10

C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre.

Genèse, 3:19


Une demi-heure après que la machine volante se fut posée dans le port de Mazatlan, Margrethe et moi étions assis en compagnie du sergent Dominguez dans le réfectoire de la troupe. Il était tard pour le déjeuner, mais on nous servit. Et j’avais enfin trouvé des vêtements. Enfin, quelques-uns, et avant tout un treillis. Mais la différence entre la nudité absolue et un pantalon est plus grande qu’entre un pauvre treillis de travail et l’hermine la plus fine. Essayez et vous verrez.

Un petit bateau avait rejoint le point d’amarrage de la machine volante. Ensuite, j’avais été obligé de traverser l’embarcadère jusqu’au bâtiment du quartier général où j’avais attendu qu’on me trouve un pantalon. Des étrangers défilaient sans arrêt et me regardaient. Parmi eux, de nombreuses femmes. Et je sais maintenant ce que l’on éprouve lorsqu’on est cloué au pilori. C’est effroyable ! Jamais, depuis ce fâcheux incident qui s’est produit un certain dimanche à l’école quand j’avais cinq ans, je n’avais été aussi embarrassé.

Mais, à présent, c’était oublié et il y avait de la nourriture et de la boisson devant nous. Pour le moment, j’étais profondément heureux. La nourriture ne m’était pas familière. Qui a dit que ventre affamé n’a pas d’oreilles ? Parce qu’il avait tout à fait raison : le repas était délicieux. De petites galettes de maïs trempées dans la sauce, avec des haricots poêlés, un ragoût particulièrement relevé, un plat de petites tomates jaunes et du café très noir, amer et fort. Que demander de mieux ? Aucun gourmet n’a jamais connu pareille fête.

(Tout d’abord, j’avais été quelque peu froissé de constater que nous mangions dans le réfectoire des hommes de troupe et non avec le lieutenant Sanz, au mess des officiers. Bien plus tard, on me fit remarquer que je souffrais d’un syndrome civil très répandu : un civil sans expérience militaire tend toujours à considérer que son rang social est l’équivalent de celui d’un officier et non d’un homme de troupe. Si l’on y réfléchit bien cette notion est à l’évidence ridicule, quoique presque universellement répandue. En tout cas en Amérique… où un homme « vaut n’importe quel autre et mieux que la plupart ».)


Le sergent Dominguez avait récupéré sa chemise. Pendant qu’on me trouvait un pantalon, une femme (une femme de ménage, selon moi ; les Gardes-Côtes mexicains ne semblaient pas avoir défini une hiérarchie féminine), une femme du quartier général, donc, était partie en quête de vêtements pour Margrethe. Ceux-ci s’avérèrent être une blouse et une jupe de coton aux couleurs vives. C’était à l’évidence une tenue modeste et de peu de prix, mais elle allait à ravir à Margrethe.

Mais nous n’avions ni l’un ni l’autre de chaussures. Le temps était chaud et sec, de toute manière, et cela pouvait attendre. Nous avions bien mangé, nous étions sains et saufs et nous avions retrouvé des vêtements. Et puis, il y avait cette hospitalité chaleureuse qui me donnait le sentiment que les Mexicains étaient le peuple le plus affable de la Terre.

Après ma deuxième tasse de café, j’ai demandé à Margrethe :

— Mon amour, comment pouvons-nous nous retirer sans paraître impolis ? Je crois que nous devrions aller au consulat américain sans perdre de temps.

— Il faut retourner au quartier général.

— Encore de la paperasse ?

— On peut appeler ça comme ça. Je crois qu’ils veulent nous questionner de manière plus détaillée pour savoir comment nous sommes arrivés et où on nous a retrouvés. Il faut reconnaître que notre histoire est plutôt bizarre.

— Oui, je le crois sans peine.

Notre première entrevue avec le commandant avait été loin d’être satisfaisante. Si j’avais été seul, je pense qu’il m’aurait carrément traité de menteur… mais il était difficile pour un homme aussi infatué de son ego masculin de s’adresser de la sorte à Margrethe.

L’ennui, c’était avant tout notre bon vieux Konge Knut.

Il n’avait pas coulé, il n’était pas au port : il n’avait jamais existé.

Je n’étais que modérément surpris. S’il s’était transformé en trois-mâts ou en quinquérème, je n’aurais pas été surpris du tout. Mais j’avais plus ou moins espéré un vaisseau qui aurait porté le même nom : j’estimais que les règles l’exigeaient. Mais, à présent, il devenait évident que je ne comprenais pas les règles. S’il y en avait.

