PROLOGUE Julie

Le Scopuli avait été pris d’assaut huit jours plus tôt, et Julie Mao était finalement prête à se laisser abattre.

Il lui avait fallu passer ces huit jours coincée dans un compartiment de stockage pour en arriver à ce stade. Pendant les deux premiers elle était restée immobile, convaincue que les hommes en tenue de combat renforcée qui l’avaient enfermée là ne plaisantaient pas. Les premières heures, le vaisseau sur lequel on l’avait emmenée ne bougea pas, et elle flotta dans sa prison en donnant de légères poussées pour éviter de se cogner contre les parois ou la combinaison atmosphérique avec laquelle elle partageait l’espace. Lorsque l’appareil se mit en mouvement, la poussée rétablit son poids et elle resta debout en silence, jusqu’à ce que les crampes envahissent ses jambes. Alors elle s’assit au ralenti et se mit en position fœtale. Elle avait uriné dans sa propre combinaison, sans se soucier de la démangeaison accompagnant la sensation de chaleur humide, uniquement préoccupée par le risque de glisser sur la flaque laissée sur le sol. Elle ne pouvait pas faire de bruit. Ils l’auraient abattue.

Au troisième jour, la soif la força à l’action. Les bruits du vaisseau étaient omniprésents autour d’elle. Le discret bourdonnement du réacteur et de la propulsion. Les sifflements et les chocs sourds constants des systèmes hydrauliques et des serrures en acier, quand les portes pressurisées entre les ponts s’ouvraient et se fermaient. Le martèlement ouaté de lourdes bottes arpentant les planchers métalliques. Elle attendit que tous les sons perceptibles lui semblent distants, puis elle décrocha la combinaison et la posa sur le sol. Tout en guettant le moindre bruit qui serait allé crescendo, elle désassembla le vêtement et en sortit la réserve d’eau. Celle-ci était ancienne et croupie. Manifestement la combinaison n’avait pas été utilisée ni entretenue depuis bien longtemps. Mais cela faisait des jours qu’elle n’avait rien bu, et le liquide tiède contenu dans la réserve fut le meilleur qu’elle ait jamais goûté. Elle dut fournir un réel effort de volonté pour ne pas tout avaler d’un coup, au risque de le vomir aussitôt.

Quand le besoin d’uriner revint, elle détacha de la combinaison le sac du cathéter et se soulagea dedans. Assise sur le sol et presque à l’aise sur le coussin que formait le vêtement rembourré, elle se demanda qui étaient ses ravisseurs – des membres de la Flotte de la Coalition, des pirates, ou pire. Elle somnola par intermittence.


* * *

Le quatrième jour, l’isolement, la lassitude et le nombre d’endroits de plus en plus restreints où uriner la poussèrent finalement à prendre contact avec eux. Elle avait entendu des cris de douleur étouffés. Quelque part, pas très loin, on frappait ou on torturait ses compagnons de bord. Si elle attirait l’attention des ravisseurs, peut-être qu’ils la mettraient avec les autres. Cela lui allait. Les coups, elle pouvait supporter. Il lui semblait que c’était bien peu de chose si cela signifiait revoir d’autres gens.

Le compartiment de stockage se trouvait juste à côté du sas intérieur. En vol, ce n’était généralement pas une zone très fréquentée, même si elle ne connaissait rien de l’agencement particulier du vaisseau. Elle réfléchit à ce qu’elle dirait, à la façon dont elle se présenterait. Quand elle entendit enfin quelqu’un qui approchait, elle essaya juste de hurler qu’elle voulait sortir. Le râle sec qui s’échappa de sa gorge l’étonna. Elle déglutit, remua la langue pour tenter de générer un peu de salive, et refit une tentative. Un autre son anémié franchit ses lèvres.

Ils étaient juste derrière la porte du compartiment. Une voix parlait avec calme. Julie levait le poing pour marteler le panneau lorsqu’elle comprit ce qui se disait.

Dave. Le mécanicien de son vaisseau. Dave, qui collectionnait les extraits de vieux dessins animés et connaissait un million de blagues. Dave, suppliant d’une petite voix brisée.

“Non. Je vous en prie, non. Ne faites pas ça”, disait-il.

Les systèmes hydrauliques et les serrures de sécurité cliquetèrent quand l’écoutille intérieure s’ouvrit. Il y eut le son mat d’une masse de chair s’écrasant au sol, à l’intérieur. Un autre son métallique accompagna la fermeture du battant. Le sifflement de l’air qui en était chassé.

