9

Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli.

Evangile selon Saint Matthieu, 25:35


— Ou, pour être plus exact, l’iceberg était là et la collision s’est produite pour m’empêcher de comparer mon empreinte de pouce à celle qui figure sur le permis de conduire de Graham. Le bateau n’a peut-être pas coulé, ce n’était pas vraiment nécessaire au plan.

Margrethe n’a pas pipé mot et j’ai ajouté très doucement :

— Allez, chérie, dis-je. Délivre-toi. Je ne me fâcherai pas. Je suis dingue. Paranoïaque.

— Alec, je n’ai pas dit ça. Je ne le pense pas.

— Non, tu ne l’as pas dit. Mais, cette fois, mon aberration ne saurait s’expliquer par une perte de mémoire. Si nous avons vu la même chose, toi et moi, bien sûr. Qu’as-tu vu exactement ?

— J’ai vu quelque chose d’étrange dans le ciel. Et je l’ai entendu aussi. Tu m’as dit que c’était une machine volante.

— Eh bien, je pense que c’est comme ça qu’on devrait l’appeler… mais on peut aussi dire, euh… appelons ça « biglodouille ». Quelque chose de nouveau, de bizarre. Et comment était ce biglodouille ? Tu peux me le décrire ?

— C’était quelque chose qui se déplaçait dans le ciel. Il est arrivé de là, il est passé juste au-dessus de nous, et il a disparu par là. (Elle désignait ce qui, selon moi, était le nord.) Cela avait la forme d’une croix, d’un crucifix. Et il y avait des renflements sous la potence. Quatre, je crois bien. Sur le devant, il y avait des yeux. Comme ceux d’une baleine. Et des nageoires à l’arrière. Oui, c’était comme une baleine avec des ailes. Alec… Une baleine qui vole dans le ciel !

— Tu penses que c’était vivant ?

— Eh bien… je ne sais pas. Non, je ne crois pas. Je ne sais que penser.

— Moi, je ne crois pas que c’était vivant. Je suppose plutôt qu’il s’agissait d’une machine. Une machine volante, oui. Un bateau, en quelque sorte, avec des ailes. Mais, quoi qu’il en soit – baleine volante ou machine – est-ce que tu as déjà vu une chose pareille ?

— Alec, c’était tellement bizarre que j’ai du mal à croire que je l’ai vraiment vue…

— Je comprends. Mais c’est toi qui l’as aperçue la première et qui me l’as montrée. Ce n’est pas moi qui t’ai influencée afin que tu croies l’avoir vue.

— Tu serais incapable de ça.

— Oui, c’est vrai. Mais je suis content que tu l’aies vue la première, ma belle. Car cela signifie qu’elle existe bel et bien, que ce n’est pas un produit de mon imagination fiévreuse. Cette chose ne vient pas du monde que tu connais… et je puis t’assurer qu’il ne s’agit pas non plus d’un de ces aéronefs dont je t’ai parlé. Ça ne vient donc pas non plus du monde où j’ai grandi. Donc, nous nous trouvons maintenant dans un troisième monde.

J’ai soupiré. La première fois, il a fallu un paquebot de vingt et un mille tonnes pour me prouver que j’avais changé de monde. Cette fois, il m’a fallu un simple coup d’œil sur cette chose qui n’aurait pas pu exister dans le monde que j’ai connu pour comprendre que ça recommençait. Ils ont échangé les mondes quand j’ai perdu conscience… oui, je pense que c’est à ce moment-là que ça s’est passé. Et je crois qu’ils ont fait cela pour m’empêcher de pouvoir vérifier cette empreinte. Paranoïa. L’illusion que le monde entier conspire contre vous, d’accord, mais ce n’est pas une illusion.

Je surveillais son regard :

— Eh bien ?…

— Alec… est-il possible que nous ayons l’un et l’autre imaginé cela ? C’est peut-être du délire ? Nous avons tous les deux vécu des moments difficiles et tu t’es cogné la tête. Moi aussi, j’ai pu recevoir un coup lorsque l’iceberg a heurté le bateau.

