieutenant des Marines suivirent l’équipage d’Holden à l’intérieur.

— C’est votre lieu de résidence jusqu’à plus ample informé, dit le chef. Il y a un panneau comm encastré dans le mur. Deux des hommes du lieutenant Kelly resteront stationnés à l’extérieur de vos quartiers. Contactez-les et ils vous feront parvenir tout ce dont vous pourriez avoir besoin.

— On pourrait avoir quelque chose à grailler ? dit Amos.

— Nous allons vous faire porter à manger. Vous devez rester ici jusqu’à ce qu’on vous appelle, dit Gunderson. Lieutenant Kelly, vous avez quelque chose à ajouter ?

Le marine prit le temps de contempler les nouveaux venus.

— Les hommes en poste à l’extérieur sont là pour assurer votre protection, dit-il, mais ils réagiront de façon appropriée si vous créez le moindre problème. Bien reçu ?

— Cinq sur cinq, lieutenant, répondit Holden. Pas d’inquiétude à avoir. Mon équipage sera le groupe d’invités le plus facile à vivre que vous ayez jamais reçu.

Kelly adressa un petit hochement de tête à Holden, avec ce qui semblait être de la gratitude. C’était un professionnel chargé d’une mission déplaisante. Holden pouvait comprendre. D’un autre côté, il connaissait assez les Marines pour savoir qu’ils pouvaient se montrer très désagréables s’ils se sentaient provoqués.

— Pouvez-vous emmener M. Holden ici présent à son rendez-vous en repartant, lieutenant ? J’aimerais régler tous les détails avec ces gens.

Kelly acquiesça et prit Holden par le coude.

— Veuillez venir avec moi, monsieur.

— Où allons-nous, lieutenant ?

— Le lieutenant Lopez a demandé à vous voir dès votre arrivée. Je vais vous amener auprès de lui.

Le regard nerveux de Shed passa du marine à Holden, puis revint sur le soldat. Naomi hocha la tête. Ils se reverraient tous, se dit Holden. Il pensait même que c’était probable.

D’un pas pressé, Kelly le précéda à l’intérieur du vaisseau. Il ne tenait plus son arme comme s’il était prêt à s’en servir, mais la laissait pendre de son épaule. Soit il avait décidé que le capitaine du Knight n’allait pas lui créer d’ennuis, soit il pensait pouvoir le maîtriser aisément si ce n’était pas le cas.

— Puis-je vous demander qui est le lieutenant Lopez ?

— La personne qui a demandé à vous voir, répondit Kelly.

Le marine fit halte devant une porte grise et nue, y frappa une fois et le fit entrer dans une petite pièce meublée d’une table et de deux chaises inconfortables d’apparence. Un homme brun installait un magnétophone. Il eut un geste vague de la main en direction d’un des sièges. Holden s’y assit. La chaise était encore plus inconfortable qu’elle en avait l’air.

— Vous pouvez y aller, Kelly, dit l’homme qu’Holden supposait être Lopez.

Le marine sortit en refermant la porte derrière lui.

Quand Lopez eut fini, il s’attabla face à Holden et lui tendit la main. Holden la serra.

— Je suis le lieutenant Lopez. Kelly vous l’a probablement dit. Je suis membre des services de renseignements de la Flotte, ce qu’il ne vous a certainement pas dit. Mon travail n’a rien de secret, mais ils forment les Marines à ne pas trop parler.

Il plongea la main dans une poche, en sortit un petit paquet de losanges blancs et en goba un. Il n’en offrit pas à Holden. Ses pupilles se contractèrent jusqu’à n’être plus que des points noirs tandis qu’il suçait le losange. Une drogue pour aider à la concentration. Il allait guetter tous les tics faciaux et comportementaux d’Holden pendant l’interrogatoire. Difficile de lui mentir.

— Lieutenant de vaisseau James R. Holden, du Montana, dit-il.

Ce n’était pas une question.

— Oui, monsieur, répondit quand même Holden.

— Sept années dans la Flotte des Nations unies, dernière affectation à bord du destroyer Zhang Fei.

— C’est exact.

— Votre dossier précise que vous avez été dégradé pour avoir agressé un officier supérieur. C’est assez cliché, Holden. Vous avez frappé le vieux ? Sérieusement ?

— Non. Je l’ai raté. Je me suis cassé la main sur une cloison.

— Comment est-ce arrivé ?

— Il a été plus rapide que je m’y attendais, répondit Holden.

— Pourquoi avoir essayé de le frapper ?

— Je projetais mon dégoût de moi-même sur lui. C’est juste un coup de chance si j’ai finalement blessé la bonne personne.

— On dirait que vous y avez beaucoup réfléchi depuis, dit Lopez, dont les pupilles minuscules ne quittaient pas le visage de son vis-à-vis. Une thérapie ?

