5 Holden

Dix minutes passées à deux g, et Holden commençait à avoir mal au crâne. Mais McDowell leur avait ordonné de revenir au plus vite. Le Canterbury faisait chauffer son énorme propulseur, et Holden ne voulait pas rater le départ.


* * *

— Jim ? Il se peut que nous ayons un problème, ici.

— Je vous écoute.

— Becca a trouvé quelque chose, et c’est suffisamment étrange pour me filer une trouille de tous les diables. Nous rentrons immédiatement.


* * *

— Alex, encore combien de temps ? demanda Holden pour la troisième fois en dix minutes.

— Encore une heure. Vous voulez qu’on prenne le jus ? demanda Alex.

Dans l’argot des pilotes, prendre le jus signifiait une accélération de plusieurs g qui plongerait dans l’inconscience tout être humain ne s’étant pas fait administrer les médicaments appropriés. Le jus était ce cocktail de drogues que le siège du pilote lui injecterait afin qu’il reste éveillé, alerte et, avec de la chance, préservé d’une attaque cardiaque alors que son corps pèserait cinq cents kilos. Holden avait recouru au jus à de multiples reprises quand il était dans la Flotte, et la descente qui suivait était désagréable.

— Pas si ce n’est pas indispensable, répondit-il.


* * *

— Comment ça, étrange ?

— Becca, raccordez-le. Jim, je tiens à ce que vous voyiez ce que nous voyons.


* * *

De la langue, Holden décrocha un comprimé d’analgésique de l’intérieur de son casque, et pour la cinquième fois il se repassa ce que les senseurs de Becca avaient enregistré. La chose dans l’espace se trouvait à environ deux cent mille kilomètres du Canterbury. Selon le scan du transport, le relevé montrait une fluctuation, la fausse couleur gris-noir développant graduellement un pourtour plus doux. C’était une hausse de température limitée, moins de deux degrés. Holden n’en revenait pas que Becca l’ait détectée. Il prit note de lui rédiger un rapport louangeur la prochaine fois qu’elle serait éligible à une promotion.


* * *

— D’où c’est venu ? demanda Holden.

— Aucune idée. C’est simplement une tache un peu plus chaude que l’environnement, dit Becca. Je pencherais bien pour un nuage de gaz, parce que nous n’en recevons aucun écho radar, mais il n’est pas supposé y avoir de nuages de gaz par là. Je veux dire, il viendrait d’où ?

— Jim, une chance que le Scopuli ait détruit le vaisseau qui l’a mis HS ? dit McDowell. Il pourrait s’agir d’un nuage de vapeur consécutif à l’anéantissement d’un vaisseau ?

— Je ne pense pas, monsieur. Le Scopuli ne dispose d’aucun armement. Le trou dans son flanc résulte de mines, non d’un tir de torpille, et j’en déduis qu’ils n’ont même pas riposté. Il se peut que ce soit l’endroit où le Scopuli a dégazé, mais…

— Mais peut-être pas. Rentrez au bercail, Jim. Tout de suite.


* * *

— Naomi, qu’est-ce qui chauffe lentement et ne donne pas d’écho radar ou ladar quand on le scanne ? dit Holden. Si vous avez une idée…

— Hmm, fit-elle pour se donner le temps de réfléchir. N’importe quoi absorbant l’énergie de l’ensemble des senseurs ne rendrait aucun écho. Mais la chose pourrait voir sa température augmenter en perdant cette énergie absorbée.

Près du siège d’Holden, l’écran infrarouge de la console des senseurs brillait comme le soleil. Alex poussa un juron sonore dans le système comm.

— Vous voyez ça ? demanda-t-il.

Holden l’ignora et ouvrit un canal avec McDowell.

— Capitaine, nous venons d’avoir un pic massif d’infrarouges.

Pendant de longues secondes, il n’y eut pas de réponse. Quand enfin McDowell parla, ce fut d’une voix très tendue. Jamais encore son second ne l’avait entendu trahir sa peur aussi nettement.

— Jim, un vaisseau vient d’apparaître dans cette zone plus chaude. Il dégage un maximum de chaleur. D’où peut-il bien venir, bon sang ?