— Margrethe, nous n’aurions pas vécu en même temps l’un et l’autre le même délire. Si tu te réveilles et que tu découvres que je ne suis plus là, alors tu auras peut-être ta réponse. Mais je suis toujours là. Et puis, il faudrait que tu m’expliques la présence d’un iceberg aussi loin dans le sud. La paranoïa est l’explication la plus simple. Mais cette conspiration est dirigée contre moi. Tu as eu la malchance de t’y retrouver mêlée. J’en suis désolé. (Je n’étais pas vraiment désolé. Il ne fait pas bon se trouver seul sur un radeau perdu au milieu de l’océan. Mais, avec Margrethe, c’était un vrai paradis.)

— Je continue de penser que de partager le même rêve… Alec ! Le revoilà !

Elle pointait le doigt vers le ciel.

D’abord, je n’ai rien vu de net puis, oui : une petite tache qui prenait rapidement la forme d’une croix, une forme que j’identifiais comme étant celle d’une machine volante. Je la regardai grandir.

— Margrethe, ça a dû faire demi-tour. Ou peut-être qu’on nous a vus. Ils nous ont vus. Ou il nous a vus. N’importe quoi.

— Peut-être.

Comme cela approchait, j’ai calculé que la chose passerait sur notre droite et non au-dessus de nous. Margrethe a crié soudain :

— Ce n’est pas la même !

— Et ce n’est pas non plus une baleine volante à moins que les baleines n’aient des rayures rouges sur le flanc dans les parages.

— En effet ce n’est pas une baleine. Je veux dire : ce n’est pas vivant. Alec, tu avais raison : c’est bien une machine. Chéri, crois-tu qu’il y ait des gens à l’intérieur ? J’ai peur.

— Je pense que tu aurais plus peur encore s’il n’y avait personne, sais-tu. (Il me revenait en mémoire une histoire fantastique traduite de l’allemand à propos d’un monde peuplé uniquement de machines automatiques. Rien d’agréable.) En fait, c’est une bonne nouvelle. Nous savons maintenant que la première fois ce n’était ni un rêve ni une illusion. Ce qui confirme le fait que nous nous trouvons bien dans un autre monde. Donc, nous allons être secourus.

— Je ne suis pas très bien ton raisonnement, dit-elle d’un ton hésitant.

— C’est parce que tu essaies encore d’éviter de me juger comme un paranoïaque. Je t’en remercie, chérie, mais c’est l’hypothèse la plus simple. Si le plaisantin qui tire les ficelles avait vraiment voulu ma mort, le meilleur instant aurait été celui de la rencontre avec l’iceberg. Ou plus tôt, dans la fosse ardente. Mais il ne veut pas me tuer, du moins pas encore. Il joue au chat et à la souris avec moi. Donc, je vais être sauvé. Et toi avec moi, parce que nous sommes ensemble. Et tu étais avec moi quand l’iceberg a heurté le bateau : une chance. Ne résiste pas, chérie. J’ai pu m’y habituer durant ces quelques jours et je me suis aperçu que c’est très bien du moment que l’on se détend. La paranoïa est la seule façon rationnelle d’aborder un monde de conspiration.

— Mais Alec, le monde ne devrait pas être comme tu le dis !

— Il n’est pas question de ce qu’il « doit » être, mon amour. L’essence de la philosophie est d’accepter l’univers tel qu’il est plutôt que d’essayer de le forcer à prendre une forme préconçue. (Et j’ajoutai :) Ouf ! Surtout ne roule pas ! Tu ne voudrais pas servir de casse-croûte à un requin alors que nous savons que nous allons être secourus !

Dans l’heure qui suivit, il ne se passa rien – sinon que nous aperçûmes deux énormes marlins. Les nuages se dispersèrent et je commençai à attendre avec impatience les secours. Je m’étais convaincu qu’ils me devaient bien ça ! Et voilà que je risquais une brûlure au troisième degré. Margrethe supporterait sans doute mieux que moi les coups de soleil. Elle était blonde mais sa peau était adorablement dorée. Pour ma part, j’avais un ventre blanc de grenouille et seuls mon visage et mes mains étaient bronzés. Une journée complète au soleil des tropiques et on n’aurait plus qu’à m’hospitaliser d’urgence. Ou pis encore. A l’horizon d’est se dessinait une ligne grise et irrégulière. Probablement des montagnes. Ou c’était du moins ce que je croyais, quoiqu’il n’y ait pas grand-chose à voir quand votre point de vue ne dépasse pas vingt centimètres au-dessus de l’eau. Mais s’il s’agissait réellement de montagnes ou même de collines, alors le littoral n’était qu’à quelques kilomètres. Les bateaux du port de Mazatlan devraient nous apparaître d’un instant à l’autre… si Mazatlan existait encore dans ce monde-ci. Si…

Une autre machine volante apparut.