— J’ai eu beaucoup de temps pour y penser à bord du Canterbury.

Lopez ignora l’ouverture flagrante et enchaîna :

— À quelles conclusions êtes-vous arrivé, après toutes ces cogitations ?

— La Coalition marche sur la nuque des gens ici depuis déjà plus de cent ans. Je n’ai pas aimé être sa botte.

— Un sympathisant de l’APE, donc ? dit Lopez, impassible.

— Non. Je n’ai pas changé de camp. J’ai arrêté de jouer. Je n’ai pas renoncé à ma citoyenneté. J’aime le Montana. Je suis ici parce que j’aime voler, et que seul un vieil appareil rouillé de la Ceinture comme le Canterbury acceptait de m’embaucher.

Pour la première fois, Lopez sourit.

— Vous êtes un homme d’une franchise rare, monsieur Holden.

— Oui.

— Pourquoi avoir affirmé qu’un vaisseau militaire martien avait détruit votre transport ?

— Je n’ai jamais dit ça. J’ai tout expliqué dans le message diffusé. L’appareil possédait une technologie disponible uniquement dans les flottes des planètes intérieures, et j’ai trouvé un composant électronique estampillé “Flotte de la République martienne” dans le système qui nous a faussement poussés à faire halte.

— Nous allons vouloir l’examiner.

— Aucun problème.

— Votre dossier mentionne que vous êtes le fils unique d’une coopérative familiale, dit Lopez comme s’ils n’avaient jamais parlé que du passé intime d’Holden.

— Exact : cinq pères, trois mères.

— Ce qui fait beaucoup de parents pour un seul enfant…

Le lieutenant défit lentement l’emballage d’un autre losange. Les Martiens tenaient beaucoup aux traditions familiales.

— L’allègement fiscal pour huit adultes n’ayant qu’un seul enfant en commun leur a permis de posséder neuf hectares de terre cultivable, expliqua Holden. Il y a plus de trente milliards d’individus sur Terre. Neuf hectares, c’est l’équivalent d’un parc national. Par ailleurs, le mélange d’ADN est légal. Ils ne sont pas seulement parents sur le papier.

— Comment ont-ils décidé qui allait vous porter ?

— Mère Élise avait les hanches les plus larges.

Lopez déposa le deuxième losange sur sa langue et le suçota quelques secondes. Avant qu’il ait pu reprendre la parole, le pont frémit. L’enregistreur tressauta sur ses supports.

— Un tir de torpilles ? dit Holden. J’imagine que ces appareils de la Ceinture n’ont pas dévié de leur course.

— Un avis sur ce sujet ?

— Seulement que vous semblez très désireux d’anéantir des vaisseaux de la Ceinture.

— Vous nous avez placés dans une situation où nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de paraître faibles. Après vos accusations, beaucoup de gens se sont fait une très mauvaise opinion de nous.

Holden haussa les épaules. Si le lieutenant guettait un signe de culpabilité ou de remords, il en serait pour ses frais. Les vaisseaux ceinturiens savaient très bien à quoi s’attendre. Ils ne s’étaient pas déroutés. Malgré tout, quelque chose l’intriguait.

— Peut-être qu’ils vous détestent, dit-il. Mais il est difficile de trouver un nombre suffisant de membres d’équipage suicidaires à bord de six appareils. Peut-être qu’ils se pensent capables de distancer vos torpilles.

Lopez ne bougea pas d’un cil. Tout son corps était sous l’emprise d’une tétanie exceptionnelle due aux drogues de concentration qui se déversaient en lui.

— Nous…, commença le lieutenant.

L’alarme du quartier général se mit à mugir. Dans cette petite pièce métallique, le son était assourdissant.

— Bordel de merde, ils auraient riposté ? lança Holden.

Lopez s’ébroua comme un homme qui cherche à s’extraire d’un mauvais rêve éveillé. Il se leva et enfonça le bouton comm à côté de la porte. Un instant plus tard, un marine entra.

— Ramenez M. Holden dans ses quartiers, ordonna le lieutenant.

Et il sortit au pas de course.

Du canon de son arme, le marine désigna la coursive. Son visage était un masque figé par la crispation.

C’est toujours une partie de plaisir… jusqu’à ce que quelqu’un riposte, songea Holden.


* * *

Naomi tapota le siège vide à côté du sien et sourit.

— Ils vous ont enfoncé des pointes sous les ongles ? demanda-t-elle.

— Non. En fait, l’interrogateur s’est montré d’une humanité surprenante pour un obsédé du renseignement, répondit Holden. Mais bien sûr, il n’en était qu’à la phase d’échauffement. Et vous, vous avez appris quelque chose sur ces autres vaisseaux ?

— Que dalle, dit Alex. Mais l’alarme générale signifie qu’ils les prennent très au sérieux, tout à coup.

