52 Miller

Un. Deux. Trois.

Miller appuya sur le terminal pour réenclencher la commande. Autrefois, les doubles portes devant lui avaient été un de ces milliers de mécanismes automatisés ordinaires. Elles avaient fonctionné de façon fiable sur leurs rails magnétiques discrets, pendant des années peut-être. À présent quelque chose de noir ayant la texture de l’écorce d’arbre s’était déployé comme une plante grimpante sur leurs bords et avait gauchi le métal. Au-delà de cet obstacle s’étendaient le tunnel d’accès au spatioport, les entrepôts, les casinos. Tout ce qui avait constitué la station Éros et était maintenant l’avant-garde d’une intelligence extraterrestre envahissante. Mais pour l’atteindre, Miller devait forcer une porte coincée. En moins de cinq secondes. Alors qu’il était engoncé dans une combinaison pressurisée.

Il rangea son terminal et tendit les mains vers la fine ligne de séparation entre les deux battants. Un. Deux. Les battants bougèrent d’un centimètre à peine, et des flocons de cette matière noire tombèrent en une pluie très fine. Voilà. Trois.

Quatre.

Il reprit son terminal, réenclencha le mécanisme.

Cette saloperie refusait tout simplement de fonctionner.

Il s’assit sur le sol à côté du chariot. L’émission d’Éros murmurait toujours, apparemment inconsciente du petit intrus qui grattait la peau de la station. Il emplit lentement ses poumons d’air, au maximum. Les portes ne bougèrent pas. Il fallait pourtant qu’il les franchisse.

Naomi n’allait pas aimer.

De sa main libre, il desserra la sangle métallique autour de la bombe jusqu’à ce qu’elle puisse basculer un peu d’avant en arrière. Avec beaucoup de précautions et sans aucune hâte, il en souleva le coin. Ensuite, et tout en surveillant l’écran de données spécifiant son état, il coinça son terminal sous l’engin et le disposa de sorte que le coin de métal appuie fortement sur la touche “entrée”. Le mécanisme resta au vert. Si la station tremblait ou bougeait, il aurait toujours un délai de cinq secondes pour récupérer le boîtier.

Ce qui devrait suffire.

Des deux mains il tenta d’écarter les battants. Un peu plus de cette croûte noirâtre tomba en poussière quand il ouvrit suffisamment les portes pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté. Le tunnel se dessinait presque uniquement en courbes, car les excroissances sombres avaient empli les angles jusqu’à ce que le passage ressemble à un vaisseau sanguin géant desséché. Les seules sources lumineuses provenaient de la torche incorporée à son casque et d’un million de minuscules points brillants qui tournoyaient dans l’air comme des lucioles bleues. Au rythme des pulsations de l’émission d’Éros, et quand celles-ci se faisaient plus sonores, les lucioles s’éteignaient presque, avant de réapparaître. Les senseurs de la combinaison pressurisée détectaient un air respirable, quoique avec des concentrations inattendues d’argon, d’ozone et de benzène.

Un des points luminescents passa à côté de lui en tourbillonnant sur des courants qu’il ne pouvait pas sentir. Miller l’ignora et continua son effort. Centimètre par centimètre, il agrandissait l’écart entre les battants. Il put bientôt passer un bras par l’ouverture et tâter la croûte noire sur le sol. Elle paraissait assez solide pour supporter le poids du chariot. C’était un cadeau du ciel. S’il s’était agi d’une boue extraterrestre lui montant au genou, il aurait dû trouver un autre moyen de déplacer la bombe. Il aurait déjà assez de difficultés à faire avancer le chariot sur cette surface courbe.

Pas de repos pour les méchants, dit Julie Mao dans son esprit. Pas de paix pour les gentils.

Il se remit au travail.

Quand enfin les battants furent assez écartés pour être franchis, il était en nage. Ses bras et son dos étaient endoloris. La croûte noire avait commencé à s’étendre dans la portion extérieure du couloir, et elle étirait des vrilles vers le sas, en se cantonnant dans sa prolifération aux angles, là où les murs rejoignaient le plafond et le sol. La lumière bleue avait colonisé l’air. Éros sortait aussi vite qu’il entrait. Plus vite, peut-être.

Miller tirait le chariot à deux mains, sans cesser de surveiller l’écran de son terminal. La bombe oscillait latéralement, mais pas assez pour que le bouton de déclenchement ne reste pas enfoncé. Une fois qu’ils furent arrivés sans encombre dans le tunnel, Miller reprit le terminal.