Elle ne ressemblait que vaguement aux deux autres. Elles avaient volé parallèlement à la côte. La première était venue du sud, l’autre du nord. Celle-ci venait droit de la côte, cap sur l’ouest, mais elle volait en zigzag.

Elle passa un peu au nord, puis fit demi-tour et se mit à tourner en cercle autour de nous. Elle était si basse que je pus vérifier qu’il y avait des hommes à l’intérieur, deux selon moi.

Sa forme est difficile à décrire. Imaginez d’abord un énorme cerf-volant cellulaire d’environ douze mètres de long, large de deux, l’espace étant d’environ un mètre entre les deux surfaces du cerf-volant.

Imaginez maintenant ce cerf-volant cellulaire placé à angle droit d’une structure en forme de bateau, un peu comme un kayak esquimau mais en plus grand – presque aussi grand que le cerf-volant.

Sous l’ensemble, il y avait deux autres formes de kayaks, plus petites, parallèles à la structure principale.

A une extrémité, on devinait un moteur (comme je pus le constater plus tard) et, à l’avant, une hélice pareille à celle d’un bateau. Mais je vis ces détails plus tard également. Quand j’aperçus pour la première fois cet invraisemblable attelage, l’hélice tournait si vite qu’il était tout simplement impossible de la distinguer. Mais pour l’entendre, on l’entendait ! Le bruit de l’engin était assourdissant et ne s’interrompait jamais.

La machine se tourna vers nous et son nez s’abaissa tandis qu’elle descendait droit dans notre direction. On aurait tout à fait dit un pélican s’apprêtant à gober un poisson.

Le poisson, c’était nous. C’était effrayant. En tout cas pour moi. Quant à Margrethe, elle ne laissa pas échapper un son. Mais ses doigts serraient très fort ma main. Le fait que nous n’avions rien de poissons et qu’une machine ne pouvait raisonnablement nous dévorer et n’en avait pas la moindre envie n’enlevait rien au côté terrifiant de cette approche.

Malgré ma frayeur (ou peut-être à cause d’elle) je pouvais m’apercevoir maintenant que cette construction était au moins deux fois plus grosse que je ne l’avais estimé lorsque je l’avais tout d’abord aperçue, haut dans le ciel. Les deux hommes qui la conduisaient étaient assis côte à côte derrière une vitre, devant. Il s’avérait que les moteurs étaient au nombre de deux, placés entre les ailes de cerf-volant, un à droite, l’autre à gauche.

Au tout dernier instant, la machine se redressa comme un cheval qui saute l’obstacle et nous frôla. Le souffle du déplacement d’air faillit nous jeter à bas de notre radeau et le fracas me laissa un sifflement dans les oreilles.

La machine monta un peu plus haut, revint vers nous mais pas vraiment sur nous. Les deux structures de kayaks touchèrent la surface de la mer, provoquant une véritable queue de comète d’écume. La chose ralentit alors, s’arrêta et resta là, sur l’eau, sans couler !

A présent, les hélices aériennes tournaient lentement et je pus vraiment les voir pour la première fois… et admirer le génie créatif qui avait présidé à leur fabrication. Ce n’était certes pas aussi efficace, selon moi, que les hélices à turbine que nous utilisions sur nos aéronefs dirigeables, mais c’était une solution élégante à un problème d’espace qui interdisait ou rendait difficile la mise en place d’un porte-vent.

Mais ces moteurs faisaient un bruit infernal ! Comment un ingénieur pouvait-il tolérer ça, je n’arrivais pas à l’imaginer ! Comme le disait un de mes professeurs (avant que la thermodynamique ait réussi à me persuader que j’avais la vocation religieuse), le bruit est toujours un corollaire de l’inefficacité. Un moteur bien conçu doit être silencieux comme la tombe.

