24

Oh ! si je savais où le trouver,

si je pouvais arriver jusqu’à son trône,

Je plaiderai ma cause devant lui,

je remplirai ma bouche d’arguments.

Job, 23:3-4


Et je tombais toujours.

Pour l’homme moderne, l’un des aspects les plus troublants de l’éternité, c’est la qualité glissante du temps. En l’absence d’horloges et de calendriers, sans l’alternance du jour et de la nuit, les phases de la lune, ou même le passage des saisons, la durée devient subjective et « quelle heure est-il ? » est une pure question d’opinion, et non un fait.

Je pense que je suis tombé pendant une vingtaine de minutes, mais certainement pas durant plus de vingt ans.

Si j’étais vous, je ne parierais néanmoins ni sur l’un ni sur l’autre.

Je ne voyais rien d’autre que l’intérieur de mes globes oculaires. Je ne profitais même pas d’une éventuelle vision de la Cité sainte disparaissant peu à peu dans le lointain.

Assez vite, j’en vins à me distraire en revivant en mémoire les meilleurs moments de mon existence, pour m’apercevoir bientôt que ces bons souvenirs me rendaient triste. Je choisis donc les circonstances désagréables et ce fut pis encore. Finalement, j’optai pour le sommeil. Du moins c’est ce que je pensais. Comment savoir si vous dormez vraiment alors que vous êtes coupé de toute sensation ? Je me souvins d’un de ces « savants » plus ou moins inventeurs qui avait mis au point ce qu’il appelait une « chambre d’isolation sensorielle ». Eh bien, comparé à la chute du Paradis vers l’enfer, son truc était un cirque sensationnel où l’on risquait de mourir de rire.

Je soupçonnai que j’approchais de l’enfer à l’odeur. Ça puait l’œuf pourri. Le H2S, l’hydrogène sulfuré. Le soufre en combustion.

Ce n’est pas mortel, ce qui ne veut rien dire d’ailleurs, puisque ceux qui perçoivent cette puanteur sont déjà morts. Je veux dire en règle générale. Moi, je ne suis pas mort. L’histoire et la littérature mentionnent les expériences vécues par d’autres vivants : Dante, Ulysse, Orphée, Enée. Tous ces cas relevaient-ils de la fiction ? Suis-je vraiment le premier humain vivant à avoir visité l’enfer ?

Si cela est, combien de temps vais-je encore rester en vie et en bonne santé ? Juste assez longtemps pour toucher la surface ardente du lac ? Et pschitt ! disparaître en laissant juste une petite tache de graisse ? Mon geste donquichottesque avait-il été irréfléchi ? Quelques yeux de graisse dans le bouillon de l’enfer, ce n’est pas ça qui aiderait beaucoup Margrethe. J’aurais peut-être mieux fait de rester au Paradis et de négocier. Un saint avec son auréole faisant le piquet de grève devant le trône du Seigneur, voilà qui l’aurait peut-être amené à revoir Sa décision… Car Il ne pouvait s’agir que de Sa décision, Jéhovah étant omnipotent.

Il est un peu tard pour penser à ça, mon garçon ! Tu vois cette lueur rouge, là en bas, dans les nuages ? Ça doit être de la lave en fusion. A quelle distance ? Pas très loin à mon avis ! Et à quelle vitesse tombes-tu ? Trop vite !

Ah, je vois maintenant ce fameux puits : le cratère d’un volcan absolument colossal. Les parois montent maintenant autour de moi. Elles mesurent des kilomètres, et pourtant les flammes et la lave sont encore loin, très très loin en dessous. Mais tu t’en approches très vite ! Comment se comportent tes dons miraculeux, saint Alexander ? Rappelle-toi : tu t’es tiré de cet autre feu, il y a pas mal de temps, avec juste une petite cloque. Et ici, ça va se passer comment ? Après tout, la différence n’est qu’une question de degrés.

« Avec de la patience et beaucoup de salive, l’éléphant arrive toujours à déflorer le moustique. » Alors, à propos de cette histoire de degrés, est-ce que tu peux faire aussi bien que l’éléphant ? Saint Alec, attention ! Voilà une pensée qui n’a rien de pieux. Que t’arrive-t-il ? Peut-être est-ce déjà l’influence néfaste de ce milieu. Oh, tu ferais mieux de ne pas trop te soucier de tes mauvaises pensées parce qu’il est un peu tard pour réfléchir au péché. Tu ne risques pas d’aller en enfer pour tes péchés. Tu y es déjà. Maintenant. Dans trois secondes à peu près, tu vas fondre comme un lardon. Adieu, ma Marga ! Je suis tellement navré de jamais n’avoir pu t’offrir ce fameux sorbet au chocolat chaud. Satan, reçois mon âme. Jésus est un faux frère.


Ils m’ont attrapé comme un papillon. Mais un papillon aurait dû avoir des ailes en amiante dans mon cas. J’avais le pantalon tout grillé. Quand ils ont réussi à me ramener sur le bord, ils m’ont versé un seau d’eau sur la tête.

