7

Regardez-moi, je vous prie !

Vous mentirais-je en face ?

Job, 6:28


Margrethe est non seulement une femme adulte et civilisée mais aussi un réconfort tendre et précieux. A aucun moment elle n’a ouvert la bouche, ni juré ou dit des choses telles que : « Ah, non ! » ou : « Ça, je ne peux pas le croire ! » Dès ma première déclaration, elle est restée parfaitement immobile, calme, puis elle a dit tranquillement :

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus, je ne comprends pas. Il s’est passé quelque chose quand j’ai traversé cette fosse ardente. Le monde a changé. Ce bateau (j’ai frappé la coque, tout près de nous), ce bateau n’existait pas avant. Et les gens m’appellent Graham alors que je sais que mon nom est Alexander Hergensheimer. Mais il ne s’agit pas seulement de moi et de ce bateau : il s’agit du monde entier. Avec une histoire différente. Des pays différents. Et pas d’aéronefs.

— Alec… qu’est-ce qu’un aéronef ?

— Eh bien, euh… Ça voyage dans les airs, comme un ballon. En fait, c’est un ballon, en un certain sens. Mais ça va beaucoup plus vite, à plus d’une centaine de nœuds.

Elle a réfléchi, très calme.

— Je pense que je trouverais cela très effrayant.

— Mais pas du tout. C’est le meilleur moyen de locomotion qui soit. Je suis arrivé en ballon, à bord du Comte Von Zeppelin des North American Airlines. Mais dans ce monde il n’y a pas d’aéronefs. C’est ce détail qui m’a finalement convaincu que ce monde est vraiment différent et qu’il ne s’agit pas d’un canular extrêmement compliqué auquel on se livre à mes dépens. Les voyages aériens sont une partie essentielle de l’économie du monde que j’ai connu, et s’ils n’existent pas, cela change tout. Par exemple, prenons… Hé, est-ce que vous me croyez ?

Margrethe m’a répondu lentement, patiemment :

— Je crois que c’est la vérité telle que vous la voyez. Mais celle que je vois est toute différente.

— Je le sais, et c’est bien ce qui rend tout cela si difficile. Je… écoutez, si vous ne vous hâtez pas, vous allez manquer le dîner, non ?

— C’est sans importance.

— Mais non. Il ne faut pas que vous sautiez les repas parce que j’ai commis une faute stupide et que je vous ai blessée dans vos sentiments profonds. Et si je ne me montre pas, Inga va envoyer quelqu’un pour voir si je ne dors pas ou n’importe quoi… Je l’ai déjà vue faire avec les autres convives. Margrethe – ma très chère Margrethe –, je voulais vous dire tout cela. J’ai attendu. Parce que j’avais besoin de vous parler. Maintenant, je le peux et il le faut. Mais c’est impossible en cinq minutes, comme ça. Quand vous aurez fini de préparer les lits, ce soir, est-ce que vous aurez un moment pour m’écouter ?

— Alec, pour vous, j’aurai toujours tout le temps qu’il faudra.

— Très bien. Alors, descendez et allez manger. Ensuite, moi aussi je descendrai ; veillez à ce qu’Inga ne soit pas sur mes talons, et nous nous retrouverons ici, après. D’accord ?

Elle a pris l’air pensif.

— D’accord, Alec. Voulez-vous m’embrasser encore une fois ?

C’est à cette condition qu’elle me croyait. Ou du moins qu’elle pouvait faire un effort pour me croire. Je ne me suis plus senti aussi inquiet. Et j’ai fait un très bon dîner, quoique rapide.

Quand je suis revenu, elle m’attendait. Elle s’est levée quand je suis entré. Je l’ai prise dans mes bras, je lui ai tapoté le nez, et puis, en la poussant par les épaules, je l’ai assise sur mon lit. Je me suis installé pour ma part dans l’unique fauteuil de la pièce.

— Ma très chère, est-ce que vous pensez que je suis fou ?

— Alec, vraiment, je ne sais que penser. (Là, elle reprenait un rien de son accent Scandinave, sous le coup de l’émotion, ainsi que je l’avais constaté tout au début. Pourtant, son anglais était tellement plus pur que le mien, et son accent plus agréable que le mien, qui évoquait une scie rouillée.)