— Tout ça ne rime à rien, déclara Shed avec calme. On flotte dans l’espace à l’intérieur de ces bulles de métal, et d’un seul coup on se met à essayer de percer celle des autres ? Vous avez déjà vu les effets d’une décompression et d’une exposition au froid, à long terme ? Tous les capillaires dans vos yeux et à la surface de votre peau explosent. Les dommages causés aux tissus des poumons peuvent entraîner une pneumonie fulgurante suivie de plaies semblables à celle de l’emphysème. Si vous n’en mourez pas tout simplement, bien entendu.

— Eh bien, c’est foutrement réjouissant, doc, lâcha Amos. Merci pour l’info.

Soudain le vaisseau tout entier vibra sur une séquence syncopée mais très rapide. Les yeux écarquillés, Alex regarda Holden.

— C’est le réseau de défense rapproché qui entre en action, dit-il. Ce qui signifie : torpilles en approche. Vous avez intérêt à vous harnacher à vos sièges, les enfants. Le vaisseau risque de se lancer dans des manœuvres un peu violentes.

À part Holden, ils avaient tous bouclé leurs sangles de sécurité. Il se hâta de les imiter.

— Tout ça pue un max, dit Alex. Ce qui se passe, c’est à des milliers de kilomètres de nous, et nous n’avons aucun instrument pour le voir. Nous ne saurons pas si un des projectiles a franchi le rideau de défense avant qu’il vienne éventrer la coque.

— Les gars, merci d’arrêter de me faire rire, s’exclama Amos.

Les yeux de Shed étaient immenses, son visage trop pâle. Holden secoua la tête.

— Ça ne va pas arriver, affirma-t-il. C’est trop improbable. Quels que soient ces vaisseaux, ils peuvent faire illusion, mais c’est tout.

— Avec tout mon respect, chef, quels que soient ces vaisseaux, ils auraient déjà dû être anéantis, et ce n’est pas le cas, dit Naomi.

Les bruits étouffés d’un combat distant se multipliaient. Le grondement occasionnel d’un tir de torpille. La vibration presque constante des canons à tir rapide du système de défense rapprochée. Holden se rendit compte qu’il s’était endormi seulement quand il fut tiré de sa somnolence par un rugissement à déchirer les tympans. Amos et Alex hurlèrent. Shed cria.

— Que s’est-il passé ? beugla-t-il à pleins poumons, pour se faire entendre.

— Nous sommes touchés, chef ! dit Alex. Et c’était l’impact d’une torpille !

La gravité baissa subitement. Les moteurs du Donnager avaient stoppé. À moins qu’ils aient été touchés.

Amos ne cessait de crier “Merde, merde et re-merde !”. Mais au moins Shed avait fait silence. Du fond de son siège anti-crash, livide, les yeux exorbités, elle regardait droit devant elle, fixement. Holden déboucla son harnais et s’avança vers le panneau comm.

— Jim ! lui cria Naomi. Que faites-vous ?

— Il faut que nous sachions ce qui se passe, répondit-il sans se retourner.

Dès qu’il parvint à la cloison près de l’écoutille, il enfonça le bouton d’appel. Il n’y eut pas de réponse. Il l’écrasa une nouvelle fois, puis se mit à tambouriner sur l’écoutille. Personne ne vint.

— Mais où sont passés nos putains de Marines ? dit-il.

L’éclairage baissa, revint à son intensité normale. Puis le même phénomène se reproduisit, encore et encore, sur un rythme lent.

— Les tourelles à tir manuel sont entrées en action. Merde. Ils sont au contact, dit Alex, épouvanté.

Dans toute l’histoire de la Coalition, aucun vaisseau de premier rang ne s’était jamais trouvé en situation de bataille rapprochée. Or c’était bien ce qui leur arrivait maintenant, puisque les canons principaux du vaisseau tiraient, ce qui voulait dire que la distance entre eux et la cible était suffisamment courte pour qu’une arme non guidée soit valable. La cible se trouvait à des centaines, peut-être seulement à des dizaines de kilomètres, mais certainement pas à des milliers. D’une façon ou d’une autre, les appareils de la Ceinture avaient survécu au barrage défensif du Donnager.

— Il y a quelqu’un d’autre que moi qui pense que c’est complètement anormal, bordel de merde ? s’écria Amos, une touche de panique dans la voix.

Le Donnager se mit à résonner comme un gong frappé à répétition par une masse. Tir de riposte.

Le projectile qui tua Shed ne fit pas un bruit. Comme dans un tour de magie, deux perforations parfaitement rondes apparurent de chaque côté de la pièce, avec entre elles le siège anti-choc de Shed. L’instant d’avant, l’infirmière était là. Le suivant, sa tête avait disparu. Le sang jaillit des artères en un geyser rouge, se déploya en deux lignes minces et se dirigea en se tortillant vers les orifices dans les parois par lesquels l’air était aspiré.

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