5

Le méchant prend la fuite sans qu’on le poursuive,

Le juste a de l’assurance comme un jeune lion.

Proverbes, 28:1


Osant à peine respirer, je me suis servi d’un ruban de papier gommé que j’avais trouvé dans le bureau de Graham pour refermer les enveloppes. J’ai tout remis dans le coffret à l’exception du passeport que j’ai enfermé avec ces trois mille dollars qui étaient « les miens » dans le tiroir du petit bureau. Ensuite, je suis retourné vers le commissaire en portant le coffret avec le plus grand soin.

Un autre homme était derrière le bureau mais j’ai aperçu le commissaire à l’intérieur et j’ai attiré son attention.

— Hello ! Vous voilà déjà de retour ?

Il est sorti.

— Oui. Pour une fois, tout était en règle.

Je lui ai remis le coffret.

— Je devrais louer vos services. Ici, rien ne cadre jamais. En tout cas jamais avant minuit. Bon, allons prendre un verre. J’en ai besoin.

— Moi aussi !

Le commissaire m’a précédé vers l’arrière, jusqu’à un bar à ciel ouvert que je n’avais pas remarqué sur le plan du bâtiment. Le pont supérieur s’achevait à cet endroit et celui sur lequel nous nous trouvions, le pont D, se poursuivait en pont-promenade. Nous marchions sur un très beau plancher de teck. L’extrémité du pont C formait un auvent sur lequel on avait tendu des écrans de toile. Sur de longues tables, disposées à angle droit du bar, un somptueux buffet était présenté et les passagers faisaient la queue. Un peu plus loin, vers la poupe, des cris, des rires et des bruits d’éclaboussement venaient de la piscine.

Le commissaire me conduisit jusqu’à une petite table occupée par deux jeunes officiers.

— Vous deux, sautez par-dessus bord.

— Tout de suite, commissaire.

Ils se levèrent immédiatement, prirent chacun leur verre de bière et s’éloignèrent vers l’arrière. L’un d’eux m’adressa un sourire en inclinant la tête comme si nous nous connaissions. Je répondis à son salut par un Hello ! sonore.

La table était en partie abritée du soleil par un vélum et le commissaire me demanda :

— Désirez-vous vous asseoir au soleil et regarder les filles, ou à l’ombre pour vous détendre ?

— Les deux. Choisissez votre place, je prendrai l’autre.

— Mmm… Nous allons déplacer un peu la table et nous nous assiérons tous deux à l’ombre. Voilà, nous y sommes.

Il s’assit, le regard tourné vers l’avant, et je me retrouvai forcément face à la piscine – ce qui confirma ce que je pensais avoir vu au premier regard : pour se baigner à bord, point n’était besoin de maillot de bain.

Si j’avais réfléchi un instant, j’aurais logiquement pu le déduire, mais tel n’avait pas été le cas. La dernière fois que j’avais vu des gens se baigner sans maillot, je devais avoir douze ans à peine et ce privilège était strictement réservé aux jeunes enfants de sexe mâle.

— J’ai dit : que voulez-vous boire, monsieur Graham ?

— Oh ! désolé, je ne vous avais pas entendu.

— Je sais. Vous admirez le spectacle. Ce sera quoi ?

— Eh bien… Un zombie danois.

Il haussa les sourcils.

— A cette heure !… Vous savez que c’est foudroyant. Mmm… (Il fit signe du doigt à quelqu’un qui se trouvait derrière moi.) Viens ici, ma jolie.

Je levai les yeux pour voir la serveuse. Je la dévisageai une fois, puis une seconde fois. Je me souvins de l’avoir vue au travers des brumes de l’alcool la veille au soir. C’était une des deux rousses de la troupe de hula.

— Va dire à Hans que je veux deux silver fizz. Tu t’appelles comment, ma poulette ?

— Monsieur Henderson, si vous faites encore mine de ne pas vous rappeler mon nom, je renverse le contenu de votre verre sur votre crâne dégarni.

— D’accord, mignonne. Maintenant, dépêche-toi. Et remue-moi ces gros mollets.

Elle eut un reniflement de mépris et s’éloigna d’une démarche souple. Ses jambes étaient longues et gracieuses.

— Une très chic fille, poursuivit le commissaire. Ses parents habitent tout près de chez moi à Odense. Je l’ai connue bébé. Oui, Bodel est vraiment très chouette. Elle poursuit des études de chirurgien-vétérinaire. Plus qu’un an.

— Vraiment ? Mais comment peut-elle étudier et faire ce qu’elle fait ?