Margrethe m’avait fait remarquer un facteur qui confirmait tout ce que je craignais : ce Mazatlan-là n’avait rien à voir avec la ville qu’elle avait déjà visitée. Elle était plus petite et ce n’était pas une ville touristique : en fait, le long quai où le Konge Knut aurait dû s’amarrer n’existait pas dans ce monde-ci. Je crois que ce fait, ajouté à l’existence des machines volantes, lui avait amplement prouvé que ma « paranoïa » était l’hypothèse la moins probable qui fût. Lorsqu’elle était venue à Mazatlan, le quai était long et vaste. Or, il n’existait plus et cela l’avait particulièrement secouée.

Le commandant ne s’était pas montré impressionné. Il avait passé plus de temps à poser des questions au lieutenant Sanz qu’à nous interroger. Il semblait plutôt fâché contre Sanz.

Un autre facteur était apparu que je ne comprenais pas sur le moment et qu’en fait je n’ai jamais vraiment compris. Le supérieur de Sanz était « capitaine » (ou capitan). Le commandant lui aussi avait le grade de capitaine. Mais l’un et l’autre n’étaient pas du même rang.

Les Gardes-Côtes utilisaient les grades de la marine. Pourtant, ceux qui conduisaient les machines volantes avaient des grades de l’armée de terre. Je suppose que cette différence avait une origine historique. Et cela pouvait expliquer la friction : un capitaine de marine n’était nullement disposé à accepter comme parole d’évangile le rapport d’un officier de machine volante.

Le lieutenant Sanz avait ramené deux survivants nus qui racontaient une incroyable histoire. L’officier à quatre galons semblait en vouloir particulièrement à Sanz pour tous les aspects invraisemblables de notre récit.

Mais Sanz n’était pas intimidé. Je me dis qu’il n’avait sans doute aucun respect pour un supérieur qui n’avait jamais volé plus haut qu’un nid de corbeau. (Ayant fait l’expérience de son cercueil volant, je comprenais très bien qu’il ne devait pas être enclin à se prosterner devant un vulgaire marin. Même parmi les pilotes de dirigeables, j’avais rencontré cette tendance à diviser le monde en deux races : ceux qui volent et ceux qui ne volent pas.)

Après un moment, s’apercevant qu’il ne parvenait pas à ébranler Sanz et qu’il ne pouvait communiquer avec moi que par l’entremise de Margrethe, le commandant avait haussé les épaules et donné quelques instructions qui avaient eu pour effet de nous amener devant un déjeuner. J’avais cru sur le moment que nous en resterions là, mais il s’avérait que l’interrogatoire allait reprendre, où que cela dût nous mener.

Notre deuxième entrevue avec le commandant fut brève. Il nous fit savoir que nous rencontrerions le juge à l’immigration à quatre heures, ce même après-midi – ou du moins la cour chargée de cette juridiction, car il n’existait pas de cour indépendante pour les affaires d’immigration. En attendant, nous avions une liste de frais à payer et nous devions voir avec le juge les possibles conditions de règlement.

Margrethe prit la feuille que le commandant lui tendait et eut l’air ébahi. Je lui demandai de me traduire ce qu’il avait dit. Elle traduisit et je regardai la facture.

Il y en avait pour plus de huit mille pesos !

La lecture de cette petite note n’exigeait pas une connaissance approfondie de l’espagnol. Tous les termes employés étaient aisément traduisibles. Tres horas voulait dire à l’évidence trois heures, et on nous avait facturé trois heures d’aeroplano, mot que j’avais déjà entendu dans la bouche de Margrethe et qui signifiait machine volante. On nous facturait aussi le temps du lieutenant Sanz et celui du sergent Dominguez. Plus une taxe qui devait porter, selon moi, sur des opérations en altitude.

Il y avait aussi le carburant consommé par l’aeroplano et la prestation de service.

On lisait aussi pantalones, ce qui se comprenait aisément.

De même qu’une falda était une jupe et une camisa une blouse. Je corrigeai ma première impression : la toilette que portait Margrethe n’avait rien de bon marché.

Ce qui me surprit le plus ce fut le prix des deux repas : douze pesos par personne. Ce n’était pas une question de tarif mais j’avais cru comprendre que nous étions invités à titre de survivants.

