12 Miller

Depuis trente ans, Miller travaillait dans la sécurité. La violence et la mort étaient pour lui des compagnons familiers. Des hommes, des femmes. Des animaux. Des enfants. Il lui était arrivé de tenir la main d’une femme agonisante qui se vidait de son sang. Il avait tué des gens, et il lui suffisait de fermer les yeux et de penser à eux pour les revoir en train de mourir. Si on lui avait posé la question, il aurait répondu qu’il n’y avait plus grand-chose qui soit de nature à l’ébranler.

Mais il n’avait encore jamais assisté au déclenchement d’une guerre.

Le Distinguished Hyacinth Lounge était à l’heure dense du changement d’équipes. Des hommes et des femmes de la sécurité – la plupart portant l’uniforme d’Hélice-Étoile, mais aussi d’autres sociétés moins importantes – buvaient un alcool pour décompresser après leur journée de travail, ou assaillaient le buffet du petit déjeuner pour y prendre du café, des champignons à la chair compacte dans leur sauce sucrée, des saucisses contenant peut-être un millième de viande naturelle. Miller en mâchonnait une et surveillait l’écran mural. Un ponte des relations externes d’Hélice-Étoile regardait directement l’objectif, et tout dans son comportement disait le calme et la certitude tandis qu’il expliquait comment tout allait vers le chaos.

— Les scans préliminaires suggèrent que l’explosion découle d’une tentative ratée de connecter un engin nucléaire au poste d’accostage. Des officiels du gouvernement martien se sont référés à l’incident seulement dans les termes “action terroriste présumée”, et ils ont refusé tout commentaire concernant l’enquête en cours.

— Encore un, lâcha Havelock dans son dos. Tu sais, un de ces connards va bien finir par y arriver.

— Ce qui fera une journée intéressante, répondit Miller. J’allais t’appeler.

— Ouais, désolé, dit son coéquipier. Je me suis levé un peu tard.

— Des nouvelles de ton transfert ?

— Non. J’imagine que mon dossier traîne sur un bureau, quelque part dans la station Olympe. Et toi ? Du nouveau pour ta mission avec la fille ?

— Rien encore. Écoute, la raison pour laquelle je voulais que nous nous rencontrions avant d’aller au poste… Il me faut quelques jours pour essayer de suivre certaines pistes en relation avec Julie. Avec tout le bordel qui arrive, Shaddid ne m’accordera que le droit de passer quelques coups de fil.

— Mais tu t’en fous, dit Havelock, et ce n’était pas une question.

— Je ne la sens pas, cette affaire.

— Comment est-ce que je pourrais t’aider ?

— En me couvrant.

— Et comment je vais m’y prendre ? demanda Havelock. Ce n’est pas comme si je pouvais leur annoncer que tu es malade. Ils ont accès à ton dossier médical, comme à celui de n’importe lequel d’entre nous.

— Raconte-leur que j’ai forcé sur l’alcool. Que Candace est réapparue. C’est mon ex-femme.

La mine pensive, Havelock mastiqua une bouchée de saucisse. Puis il secoua lentement la tête. Ce n’était pas un refus, mais le prélude à une question. Miller décida d’être patient.

— Tu me dis que tu préférerais voir la patronne penser que tu es absent parce que tu as fait la noce, que tu as le cœur brisé et que tu n’es pas opérationnel, plutôt qu’avouer que tu bosses sur la mission qu’elle t’a assignée ? Je ne pige pas.

Miller s’humecta les lèvres de la langue et se pencha en avant, en s’appuyant des coudes sur la table au revêtement blanc cassé. Quelqu’un avait gravé un symbole dans la surface lisse. Un cercle scindé. Et ils étaient dans un bar de flics.

— Je ne sais pas ce que je cherche, dit-il. Il y a un tas de trucs qui s’emboîtent les uns dans les autres, et pourtant je n’arrive pas à me faire une vision d’ensemble de l’affaire. Tant que je n’en sais pas plus, mieux vaut que je la joue profil bas. Un gars se prend un retour d’affection avec son ex, et il taquine un peu trop la bouteille pendant quelques jours ? Ce n’est pas de nature à intriguer qui que ce soit.