— Signez ce papier.

— Quel papier ?

Je me suis assis sans quitter les flammes des yeux.

— Ça.

Quelqu’un agitait une feuille sous mon nez en me tendant un stylo.

— Pourquoi voulez-vous que je signe ?

— Il le faut. C’est une attestation comme quoi on vous a sauvé du puits ardent.

— Je veux voir un avocat. Je ne signerai rien en attendant.

La dernière fois que je m’étais trouvé dans un coup pareil, ça m’avait valu de faire la vaisselle pendant quatre mois. Cette fois-ci, je n’avais pas quatre mois à perdre. Il fallait immédiatement que je parte à la recherche de Margrethe.

— Ne soyez pas stupide. Est-ce que vous voulez vraiment qu’on vous rejette dans ce machin ?

Une deuxième voix intervint :

— Laisse tomber, Bert. Essaie de lui dire la vérité.

(Bert ? Je me disais bien que cette voix était familière !)

— Bert ! Qu’est-ce que tu fais là ?

Mon vieux copain Bert, celui qui lisait les mêmes trucs que moi : Verne, Wells, Tom Swift… Toutes ces « saletés », comme disait le frère Draper.

Le premier interlocuteur me regarda plus attentivement.

— Bon sang de bon sang ! Mais c’est ce salopard de Stinky Hergensheimer !

— Soi-même !

— Que je sois damné pour l’éternité ! Tu n’as pas beaucoup changé. Rod, prépare le filet. On a attrapé le mauvais poisson. Stinky, tu nous as coûté une jolie prime. On devait repêcher saint Alexander.

— Saint quoi ?

— Alexander. Un saint homme du grand Mick qui s’est mis à clochardiser. Pourquoi il est pas venu en 747, Dieu seul le sait. Ici, au puits, on n’assure pas le transport, d’habitude. Si ça se trouve, tu nous as fait louper un client important rien qu’en tombant au moment où on attendait un saint… Il va falloir que tu craches pour ça.

— Et cette amende que tu me dois ?

— Vieux, on peut dire que tu as de la mémoire ! Mais selon le statut des limitations, il y a prescription.

— Montre-moi où c’est écrit dans le règlement de l’enfer. De toute façon, pas question de limitations. C’est cinq dollars avec un intérêt de six pour cent sur… combien d’années au juste ?

— On verra ça plus tard, Stinky. Il faut que je guette ce saint.

— Bert.

— Plus tard, Stinky, je te dis.

— Bert, est-ce que tu te souviens de mon vrai nom ? Celui que m’ont donné mes parents ?

— Ma foi, oui, je crois bien… Alexander ! Oh ! non, Stinky, c’est impossible ! Tu as failli être viré de cette boîte à Bible après avoir raté Rolla. (L’incrédulité et le chagrin se lisaient sur son visage.) La vie ne peut quand même pas être aussi injuste.

— Les voies du Seigneur sont impénétrables… Bert, tu as devant toi saint Alexander. Est-ce que ça te dirait que je te bénisse ? Ça tiendra lieu de paiement.

— On veut du liquide. Et puis, d’abord, je ne te crois pas.

— Moi, je le crois, dit l’autre homme, celui que Bert avait appelé Rod. Et j’aimerais que vous me bénissiez, mon père. Jamais encore je n’ai reçu la bénédiction d’un saint. Bert, on ne voit rien sur l’écran de détection et, tu le sais comme moi, il n’y avait qu’une arrivée de prévue, aussi c’est forcément lui, saint Alexander.

— Pas possible. Rod, je connais ce type. Si lui c’est un saint, moi je suis un singe rose et…

Dans le ciel sans nuages, il y eut un éclair. Quand Bert se releva, ses vêtements pendaient lamentablement. Mais ils ne lui étaient plus guère utiles puisqu’il était maintenant couvert d’une belle toison rose.

Il y avait de l’indignation sur la face de ce singe.

— Est-ce que c’est des façons de traiter un vieux pote ?

— Bert, je n’ai pas voulu ça. Ou du moins je n’en avais pas vraiment l’intention. Les miracles se produisent comme ça, autour de moi. Je ne le fais pas exprès.

— Des excuses… Si j’avais la rage, je te mordrais.

Vingt minutes après, on était dans un bar près du lac, installés devant des bières en attendant l’arrivée d’une thaumaturge spécialiste des formes et des apparences. J’avais expliqué à Bert et Rod pour quelle raison j’étais en enfer.

— Il faut que je la retrouve. D’abord, je vais chercher dans le puits. Parce que si elle est là, le temps presse.

— Elle n’y est pas, dit Rod.

— Hein ? J’espère que tu peux me le prouver. Comment le sais-tu ?