— La plupart de nos filles sont inscrites à l’université. Certaines sont en vacances d’été, d’autres ont pris un congé. La mer, des distractions et de l’argent de côté pour le prochain trimestre. Lorsque je recrute, je donne toujours la préférence aux filles qui poursuivent leurs études universitaires. On peut leur faire confiance et elles parlent plusieurs langues. Regardez votre stewardess, Astrid ?

— Non, Margrethe.

— Ah, oui, c’est vrai. Vous êtes dans la 109. Astrid est à bâbord et c’est Margrethe qui est de votre côté. Margrethe Svensdatter Gunderson. Institutrice. Anglais et histoire. Connaît quatre autres langues – sans compter les langues Scandinaves – et possède deux licences pour deux de ces langues. En congé d’une année de l’Ecole H.C. Andersen. Je suis certain que c’est son dernier voyage.

— Ah ? Pourquoi ?

— Elle va épouser un riche Américain. Etes-vous riche vous-même ?

Moi ? Est-ce que j’en ai l’air ?

Etait-il possible qu’il sût ce qu’il y avait dans le coffret fermé à clé ? Grands dieux, que peut-on faire d’un million de dollars qui ne vous appartient pas ? Je ne peux quand même pas tout jeter par-dessus bord. Mais pour quelle raison Graham voyageait-il avec une pareille somme en liquide ? Je pouvais imaginer plusieurs raisons, toutes mauvaises. Et toutes pouvaient m’amener plus d’ennuis que je n’en avais jamais connu.

— Les riches Américains n’ont jamais l’air d’être ce qu’ils sont. Ils s’entraînent pour ne pas le laisser voir. Je parle des Américains d’Amérique du Nord, bien entendu. Les Sud-Américains sont d’une tout autre espèce. Ah, merci, Gertrude. Tu es une gentille fille.

— Vous voulez vraiment ce verre sur votre tonsure ?

— Et toi, tu veux que je te jette tout habillée dans la piscine ? Fais attention, coquine, sinon je vais le dire à ta mère. Pose ça là et donne-moi la note.

— Il n’y en a pas. Hans voulait offrir un verre à M. Graham. Alors il a décidé de vous en offrir un aussi.

— Eh bien, tu lui diras que c’est comme ça que le bar perd de l’argent. Dis-lui aussi que je retiendrai ça sur son salaire.

C’est comme ça que j’ai bu deux silver fizz au lieu d’un. Et j’étais en route pour un désastre en tout point semblable à celui de la veille quand M. Henderson décida que nous devions manger. Je voulais un troisième fizz. L’effet des deux premiers avait été bénéfique : j’avais cessé de me tourmenter à propos de cette boîte insensée remplie d’argent pour me consacrer plus attentivement au spectacle des abords de la piscine. Je découvrais qu’une vie entière de conditionnement pouvait être balayée en vingt-quatre heures à peine. Ce n’était pas un péché que de contempler la nudité féminine sans voiles. C’était un spectacle aussi charmant et innocent que de regarder des fleurs ou des chatons – quoiqu’en plus distrayant, il fallait le reconnaître.

Je manifestai le désir d’un troisième verre. M. Henderson s’y opposa. Il appela Bodel et lui glissa quelques mots rapides en danois. Elle s’éloigna pour revenir un instant plus tard avec un plateau lourdement chargé : des smorgasbord, des boulettes de viande chaudes, des pâtisseries fourrées de crème glacée, du café très fort, le tout en quantité généreuse.

Vingt-cinq minutes après, si je savourais toujours le spectacle des jeunes filles près de la piscine, je n’étais plus en roue libre vers une nouvelle catastrophe alcoolique. J’étais même redevenu sobre et lucide au point de comprendre que non seulement je ne pourrais pas résoudre mes problèmes par l’alcool, mais que je devais même le bannir jusqu’à ce que je les aie résolus – puisqu’il était évident que je ne savais pas maîtriser les boissons fortes. L’oncle Ed avait raison : il faut de l’entraînement pour le vice, ainsi qu’une longue pratique ; autrement, et pour des raisons strictement pragmatiques, la vertu dominerait, même après que l’instruction morale aurait cessé son effet.

Ma morale personnelle n’exerçait certainement plus aucun effet sur moi. Dans le cas contraire, je ne serais pas resté tranquillement sur mon derrière, à reluquer des corps de femmes dénudés, un verre d’élixir du diable à la main.