Havelock secoua encore la tête, cette fois pour exprimer une incrédulité tranquille. S’il avait été un Ceinturien, il aurait fait un geste des mains, pour que vous puissiez le voir quand il portait une combinaison pressurisée. Un autre des centaines de petits signes comportementaux par lesquels un Ceinturien se trahissait. L’écran mural affichait maintenant l’image d’une femme blonde en uniforme strict. La représentante des relations extérieures parlait de la réponse tactique de la Flotte martienne et se demandait si l’APE était derrière l’accroissement des actes de vandalisme. C’était ainsi qu’elle décrivait le fait de tripatouiller un réacteur nucléaire en surcharge tout en plaçant un piège explosif propre à détruire un vaisseau : du vandalisme.

— Il y a un truc qui ne colle pas, dit Havelock, et pendant un moment Miller ne sut pas s’il commentait les actes de guérilla ceinturiens, la riposte martienne ou le service qu’il avait demandé. Sérieux : où est la Terre, dans tout ça ? Toutes ces conneries s’accumulent, et on ne les entend pas réagir.

— Pourquoi réagirions-nous ? fit Miller. C’est Mars et la Ceinture qui sont en bisbille.

— À quand remonte la dernière fois où la Terre a laissé un événement majeur se produire sans y être impliquée jusqu’au cou ? dit Havelock, avant de soupirer. D’accord. Tu es trop bourré pour venir au poste. Ta vie amoureuse est un désastre. Je vais essayer de te couvrir.

— Juste pour quelques jours.

— Fais en sorte d’être revenu avant que quelqu’un décide que c’est l’occasion rêvée pour qu’une balle perdue tue bêtement un certain flic terrien.

Miller se leva de table.

— Compte sur moi. Et surveille tes arrières.

— Pas besoin de me le dire deux fois, répondit son équipier.


* * *

Le Centre de jiu-jitsu de Cérès était situé près du spatioport, là où la gravité était la plus marquée. L’endroit était un ancien entrepôt datant d’avant la grande rotation, qu’on avait reconverti. Un cylindre aplati où un revêtement avait été posé sur le sol et environ le premier tiers des murs. Des présentoirs et des râteliers contenant des bâtons de tailles diverses, des épées en bambou et des couteaux d’entraînement en plastique mat pendaient du plafond voûté. Les dalles polies renvoyaient l’écho des hommes grognant sur une rangée de machines d’endurance et celui, plus sourd, des coups par lesquels une femme punissait un gros sac de frappe au fond de la salle. Trois élèves se tenaient sur le tapis central, où ils conversaient à voix basse.

Des portraits occupaient le mur, de chaque côté de la porte d’entrée. Des soldats en uniforme. Des agents de la sécurité appartenant à une demi-douzaine de sociétés ceinturiennes. Peu de représentants des planètes intérieures, mais quelques-uns quand même. Des plaques commémorant les titres remportés en compétition. Une page en petits caractères résumant l’histoire de l’école.

Un des élèves poussa un cri et se laissa aller au sol en entraînant un autre élève dans sa chute. Celui toujours debout applaudit et les aida à se relever. Miller chercha dans le mur d’images le portrait de Julie.

— Je peux vous aider ?

L’homme était plus petit que lui d’une demi-tête, et deux fois plus large. Cette corpulence aurait dû le faire ressembler à un Terrien, mais tout le reste de sa personne indiquait le Ceinturien. Il portait un survêtement clair qui accentuait son teint sombre. Son sourire était empreint de curiosité et aussi serein que celui d’un prédateur bien nourri.

— Inspecteur Miller. Je travaille à la sécurité de la station. J’aurais aimé avoir quelques renseignements concernant une de vos élèves.

— C’est une enquête officielle ? demanda l’homme.

— Ouais, j’en ai bien peur.

— Alors vous avez un mandat.