La machine pivota et revint à nouveau vers nous, très lentement cette fois. Ses conducteurs la dirigèrent de telle façon qu’elle ne passa qu’à deux ou trois mètres de notre radeau. Elle s’arrêta presque. L’un des deux hommes qui se trouvaient aux commandes rampa hors de l’espace situé derrière la vitre et, de la main gauche, se maintint aux étançons qui soutenaient les deux ailes du cerf-volant. De l’autre main, il tenait un rouleau de cordage.

Quand la machine se trouva à notre hauteur, il nous lança le cordage. Je m’en emparai et si je ne fus pas arraché au radeau et jeté à la mer, c’est grâce à Margrethe qui se cramponnait à moi. Je lui tendis l’extrémité du cordage.

— Laisse-le te tirer. Je te suivrai en nageant.

— Non !

— Qu’est-ce que ça veut dire, non ? Ce n’est pas le moment de discuter. Vas-y !

— Alec, tais-toi ! Il essaie de nous dire quelque chose.

Je me tus, quelque peu vexé. Margrethe prêtait l’oreille. (Il était inutile que j’écoute : mon espagnol se limitait à gracias et por favor. J’en profitai pour déchiffrer l’inscription au flanc de la machine : El Guarda-costas Real de Mexico.)

— Alec, il nous dit de faire très attention. Les requins.

— Aïe !

— Oui. Il ne faut pas que nous bougions. Il va tirer tout doucement sur cette corde. Je crois qu’il a l’intention de nous faire monter dans cette machine sans entrer dans l’eau.

— Voilà un homme selon mon cœur !

Nous avons essayé : ça ne marchait pas. La brise s’était levée. Elle avait plus d’effet sur la machine volante que sur nous : notre radeau-matelas imbibé d’eau était pratiquement cloué sur place et n’offrait pas la moindre surface portante au vent. Au lieu de nous tirer jusqu’à la machine, l’homme fut obligé de laisser filer un peu plus de cordage pour éviter de nous précipiter à la mer.

Il cria quelque chose et Margrethe lui répondit. Ils se mirent à dialoguer à grands cris. Puis elle se tourna vers moi :

— Il dit de lâcher le cordage. Ils vont revenir et, cette fois, plus lentement. Quand ils seront tout près, il faudra que nous essayions de nous hisser dans l’aeroplano. La machine.

— D’accord.

La machine s’éloigna, décrivit une courbe au large, puis se rapprocha de nouveau. En l’attendant, nous ne risquions pas de nous ennuyer : il y avait de la distraction. L’aileron dorsal d’un énorme requin s’approchait. Il n’attaqua pas. Apparemment, il pensait (pensait ?) que nous n’étions pas comestibles. Je suppose qu’il tirait ses déductions de la vision du dessous de notre matelas de kapok.

La machine volante venait droit sur nous, pareille à quelque monstrueuse libellule. Je dis :

— Chérie, quand elle sera tout près, tu essaieras de t’accrocher à l’étançon et je te hisserai. Je te suivrai ensuite.

— Non, Alec.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

J’étais irrité. Margrethe, qui avait toujours été une compagne de commerce facile, se montrait soudain entêtée, et au plus mauvais moment.

— Tu ne peux pas me pousser. Tu n’as pas de point d’appui. Et tu ne peux pas te lever non plus. Tu ne peux même pas t’asseoir. Ecoute, tu vas grimper à droite et moi à gauche. Si nous n’y arrivons pas, nous nous laisserons retomber sur le matelas très vite. Et l’aeroplano fera un autre tour.

— Mais…

— C’est ce qu’il a dit de faire.

Il ne nous restait guère de temps. La machine était déjà pratiquement sur nous. Les « jambes » des étançons qui reliaient les deux structures inférieures au corps principal de la machine encadrèrent le matelas, nous frôlant l’un et l’autre.

— Allons-y ! cria Margrethe.

Je me redressai et ma main se referma sur l’étançon.