— Il n’y a jamais personne dans le puits. C’est des balivernes pour faire tenir tranquilles les ploucs. Bien sûr, il y a un tas de hoi polloi qui arrivent balistiquement, et il y en avait même un certain pourcentage qui tombaient dans le puits jusqu’à ce que le patron mette en place ce système de sécurité pour lequel on travaille, Bert et moi. Mais de toute façon, une âme qui tombe dans le puits s’en tire sans bobo… si ce n’est avec une trouille terrible. Bien sûr, ça brûle, et on en ressort aussi vite que possible. Mais on n’en souffre pas. Et même, un bon bain de feu, ça peut guérir les allergies, si on en a.

(Personne dans le puits ! Pas de « châtiment éternel dans les flammes de l’enfer » ? Frère Barnaby allait avoir un sacré choc… ainsi que tous ceux dont le commerce dépendait directement des feux de l’enfer. Mais je n’étais pas là pour discuter eschatologie avec ces deux âmes damnées. Il fallait que je retrouve Marga.)

— Ce « patron » dont tu parles. Est-ce que c’est un euphémisme pour désigner l’Ancien ?

Le singe – je veux dire Bert – se mit à couiner.

— Si tu penses à Satan, dis-le !

— Oui, c’est à lui que je pense.

— Mais non. C’est M. Asmodée qui dirige la ville. Satan ne fait jamais rien. Et pourquoi le devrait-il ? Toute la planète est à lui.

— C’est une planète ?

— Pourquoi ? Tu croyais que tu étais arrivé dans une comète ? Regarde par la fenêtre. La plus mignonne planète de la galaxie. Et la mieux entretenue. Pas de serpents. Pas de cafards. Pas de puces. Pas d’orties. Pas de percepteurs. Pas de rats. Pas de cancer. Pas de prédicateurs. Deux avocats seulement.

— On dirait le Paradis à t’entendre.

— J’y ai jamais mis les pieds. Tu dis que t’en arrives. Alors, raconte-nous.

— Eh bien… Ça peut aller si tu es un ange. Ce n’est pas une planète. C’est un truc artificiel, construit quoi, comme Manhattan. Mais je ne suis pas ici pour vous raconter le Paradis. Je veux retrouver Marga. Est-ce qu’il faut que je voie ce M. Asmodée ? Ou est-il préférable de rencontrer directement Satan ?

Le singe essaya de siffler, mais ne réussit qu’à produire une espèce de cri de souris. Rod secoua la tête.

— Saint Alec, vous n’arrêtez pas de me surprendre. Je suis ici depuis 1588, quoi que ça veuille dire, et je n’ai jamais aperçu le Propriétaire. Je n’ai même jamais pensé que je pourrais le rencontrer un jour. Aussi je ne sais pas par qui commencer. Bert, qu’est-ce que t’en penses ?

— Je pense que je vais reprendre une bière.

— Et tu comptes la mettre où ? Depuis que cet éclair t’a frappé, tu n’es plus assez gros pour avaler un demi. Alors trois…

— Tais-toi et appelle le serveur.


La qualité de notre discussion ne s’améliorait pas. A chacune de mes questions répondaient d’autres questions qui n’avaient pas de réponses. La thaumaturge finit par arriver. Elle mit Bert sur son épaule. Il n’arrêtait pas de discuter car elle exigeait la moitié de ses biens plus un contrat signé de son sang avant de faire quoi que ce soit. Bert voulait aller jusqu’à dix pour cent, pas plus, et proposait que je paie la moitié.

Quand ils partirent, Rod me déclara qu’il était temps de me trouver un endroit pour passer la nuit. Il y avait un très bon hôtel à proximité.

Je lui fis alors remarquer que je n’avais absolument rien sur moi.

— Pas de problème, saint Alec. Tous nos immigrants arrivent fauchés comme les blés, mais l’American Express, la Chase Manhattan et le Diner’s Club se battent pour leur ouvrir un crédit, parce qu’ils savent bien que celui qui a le premier le client a toutes les chances de le garder pour l’éternité.

— Est-ce qu’ils ne perdent pas un peu d’argent en étendant le crédit sans garanties de cette façon ?

— Non. Ici, en enfer, tout le monde finit par payer. N’oubliez pas qu’ici, le plus endetté de tous ne peut même pas se suicider pour échapper à ses créanciers. Vous allez simplement signer et vous ferez mettre toutes vos dépenses sur la chambre jusqu’à ce que vous ayez passé un contrat-crédit avec l’un des trois.

Le Sheraton « Sans Souci » est situé sur la Plaza, juste en face du Palais. Rod m’accompagna jusqu’à la réception. Je remplis le formulaire en demandant une chambre à un lit avec bain. L’employée de la réception, une petite démone avec de ravissantes cornes, regarda ma carte et ses yeux s’agrandirent.

Saint Alexander ?

— Oui, je suis Alexander Hergensheimer. On m’appelle parfois « saint Alexander », mais je ne crois pas que mon titre soit valide ici.

Mais elle ne m’écoutait pas. Elle feuilletait rapidement le registre des réservations.

— Oui, c’est bien ça, Votre Sainteté. Une suite.

— Comment ? Mais je n’ai pas besoin d’une suite. Et je ne pourrai même pas la payer.

— Mais c’est avec les compliments de la direction, monsieur.

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