Je m’aperçus que je n’éprouvais même pas l’ombre d’un remords de conscience à propos de quoi que ce fût. Mon seul regret était pour l’alcool : je savais avec tristesse et certitude que je ne pouvais pas en supporter autant que j’aurais aimé en boire. Facile est la descente dans l’Averne[7].

M. Henderson se leva.

— Nous allons aborder dans moins de deux heures et j’ai quelques comptes à boucler avant que l’agent ne monte à bord. Merci pour ce bon moment.

— C’est moi qui vous remercie, monsieur ! Tusind tak ! C’est comme ça qu’on dit ?

Il a souri et s’est éloigné. Je suis resté seul durant un moment à réfléchir. Nous serions à quai dans deux heures et nous étions censés rester au port durant trois heures. Comment pouvais-je profiter de l’occasion ? Me rendre au consulat américain ? Et pour dire quoi au consul ? Cher monsieur, je ne suis pas celui que l’on croit et je viens tout juste de découvrir ce million de dollars…

Ridicule !

Ne rien dire à personne, prendre ce million, descendre à terre et me débrouiller pour attraper le prochain vaisseau aérien à destination de la Patagonie ?

Impossible. Ma morale avait fondu – apparemment, elle n’avait jamais été très résistante mais il me restait encore ce préjugé à l’égard du vol. Non seulement c’est mal, mais cela manque de dignité.

C’était déjà très mal de porter les vêtements de Graham.

Prendre les trois mille dollars qui te reviennent « de droit », descendre à terre, attendre que le bateau prenne le large, puis regagner l’Amérique par le meilleur moyen ?

Idée stupide ! Tu finirais dans une prison tropicale et cet acte idiot ne serait pas très profitable à Graham. Tu n’as pas le choix, imbécile : il faut que tu restes à bord et que tu attendes que Graham réapparaisse. Il ne viendra pas, d’accord, mais il y aura peut-être quelque chose, un message sans fil. C’est ça : fais-toi un sang d’encre jusqu’à ce que le bateau lève l’ancre. Et alors, tu pourras remercier Dieu qui t’offre ce voyage de retour jusqu’à son pays. Pendant que Graham fera la même chose à bord de l’Amiral Moffett. Je me demande si ça lui plaît qu’on l’appelle Hergensheimer. Mieux que « Graham » pour moi, j’en suis certain. Hergensheimer, ça a de la classe, au moins.


Je me suis levé et je suis passé sur l’autre bord. J’ai escaladé deux ponts jusqu’à la bibliothèque. Elle était déserte. Il n’y avait qu’une femme qui était absorbée par un puzzle de mots croisés. Ni l’un ni l’autre ne souhaitions être dérangés, ce qui nous mettait en bonne compagnie. La plupart des armoires à livres étaient fermées et le bibliothécaire n’était pas là, mais j’ai déniché une vieille encyclopédie fatiguée, ce qui était exactement ce qu’il me fallait pour commencer.

Deux heures après, une secousse m’a averti que nous venions de mettre les amarres. Nous étions arrivés. J’avais le cerveau tout empli d’une histoire étrange et d’idées plus étranges encore. Et je n’ai rien réussi à digérer. Pour commencer, dans ce monde-ci, William Jennings Bryan n’avait jamais été président. C’était McKinley qui avait été élu à sa place en 1896. Il avait renouvelé deux fois son mandat et un certain Roosevelt lui avait succédé.

Quant aux présidents du XIXe siècle, je n’en connaissais aucun.

Au lieu du siècle de paix que nous avions connu avec notre tradition de neutralité, les Etats-Unis avaient été sans cesse engagés dans des guerres extérieures : en 1899, de 1912 à 1917, en 1932 (contre le Japon !), de 1950 à 1952, de 1980 à 1984, et jusqu’à cette année, ou du moins jusqu’à la publication de cette encyclopédie. Toutefois, Le Skalde du Roi ne faisait pas état d’une guerre en cours.

Derrière la vitre d’une des armoires, j’ai repéré plusieurs livres d’histoire. Si j’étais encore à bord d’ici trois heures, j’avais la ferme intention de me mettre à la lecture de tous les ouvrages d’histoire de la bibliothèque pendant le long voyage de retour vers l’Amérique.

Mais les noms des présidents et les dates des guerres n’étaient pas mon besoin le plus urgent car ils n’étaient pas d’un intérêt quotidien. Ce qu’il me fallait apprendre avant tout, si je voulais éviter d’aller de l’embarras à la catastrophe, c’étaient les différences entre ce monde et le mien quant à la manière dont les gens vivaient, parlaient, se comportaient, mangeaient, buvaient, jouaient, priaient ou aimaient. Et, durant toute mon éducation, j’aurais tout intérêt à parler le moins possible pour écouter le plus possible.