Je crus avoir le bras droit arraché mais je ne ralentis pas le mouvement. A la façon d’un singe, je m’agrippai des deux mains au châssis de la machine. Je réussis à poser un pied sur la structure de kayak et tournai la tête.

Une main se tendait vers Margrethe. Elle réussit à se hisser et fut soulevée jusqu’à l’aile de cerf-volant. Puis elle disparut. Je me retournai pour escalader – et je lévitai soudain jusqu’à l’aile. D’ordinaire, je ne lévite pas, mais cette fois j’avais été vigoureusement stimulé par un aileron blanc sale vraiment trop grand pour appartenir à un poisson honnête et qui fendait l’eau en direction de mon pied droit, très précisément.

Je me retrouvai près de la petite cabine où les deux hommes étaient installés pour diriger leur étrange appareil. Le deuxième homme (celui qui n’était pas sorti jusqu’alors pour nous aider) passa sa tête hors de la vitre et me sourit, tendit la main derrière lui et ouvrit une petite porte. Je rampai à l’intérieur. Margrethe était déjà là.

Dans l’espace habitable il y avait quatre sièges, deux sur le devant, là où les conducteurs étaient assis, et deux à l’arrière, où nous nous trouvions.

Le conducteur qui se trouvait de mon côté regarda autour de nous, dit quelque chose puis continua – cela ne m’échappa nullement ! – à regarder Margrethe. Bien sûr, elle était nue, mais ce n’était pas sa faute, et ce n’était pas digne d’un gentleman de la regarder avec une telle insistance.

Il dit, m’expliqua Margrethe, que nous devons attacher nos ceintures. Oui, je crois bien que c’est ça.

Elle saisit une boucle. L’autre extrémité de la ceinture était fixée au châssis de l’habitacle.

Je m’aperçus que j’étais assis sur une ceinture tout à fait semblable dont la boucle était en train de creuser un trou dans mon dos brûlé par le soleil. Je n’en avais pas eu conscience jusqu’à présent, trop de choses requérant mon attention. (Pourquoi ne regardait-il pas ailleurs ? Je n’allais pas tarder à lui dire ce que je pensais. A cette minute, il m’importait peu qu’il eût sauvé nos deux vies : j’étais tout simplement furieux qu’il profite de la situation au détriment d’une jeune femme sans défense.)

Je me suis concentré sur cette satanée ceinture. L’homme s’était mis à parler à son camarade qui lui répondait avec volubilité. Margrethe interrompit leur discussion.

— Qu’est-ce qu’ils disent ? demandai-je.

— Ce pauvre homme voudrait me donner sa chemise. Je refuse… mais pas assez pour que ce soit pris comme un vrai refus. C’est très galant de leur part, chéri. Je n’en fais pas une affaire, bien sûr, mais je me sens mieux en présence d’étrangers si j’ai quelque chose sur le dos. (Elle écouta la discussion et ajouta :) Ils se disputent pour savoir qui aura ce privilège.

Je ne fis pas de commentaire. Mais je m’excusai auprès d’eux en silence. Même le pape à Rome, je pense, a bien dû se permettre comme ça un petit coup d’œil, de temps en temps.

Apparemment, l’homme de droite avait gagné. Il pivota dans son siège – il ne pouvait pas se lever –, ôta sa chemise et la tendit à Margrethe.

— Señorita, por favor.

Il ajouta quelques autres remarques, mais cela dépassait largement ma compréhension.

Margrethe, quant à elle, répliqua avec grâce et dignité et continua de bavarder avec lui tout en enfilant la chemise. Elle lui allait largement et la dissimulait en tout cas. Elle se tourna à nouveau vers moi.

— Chéri, le commandant est le teniente Anibal Sanz Garcia et son adjoint est le sargento Roberto Dominguez Jones. Ils appartiennent tous deux au Corps des Gardes-Côtes du Royaume du Mexique. Le lieutenant et le sergent voulaient chacun m’offrir leur chemise, mais c’est le sergent qui a gagné au jeu du doigt-devinette.

— C’est très généreux de sa part. Demande-leur s’il y a à bord un quelconque vêtement que je pourrais porter.

— Je vais essayer. (Elle prononça quelques phrases et je perçus mon nom. Puis elle revint à l’anglais :) Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter mon époux, le Señor Alexandre Graham Hergensheimer.