Quand le cycle du sas fut terminé, les gens derrière sa porte s’éloignèrent. Elle ne fit rien pour attirer leur attention.


* * *

Ils avaient nettoyé le vaisseau de fond en comble. La détention par les flottes des planètes intérieures était un scénario désagréable, mais ils avaient tous suivi une formation pour ce genre de situation. Les données sensibles relatives à l’APE avaient été effacées et remplacées par des fichiers d’aspect anodin, avec de fausses dates d’entrée. Tout ce qui était trop sensible pour être confié au système informatique, le capitaine l’avait détruit. Quand leurs agresseurs montèrent à bord, l’équipage pouvait jouer la carte de l’innocence.

Cela n’avait eu aucun effet.

Il n’avait pas été question du chargement ou des permis. Les envahisseurs étaient arrivés comme s’ils étaient propriétaires de l’appareil, et le capitaine Darren s’était couché comme un chien. Les autres – Mike, Dave, Wan Li – avaient simplement levé les mains et suivi le mouvement sans faire de vagues. Les pirates, les chasseurs d’esclaves ou quoi qu’ils soient d’autre les avaient sortis du petit transport qui avait été son foyer, et les avaient fait descendre dans un conduit d’arrimage sans même les revêtir d’une combinaison isolante. L’épaisseur de mylar minime du conduit avait été le seul rempart entre eux et la rudesse absolue du néant. À la moindre déchirure, ils pouvaient dire adieu à leurs poumons.

Julie était passée par là elle aussi, et puis ces salopards avaient voulu lui arracher ses vêtements.

Cinq années d’entraînement au jiu-jitsu en semi-apesanteur, et eux dans un espace confiné, en apesanteur. Elle avait fait beaucoup de dégâts. Elle commençait à espérer avoir le dessus quand de nulle part un poing lourdement ganté l’avait frappée à la tête. Aussitôt tout était devenu flou. Ensuite le compartiment de stockage, et Abattez-la si elle fait du bruit. Quatre jours à garder le silence pendant qu’ils tabassaient ses amis avant d’en jeter un par un sas de décompression.

Après six jours, tout était devenu calme.

Passant de périodes de conscience à des fragments de rêve, elle n’était que vaguement consciente à mesure que les bruits de pas, les conversations, le son des portes pressurisées, le grondement du réacteur s’estompaient peu à peu. Quand la propulsion s’arrêta, la pesanteur suivit, et Julie émergea d’un rêve dans lequel elle pilotait sa vieille chaloupe dans une course pour se retrouver à flotter dans l’air tandis que ses muscles protestaient vigoureusement avant de se détendre.

Elle s’approcha de la porte et pressa l’oreille contre le métal froid. La panique l’envahit jusqu’à ce qu’elle perçoive le son paisible des recycleurs d’air. Le vaisseau générait toujours son alimentation et son atmosphère, mais le propulseur était éteint et personne n’ouvrait une porte, ne se déplaçait ni ne parlait. Peut-être y avait-il une réunion de l’équipage. Ou une petite fête sur un autre pont. À moins que tout le monde soit dans la salle des machines, pour résoudre un gros problème.

Elle passa un jour à écouter et à attendre.

Au septième jour, elle ne disposait plus d’une seule goutte d’eau. Depuis vingt-quatre heures, personne à bord ne s’était déplacé à portée de son oreille. Elle suça une plaquette en plastique arrachée à la combinaison jusqu’à ce qu’elle obtienne un peu de salive. Alors elle se mit à crier. Elle cria jusqu’à en être enrouée.

Personne ne vint.

Le huitième jour, elle était prête à ce qu’on la tue. Elle n’avait plus d’eau depuis deux jours, et sa poche à déchets était pleine depuis quatre. Elle colla les épaules contre le mur arrière du compartiment et des deux mains prit fermement appui contre les cloisons latérales. Puis elle détendit les deux jambes et frappa de toutes ses forces. Les crampes qu’occasionna le premier coup faillirent lui faire perdre connaissance. Au lieu de quoi elle hurla.

Imbécile, se dit-elle. Son état de déshydratation et huit jours sans activité étaient plus que suffisants pour amorcer un phénomène d’atrophie musculaire. Elle aurait au moins dû pratiquer quelques exercices d’échauffement.