Un. Deux.

La lourde enveloppe extérieure de la bombe avait imprimé un creux léger dans le clavier, mais celui-ci fonctionnait toujours. Il saisit la poignée du chariot et se pencha en avant, la surface organique irrégulière sous lui se transmettant dans l’oscillation et la traction brusque de la vibration du chariot.

Une fois déjà, il était mort ici. Il avait été empoisonné. On lui avait tiré dessus. Ces couloirs, ou d’autres identiques, avaient été son champ de bataille. Le sien et celui d’Holden. À présent, ils étaient méconnaissables.

Il traversa un vaste espace presque vide. Ici la croûte était moins épaisse, et les murs métalliques de l’entrepôt apparaissaient par endroits. Une lampe à LED brillait toujours au plafond, et sa lumière blanche et froide se déversait dans les ténèbres.

Son trajet le mena au niveau des casinos, preuve que l’architecture commerciale aiguillait toujours les visiteurs vers les mêmes lieux. L’écorce extraterrestre y était presque absente, mais l’espace avait été transformé. Les machines à sous avaient conservé leur alignement impeccable, qu’elles aient à moitié fondu, explosé ou, pour quelques-unes, qu’elles continuent à scintiller et à solliciter les informations financières des passants pour débloquer leur éclairage tapageur et des effets sonores de fête. Les tables de jeu étaient toujours visibles sous la coiffe en forme de champignon faite d’un gel translucide et glutineux. Frangeant les murs et les hauts plafonds dignes d’une cathédrale, des nervures noires ondulaient sous l’effet de filaments pareils à des cheveux qui luisaient à leur extrémité sans offrir aucun éclairage.

Quelque chose hurla, et le son fut étouffé par la combinaison de Miller. L’émission de la station résonnait plus fortement et plus pleinement maintenant qu’il se trouvait sous sa peau. Il eut le souvenir soudain et irrésistible de lui-même enfant, alors qu’il regardait un film où un garçon avait été avalé par une baleine monstrueuse.

Quelque chose de gris, ayant la taille des deux poings de Miller réunis, passa en un éclair à côté de lui, presque trop rapidement pour être vu. Ce n’était pas un oiseau. Quelque chose courut à pas précipités derrière un aérateur renversé. Il se rendit soudain compte de ce qui manquait. Il y avait eu un million et demi de personnes sur Éros, et un gros pourcentage de cette population s’était massé ici, au niveau des casinos, quand leur propre apocalypse personnelle s’était produite. Mais il n’y avait aucun corps. Ou plutôt, non : ce n’était pas vrai. La croûte noire, ces millions de ruisselets sombres au-dessus de sa tête, avec leur éclat doux, immense… C’étaient les cadavres d’Éros, recréés. De la chair humaine remodelée. Une des alarmes incorporées à sa combinaison se déclencha pour l’avertir qu’il était proche de l’hyperventilation. Les ténèbres commencèrent à s’amonceler en périphérie de son champ de vision.

Il glissa et se retrouva à genoux.

Ne tombe pas dans les pommes, pauvre connard, se dit-il. Ne tombe pas dans les pommes, et si ça t’arrive fais au moins en sorte de placer le poids de ton corps sur cette saloperie de déclencheur.

Julie posa la main sur la sienne. Il pouvait presque la sentir, et ce contact lui permit de retrouver son équilibre. Elle avait raison. Ce n’étaient que des cadavres. Rien de plus que des morts. Des victimes. Une autre fournée de viande recyclée, identique à chaque prostituée non déclarée qu’il avait vue poignardée à mort dans les hôtels borgnes de Cérès. Comparable à tous ces suicidés qui se jetaient dans le vide par un sas. D’accord, la protomolécule avait mutilé les chairs de façon singulière. Mais cela ne changeait pas ce qu’elles étaient. Ni ce qu’il était.

— Quand tu es flic, dit-il à Julie, répétant ce qu’il avait débité à chaque bleu avec qui il avait fait équipe durant sa carrière, tu ne peux pas te payer le luxe de ressentir les choses. Tu dois faire le boulot.

Alors fais le boulot, dit-elle avec douceur.

Il acquiesça. Se redressa. Faire le boulot.