Elle revint à l’espagnol et les deux hommes lui répondirent très vite. Elle me traduisit :

— Le lieutenant est vraiment désolé, il n’a rien à te proposer. Mais il me jure sur sa mère qu’ils trouveront quelque chose dès que nous aurons rejoint le quartier général des Gardes-Côtes à Mazatlan. Ils nous demandent de boucler nos ceintures parce que nous n’allons pas tarder à nous envoler. Alec, j’ai très peur !

— Mais non. Prends ma main.

Le sergent Dominguez se retourna une fois encore en nous présentant une gourde.

— Agua ?

— Oh, grands dieux, oui ! s’exclama Margrethe. Si, si, si !

Jamais je n’avais bu une eau aussi délicieuse.

Le lieutenant promena les yeux autour de lui une dernière fois quand il eut récupéré la gourde puis, avec un grand sourire et un signe du pouce vieux comme le Colisée, il fit quelque chose et les moteurs de la machine s’emballèrent. Ils avaient jusque-là tourné au ralenti mais, soudain, ils faisaient un boucan atroce. Le vent, depuis le matin, avait fraîchi. Des boucles d’écume blanche apparaissaient maintenant à la crête des vagues. Les moteurs accélérèrent encore pour prendre un régime d’une violence inimaginable et tout se mit à trembler tandis que la machine rebondissait sur l’eau. Nous touchions une vague sur dix avec une force ahurissante et j’ignore comment nous n’avons pas été fracassés.

Soudain, nous nous sommes retrouvés à cinq mètres au-dessus de l’eau et l’effet de toboggan a cessé. Mais les vibrations et le bruit étaient toujours là. Nous sommes montés selon un angle très aigu avant de retomber presque aussitôt et j’ai été sur le point de renvoyer ce verre d’eau fraîche qui m’avait fait tellement plaisir. L’océan était droit devant nous, comme un mur bien solide. Le lieutenant a tourné la tête pour nous crier quelque chose.

J’ai voulu lui dire de ne pas quitter la route des yeux, mais je m’en suis abstenu.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Il dit de regarder ce qu’il nous montre. El tiburon bianco grande : le grand requin blanc qui a failli nous avoir.

(J’aurais pu me passer de la traduction.) Mais oui, juste au milieu de ce mur d’eau il y avait une forme fantomatique grise, avec un aileron qui fendait la surface. A l’instant où j’eus la certitude que nous allions heurter de plein fouet l’océan, le mur parut basculer et s’éloigner de nous ; mes fesses se sont incrustées dans le siège, mes oreilles se sont mises à gronder et il m’a fallu une deuxième fois faire appel à ma volonté de fer pour ne pas asperger notre sauveteur.

La machine s’est stabilisée et, brusquement, tout est devenu presque confortable, excepté le vacarme et les vibrations qui continuaient.

Les aéronefs que j’avais connus étaient tellement plus agréables.


Au-delà du littoral, les collines accidentées que nous avions si difficilement distinguées depuis notre radeau étaient clairement visibles du haut des airs, de même que le rivage : une série de plages magnifiques et une ville vers laquelle nous nous dirigions. Le sergent leva la tête, pointa un doigt vers la ville et prononça quelques mots.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Le sergent Roberto dit que nous serons arrivés juste à temps pour le déjeuner. Il a dit almuerzo mais pour nous, remarque bien, c’est le breakfast ou desayuno.

Mon estomac décida soudain de rester encore un peu avec moi.

— Peu m’importe le nom qu’il lui donne. Explique-lui en tout cas qu’il est inutile de faire cuire le cheval : je le mangerai cru.

Margrethe traduisit et les deux hommes éclatèrent de rire. Puis le lieutenant entreprit de faire décrire une large boucle à la machine avant de la poser sur l’eau, non sans cesser de regarder par-dessus son épaule pour s’adresser à Margrethe, laquelle ne perdait pas son sourire tout en me labourant la paume de la main avec ses ongles.

Nous nous sommes finalement posés. Et personne n’a été tué. Mais les aéronefs sont tellement mieux !

Ah, le déjeuner ! Tout se terminait magnifiquement !

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