Miller sourit. L’autre lui répondit de même.

— Nous ne vous donnerons aucun renseignement sur nos élèves sans un mandat. C’est la politique du centre.

— Je respecte ça, dit Miller. Non, vraiment. C’est juste que… certains aspects de cette enquête particulière sont peut-être un peu plus officiels que d’autres. La fille a des ennuis. Elle n’a rien fait de répréhensible. Sa famille sur Luna voudrait retrouver sa trace.

— Une histoire d’enlèvement, dit l’homme.

Il croisa les bras. Le visage serein était devenu froid, sans aucune modification apparente.

— Seulement pour ce qui est de la partie officielle, dit Miller. Je peux obtenir un mandat, et nous pouvons tout faire en suivant les canaux habituels. Mais en ce cas je devrai en parler à ma supérieure. Et plus elle en saura, moins j’aurai les coudées franches.

L’homme ne réagit pas. Son impavidité était exaspérante. Miller se retint de montrer le moindre signe d’énervement. Au fond de la salle, la femme travaillant au sac décocha une série rapide de coups, en criant à chacun.

— Qui ? dit l’homme.

— Julie Mao.

S’il avait dit qu’il s’agissait de la mère de Bouddha, il n’aurait pas eu plus de réaction.

— Je pense qu’elle a des ennuis.

— Admettons. En quoi cela vous concerne-t-il ?

— Je n’ai pas de réponse à cette question. Il se trouve que ça me concerne, voilà tout. Si vous ne voulez pas m’aider, eh bien, c’est que vous ne vous sentez pas concerné.

— Et vous allez chercher votre mandat. Et faire ça en suivant les canaux habituels.

Miller ôta son feutre, passa une main longue et fine sur son crâne, puis remit son couvre-chef.

— Probable que non, lâcha-t-il.

— Montrez-moi votre accréditation.

L’inspecteur sortit son terminal et laissa l’homme avoir confirmation de son identité. L’autre lui rendit l’appareil et désigna une petite porte derrière les sacs de frappe. Miller suivit docilement.

La pièce était de dimensions restreintes, et encombrée. Un petit bureau recouvert de stratifié avec derrière lui une sphère molle en guise de siège. Deux tabourets qui semblaient provenir d’un bar. Un classeur surmonté d’une machine sentant l’ozone et l’huile qui devait servir à fabriquer les plaques et les certificats.

— Pourquoi ses parents veulent-ils la retrouver ? demanda l’homme en s’asseyant sur le gros ballon.

Celui-ci remplissait le rôle d’un siège, mais il fallait constamment rectifier son équilibre. Un dispositif pour se détendre sans pour autant se détendre.

— Ils pensent qu’elle court des risques. Du moins, c’est ce qu’ils disent, et pour l’instant je n’ai aucune raison de ne pas les croire.

— Quel genre de risques ?

— Je l’ignore, avoua Miller. Je sais qu’elle était sur la station. Je sais qu’elle a embarqué pour Tycho. Ensuite, je n’ai plus rien.

— Ils veulent qu’elle revienne sur leur station ?

L’homme savait qui était la famille de Julie Mao. Miller donna l’information sans hésiter :

— Je ne le pense pas. Le dernier message qu’elle a reçu d’eux a été expédié de Luna.

— Le fond du trou.

À la manière dont il dit cela, on aurait pu croire qu’il parlait d’une maladie.

— Je recherche toute personne qui sait avec qui elle a embarqué. Si elle est en fuite, où elle comptait aller et quand elle avait prévu d’arriver à destination. Si elle est à portée d’un faisceau de ciblage comm.

— Je ne sais rien de tout ça, dit l’autre.

— Vous connaissez quelqu’un à qui je pourrais le demander ?

Il y eut un silence, puis :

— Peut-être. Je vais voir ce que je peux apprendre.

— Autre chose que vous pourriez me dire sur son compte ?

— Elle a commencé au centre il y a cinq ans. Elle était… en colère quand elle est arrivée. Indisciplinée.