Il y avait même une note séparée pour le temps du commandant.

J’étais sur le point de demander combien de dollars représentaient ces huit mille pesos, mais je me suis abstenu en prenant brusquement conscience que je n’avais pas la moindre idée de la valeur d’un dollar dans ce nouveau monde où nous avions été projetés.

Margrethe se mit à discuter du montant de la facture avec le lieutenant Sanz, qui paraissait très embarrassé. Il y eut quelques protestations, des gestes de mains levées en signe d’impuissance. Elle écouta patiemment, puis m’expliqua :

— Alec, Anibal n’y est pour rien et ce n’est même pas la faute du commandant. Les tarifs de ces services : sauvetage en mer, utilisation de l’aeroplano, et tout ça… sont fixés par el Distrito Real, le District Royal, c’est-à-dire le même qu’à Mexico, je suppose. Le lieutenant Sanz me dit que la pression économique s’exerce à partir du plus haut niveau afin d’obliger chaque service public à être financièrement autonome. Il dit aussi que comme un frère et moi comme une sœur.

— Dis-lui que j’éprouve les mêmes sentiments à son égard et débrouille-toi pour le lui exprimer de façon aussi fleurie.

— Promis. Et Roberto se joint à lui.

— Même chose pour le sergent. Mais essaie aussi de savoir comment nous pouvons contacter le consul d’Amérique. Nous sommes vraiment dans l’embarras.

On demanda au lieutenant Anibal Sanz de veiller à ce que nous nous présentions devant la cour à quatre heures et, ensuite, on nous donna quartier libre. Sanz désigna le sergent Roberto pour nous escorter jusqu’au consulat, tout en exprimant le regret que ses devoirs ne lui permissent pas de nous escorter personnellement. Sur ce, il claqua des talons, s’inclina et déposa un baiser sur la main de Margrethe. Ce simple geste lui acquit un avantage considérable auprès d’elle qui était déjà séduite. Mais, à mon grand regret, on n’enseigne pas ce geste au Kansas et c’est dommage.

Mazatlan est situé sur une péninsule. Le port des Gardes-Côtes se trouve sur le littoral sud, non loin du phare (qui est le plus haut du monde : très impressionnant). Le consulat d’Amérique, lui, est situé à deux kilomètres de là, de l’autre côté de la ville, sur le littoral nord, tout en bas de l’Avenida Miguel Aleman. La promenade est plutôt agréable. Une magnifique fontaine se tient à mi-chemin.

Mais Margrethe et moi étions pieds nus.

Le sergent Dominguez ne nous avait pas proposé de taxi et ce n’était pas dans mes moyens.

Tout d’abord, le fait de marcher pieds nus n’a pas posé de problème sérieux. Nous n’étions pas les seuls à marcher sans chaussures sur le boulevard et ce, sans compter les enfants. (Et je n’étais pas le seul non plus à être torse nu.) Lorsque j’étais jeune, j’avais eu tendance à considérer le fait de marcher pieds nus comme une sorte de privilège, un luxe. Durant tout l’été, je ne mettais jamais de chaussures et je ne le faisais qu’à regret quand venait le moment de reprendre l’école.

Après le premier bloc d’immeubles, la question s’était pourtant posée : pourquoi avais-je tellement tenu à aller pieds nus quand j’étais enfant ? Peu après, j’ai demandé à Margrethe de bien vouloir dire au sergent Roberto de ralentir le pas et de me laisser marcher à l’ombre : ce satané trottoir était en train de me griller la plante des pieds !

(Margrethe, quant à elle, ne s’était pas plainte et cela me vexait. Sa force morale était celle d’un ange et je m’apercevais que j’avais du mal à en éprouver les bienfaits.)

A partir de là, je consacrai toute mon attention à dorloter mes pauvres petits pieds tout roses et si tendres, si malmenés. Je m’apitoyais sur mon sort et j’en vins à me demander pourquoi j’avais quitté le royaume de Dieu.

Je me plaignais de ne pas avoir de chaussures jusqu’au jour où j’ai rencontré quelqu’un qui n’avait pas de pieds. J’ignore qui a dit cela mais ça fait partie de notre patrimoine culturel. Ça le devrait en tout cas.

Et cela m’est arrivé.