Comme en réponse, le son dans ses écouteurs changea, et l’émission d’Éros devint un son flûté plus aigu sur une centaine de fréquences différentes avant d’exploser en un flot brutal de paroles qu’il pensa être de l’hindi. Des voix humaines. Jusqu’à ce que des voix humaines nous tirent de notre torpeur, pensa-t-il sans réussir à se remémorer d’où venait cette phrase.

Quelque part dans la station, il allait y avoir… quelque chose. Un mécanisme de contrôle, ou une source d’énergie quelconque remplissant le rôle d’un moteur pour la protomolécule. Il ignorait quelles seraient son apparence et ses éventuelles défenses. Il n’avait pas la moindre idée de son fonctionnement, mais il partait du principe que, s’il le faisait sauter, ce mécanisme fonctionnerait beaucoup moins bien.

Donc nous revenons en arrière, dit-il à Julie. Nous revenons à ce que nous connaissons.

La chose qui croissait à l’intérieur d’Éros, transformant l’enveloppe rocheuse de l’astéroïde en son propre exosquelette inarticulé, n’avait pas isolé les points d’accostage. Elle n’avait pas déplacé les murs intérieurs pour refaçonner les salles et les couloirs au niveau des casinos. En conséquence l’agencement de la station devait être très proche de ce qu’il avait toujours été. Très bien.

Quelle que soit sa source, l’énergie utilisée pour mouvoir la station l’était en quantité phénoménale. D’accord.

Alors trouvons son point névralgique. De sa main libre, il vérifia les données que relevaient les senseurs de sa combinaison pressurisée. La température ambiante était de vingt-sept degré : élevée, mais loin d’être insupportable. Il recula vivement. La température baissa de moins d’un centième de degré, mais elle baissa. Parfait. Il lui suffisait donc d’aller à l’entrée de chaque couloir, de trouver celui qui était le plus chaud et de suivre cette piste. Quand il aurait localisé un endroit de la station où la température était, disons de trois ou quatre degrés supérieure à la moyenne constatée ailleurs, ce serait là. Il amènerait le chariot à côté de lui, retirerait le pouce du déclencheur, et compterait jusqu’à cinq.

Aucun problème.

Lorsqu’il revint auprès du chariot, il constata qu’une matière dorée ayant l’aspect de la bruyère croissait autour des roues. Il en enleva le plus gros en grattant, mais désormais une des roues grinçait en tournant. Il n’y pouvait rien.

Tirant le chariot d’une main et l’autre crispée sur le déclencheur de son terminal, il se remit en route, toujours plus avant dans les entrailles de la station.


* * *

— Elle est à moi, disait stupidement Éros.

Il ressassait cette phrase depuis près d’une heure.

— Elle est à moi. Elle est… à moi.

— D’accord, marmonna Miller. Je te la laisse.

Son épaule l’élançait. Le couinement de la roue avait empiré, et sa litanie tranchait dans la folie des âmes damnées que débitait Éros. Son pouce commençait à être anesthésié par un picotement diffus né de la pression constante qu’il imprimait sur le déclencheur pour ne pas s’anéantir encore. À chaque niveau supérieur qu’il atteignait, la gravité due à la rotation devenait plus légère et la force de Coriolis un peu moins sensible. Ce n’était pas exactement le même phénomène que sur Cérès, mais ça le rappelait assez pour qu’il ait l’impression de rentrer à la maison. Il se surprit à être impatient que le boulot soit fait. Il s’imagina de retour dans son appartement, avec un pack de bières, de la musique diffusée par les haut-parleurs qui aurait bénéficié d’un vrai compositeur au lieu de la glossolalie sans queue ni tête de la station morte. Peut-être un peu de jazz léger.

Qui avait jamais trouvé attirante la perspective d’écouter du jazz léger ?

— Attrapez-moi si vous le pouvez, bande de salopards, disait Éros. Je suis parti et parti et parti. Parti et parti et parti.

Les niveaux intérieurs lui étaient à la fois familiers et étrangers. Loin du tombeau de masse que constituaient les casinos, un peu plus de l’ancienne vie d’Éros était perceptible. Les stations du métro fonctionnaient toujours, annonçant des retards sur les lignes et recommandant la patience. Les recycleurs d’air bourdonnaient. Les sols étaient relativement propres, et épargnés. La sensation d’une presque normalité rendait les changements encore plus voyants, plus troublants. Des feuilles sombres au dessin spiralé rappelant les nautiles recouvraient les murs. Des flocons de cette matière tombaient en flottant des hauteurs et tourbillonnaient en accompagnant la rotation de la gravité comme de la suie en suspension. Éros possédait toujours sa propre gravité consécutive à sa giration, mais il ne connaissait pas les effets de celle qu’aurait dû provoquer l’énorme accélération. Miller décida de ne pas essayer de comprendre pourquoi.