Holden allait répondre, mais il perçut la voix faible de Becca dans le casque du capitaine :

— Aucune idée, monsieur, dit-elle. Mais c’est plus petit que sa signature thermique. D’après le radar, de la taille d’une frégate.

— Avec quoi ils font ça ? s’exclama McDowell. Un système d’invisibilité ? Une téléportation magique par les trous de ver ?

— Monsieur, dit Holden, Naomi a émis l’hypothèse que la chaleur détectée provienne de matériaux absorbant l’énergie. Des matériaux furtifs. Ce qui signifie que cet appareil se serait dissimulé à dessein. Et qu’en conséquence ses intentions ne sont pas amicales.

Comme en réponse, six nouveaux objets apparurent sur son radar. Les icônes jaunes qui marquaient leur position passèrent immédiatement à l’orange vif quand le système enregistra leur accélération. Sur le Canterbury, Becca s’écria :

— Échos rapides ! Nous avons six nouveaux contacts à haute vélocité sur une trajectoire de collision !

— Jésus sur un bâton sauteur ! jura McDowell. Ce vaisseau vient de tirer une salve de torpilles contre nous ? Ils veulent nous anéantir ?

— Oui, monsieur, répondit Becca.

— Temps estimé avant impact ?

— Un peu moins de huit minutes, monsieur.

McDowell pesta sourdement.

— Nous avons des pirates, Jim.

— Que voulez-vous que nous fassions ? demanda Holden en s’efforçant d’adopter un ton calme et professionnel.

— J’ai besoin que vous n’encombriez pas les transmissions et que vous laissiez mon équipage travailler. Vous êtes à une heure de nous, au mieux. Les torpilles sont à huit minutes. Terminé.

Il coupa la communication, laissant Holden avec le sifflement bas des parasites.

Dans la navette, le circuit comm général explosa dans un concert de voix. Alex voulait qu’on prenne le jus et qu’on devance les torpilles pour rejoindre le Cant, Naomi évoquait la possibilité de détourner les projectiles, Amos maudissait le vaisseau furtif et s’interrogeait sur l’origine de son équipage. Shed était la seule à garder son calme.

— Fermez-la, tous ! aboya Holden, et l’appareil plongea soudain dans un silence abasourdi. Alex, définissez-moi l’itinéraire le plus rapide jusqu’au Cant sans que nous risquions d’y rester. Faites-moi savoir dès que vous l’avez. Naomi, mettez en place un canal triple entre Becca, vous et moi. Nous aiderons de notre mieux. Amos, vous pouvez continuer de jurer, mais coupez votre micro.

Il attendit. Les secondes s’égrenaient et les rapprochaient de l’impact.

— La liaison est établie, annonça Naomi.

Holden perçut deux bruits de fond distincts dans le canal comm.

— Becca, ici Jim. Naomi est sur le même canal que nous. Dites-nous ce que nous pouvons faire pour aider. Naomi a parlé de la possibilité de dérouter les torpilles.

— Je fais tout ce que je sais faire, répondit Becca avec une sérénité ahurissante. Ils nous fixent avec un faisceau laser de ciblage. Je diffuse un peu de tout pour le brouiller, mais ils ont vraiment du matériel de première. Si nous étions plus proches, ce laser de ciblage ferait un trou dans notre coque.

— Et des leurres physiques ? dit Naomi. Vous ne pouvez pas lâcher de la neige ?

Pendant que Naomi et Becca discutaient, Jim ouvrit un canal privé avec Ade.

— Eh, ici Jim. J’ai Alex qui travaille sur une solution à grande vitesse pour que nous arrivions avant…

— Avant que ces missiles nous transforment en une brique volante ? enchaîna Ade. Bonne idée. Se faire avoir par des pirates n’est pas un spectacle à manquer.

Derrière le ton qui se voulait narquois, il sentait sa peur.

— Ade, s’il vous plaît, je veux vous dire quelque chose…

— Jim, qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Naomi sur l’autre canal.

Holden jura.

— Euh, à propos de quoi ?

— Du fait d’utiliser le Knight pour essayer d’attirer ces missiles.

— On peut faire ça ? dit-il.

— Peut-être. Vous écoutiez, ou pas ?

— Euh… Pendant un instant j’ai eu l’attention prise par quelque chose ici. Refaites-moi le topo.