J’avais eu autrefois un ami dont la connaissance en histoire semblait limitée à deux dates : 1492 et 1776. Il arrivait même à confondre les événements entre ces deux seules dates. Son ignorance dans les autres domaines était tout aussi absolue ; néanmoins, il gagnait très bien sa vie avec sa société de pavage et de revêtement.

Il n’est pas utile d’avoir une éducation très profonde pour se comporter comme un animal économique et social… du moment que l’on sait comment se nettoyer le nombril. Mais une simple petite faute dans les coutumes locales et vous risquez d’être lynché.

Je me demandai comment Graham s’en tirait, lui. Je pris conscience que sa situation était certainement bien plus risquée que la mienne… pour autant que j’assume le fait (et apparemment je devais bien l’assumer) que nous avions simplement permuté. Il semblait que mon éducation me donnait l’air quelque peu excentrique ici mais, avec ses habitudes, Graham, lui, risquait de sérieux ennuis dans mon monde à moi. Un acte anodin, une remarque désinvolte, et il se retrouverait cloué au pilori. Ou pis.

Mais il irait au-devant d’un risque plus grave encore s’il essayait de se mettre pleinement dans ma peau, s’il faisait vraiment cet effort. Une petite explication : pour le premier anniversaire de notre mariage, j’avais offert à Abigail une édition fantaisie de La mégère apprivoisée. Jamais elle n’avait soupçonné mon geste de provocation. Elle avait un tel sens de son bon droit que jamais elle ne serait allée jusqu’à concevoir que, dans mon cœur, je la comparais à Kate. Si Graham comptait assumer mon rôle d’époux, leurs relations n’allaient pas manquer de devenir très intéressantes.

En toute conscience, je ne souhaiterais à personne d’avoir Abigail sur les bras. Mais je n’avais pas été consulté en l’occurrence et je n’ai pas versé des larmes de crocodile.

(Quel effet cela faisait-il de coucher avec une femme qui ne faisait pas constamment référence aux relations conjugales comme à des « devoirs familiaux » ?)


J’ai devant moi une encyclopédie en vingt volumes. Dix millions de mots contenant tous les faits majeurs de ce monde, faits et connaissances dont j’ai un besoin urgent. Que puis-je en extraire rapidement ? Par où commencer ?

Ce ne sont pas l’art grec, l’histoire égyptienne ou la géologie qu’il me faut… mais que voulais-je exactement ?

Bon, voyons ce que tu as remarqué en tout premier dans ce monde. Ce navire lui-même. Son aspect démodé comparé à la ligne profilée du M.V. Konge Knut. Ensuite, une fois à bord, l’absence de téléphone dans ta cabine de luxe. Et pas d’ascenseurs non plus. Autant de détails qui donnaient une ambiance de luxe du temps de grand-père.

Voyons donc la rubrique « bateaux », volume 18.

Et voilà ! Trois pages d’illustrations… toutes avec cette allure surannée, début de siècle. Par exemple le S.S. Britannia, le plus gros et le plus rapide des paquebots de l’Atlantique Nord : 2 000 passagers et seulement seize nœuds !

Passons à l’article général sur les « transports »…

Bien, bien, bien ! Tu n’es pas vraiment surpris, n’est-ce pas ? Il n’est pas question d’aéronefs. Consultons l’index… Aéronef : rien. Dirigeable : zéro. Aéronautique… Tiens, passons à « ballons »…

Ah, oui, un bon article sur l’ascension libre, sur Montgolfier et tous ces audacieux pionniers – et même sur la courageuse et tragique tentative d’assaut du Pôle Nord par Salon Andrée. Mais ou bien le Comte Zeppelin n’avait jamais existé, ou bien il ne s’était pas intéressé à l’aéronautique.

Il est possible qu’après avoir participé à la guerre de Sécession, il soit retourné en Allemagne pour s’apercevoir que l’atmosphère n’était pas favorable à l’idée des voyages dans l’atmosphère qu’il avait pratiqués dans l’Ohio, dans mon monde à moi. Quoi qu’il en soit, ce monde-ci ne connaissait pas les voyages aériens. Alex, si tu dois vraiment vivre ici, ça ne te dirait pas d’« inventer » l’aéronef ? De devenir un pionnier et un nabab, à la fois riche et célèbre ?

Qu’est-ce qui te fait croire que tu en serais capable ?