Pas tout à fait à mi-chemin, près de la fontaine, là où Miguel Aleman coupa la Calle Aquiles Serdan, nous avons rencontré un mendiant. Il a souri en levant les yeux vers nous et nous a présenté une poignée de crayons. Je dis qu’il a levé les yeux parce qu’il était dans une petite chaise roulante et qu’il n’avait plus de pieds.

Le sergent Roberto l’a appelé par son nom et lui a lancé une pièce que le mendiant a cueillie entre les dents pour la laisser tomber dans une poche avant de lancer Gracias ! et de porter son attention sur moi.

— Margrethe, ai-je dit très vite, peux-tu lui expliquer que nous n’avons absolument pas d’argent ?

— Oui, Alec. (Elle s’est accroupie et lui a parlé les yeux dans les yeux. Puis elle s’est redressée et m’a dit :) Pepe m’a dit de te dire que ça n’a pas d’importance. Il te retrouvera un jour, quand tu seras riche.

— Dis-lui que nous reviendrons. C’est promis.

Elle traduisit et Pepe me fit un grand sourire avant d’adresser un baiser à Margrethe et de nous saluer, le sergent et moi. Nous avons repris notre chemin.

Et à partir de cet instant, j’ai cessé de choyer mes petits pieds douillets. Car Pepe m’avait obligé à redéfinir ma situation. Depuis que j’avais appris que le gouvernement mexicain ne considérait pas comme un privilège le fait de me secourir mais exigeait même d’être payé, mon moral s’était effondré ; je m’étais senti trompé, trahi, persécuté. Je m’étais convaincu que mes compatriotes, qui passaient leur temps à dire que les Mexicains étaient des vampires qui suçaient le sang des gringos, avaient satanément raison ! Il ne s’agissait pas de Roberto et du lieutenant, bien entendu, mais des autres. Tous des fainéants, des parasites, qui ne cherchaient qu’à dépouiller les Yankees de leurs dollars.

Comme Pepe.

Je revis en mémoire tous les Mexicains que j’avais rencontrés durant cette première journée et je demandai pardon pour mes pensées injustes. Les Mexicains étaient des compagnons dans ce long voyage qui va de la nuit à la nuit éternelle. Certains portaient sans peine leur fardeau, d’autres pas. D’autres encore portaient des fardeaux plus lourds, et ils le faisaient avec courage et dignité. Pepe, par exemple.

La veille, je vivais dans le luxe. Aujourd’hui, je n’avais plus un sou ; j’étais même endetté. Mais il me restait mon cerveau, ma santé, mes deux mains, mes deux pieds… et Margrethe. Mon fardeau était bien mince et je pouvais le porter avec joie. Merci, Pepe !

La porte du consulat était surmontée d’un petit drapeau américain avec l’aigle de bronze. Je tirai sur le cordon de la sonnette.

Après un délai d’attente considérable, le battant s’entrouvrit avec un craquement et une voix de femme nous dit de prendre le large. (Je n’avais pas eu besoin de traduire : le ton était suffisamment éloquent.) La porte commençait déjà à se refermer quand le sergent Robert émit un sifflement sonore et appela. La porte s’entrebâilla à nouveau et un dialogue put s’établir.

— Il dit à la femme de dire à Don Ambrosio que deux citoyens américains veulent le voir d’urgence, m’expliqua Margrethe, parce qu’ils doivent comparaître à quatre heures cet après-midi devant la cour.

Nous avons encore attendu un bon moment. Vingt minutes plus tard environ, la femme nous a laissé entrer et nous a fait pénétrer dans un bureau particulièrement sombre. Le consul est arrivé peu après, m’a regardé droit dans les yeux et m’a demandé de quel droit j’osais interrompre sa siesta.

Puis il a découvert Margrethe et s’est incliné devant elle.

— Comment puis-je vous être agréable ? Entre-temps, ferez-vous honneur à mon humble demeure en acceptant un verre de vin ? Ou bien une tasse de café ?

Pieds nus, avec sa robe criarde, Margrethe était une lady. Moi, je n’étais que racaille. Et ne me demandez pas pourquoi c’était comme ça. Si l’effet était accusé avec les hommes, il n’en existait pas moins aussi avec les femmes, voyez-vous. Essayez seulement de rationaliser ce problème et vous vous retrouvez avec des termes comme « noble », « royal », « classe », « bonnes manières », « sens aristocratique », etc., tous concepts qui sont autant d’anathèmes à l’encontre de l’idéal démocratique américain. Quant à savoir si cela constitue un élément de preuve vis-à-vis de Margrethe ou de l’idéal démocratique américain, je laisse cette étude aux universitaires plus doués que moi.