— Je sais. J’ai eu le même problème. Il n’y a que deux façons de considérer la chose. Ou un événement incroyable a eu lieu quand j’ai traversé le feu, un événement qui a transformé le monde que j’ai connu, ou alors je suis complètement dingue. J’ai passé des jours et des jours à soupeser les faits… et le monde a bel et bien changé. Il n’y a pas que les aéronefs. Le kaiser Wilhelm IV ne répond plus à l’appel. A sa place, il y a une sorte de président stupide du nom de Schmidt. Des tas de choses comme ça…

— Je ne considère pas Herr Schmidt comme stupide. Pour les Allemands, en tout cas, c’est un bon président.

— Ça, ma chère, ça me regarde. Pour moi, un président allemand ne saurait être que stupide. L’Allemagne, dans mon monde à moi, est une des dernières monarchies occidentales dont le pouvoir soit sans limites. Le Tsar lui-même n’est pas aussi puissant.

— C’est à moi de parler, Alec. Il n’y a pas plus de kaiser que de tsar. Le monarque en place est le grand-duc de Moscovie et il ne prétend plus étendre son règne aux autres Etats slaves.

— Margrethe, nous disons l’un et l’autre la même chose. Le monde dans lequel j’ai vécu n’est plus. Il faut que j’apprenne tout à propos d’un monde différent. Mais pas totalement différent. La géographie ne semble pas avoir changé, et pas toute l’histoire. Les deux mondes semblent être identiques presque jusqu’au début du vingtième siècle. Disons jusqu’au dix-neuvième. Il y a une centaine d’années environ, quelque chose d’étrange s’est passé et les deux mondes se sont séparés… et, il y a à peu près douze jours, quelque chose de tout aussi étrange m’est advenu et j’ai été jeté dans ce monde-ci. (Je lui ai souri.) Mais je n’en suis pas malheureux pour autant. Et savez-vous pourquoi ? Parce que vous existez dans ce monde.

— Merci. Pour moi aussi c’est important que vous y soyez.

— Alors vous me croyez. Tout comme j’ai bien été forcé de le croire. C’est tellement énorme que j’ai cessé de m’en inquiéter vraiment. Mais il y a une chose qui me tourmente : qu’est devenu Alec Graham ? A-t-il pris ma place dans mon monde ? Ou quoi ?

Elle ne répondit pas immédiatement et, lorsqu’elle parla, ce qu’elle dit ne constituait pas une réponse.

— Alec, voulez-vous baisser votre pantalon, s’il vous plaît ?

— … Margrethe ?

— S’il vous plaît. Je ne plaisante pas et je n’essaie pas non plus de vous séduire. Il faut que je voie quelque chose. Baissez votre pantalon.

— Je ne vois pas ce que… Bon, très bien.

Je me suis tu et je me suis exécuté. Ce qui n’était pas facile avec un habit de soirée. J’ai dû retirer mon veston de mess, puis ma ceinture-foulard avant de pouvoir faire glisser mes bretelles.

Ensuite, avec quelque réticence, j’ai entrepris de déboutonner ma braguette. (Tiens, un autre retard de ce monde : les fermetures Eclair ne semblaient pas exister. Il fallait qu’il n’y en ait plus en ce monde pour que j’apprécie enfin les zips à leur juste valeur.)

J’ai pris une profonde inspiration et j’ai baissé mon pantalon de quelques centimètres.

— Ça ira comme ça ?

— Encore un peu, s’il vous plaît. Et voulez-vous me tourner le dos ?

J’ai obéi. J’ai senti ses mains sur mon postérieur. C’était un contact doux, pas du tout envahissant. Elle a soulevé le pan de ma chemise et baissé un peu plus la jambe droite de mon pantalon.

Elle a tout remis en place la seconde d’après.

— Ça me suffit. Merci.

J’ai rentré ma chemise dans mon pantalon, reboutonné ma braguette, remis mes bretelles et, comme je tendais la main vers la ceinture-foulard, elle m’a dit :

— Un instant, Alec.

— Hein ? Je croyais que c’était fini.

— J’ai fini, oui. Mais il est inutile de remettre cette tenue. Je vais aller vous chercher un pantalon de ville. Et une chemise. A moins que vous ne retourniez au salon ?

— Non. Pas si vous restez.

— Je vais rester : il faut que nous parlions.