— Et elle s’est améliorée, dit Miller. Ceinture marron, c’est ça ?

Le visage de l’autre trahit son étonnement.

— Je suis flic, fit l’inspecteur. C’est mon boulot de découvrir des choses.

— Elle s’est améliorée, oui. Elle avait été agressée. Juste après son arrivée dans la Ceinture. Elle voulait faire en sorte que ça ne se reproduise plus.

— Agressée, répéta Miller en analysant le ton employé par le professeur. Un viol ?

— Je n’ai pas posé la question. Elle s’entraînait dur, même quand elle était hors de la station. Quand les gens se laissent aller, ça se voit. Ils reviennent affaiblis. Elle, jamais.

— Une fille qui ne manque pas de ressources, dit Miller. Bonne chose pour elle. Et elle avait sympathisé avec des gens, ici ? Ses partenaires d’entraînement ?

— Quelques-uns. Mais pas d’histoire d’amour à ma connaissance, pour répondre à la question suivante.

— C’est curieux. Une fille comme elle…

— Comme quoi, inspecteur ?

— Une fille séduisante. Compétente. Intelligente. Déterminée. Qui ne serait pas attiré par quelqu’un comme elle ?

— Peut-être qu’elle n’a pas rencontré la personne qu’il lui fallait.

La façon dont il avait prononcé cette phrase laissait transparaître une sorte d’amusement. Miller haussa les épaules, un peu mal à l’aise.

— Dans quel secteur d’activité était-elle ?

— Les cargos légers. Je ne sais pas quelles marchandises. J’ai eu l’impression qu’elle allait partout où on avait besoin d’elle.

— Pas de destination régulière, donc ?

— C’est ce qu’il m’a semblé.

— Sur quels vaisseaux travaillait-elle ? Un transport en particulier, ou ce qui lui tombait entre les mains ? Une compagnie en particulier ?

— Je trouverai ce que je peux pour vous, dit l’homme.

— Elle travaillait pour l’APE ?

— Je trouverai ce que je peux.


* * *

Les nouvelles marquantes de cet après-midi-là concernaient Phœbé. La station scientifique, celle où les Ceinturiens n’étaient même pas autorisés à accoster, avait été frappée. Le rapport officiel affirmait que la moitié des habitants de la base avait péri, et que l’autre était portée disparue. Personne n’avait revendiqué cette attaque, mais de l’avis général un groupe de Ceinturiens – peut-être l’APE, peut-être une autre organisation – avait finalement réussi à perpétrer un acte de “vandalisme” entraînant des pertes en vies humaines. Assis dans son appartement, Miller visionna les infos en buvant.

Tout allait de mal en pis. Les émissions pirates de l’APE appelant à la guerre. Les actes de guérilla en constante augmentation. Tout. L’heure approchait où Mars ne pourrait plus ignorer la situation. Et quand Mars entrerait en action, peu importerait si la Terre en faisait autant. Ce serait la première véritable guerre dans la Ceinture. La catastrophe était imminente, et aucun des deux camps ne paraissait comprendre à quel point il était vulnérable. Et l’inspecteur Miller n’avait pas les moyens, pas le moindre moyen d’empêcher ça. Il ne pouvait même pas ralentir le cours des événements.

Julie Mao lui souriait sur la photo, sa chaloupe de course derrière elle. Agressée, avait dit l’homme. Nulle part il n’en était fait mention dans son dossier. Peut-être une agression simple. Ou quelque chose de plus grave. Miller avait connu un grand nombre de victimes, et il les rangeait en trois catégories. Dans la première, les gens qui prétendaient que rien ne s’était produit, et que ce qui était arrivé n’avait pas réellement d’importance pour eux. Ils constituaient une grosse moitié de ceux à qui il avait parlé. Dans la deuxième, les professionnels, des individus qui voyaient dans leur statut de victime un blanc-seing pour réagir de la manière qui leur semblait appropriée. Ils représentaient presque tout le reste.