— Nous tentons de nous caler sur la fréquence de rayonnement lumineux du Cant et nous la diffusons avec notre système comm. Les torpilles nous prendront peut-être pour leur cible, expliqua Naomi comme si elle s’adressait à un enfant.

— Et elles dévieront pour venir nous pulvériser ?

— Nous pourrions filer tout en attirant les missiles. Ensuite, une fois assez éloignés du Cant, nous coupons toute diffusion par le système comm et nous essayons de nous abriter derrière l’astéroïde.

— Ça ne marchera pas, dit Holden avec un soupir. Les missiles vont suivre le faisceau laser de ciblage pour la direction générale, mais ils vont aussi prendre des relevés télescopiques de la cible en acquisition. Il suffira aux pirates d’un coup d’œil à notre navette pour savoir que nous ne sommes pas leur cible.

— Et ça ne vaut pas le coup d’essayer ?

— Même si nous réussissions, des torpilles conçues pour désemparer le Cant nous transformeraient en une longue traînée de néant graisseux.

— Bon, alors que nous reste-t-il comme option ? dit Naomi.

— Aucune. Des types très futés dans les labos de la Flotte ont déjà pensé à tout ce qui pourrait nous venir à l’esprit dans les huit prochaines minutes.

Le dire à haute voix revenait pour Holden à l’admettre.

— Alors nous faisons quoi ? insista Naomi.

— Sept minutes, dit Becca d’une voix toujours aussi incroyablement calme.

— On retourne sur zone. Peut-être que nous parviendrons à tirer quelques personnes du vaisseau après qu’il aura été touché. Ou les aider à contrôler les dégâts. Alex, et cette trajectoire ?

— Compris, chef, dit Alex. J’ai entré les coordonnées pour une prise de jus. Selon un angle d’approche qui évitera que notre réacteur fasse un trou dans le Cant. Prêts pour un peu de rock and roll ?

— Ouais. Naomi, que tout le monde se harnache, ordonna Holden avant d’ouvrir un canal avec McDowell. Monsieur, nous arrivons en urgence. Débrouillez-vous pour survivre, et nous aurons le Knight sur zone pour vous ramasser ou vous aider à maîtriser les dommages.

— Compris, répondit le capitaine qui coupa aussitôt.

Holden rouvrit le canal avec Ade.

— Ade, nous allons prendre le jus, donc je ne parlerai plus, mais laissez ce canal ouvert pour moi, d’accord ? Dites-moi ce qui se passe. Euh, ou contentez-vous de fredonner, ça m’ira. J’ai simplement besoin de savoir que vous allez bien.

— D’accord, Jim.

Elle ne se mit pas à fredonner, mais elle conserva la liaison, et il l’entendit respirer.

Alex commença le compte à rebours sur le réseau comm général. Holden vérifia le harnais de son siège anti-crash et enfonça le bouton commandant la prise de jus. Une douzaine d’aiguilles se plantèrent dans son dos à travers les membranes de sa combinaison. Son cœur eut une embardée et des bandes chimiques de fer enserrèrent son cerveau. Sa colonne vertébrale devint d’une froideur de mort, et son visage s’empourpra comme sous l’effet d’une brûlure due aux radiations. Il frappa du poing le bras de son siège. Il détestait cette phase, mais la suivante était pire encore. Sur le circuit général, Alex poussa un cri lorsque les drogues atteignirent son système. Sur les ponts inférieurs, les autres recevaient leur dose de traitement qui les empêcherait de succomber mais les laisserait sous sédation pendant la majeure partie du trajet.

— Un, dit Alex, et Holden pesa cinq cent kilos.

Les nerfs à l’arrière de ses orbites s’enflammèrent sous la masse de ses globes oculaires. Ses testicules s’écrasèrent contre ses cuisses. Il se concentra pour ne pas avaler sa langue. Autour de lui, la navette grinça et gémit. Il y eut un choc déconcertant dans les ponts inférieurs, mais aucun voyant ne passa au rouge sur son panneau de contrôle. Le système de propulsion du Knight était capable de délivrer une très grande poussée, mais au prix d’une combustion prodigieuse de carburant. Enfin, s’ils parvenaient à sauver le Cant, c’était sans importance.