Rapidement, elle a sorti un pantalon et une chemise qu’elle a déposés sur le lit, puis elle s’est dirigée vers la salle de bains.

— Excusez-moi.

J’ignore si elle avait vraiment l’intention d’utiliser la salle de bains, mais elle savait que je serais certainement plus à l’aise pour me changer dans la cabine.

Je me sentis beaucoup mieux dans mes nouveaux vêtements. Une ceinture-foulard et une chemise à plastron sont à peu près aussi confortables qu’une camisole de force. En revenant, Margrethe a immédiatement suspendu dans la penderie les vêtements que je venais de quitter, avant d’ôter les boutons de la chemise ainsi que le col. Elle a mis le tout dans le sac destiné à la lingerie et je me suis demandé ce qu’Abigail aurait pensé de ces attentions toutes conjugales. Mais Abigail ne pensait pas qu’il était bon de trop me gâter et elle appliquait largement sa théorie.

— Qu’est-ce que tout cela signifiait, Margrethe ?

— Il fallait que je vérifie quelque chose. Alec, vous vous demandiez ce qu’était devenu Alec Graham. Je connais maintenant la réponse.

— Oui ?

— Il est là. Vous êtes Alec.

Je parvins enfin à articuler :

— Et vous avez appris cette nouvelle à la seule vue de quelques centimètres carrés de mon fondement ? Qu’avez-vous donc trouvé, Margrethe ? La fameuse marque en forme de fraise qui identifie à coup sûr l’héritier disparu ?

— Non, Alec. Simplement votre Croix du Sud.

— Ma quoi ?

— Je vous en prie, Alec. J’avais espéré que cela vous ferait retrouver la mémoire. Je l’ai vue la nuit où nous… (Elle a hésité avant de me regarder droit dans les yeux.) La nuit où nous avons fait l’amour. Vous aviez éclairé et vous vous êtes mis sur le ventre pour aller voir l’heure. C’est comme ça que j’ai remarqué ces grains de beauté sur votre fesse droite. J’ai dit quelque chose sur la façon dont ils sont disposés et ça nous a fait rire. Vous m’avez dit que c’était votre Croix du Sud et que c’était comme ça que vous saviez de quel côté vous vous trouviez. (Elle rosit légèrement mais continua néanmoins de soutenir mon regard.) Et moi aussi je vous ai montré mes grains de beauté. Alec, je suis navrée que vous ne vous en souveniez pas mais il faut me croire. Nous nous connaissions déjà assez pour plaisanter à propos de ce genre de choses sans que je paraisse trop osée ou inconvenante.

— Margrethe, je ne pense pas que vous puissiez être l’une ou l’autre. Mais vous accordez trop d’importance à une disposition de grains de beauté due au seul hasard. J’ai des grains de beauté sur tout le corps. Et je ne suis pas surpris d’apprendre qu’à cet endroit ils peuvent avoir la forme d’une croix. Ni que Graham possédait quelque chose d’assez similaire.

— Non pas assez similaire mais tout à fait identique.

— Bien… Il y a une meilleure façon de vérifier. Dans ce bureau, là, il y a mon portefeuille, enfin, celui de Graham, en réalité. Avec son permis de conduire, et ses empreintes digitales. Je n’ai pas fait la comparaison parce que je n’ai jamais douté un instant qu’il est Graham, et que je suis Hergensheimer et que nous sommes deux hommes distincts. Mais nous pouvons tout de même vérifier. Prenez ce portefeuille, ma chère. Vérifiez de vos yeux. Je vais mettre l’empreinte de mon pouce sur le miroir de la salle de bains. Alors, vous saurez.

— Mais Alec, je sais déjà. C’est vous qui ne le croyez pas. C’est à vous de comparer les deux empreintes.

— Bien…

La contre-proposition de Margrethe était raisonnable et j’ai accepté.

Je suis allé prendre le permis de conduire de Graham dans le tiroir, puis j’ai frotté mon pouce sur mon nez, l’huile naturelle étant tellement supérieure au tampon encreur, avant de le presser sur le miroir. Je me suis aperçu que je ne parvenais pas très bien à lire l’empreinte, aussi j’ai versé un peu de talc au creux de ma paume pour en souffler sur le miroir.