Une nuée de choses ressemblant à des araignées, de la taille d’une grosse balle de tennis, rampa dans le couloir devant lui, laissant derrière elle un vernis luisant de bave. C’est seulement quand il fit halte pour en faire tomber une du chariot qu’il reconnut des mains tranchées dont les os noircis du poignet étaient carbonisés et recomposés. Une partie de son esprit se mit à hurler d’horreur, mais elle était lointaine et facile à ignorer.

Il devait respecter la protomolécule. Pour une chose qui s’était attendue à des anaérobies procaryotes, elle accomplissait un travail génial avec ce qu’elle avait à sa disposition. Il prit le temps de consulter les données de sa combinaison. La température s’était élevée d’un demi-degré depuis qu’il avait quitté les casinos, et d’un dixième de degré supplémentaire à son entrée dans ce couloir principal. Le taux de radiations augmentait également, et ses pauvres chairs déjà torturées en absorbaient de plus en plus. La concentration de benzène baissait, et sa combinaison décelait des molécules aromatiques plus exotiques – tétracène, anthracène, naphtalène – au comportement suffisamment singulier pour affoler les senseurs. Il était donc dans la bonne direction. Il se pencha en avant, et le chariot résista à la traction, comme un enfant qui en a assez. Si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, l’agencement structurel était à peu près le même que sur Cérès, et il connaissait Cérès comme sa poche. Un niveau plus haut – peut-être deux – et il devrait trouver une confluence des services présents dans les étages inférieurs, avec des niveaux de gravité élevés, et les systèmes de gestion de l’énergie et de l’approvisionnement qui fonctionnaient mieux dans une gravité moins accentuée. L’endroit semblait aussi propice qu’un autre au développement d’un centre de contrôle et de commande. Parfait pour y installer un cerveau.

— Parti et parti et parti, disait Éros. Et parti.

Curieux de constater comment les ruines du passé modelaient tout ce qui venait ensuite, se dit-il. Cela semblait valable à tous les niveaux : une des grandes vérités de l’univers. Dans les temps anciens, quand l’humanité vivait encore entièrement au fond d’un puits de gravité, les voies tracées par les légions romaines étaient devenues des routes au revêtement d’asphalte, et plus tard de béton armé. Sur Cérès, Éros, Tycho, le forage des passages standards avait été effectué par des engins conçus pour répondre aux dimensions des camions et des ascenseurs en usage sur la Terre, lesquels avaient à leur tour été conçus pour parcourir des passages assez larges pour y faire passer un chariot à mulet.

Et à présent l’extraterrestre – cette chose venue de l’immensité ténébreuse – se développait le long des couloirs, des conduits, des tunnels de métro et des canalisations d’eau créés par une poignée de primates ambitieux. Il se demanda ce qui serait arrivé si la protomolécule n’avait pas été capturée par Saturne et avait trouvé son chemin jusque dans la soupe primitive de la Terre. Pas de réacteurs nucléaires, de commandes de navigation, de chairs complexes à s’approprier. Qu’aurait fait différemment la protomolécule si elle avait dû construire à partir d’autres choix dictés par l’évolution ?

Miller, dit Julie, continue d’avancer.

Il revint à la réalité. Il se tenait dans un passage désert, au bas d’une rampe d’accès. Il ne savait pas depuis combien de temps il s’était perdu dans ses pensées.

Des années, peut-être.

Il souffla longuement et entama l’ascension de la pente. D’après les relevés des senseurs, les couloirs situés au-dessus de lui étaient nettement plus chauds que la température ambiante. Presque de trois degrés. Il se rapprochait du but. Mais il n’y avait pas d’éclairage, là-haut. Il ôta son pouce engourdi de la touche du déclencheur et alluma la petite lampe incorporée au terminal. Il repositionna son pouce sur le déclencheur juste avant de compter “quatre”.

— Parti et parti et… et… et et et et.

L’émission d’Éros hurla dans un chœur de voix qui jacassaient en russe et en hindi, dans une clameur noyant la vieille voix unique, avant d’être elles-mêmes englouties par un ululement grave. Le chant des baleines, peut-être. Les senseurs de sa combinaison informèrent poliment Miller qu’il ne lui restait plus qu’une demi-heure d’oxygène. Il éteignit l’alarme.