Malgré le martèlement du sang à ses oreilles, Holden entendait toujours la respiration légère d’Ade et les clics de son clavier. Il aurait aimé pouvoir s’endormir à ce son, mais le jus chantait dans son sang qu’il incendiait. Il était plus éveillé qu’il ne l’avait jamais été.

— Oui, monsieur, dit Ade sur le circuit comm.

Il fallut une seconde à Holden pour comprendre qu’elle parlait à McDowell. Il augmenta le volume pour entendre ce qu’ils disaient.

— … allumer les principaux, puissance maximale.

— Nous sommes à plein, monsieur. Si nous essayons d’atteindre une combustion aussi forte, nous allons arracher le propulseur de ses supports, répondit Ade.

McDowell devait lui avoir demandé d’allumer l’Epstein.

— Mademoiselle Tukunbo, dit le capitaine, il nous reste… quatre minutes. Si vous le bousillez, je ne vous enverrai pas la facture.

— Bien, monsieur. Allumage des principaux. Réglage sur intensité maximale, dit Ade.

En fond sonore, Holden perçut l’alarme indiquant une poussée de plusieurs g. Il y eut un déclic plus bruyant quand Ade boucla son harnais.

— Principaux dans trois… deux… un… exécution, dit-elle.

Du Canterbury parvint un grondement si puissant qu’Holden dut baisser le volume sonore du circuit comm. Le vaisseau gémit et grinça comme une démone pendant plusieurs secondes, puis il y eut un fracas soudain. Holden enclencha le visuel extérieur et lutta contre le voile noir induit par la poussée qui menaçait sa vision périphérique. Le Canterbury était toujours en une seule pièce.

— Ade, qu’est-ce que c’était, bordel ? demanda McDowell d’une voix empâtée.

— Le propulseur a brisé un support. Les principaux sont déconnectés, monsieur, répondit Ade qui se garda pourtant d’ajouter : Exactement comme je l’avais prédit.

— Et on y a gagné quoi ?

— Pas grand-chose. Les torpilles ont maintenant une vélocité de quarante kilomètres-seconde, en accélération constante. Nous en sommes à manœuvrer avec les micro-propulseurs.

— Merde, souffla McDowell.

— Ils vont nous toucher, monsieur, ajouta Ade.

— Jim, fit la voix subitement très nette du capitaine sur le canal direct qu’il venait d’ouvrir. Nous sommes plantés, et nous n’y pouvons plus rien. Double-cliquez pour avaliser.

Holden effectua un double-clic radio.

— Bien. Donc il ne nous reste plus qu’à réfléchir à la meilleure façon de survivre après l’impact. S’ils veulent nous handicaper avant de passer à l’abordage, ils vont neutraliser notre propulseur et notre système comm. Becca diffuse un SOS depuis le lancement des torpilles, mais j’aimerais que vous continuiez à faire du bruit si nous sommes réduits au silence. S’ils savent que vous êtes quelque part, là, dans le coin, ils auront peut-être moins envie de tous nous balancer par les sas. Des témoins, si vous me suivez.

Holden double-cliqua une deuxième fois.

— Demi-tour, Jim. Abritez-vous derrière cet astéroïde. Appelez de l’aide. C’est un ordre.

Troisième double-clic, puis Holden ordonna à Alex de mettre en panne. En un instant le géant assis sur sa poitrine disparut et fut remplacé par une sensation d’extrême légèreté. Sans les produits qui couraient dans ses veines, il aurait certainement cédé à la nausée.

— Quoi de neuf ? s’enquit Alex.

— Nouvelles directives, répondit-il malgré ses dents qui claquaient à cause du jus. Nous appelons à l’aide et nous négocions une libération des prisonniers une fois que les méchants auront investi le Cant. Direction l’astéroïde, au plus vite, puisque c’est le seul abri proche disponible.

— Compris, chef, dit le pilote qui ajouta, un ton plus bas : En ce moment, je tuerais pour disposer d’une jolie paire de canons.

— J’entends bien.

— On réveille les gamins en bas ?

— Laissez-les dormir.

— Bien compris, dit Alex avant de couper la communication.