C’était pire. La poudre dont les détectives se servent pour relever les empreintes doit être plus fine que du talc. Ou alors je ne savais pas m’y prendre. J’ai appuyé mon pouce encore une fois, sans poudre, puis j’ai examiné les deux empreintes, mon pouce droit, et l’empreinte portée sur le permis de conduire de Graham. J’ai vérifié que l’empreinte était bien mentionnée comme étant celle du pouce droit.

— Margrethe ! Voulez-vous revenir, je vous prie ? (Elle m’a rejoint dans la salle de bains.) Regardez ça. Ces quatre empreintes, ou plutôt ces trois empreintes et mon pouce. Dans chaque cas, nous avons fondamentalement une arche, mais c’est le cas pour la moitié des empreintes dans le monde. Je suis prêt à parier que vos propres empreintes ont une forme d’arche. Honnêtement, pouvez-vous dire si oui ou non l’empreinte de ce permis a été faite par ce pouce-ci ? Ou par mon pouce gauche. Car ils auraient pu se tromper.

— Mais non, Alec. Je n’ai aucun talent pour ça.

— Ma foi… je crois que même un expert ne pourrait se prononcer avec cette lumière. Il va falloir remettre ça au matin. Nous aurons besoin de la lumière du soleil sur le pont. Et aussi de papier blanc, lisse, d’un tampon encreur et d’une loupe… Je suis sûr que M. Henderson a les trois. Demain, ça ira ?

— Certainement. Mais ce test n’est pas pour moi, Alec. Je le savais déjà au fond de mon cœur. Et j’ai vu votre Croix du sud. Quelque chose est arrivé à votre mémoire mais vous êtes toujours vous… et un jour vous retrouverez vos souvenirs.

— Ce n’est pas aussi facile, très chère. Je sais que je ne suis pas Graham. Margrethe, avez-vous quelque idée du métier qu’il exerçait ? Et pour quelle raison il participait à cette croisière ?

— Faut-il vraiment que je dise « lui » ? Je ne vous ai jamais posé de questions sur votre profession, Alec. Et vous ne vous en êtes jamais ouvert à moi.

— Oui, je pense qu’il faut dire « lui », au moins jusqu’à ce que nous ayons vérifié cette empreinte. Etait-il marié ?

— A ce propos non plus il ne m’a rien dit, et je ne lui ai pas demandé.

— Mais vous avez laissé entendre… Non, vous m’avez dit tout net que vous aviez « fait l’amour » avec cet homme que vous pensez être moi, que vous aviez couché avec lui.

— Alec, est-ce que vous me le reprocheriez ?

— Oh, non, non, non ! (Mais c’était pourtant le cas, et elle le savait.) C’est votre affaire. Mais il faut que je vous dise que moi je suis marié.

Son visage se ferma.

— Mais Alec, je n’ai jamais cherché à vous entraîner au mariage.

— Graham, vous voulez dire. Pas moi, je n’étais pas là.

— Très bien, Graham. Alec Graham ne m’appartenait pas. Nous avons fait l’amour pour notre plaisir mutuel. La situation conjugale n’a pas été mentionnée par l’un ou l’autre de nous deux.

— Margrethe, je suis désolé d’avoir mentionné cela ! Mais il me semble que cela a quelque rapport avec ce mystère, c’est tout. Margrethe, me croirez-vous si je vous dis que je préférerais me casser un bras ou me crever un œil plutôt que de vous faire du mal ? Jamais, sous quelque forme que ce soit ?…

— Merci, Alec. Je vous crois.

— Tout ce que Jésus a jamais dit c’est : « Va et ne pèche plus. » Vous ne voudriez tout de même pas que je me montre plus sévère que Jésus ? Mais je ne vous juge pas. Je ne faisais que chercher à m’informer à propos de Graham. De sa profession, en particulier. Mmm… Avez-vous jamais soupçonné qu’il pouvait être mêlé à quelque chose d’illégal ?

Elle esquissa un sourire.

— Si j’avais soupçonné quoi que ce soit de tel, je crois que ma loyauté envers lui est si grande que je n’y aurais pas fait allusion. Puisque vous insistez tant pour n’être pas lui, je dois m’y tenir.

Touché[10] ! J’ai fait un sourire penaud. Est-ce que je devais lui parler du coffret ? Oui. Il fallait que je sois franc avec elle et que je la persuade qu’elle n’était pas déloyale envers moi/Graham si elle se montrait tout aussi franche.