Cinq pour cent tout au plus, et moins sans doute, appartenaient à la troisième catégorie. Ils absorbaient le choc, apprenaient la leçon, et poursuivaient leur chemin. Les Julies. Les bons.

On sonna à sa porte trois heures après la fin de son service officiel. Il se leva et se trouva moins stable sur ses pieds qu’il ne l’aurait pensé. Sur la table, les bouteilles étaient nombreuses. Plus qu’il ne l’aurait cru. Il hésita un moment, partagé entre le réflexe de répondre à son visiteur et la pulsion de jeter les canettes dans le recycleur. La sonnette tinta encore. Il alla ouvrir. Si c’était un collègue du poste, il s’attendrait à le trouver ivre, de toute façon. Aucune raison de le décevoir.

Le visage ne lui était pas inconnu. Les joues marquées par l’acné, l’expression contrôlée. Le type de l’APE rencontré au bar. Celui qui avait fait tuer Mateo Judd.

Le flic.

— ’soir, grommela Miller.

— Inspecteur Miller, salua l’autre. Je pense que nous sommes partis sur de mauvaises bases. Je me suis dit que nous pourrions faire une nouvelle tentative.

— D’accord.

— Je peux entrer ?

— Je m’efforce de ne pas inviter les inconnus chez moi, répondit Miller. Je ne connais même pas votre nom.

— Anderson Dawes. Je suis l’officier de liaison de l’APE sur Cérès. Je pense que nous pouvons nous être mutuellement d’une certaine utilité. Puis-je entrer ?

Miller s’effaça, et l’homme au visage vérolé – Dawes – pénétra dans l’appartement. Il le survola du regard le temps de deux respirations lentes, puis s’assit, comme si les bouteilles et l’odeur de bière éventée ne méritaient pas de commentaire. Se maudissant en pensée et souhaitant une sobriété qu’il ne ressentait pas, Miller s’attabla face à lui.

— J’ai besoin d’un service, dit Dawes. Je suis prêt à payer en retour. Pas avec de l’argent, bien entendu. Avec des informations.

— Que voulez-vous ?

— Que vous cessiez de rechercher Juliette Mao.

— Mauvaise pioche.

— Je m’efforce de préserver la paix, inspecteur. Vous devriez écouter ce que j’ai à vous dire.

Miller se pencha en avant et posa les coudes sur la table. M. l’Instructeur-Serein de jiu jitsu travaillait-il pour l’APE ? Le moment choisi par Dawes pour venir lui rendre visite semblait l’indiquer. Il rangea cette possibilité dans un coin de son esprit, mais se garda d’aborder le sujet.

— Mao travaillait pour nous, déclara Dawes. Mais vous l’aviez déjà deviné.

— Plus ou moins. Vous savez où elle se trouve ?

— Non. Nous la recherchons. Et il faut que nous soyons ceux qui la retrouveront. Pas vous.

Miller fit la moue. Il y avait une réponse, la bonne chose à dire. Elle s’agitait au fond de son esprit, et s’il n’avait pas eu les idées aussi confuses…

— Vous êtes un des leurs, inspecteur. Il se peut que vous ayez passé toute votre vie ici, mais votre salaire est versé par une société d’une planète intérieure. Non, attendez. Je ne vous accuse de rien. Je comprends très bien votre situation. Ils vous ont engagé, et vous aviez besoin de ce travail. Mais… nous marchons sur le fil du rasoir, en ce moment même. Le Canterbury. Les éléments limites de la Ceinture qui appellent à la guerre.

— La station Phœbé.

— Oui, ils nous accuseront de ça aussi. Ajoutez la fille prodigue d’une société de Luna…

— Vous pensez qu’il lui est arrivé quelque chose.

— Elle était à bord du Scopuli, dit Dawes, et devant le manque de réaction de l’inspecteur, il ajouta : Le cargo qui a servi d’appât à Mars quand ils ont détruit le Canterbury.

Miller réfléchit un long moment, puis laissa échapper un sifflement flûté.