Elle massa ses muscles engourdis jusqu’à ce que la sensation de crispation disparaisse, s’étira et se concentra comme elle si elle était de retour au dojo. Quand elle eut recouvré le contrôle de son corps, elle frappa de nouveau. Encore. Et encore, jusqu’à ce que la lumière apparaisse au pourtour de la porte. Elle recommença, et le panneau finit par être tellement enfoncé que seules les trois charnières et la serrure restaient en contact avec son cadre.

Une dernière fois, et la porte s’incurva tant que le pêne sortit de la gâche, et l’ensemble s’ouvrit.

Julie jaillit hors du compartiment de stockage, mains levées à mi-hauteur et prête à sembler menaçante ou terrifiée selon ce qui lui paraîtrait le plus approprié.

Il n’y avait personne à ce niveau : le sas, le compartiment où elle avait passé les huit derniers jours, et une demi-douzaine d’autres. Tous étaient déserts. Dans un kit d’intervention elle prit une clef magnétique aimantée d’une taille suffisante pour briser un crâne, et elle descendit l’échelle menant au pont inférieur.

Puis à celui situé en dessous, et au suivant. Les cabines de l’équipage étaient impeccablement rangées, d’une façon presque militaire. Au réfectoire, aucun signe de lutte. L’unité médicale était déserte. Dans la salle des torpilles, personne. Le poste de communication était presque éteint, et les rares écrans encore en service ne trahissaient aucun signe du Scopuli. Une peur nouvelle lui serra le ventre. Pont après pont et quartier après quartier, aucun signe de vie. Il s’était passé quelque chose. Une fuite radioactive. Un poison quelconque dans l’air. Quelque chose qui avait poussé à l’évacuation de l’appareil. Elle se demanda si elle saurait le manœuvrer seule.

Mais s’ils étaient partis, elle les aurait entendus sortir par le sas, non ?

Elle atteignit l’écoutille du dernier pont, celle qui donnait accès à la salle des moteurs, et s’immobilisa quand le système d’ouverture ne fonctionna pas automatiquement. Sur le panneau d’activation une lumière rouge signifiait que la salle avait été verrouillée de l’intérieur. Lui revinrent alors à l’esprit la possibilité des radiations ou d’un incident technique majeur. Mais dans un cas comme dans l’autre, pourquoi verrouiller de l’intérieur ? Et elle était passée devant nombre de panneaux de contrôle muraux, or aucun n’avait indiqué une alerte quelconque. Non, il ne s’agissait pas de radiations. Autre chose, donc.

Il y avait plus de désordre ici. Du sang. Des outils et des conteneurs éparpillés. Quoi qu’il se soit passé, ça s’était passé ici. Non, tout avait commencé ici. Et tout s’était fini derrière cette porte close.

Il lui fallut deux heures, armée d’un chalumeau et de leviers récupérés dans la réserve de la machinerie, pour découper l’écoutille. Le système hydraulique étant hors service, elle dut l’ouvrir de force, à la main. Une bouffée d’air chaud la caressa, qui charriait des odeurs d’hôpital sans celle de l’antiseptique. Une senteur métallique, propre à donner la nausée. La salle de torture, donc. Ses amis devaient se trouver à l’intérieur, battus à mort ou découpés en morceaux. Julie brandit sa clef et se prépara à éclater au moins un crâne avant qu’ils la tuent. Elle se laissa flotter à l’intérieur.

La salle des machines était très grande, avec un plafond voûté pareil à celui d’une cathédrale. Le réacteur occupait le centre de l’espace. Mais quelque chose n’allait pas dans son aspect. Là où elle s’était attendue à voir des écrans, des panneaux lumineux et des plaques de protection, une couche faite d’une substance évoquant la boue semblait avoir tout recouvert. Lentement, une main tenant toujours sur l’échelle, elle s’en approcha. L’odeur singulière devint suffocante.

La boue solidifiée autour du réacteur avait une structure qu’elle n’avait encore jamais vue. Des tubulures la parcouraient comme des veines ou des conduits d’aération. Certaines palpitaient. Ce n’était donc pas de la boue.

De la chair.

Une partie saillante de l’ensemble se tourna vers elle. En comparaison de l’ensemble, elle ne paraissait pas plus grosse qu’un orteil, ou le petit doigt. C’était la tête du capitaine Darren.

— Aidez-moi, dit la chose.

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