— Margrethe, je ne posais pas ces questions au hasard et je ne tiens pas à me montrer indiscret sur des sujets qui ne me regardent pas. J’ai d’autres ennuis et j’ai besoin de votre conseil.

Ce fut à son tour de réagir.

— Alec… je ne donne pas souvent de conseils. Je n’aime pas ça.

— Puis-je vous parler de mes ennuis ? Vous n’aurez peut-être pas à me conseiller… mais vous serez peut-être à même de les analyser pour moi. (Je lui dis quelques mots de ce maudit million de dollars.) Margrethe, voyez-vous une raison légitime pour qu’un homme honnête voyage avec un million en liquide ? Des chèques de voyage, des lettres de crédit, des ordres de transfert, et même des actions au porteur, oui ! mais du liquide ? Et une somme pareille. Psychologiquement, c’est aussi incroyable que ce qui m’est arrivé dans la fosse ardente.

« Voyez-vous une autre façon de considérer le problème ? Une raison honnête pour laquelle un homme garderait une telle somme en liquide sur lui pendant un tel voyage ?

— Je ne me prononcerai pas.

— Mais je ne vous demande pas de juger. Je vous demande de faire un effort d’imagination et de m’expliquer pourquoi un homme pourrait avoir une telle somme sur lui. Une raison valable… N’importe quelle raison, aussi improbable soit-elle. Mais une raison.

— Il pourrait y en avoir de nombreuses.

— Vous pouvez m’en citer une ?

J’attendis, mais elle resta silencieuse. Je soupirai.

— Moi non plus, je n’en vois pas, dis-je. Il y a des tas de raisons criminelles, par contre. L’argent mal gagné circule toujours sous forme liquide. C’est tellement commun que la plupart des gouvernements – et même tous, je crois – supposent, a priori, que toute somme d’argent importante qui ne transite pas par une banque ou par l’administration est d’origine criminelle si l’on ne prouve pas le contraire. Ou encore de la fausse monnaie, ce qui est une idée encore plus déprimante. Le conseil dont j’ai besoin est le suivant : Margrethe, que dois-je en faire ? Il ne m’appartient pas. Je ne peux pas le faire sortir du bateau. Pour la même raison, je ne peux pas l’abandonner. Je ne peux même pas le jeter par-dessus bord. Alors, que dois-je en faire ?

Ma question n’était pas rhétorique : il fallait absolument que je trouve une réponse si je ne voulais pas finir en prison pour quelque crime commis par Graham. Jusqu’à présent, la seule réponse que j’avais pu envisager était d’aller voir la seule autorité à bord, c’est-à-dire le commandant, de lui raconter tous mes ennuis et de lui demander de bien vouloir assumer la consigne de cet encombrant million de dollars.

Ridicule. Cela ne m’apporterait que d’autres réponses, aussi nouvelles que mauvaises, dépendant du fait que le commandant me croirait ou non, et aussi de son honnêteté – ainsi que de quelques autres variables. Mais, dans toutes les issues que j’entrevoyais à cette confession, je finirais derrière les barreaux ou dans un asile de fous.

La façon la plus simple de résoudre cette situation était, après tout, de lancer par-dessus bord ces maudites enveloppes !

A cela, j’avais quelques objections morales. J’ai détourné quelques-uns des commandements et j’en ai contourné d’autres, mais de toute ma vie, je suis toujours resté financièrement honnête. Je vous accorde que, depuis quelque temps, ma fibre morale n’était pas aussi résistante que je l’avais cru mais, malgré tout, je n’étais nullement tenté de voler ce million, même pour le jeter à la mer.

Pourtant, il y avait une objection de taille : avez-vous déjà entendu parler d’un homme nanti d’un million de dollars et qui soit en mesure de le détruire ?

Vous, peut-être. Pas moi. Au mieux, je pourrais aller le confier au commandant mais je ne pouvais me résoudre à le détruire.

L’écouler une fois à terre ? Alex, dès l’instant où tu l’auras retiré de ce coffret, tu l’auras volé. Tu es prêt à détruire le respect que tu as de toi-même pour un million de dollars ? Pour dix millions ? Pour cinq dollars ?


— Eh bien, Margrethe ?

— Alec, il me semble que la solution est évidente.

— Oui ?