La station de transit était envahie. Des feuilles claires grouillaient dans les couloirs et s’entortillaient pour former des cordes. Des insectes identifiables – mouches, cafards, araignées d’eau – avançaient au ralenti le long des épais câbles blancs en vagues déterminées. Des vrilles d’une matière qui ressemblait à de la bile mouvante balayaient le sol d’avant en arrière, y laissant un tapis de larves animées. Elles étaient autant les victimes de la protomolécule que la population humaine. Les pauvres.

— Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback, dit Éros, et sa voix avait presque des accents de triomphe. Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback. Elle est partie et partie et partie.

La température s’élevait rapidement, à présent. Il lui fallut quelques minutes pour décider qu’aller dans le sens giratoire mènerait peut-être vers un endroit plus chaud. Il tira le chariot. Il sentait le frottement de la roue, un petit tressaillement qui se propageait dans les os de sa main. Entre la masse de la bombe et la roue voilée, ses épaules commençaient à être réellement douloureuses. Une bonne chose qu’il n’ait pas à refaire le chemin en sens inverse avec ce fardeau.

Julie l’attendait dans l’obscurité. Le faisceau lumineux étroit de son terminal trancha dans sa silhouette. Ses cheveux flottaient, la gravité n’ayant finalement aucun effet sur les fantômes de l’esprit. Son visage était assombri.

Comment sait-il ? demanda-t-elle.

Miller fit halte. De temps à autre, dans le courant de sa carrière, un témoin imaginaire avait dit quelque chose, utilisé une certaine phrase, ri au mauvais moment, et il avait su intuitivement qu’il venait de découvrir une nouvelle manière d’aborder l’affaire.

C’était un de ces moments.

— Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback, croassa Éros.

La comète qui a amené la protomolécule dans le système solaire au départ était un objet mort, pas un vaisseau, dit Julie sans que jamais ses lèvres noires remuent. C’était juste de la balistique. N’importe quelle balle de glace contenant la protomolécule congelée. Elle visait la Terre, mais elle a raté sa cible quand l’attraction de Saturne l’a happée. Ce qu’il y avait à l’intérieur ne l’a pas guidée. Ne l’a pas dirigée. N’a pas navigué.

— La chose n’en avait pas besoin, dit Miller.

Elle navigue, à présent. Elle se dirige vers la Terre. Comment sait-elle de quelle manière atteindre la Terre ? D’où lui vient cette information ? Elle parle. D’où lui est venue cette grammaire ?

Qui est la voix d’Éros ?

Il ferma les yeux. Le système de sa combinaison lui indiqua qu’il n’avait plus que vingt minutes d’oxygène.

— Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback ! Elle est partie et partie et partie !

— Oh, merde, murmura Miller. Oh, Seigneur.

Il lâcha le chariot, se retourna vers la rampe d’accès, la lumière et les couloirs. Tout tremblait, la station elle-même tremblait comme quelqu’un qui est au bord de l’hypothermie. Sauf que ce n’était pas la réalité, bien sûr. Lui seul tremblait. Tout était dans la voix d’Éros. Cela avait toujours été dans la voix. Il aurait dû comprendre.

Peut-être qu’il avait compris.

La protomolécule ne connaissait pas l’anglais, l’hindi ou le russe, ni aucune des langues dont elle avait débité des bribes. Tout cela provenait des esprits et des programmes appartenant aux morts d’Éros, encodés dans les neurones et les programmes grammaticaux que la protomolécule avait ingérés, mais pas détruits. Elle avait conservé les informations, les langues et les structures cognitives complexes, et elle s’était construite sur elles, comme l’asphalte avait recouvert les voies tracées par les Romains.

Les morts d’Éros n’étaient pas morts. Julie Andromeda Mao était vivante.

Il souriait si fort que ses joues en devenaient douloureuses. D’une main gantée, il essaya la connexion. Le signal était trop faible. Il ne parvenait pas à passer. Il commanda à la liaison montante dans le vaisseau à la surface d’augmenter la puissance, et il obtint le lien.

La voix d’Holden se fit entendre :

— Salut, Miller. Comment va ?

Le ton était doux, contrit. Un auxiliaire d’hospice faisant assaut de gentillesse envers un mourant. L’étincelle de l’irritation s’alluma dans son esprit, mais c’est d’une voix posée qu’il répondit.

— Holden, dit-il, nous avons un problème.

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