— Nous ignorons ce qui s’est passé, reprit Dawes. Jusqu’à ce que nous le découvrions, je ne peux pas vous laisser remuer la vase. Il y a déjà beaucoup trop de vase.

— Et quelles informations avez-vous à me proposer ? demanda Miller. C’est le marché, n’est-ce pas ?

— Je vous dirai ce que nous avons découvert. Quand nous aurons retrouvé Mao, déclara Dawes, et Miller eut un rictus ironique. C’est une offre généreuse, dans votre situation. Employé de la Terre. Avec un Terrien pour équipier. Certaines personnes jugeraient que c’est suffisant pour faire de vous un ennemi.

— Mais pas vous.

— Je pense qu’à la base nous avons les mêmes buts, vous et moi. La stabilité. La sécurité. Les temps étranges voient se former des alliances étranges.

— Deux questions.

Dawes écarta les mains, pour montrer qu’il était prêt.

— Qui a pris l’équipement antiémeute ?

— L’équipement antiémeute ?

— Avant la destruction du Canterbury, quelqu’un a volé notre équipement antiémeute au poste. Peut-être voulait-on armer des soldats pour contrôler les foules. Peut-être qu’on ne voulait pas que nos foules puissent être contrôlées. Qui l’a pris ? Et pourquoi ?

— Ce n’était pas nous, affirma Dawes.

— Ce n’est pas une réponse. Essayons autre chose : Qu’est-il arrivé à la société du Rameau d’or ?

Dawes avait l’air déconcerté.

— La Loca Greiga ? insista Miller. Sohiro ?

Son visiteur ouvrit la bouche, la referma. Miller jeta sa bouteille de bière dans le recycleur.

— Ne le prenez pas personnellement, mon vieux, dit-il, mais vos techniques d’investigation sont loin de m’impressionner. Qu’est-ce qui vous donne à penser que vous serez capable de la retrouver ?

— Ce n’est pas un test très juste, répondit Dawes. Accordez-moi quelques jours, et j’aurai des réponses pour vous.

— Recontactez-moi à ce moment-là. Dans l’intervalle, je ferai de mon mieux pour ne pas déclencher une guerre générale, mais il est hors de question que je lâche Julie. Vous pouvez partir, maintenant.

Dawes se leva. Il était visiblement mécontent.

— Vous commettez une erreur, dit-il.

— Ce ne sera pas la première.

Quand son visiteur fut reparti, Miller resta assis à la table. Il avait fait preuve de stupidité. Pire, il s’était laissé aller. Il avait bu jusqu’à s’abrutir au lieu de travailler. Au lieu de retrouver Julie. Mais il en savait un peu plus, à présent. Le Scopuli. Le Canterbury. Quelques lignes de plus reliaient les points.

Il se débarrassa des bouteilles vides, prit une douche puis chercha sur son terminal ce qu’il y avait concernant le vaisseau de Julie. Après une heure, une pensée inédite lui vint, une petite crainte qui se mit à croître à mesure qu’il la considérait. Vers minuit, il appela Havelock chez lui.

Son équipier prit deux minutes pour répondre, et quand il le fit son image était celle d’un homme aux cheveux en bataille et au regard vague.

— Miller ?

— Tu as des congés à prendre ?

— Un peu.

— Un congé maladie ?

— Bien sûr, répondit le Terrien.

— Prends-le, alors. Maintenant. Quitte le poste. Trouve-toi un endroit sûr, si possible. Quelque part où ils ne vont pas se mettre à tuer les Terriens sous n’importe quel prétexte et se marrer si tout part en eau de boudin.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes. De quoi tu parles ?

— J’ai eu la visite d’un agent de l’APE, ce soir. Il a essayé de me convaincre de laisser tomber cette histoire d’enlèvement. Je pense… Je pense qu’il est nerveux. Je pense qu’il a peur.

Havelock resta silencieux quelques secondes, le temps que les mots atteignent son esprit encore ensommeillé. Puis il jura.

— Qu’est-ce qui fait peur à l’APE ? grommela-t-il.

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