— Mais vous avez essayé de résoudre vos problèmes dans un ordre incorrect. D’abord, il faut que vous retrouviez la mémoire. Ensuite, vous saurez pourquoi vous avez cet argent sur vous. Vous verrez que c’est certainement pour une raison tout à fait logique et innocente. (Elle sourit.) Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes un homme bon, Alec, pas un criminel.

Je ressentis un sentiment mêlé d’exaspération à son égard et de fierté pour l’opinion qu’elle avait de moi, mais l’exaspération l’emportait sur la fierté.

— Mais, bon sang, ma chère, je n’ai pas perdu la mémoire ! Je ne suis pas Alec Graham. Je m’appelle Alexander Hergensheimer, c’est le nom que j’ai porté toute ma vie et ma mémoire est claire. Vous voulez connaître le nom de mon institutrice ? Miss Andrews. Ou comment j’ai eu mon baptême de l’air à douze ans ? Parce que je viens vraiment d’un monde où les aéronefs survolent tous les océans et vont même jusqu’au Pôle Nord, où l’Allemagne est une monarchie, où l’Union Nord-Américaine a connu un siècle de paix et de prospérité, un monde dans lequel ce navire où nous sommes ce soir serait jugé si démodé et si pauvrement équipé, si lent que personne ne voudrait monter à bord. Je vous demande de m’aider. Je n’ai pas besoin d’un verdict psychiatrique. Si vous pensez que je suis fou, dites-le, et nous laisserons tomber le sujet.

— Je ne voulais pas vous mettre en colère.

— Ma chère ! Mais vous ne me mettez pas en colère. Je déversais simplement sur vous une partie de mes soucis et de mon inquiétude. Ce que je n’aurais pas dû faire. Pardonnez-moi. Mais j’ai de réels problèmes et ils ne seront pas résolus sous prétexte que vous prétendrez que c’est ma mémoire qui est en cause. Si cela était, le fait de le dire ne résoudrait rien : mes problèmes seraient toujours là. Mais je n’aurais pas dû me montrer irrité. Margrethe, vous êtes tout ce que j’ai… dans un monde qui est étrange et quelquefois effrayant pour moi. Je suis désolé.

Elle se laissa glisser de ma couchette.

— Il n’y a pas à être désolé, cher Alec. Mais cette discussion ne nous mènera à rien ce soir. Demain… demain, nous examinerons sérieusement cette empreinte, au grand soleil. Vous verrez que cela aura peut-être un effet instantané sur votre mémoire.

— Ou sur votre entêtement à vous, la plus belle d’entre les filles.

Elle sourit.

— Nous verrons cela demain. Maintenant, je pense que je dois aller me coucher. Nous avons atteint un point où nous répétons l’un et l’autre les mêmes arguments… et cela nous contrarie. Je ne le veux pas, Alec. Ce n’est pas bien.

Elle se retourna et se dirigea vers la porte, sans même s’approcher pour m’embrasser comme tous les soirs.

— Margrethe !

— Oui, Alec ?

— Revenez. Embrassez-moi.

— Le faut-il vraiment, Alec ? Vous êtes un homme marié.

— Euh… Pour l’amour du ciel, un baiser, ce n’est pas l’adultère.

Elle secoua tristement la tête.

— Il y a baiser et baiser, Alec. Je ne vous aurais pas embrassé ainsi que nous l’avons fait si je n’avais pas eu l’assurance heureuse que nous allions faire l’amour. Pour moi, c’est une chose agréable et innocente… mais pour vous ce serait l’adultère. Vous avez cité ce que le Christ a dit à la femme adultère. Je n’ai pas péché… et je ne vous obligerai pas à le faire.

A nouveau, elle se détourna pour sortir.

— Margrethe !

— Oui, Alec ?

— Vous m’avez demandé si j’avais l’intention de vous proposer de revenir plus tard. Je vous le demande à présent. Cette nuit. Reviendrez-vous ?

— Le péché, Alec. Pour vous, ce serait le péché… et cela le deviendrait pour moi, sachant ce que vous éprouvez.

— Le péché, je ne suis plus très sûr de savoir encore ce que c’est. Je vous désire maintenant… et je pense que vous me désirez aussi.

— Bonne nuit, Alec.

Et elle a disparu.