Avant que la poussée en g ne reprenne, Holden enclencha le SOS du Knight. Le canal avec Ade était toujours ouvert, et maintenant que McDowell était hors circuit il pouvait de nouveau entendre sa respiration. Il mit le volume au maximum et se laissa aller au fond de son siège, en attendant la sensation d’écrasement. Alex ne le déçut pas.

— Une minute, annonça Ade, d’une voix assez forte pour créer de la distorsion dans les haut-parleurs intégrés de son casque.

Holden ne baissa pas le son pour autant. Le timbre d’Ade dispensait un calme extraordinaire alors qu’elle égrenait le compte à rebours avant l’impact.

— Trente secondes.

Il éprouvait une pulsion désespérée de parler, de dire quelque chose de rassurant, de lancer des déclarations ridicules et fausses d’amour. Le géant accroupi sur sa poitrine se contenta de rire au diapason du grondement bas de leur réacteur.

— Dix secondes.

— Préparez-vous à couper le réacteur et à jouer au mort après que les torpilles auront touché leur cible, dit McDowell. Si nous ne représentons pas une menace, ils ne nous frapperont pas.

— Cinq, dit Ade.

— Quatre.

— Trois.

— Deux.

— Un.

Toute la structure du Canterbury frémit, et les écrans devinrent blancs. Ade prit une brève inspiration qui s’interrompit quand la radio coupa. Le déferlement de parasites faillit faire exploser les tympans d’Holden. Il baissa le volume et se brancha sur Alex.

La poussée redescendit subitement à un deux g tolérables, et tous les senseurs du vaisseau affichèrent une surcharge. Une lumière éclatante se déversa par le petit hublot du sas.

— Au rapport, Alex, au rapport ! s’écria Holden. Que s’est-il passé ?

— Mon Dieu. Ils l’ont atomisé. Ils ont atomisé le Cant, dit le pilote d’une voix assourdie, comme s’il n’en revenait pas.

— Quelle est sa situation ? Faites-moi un rapport sur le Canterbury ! Les senseurs ne détectent plus rien ici. Tout est devenu blanc !

Après un long moment, Alex répondit :

— Mes senseurs n’indiquent rien non plus, chef. Mais je peux vous donner la situation du Cant. Je peux le voir.

— Vous le voyez ? D’ici ?

— Oui. C’est un nuage de vapeur de la taille du mont Olympe. Il n’en reste plus rien, chef. Plus rien.

Impossible, protesta l’esprit d’Holden. Ces choses-là n’arrivent pas. Les pirates n’anéantissent pas des cargos transportant de la glace. Personne n’y gagne rien. Personne n’en tire profit. Et si vous voulez vraiment assassiner cinquante personnes, il est beaucoup plus simple d’aller dans un restaurant, armé d’un fusil d’assaut.

Il avait envie de le crier, de hurler au pilote qu’il se trompait. Mais il ne devait surtout pas craquer. C’est moi le patron, à présent.

— D’accord. Nouvelle mission, Alex. Désormais, nous avons assisté à un assassinat, et nous sommes des témoins. Ramenez-nous à l’astéroïde. Je vais commencer à compiler de quoi émettre. Réveillez tout le monde. Ils doivent savoir. Je réamorce l’ensemble des senseurs.

Méthodiquement, il éteignit chaque senseur et son logiciel, puis il patienta deux minutes et les remit en fonction un à un. Ses mains tremblaient. Il se sentait nauséeux, et avait l’impression de commander son corps à distance. Il n’aurait pu dire ce que cet état devait au jus et au choc.

Les senseurs revinrent tous à la vie. À l’instar de tout autre navire parcourant les voies spatiales, le Knight était doté d’une protection contre les radiations. Sans elle, vous ne pouviez pas supporter le taux massif dans lequel baignait la ceinture de Jupiter. Mais Holden doutait que les concepteurs de l’appareil aient pensé à l’explosion proche d’une demi-douzaine d’armes nucléaires quand ils avaient défini les spécifications du vaisseau. Ils avaient eu de la chance. Le vide pouvait certes les protéger d’une vague électromagnétique, mais la radiation accompagnant l’explosion aurait quand même pu griller tous les senseurs de la navette.

Une fois le dispositif en action, il scanna le secteur où le Canterbury s’était trouvé. Il n’y avait pas un débris plus gros qu’une balle de base-ball. Il se connecta au vaisseau responsable de cette horreur, lequel s’éloignait vers le soleil à pas plus d’un g. Une chaleur soudaine envahit la poitrine d’Holden.