Don Ambrosio était un zéro vaniteux mais, néanmoins, sa présence était agréable car il parlait américain. Je veux dire : américain, pas anglais. Il était natif de Brownsville, au Texas. J’eus immédiatement la certitude que ses parents avaient eu de la paille dans leurs bottes. Ses dons pour la politique lui avaient valu ce poste pépère au milieu de ses camarades chicanos et il passait son temps à expliquer aux malheureux gringos égarés au pays de Montezuma pourquoi personne ne pouvait leur donner ce dont ils avaient si désespérément besoin.

Ce qu’il finit par nous expliquer.

Je laissai Margrethe conduire les pourparlers car il était évident qu’elle réussissait mieux que moi. Elle nous appelait « M. et Mme Graham » ; nous nous étions mis d’accord sur ce point en chemin. Au moment du sauvetage, elle avait dit « Graham Hergensheimer » et m’avait expliqué après que cela me laissait le choix : je pouvais opter pour « Hergensheimer » en invoquant une petite défaillance de mémoire de mon interlocuteur qui avait dû mal comprendre « Hergensheimer Graham ». Non ? Alors, j’avais mal épelé. Navré.

Je décidai d’en rester à « Graham Hergensheimer » et utilisai « Graham » pour simplifier. Pour Margrethe, j’avais toujours été « Graham » et j’avais employé ce nom pour moi durant deux semaines. Avant de quitter le consulat, j’avais raconté une bonne dizaine d’autres mensonges pour essayer de rendre notre histoire crédible. Et comme je ne voulais pas encore compliquer les choses plus que nécessaire, nous étions devenus « M. et Mme Alec Graham ». C’était plus facile.

(Petite note théologique : la plupart des gens semblent croire que les dix commandements proscrivent le mensonge. Il n’en est rien ! L’interdit frappe le faux témoignage que l’on apporte contre son voisin : un mensonge très particulier, limité et très méprisable. Mais il n’existe aucune règle biblique interdisant la non-vérité pure et simple. De nombreux théologiens sont d’accord pour dire qu’aucune organisation sociale humaine ne pourrait résister à la tension d’une honnêteté absolue. Si vous pensez que leurs soupçons sont sans fondement, essayez donc de dire à vos amis la vérité sans fard à propos de ce que vous pensez de leur progéniture : si toutefois vous en avez l’audace et le courage.)

Après de multiples répétitions (le Konge Knut ayant rétréci jusqu’à devenir notre cabin-cruiser personnel), Don Ambrosio me déclara :

— C’est inutile, monsieur Graham. Je ne peux même pas vous délivrer de document temporaire afin de remplacer votre passeport perdu car vous ne m’avez pas offert la moindre preuve que vous soyez citoyen américain.

Don Ambrosio, je suis étonné. Je sais que Mme Graham a un léger accent, et nous vous avons expliqué qu’elle est née au Danemark. Mais croyez-vous vraiment que quelqu’un qui ne soit pas natif des champs de maïs puisse avoir mon accent ?

Il réagit par un haussement d’épaules parfaitement latin.

— Je ne suis pas expert en accent du Middle West. Si je me fie à mon oreille, vous avez pu apprendre votre langue avec un accent britannique et faire ensuite du théâtre : tout le monde sait qu’un acteur digne de ce nom peut prendre n’importe quel accent pour son rôle. La République populaire d’Angleterre, tous ces temps, ferait n’importe quoi pour infiltrer ses taupes aux Etats-Unis. Il se pourrait très bien que vous veniez de Lincoln, Angleterre, et non du Nebraska.

— Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

— La question n’est pas ce que je pense. La vérité, c’est que je ne signerai jamais un document attestant que vous êtes citoyen américain alors que j’en ignore tout. Je suis désolé. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?

(Comment pouvait-il me proposer de faire « autre chose » alors qu’il n’avait pas bougé le petit doigt ?)

— Vous pourriez peut-être nous donner un conseil.

— C’est possible. Mais je ne suis pas un homme de loi.

Je lui présentai alors notre facture.

— Est-ce que ceci est correct et les frais sont-ils justifiés ?

Il parcourut la liste du regard.