Après un moment, je me suis brossé les dents et lavé le visage, puis j’ai décidé qu’une autre douche me ferait du bien. Je l’ai prise à peine tiède et il m’a semblé que cela me calmait un peu. Mais, une fois au lit, je suis resté éveillé, me livrant à ce que j’appellerais des « réflexions » mais qui n’en étaient sans doute pas.

Je revécus en esprit toutes les fautes mineures que j’avais pu commettre au cours de ma vie, l’une après l’autre, les ravivant dans mes pensées, nettes et claires pour l’imbécile maladroit, inepte, vaniteux, stupide que j’avais été ce soir, qui avait blessé et humilié la meilleure et la plus douce des femmes qu’il eût jamais rencontrée.

Je suis capable de passer une nuit entière et vaine à me flageller quand je souffre d’une attaque particulièrement sévère de muflerie. Et celle-ci risquait de m’amener à contempler le plafond pendant plusieurs jours.

Pas mal de temps plus tard, après minuit, bien après, je fus éveillé par le bruit d’une clé dans la serrure. J’allumai à tâtons à l’instant précis où elle laissait tomber sa robe pour me rejoindre au lit. J’éteignis aussitôt.

Elle était tiède et douce, elle tremblait et pleurait. Je l’ai serrée tendrement contre moi et j’ai essayé de l’apaiser. Elle ne parlait pas et moi non plus. Nous en avions trop dit auparavant, surtout moi. En un tel instant, nous ne pouvions que nous étreindre et parler sans un mot.

Son tremblement finit par s’atténuer, puis cessa tout à fait et sa respiration redevint régulière. Elle soupira et me dit très doucement : – Je n’ai pas pu rester loin de toi.

— Margrethe, je t’aime.

— Oh, je t’aime tant que c’est comme si mon cœur me faisait mal !


Je pense que nous étions tous deux endormis lorsque la collision s’est produite. Je n’avais pas eu l’intention de m’endormir mais, pour la première fois depuis ma traversée du feu, j’étais paisible et calme et je m’étais laissé aller à m’assoupir.

D’abord, il y eut une secousse effroyable qui nous jeta presque à bas du lit, puis un craquement, un grincement épouvantable, assourdissant. J’allumai et je vis la coque se déformer à l’autre bout du lit. L’alerte générale retentit, mêlée au fracas. L’acier se tordit encore et craqua tout à coup. Quelque chose de froid, d’un blanc sale, se rua par la brèche. La lumière s’éteignit.

Je réussis à m’extraire de la couchette en entraînant Margrethe. Le bateau avait basculé à bâbord et nous avions glissé vers l’angle du pont et de la cloison. Je me cognai à la poignée de la porte, l’agrippai et m’y accrochai solidement de la main droite tout en maintenant Margrethe contre moi avec mon bras gauche. Le bateau bascula à tribord et des rafales de vent et d’eau s’engouffrèrent par la brèche : nous entendions et sentions sans voir quoi que ce fût. Le navire se stabilisa une fraction de seconde, puis roula à nouveau sur tribord. Je lâchai la poignée.


Je dois reconstituer ce qui advint ensuite : le noir absolu régnait et le bruit était infernal. Nous tombions. Pas un instant je n’ai lâché Margrethe et nous nous sommes retrouvés à la mer.

Apparemment, quand le vaisseau avait roulé sur tribord, nous avions été projetés par la brèche. Mais tout cela n’est que reconstitution. Tout ce que je sais, c’est que nous sommes tombés ensemble dans l’eau et que nous sommes descendus jusqu’à une certaine profondeur.

Mais nous sommes remontés à la surface. Margrethe était sous mon bras gauche, presque dans la position adéquate du sauvetage. J’ai jeté un bref coup d’œil autour de nous en prenant une bouffée d’air, et nous avons replongé. Le bateau était tout près de nous et avançait. Le vent était glacé et le bruit terrifiant. Il y avait quelque chose de très haut et de très sombre à quelque distance. Mais c’était le bateau qui m’effrayait, ou plutôt ses hélices. La cabine 109 était située à l’avant du bâtiment mais nous ne nous étions pas assez éloignés et nous risquions d’être transformés en hamburgers par les hélices. J’ai serré Margrethe et tenté de nager loin du vaisseau, agitant frénétiquement les jambes. J’ai ressenti un soulagement violent lorsque j’ai su que nous ne risquions plus d’être broyés sous le bateau… et je me suis cogné brutalement la tête dans l’obscurité.

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