Il n’avait pas peur. La fureur lui faisait frôler l’anévrisme, elle martelait ses tempes, crispait ses poings et rendait tous ses tendons douloureux. Il enclencha les circuits comm et focalisa un faisceau de ciblage sur l’appareil qui battait en retraite.

— Ce message s’adresse à quiconque a ordonné la destruction du Canterbury, le transport commercial de glace que vous venez de vaporiser. Vous ne vous en tirerez pas en filant, espèce de fils de pute. Je me fous de vos raisons, mais sachez que vous venez d’assassiner cinquante amis à moi. Il faut que vous sachiez qui ils étaient. Je vous envoie le nom et la photographie de chaque victime qui a péri sur ce vaisseau. Regardez bien ce que vous avez fait. Pensez-y pendant que je fais ce qu’il faut pour découvrir qui vous êtes.

Il coupa le canal vocal, ouvrit les fichiers du personnel du Canterbury et entreprit de transmettre ceux de l’équipage à l’autre appareil.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Naomi derrière lui, et non dans les écouteurs de son casque.

Elle se tenait immobile, tête nue, et la sueur avait plaqué son épaisse chevelure noire sur son crâne et son cou. Son expression était indéchiffrable. Holden ôta son casque lui aussi.

— Je leur montre que le Canterbury était un vaisseau réel avec un équipage constitué de gens réels. Des gens avec un nom, et une famille, dit-il, et le jus rendait sa voix moins ferme qu’il l’aurait souhaité. S’il y a quelque chose qui ressemble à un être humain et qui a donné les ordres à bord de cet appareil, j’espère que ça le hantera jusqu’au jour où ils le mettront dans le recycleur pour meurtre.

— Je ne pense pas qu’ils apprécient beaucoup, dit-elle en désignant le panneau derrière lui.

Le vaisseau ennemi les avait maintenant pris dans son propre faisceau de ciblage. Holden retint son souffle. Aucun missile ne fut tiré, et après une poignée de secondes l’appareil furtif éteignit son laser et fila à plusieurs g. Il entendit Naomi laisser échapper un soupir frémissant.

— Alors le Canterbury n’est plus ? demanda-t-elle.

Holden hocha la tête.

— Ça me dépasse, dit Amos.

Lui et Shed se tenaient auprès de l’échelle menant au carré d’équipage. Le visage du mécanicien était livide par endroits et marqué de taches rouges à d’autres, et ses grosses mains s’ouvraient et se refermaient sans qu’il en ait conscience. Shed tomba à genoux, et heurta rudement le pont à cause de l’accélération à deux g. Elle ne pleura pas. Elle regarda simplement Holden, et dit :

— Cameron n’aura jamais sa prothèse, on dirait…

Puis elle enfouit la tête dans ses mains et se mit à trembler.

— Ralentissez, Alex, dit Holden dans le système comm. Plus de raison de foncer, maintenant.

Le vaisseau revint progressivement jusqu’à un g.

— Et maintenant, chef ? dit Naomi en posant un regard dur sur lui.

Vous êtes aux manettes, à présent. Comportez-vous comme il convient.

— Mon premier choix serait de les effacer de l’espace, mais comme nous n’avons aucune arme… nous allons les suivre. Les garder à l’œil jusqu’à ce que nous apprenions où ils rendent. Et les démasquer, pour que tout le monde sache.

— Je vote pour, tonna Amos.

— Emmenez Shed en bas, lui dit Naomi par-dessus son épaule, et mettez-la sur une couchette. Si nécessaire, administrez-lui quelque chose pour qu’elle dorme.

— Compris, chef.

Amos passa un bras massif autour de la taille de Shed et l’aida à descendre au niveau inférieur. Dès qu’ils furent partis, Naomi s’adressa à Holden :

— Non, monsieur. Nous n’allons pas prendre en chasse ce vaisseau. Nous allons demander de l’aide, et nous rendre là où cette aide nous dira d’aller.

— Je… commença Holden.