— Ces frais sont certainement légitimes, au regard de nos lois réciproques. Justifiés ? Ne m’avez-vous pas dit qu’ils vous avaient sauvé la vie ?

— Indiscutablement. Oh, il y a quand même une chance pour qu’un bateau de pêche ait fini par nous repérer si les Gardes-Côtes ne nous avaient pas retrouvés. Mais ils nous ont trouvés et nous ont sauvés, oui.

— Et votre vie, vos deux vies vaudraient moins de huit mille pesos ? J’estime la mienne à beaucoup plus, je puis vous l’assurer.

— Ce n’est pas ça, monsieur. Nous n’avons pas d’argent, pas un cent. Tout a disparu avec le bateau.

— Envoyez quelqu’un en chercher. Le consulat peut faire le nécessaire. Je suis prêt à aller jusque-là.

— Merci. Cela prendra du temps. En attendant, comment nous soustraire à eux ? Le juge nous a dit qu’il voulait la somme en liquide et immédiatement.

— Oh, ce n’est pas aussi grave que ça. Il est vrai qu’ils n’autorisent pas la banqueroute comme chez nous, et ils ont un système très archaïque de prison pour dettes. Mais ils ne l’appliquent pas, ce n’est qu’une menace. La cour cherchera plutôt à vous procurer un emploi afin de régler votre dette. Don Clemente est un juge très humain. Il vous ménagera.

L’entrevue s’était achevée là, si l’on excepte quelques absurdités fleuries à l’intention de Margrethe. Nous avons rejoint le sergent Roberto, qui avait profité de l’hospitalité de la bonne et de la cuisinière, et nous avons repris le chemin du tribunal.


Don Clemente (le juge Ibañez) se révéla aussi amène que Don Ambrosio nous l’avait annoncé. Nous avions déclaré immédiatement au clerc que nous reconnaissions la dette mais que nous n’avions pas de quoi la régler, et il n’y eut pas de jugement. Nous nous sommes simplement assis dans la salle pendant que le juge procédait aux diverses affaires portées au registre du jour. Il en expédia plusieurs très rapidement. Il y avait quelques délits mineurs passibles d’amendes, des jugements pour dettes et de simples auditions dans l’attente d’un futur jugement. On murmurait et on fronçait les sourcils, et je n’aurais su dire très exactement ce dont il était question ; Margrethe elle-même ne put m’en apprendre plus. En tout cas, ce n’était pas le genre de juge à faire pendre les gens pour un oui ou pour un non.

Quand toutes les affaires furent expédiées, le clerc lança un ordre et nous sortîmes en même temps que les « mécréants » – pour la plupart des paysans – qui étaient redevables d’amendes ou de dettes. On nous fit aligner sur une plate-forme basse, devant un groupe d’hommes. Margrethe demanda ce qui se passait et on lui répondit : La subasta.

— Ça veut dire quoi ?

— Alec, je n’en suis pas sûre. J’ignore le sens de ce mot.

Le sort des autres fut très vite réglé : je devinai qu’ils s’étaient déjà retrouvés là. Et il ne resta bientôt plus qu’un seul homme devant nous, qui étions les derniers sur la plate-forme. Il offrait toutes les apparences de la richesse. Il sourit en s’adressant à moi mais ce fut Margrethe qui lui répondit.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il t’a demandé si tu peux faire la vaisselle. Je lui ai dit que tu ne parles pas l’espagnol.

— Dis-lui que, oui, bien sûr, je peux faire la vaisselle. Quoique ce ne soit pas le genre de travail qui me tente.

Cinq minutes après, notre dette était réglée en liquide entre les mains du clerc de la cour et nous avions hérité d’un patron, le Señor Jaime Valera Guzman. Il proposait soixante pesos par jour à Margrethe, trente pour moi, plus le gîte et le couvert. Les frais de jugement se montaient à deux mille cinq cents pesos auxquels s’ajoutaient les taxes pour deux permis de travail de non-résidents et les timbres d’impôt de guerre. Le clerc prit en compte notre totale insolvabilité et fit la division pour nous : en cent vingt et un jours et quatre mois, nous aurions rempli notre obligation envers notre patron. A moins, bien entendu, que nous ne dépensions quelque argent dans l’intervalle.

Il nous indiqua où nous rendre : au Restaurante Pancho Villa. Notre patron, lui, était déjà reparti dans sa voiture particulière. Les patrones roulaient, les peones allaient à pied.

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