— Oui, c’est vous qui décidez. Ce qui fait de moi votre second, et c’est le boulot du second de dire à son supérieur quand il se conduit comme un idiot. Vous vous conduisez comme un idiot, monsieur. Avec cette émission, vous avez déjà essayé de les provoquer, au risque de nous faire tuer. Et maintenant vous voulez leur donner la chasse ? Et que ferez-vous s’ils nous laissent les rattraper ? Vous leur enverrez un autre plaidoyer émotionnel ? fit-elle en se rapprochant de lui. Vous allez ramener en sécurité les quatre membres survivants de votre équipage. Et c’est tout. Quand nous n’aurons plus rien à craindre, vous pourrez entamer votre croisade. Monsieur.

Holden déboucla le harnais de son siège et se leva. Le jus commençait à se dissiper, laissant son corps affaibli et au bord du haut-le-cœur. Menton relevé, Naomi ne céda pas un pouce.

— Heureux de vous avoir à mes côtés, Naomi, dit-il. Allez vous occuper de l’équipage. McDowell m’a donné une dernière consigne.

Elle le dévisagea d’un regard critique, et il perçut sa méfiance. Il ne chercha pas à se défendre. Il attendit simplement qu’elle ait fini. Elle le salua d’un hochement de tête et descendit l’échelle vers le pont inférieur.

Après son départ, il travailla avec méthode à assembler un ensemble à émettre qui comprendrait toutes les données des senseurs du Canterbury et du Knight. Alex descendit du cockpit et s’affala dans le siège voisin.

— Vous savez, chef, j’ai bien réfléchi, dit-il.

Sa voix était marquée du même chevrotement post-jus que celle d’Holden.

Celui-ci réprima son irritation devant cette interruption, et dit :

— À quel sujet ?

— Cet appareil furtif.

Holden se détourna de la tâche en cours.

— Dites-moi.

— Eh bien, je ne connais pas de pirates qui aient ce genre de matos.

— Continuez.

— En fait, la seule fois où j’ai vu ce genre de moyens techniques, c’était dans la Flotte, dit Alex. Nous avons travaillé sur des vaisseaux avec une enveloppe absorbant l’énergie et des puisards internes à énergie. Il s’agissait d’une arme plus stratégique que tactique. Vous ne pouvez pas dissimuler un propulseur en activité, mais si vous réussissez à vous mettre en position et à éteindre le propulseur, en conservant toute l’énergie à l’intérieur du vaisseau, vous êtes difficile à localiser. Ajoutez un revêtement externe qui absorbe l’énergie, et les radars, les ladars et tous les senseurs passifs ne vous détectent pas. Et puis, il y a cette histoire de torpilles nucléaires : difficile de se les procurer en dehors des forces militaires.

— Vous sous-entendez que c’était la Flotte martienne ?

Alex prit une longue inspiration un peu fébrile avant de répondre :

— Si nous avions cette technologie, mais vous savez bien que les Terriens ont travaillé dessus, eux aussi.

Ils s’entreregardèrent dans l’espace restreint, et les implications leur firent l’effet d’un poids plus écrasant que celui subi sous dix g. De la poche sur sa cuisse, Holden sortit l’émetteur et la batterie qu’ils avaient récupérés sur le Scopuli. Il démonta l’ensemble à la recherche d’un tampon ou d’une marque. Alex l’observait, avec calme pour une fois. L’émetteur était d’un modèle courant, et il aurait pu être prélevé dans le poste radio de n’importe quel vaisseau du système solaire. La batterie n’était qu’un bloc gris. Alex tendit la main, et Holden la lui donna. Le pilote fit sauter l’enveloppe en plastique gris et tourna la batterie métallique entre ses doigts. Sans dire un mot, il en présenta le fond à son supérieur. Imprimé sur le métal sombre, on pouvait voir un numéro de série précédé des lettres FRM.

Flotte de la République martienne.


* * *

La radio avait été réglée pour émettre à pleine puissance. L’ensemble des données était prêt. Holden se tenait devant la caméra, légèrement penché en avant.

— Je m’appelle James Holden, dit-il, et mon transport commercial, le Canterbury, vient d’être détruit par un vaisseau de guerre doté de technologie avancée. Cette unité militaire apparaît avoir certains éléments constituants frappés de numéros de série appartenant à la Flotte martienne. La transmission des données suit.

Загрузка...