Eh bien, j’ai eu droit à mon premier vol alors que je n’avais que douze ans ! Je connais tout sur les aéronefs. Je pourrais en dessiner les plans à l’instant même…

Vraiment ? Alors dessine-moi les plans d’un moteur diesel léger, pas plus d’une livre par cheval-vapeur. Et spécifie l’alliage utilisé, les traitements thermiques, détaille-moi les diagrammes des cycles de fonctionnement, les carburants, les lubrifiants, précise les sources d’approvisionnement…

Mais on peut trouver tout ça !

Oui, certes, mais est-ce que toi, tu le peux ? Même en sachant que c’est possible ? Tu as oublié pour quelle raison tu as laissé tomber tes études d’ingénieur et décidé que tu avais la vocation sacerdotale ? Les religions comparées, l’homilétique, la critique des sources, l’apologétique, l’hébreu, le latin, le grec, tout cela exige de l’érudition… mais, pour la règle à calculer, il faut de l’intelligence.

Alors, tu es stupide ?

Est-ce que tu aurais vraiment marché sur le feu si tu avais été assez malin pour te défiler ?

Mais pourquoi ne m’as-tu pas arrêté ?

T’arrêter ? Tu ne m’écoutais même pas ! Cesse de tergiverser : quelle a été ta dernière remarque à propos de la thermodynamique ?

D’accord ! A supposer que je ne puisse y arriver moi-même…

Ça, c’est très grand de ta part.

Laisse tomber, veux-tu ? Le simple fait de savoir qu’on peut faire quelque chose, et deux tiers de la bataille sont gagnés. Je pourrais être directeur de la recherche afin de guider les efforts de jeunes ingénieurs particulièrement brillants. Ils m’apportent leur intelligence et moi je leur apporte ce que j’ai retenu de l’apparence d’un ballon et de la façon dont il fonctionne. O.K. ?

Oui, c’est correct comme division du travail : tu apportes ta mémoire et eux leur cerveau. Oui, comme ça, ça pourrait marcher. Mais pas sans fonds, ni si vite que ça. Comment comptes-tu t’y prendre pour financer le tout ?

Euh… et si je vendais des parts ?

Oui, souviens-toi de l’été où tu avais décidé de vendre des aspirateurs…

Oui, mais il y a toujours ce million de dollars.

Voyou !

— Monsieur Graham ?

Je levai les yeux de mes vastes plans pour découvrir une des employées du commissaire.

— Oui ?

Elle me tendit une enveloppe.

— C’est de la part de M. Henderson, monsieur. Il m’a dit que vous auriez probablement une réponse.

— Merci.

La note disait : « Cher monsieur Graham, j’ai ici trois hommes dans le carré qui me déclarent avoir rendez-vous avec vous. Leur allure ne me plaît guère, non plus que la manière dont ils parlent… et on trouve dans ce port des clients bien bizarres. Si vous n’attendez pas leur visite ou si vous ne souhaitez pas les voir, dites à ma messagère qu’elle n’est pas censée vous avoir trouvé. Je pourrai leur raconter que vous êtes descendu à terre. A.P.H. »

J’oscillai entre la curiosité et la prudence durant un long et très désagréable moment. Ce n’était pas moi qu’ils voulaient voir, mais Graham… et quoi qu’ils lui veuillent, je n’étais pas à même de leur donner satisfaction.

Mais tu sais ce qu’ils veulent !

Oui, je le soupçonne. Mais même s’ils ont un bon signé par saint Pierre lui-même, je ne peux pas leur donner ce satané million de dollars. A eux pas plus qu’à n’importe qui. Tu le sais.

Oui, je le sais, bien sûr. Mais je voulais être sûr que tu le savais. D’accord. Etant donné que, dans les circonstances présentes et quoi qu’il advienne, tu n’as pas l’intention de remettre à ces trois étrangers le contenu du coffret de Graham, pourquoi les rencontrer en effet ?

Parce qu’il faut que je sache ! Et maintenant, ferme-la.

Je levai la tête vers l’employée du commissaire.

— Voulez-vous dire à M. Henderson que je descends ? Et merci de vous être dérangée.

— C’était un plaisir, monsieur Graham… Euh… Je vous ai vu marcher sur les flammes. Vous avez été merveilleux !

— Je crois que j’avais perdu la tête. Mais… merci quand même.

Je me suis arrêté pour jauger les trois hommes qui m’attendaient en haut de l’échelle de coupée. Ils semblaient tous trois avoir été taillés dans le même moule et pour la même fonction : la menace. Il y avait un grand gabarit haut de près de deux mètres dont les mains, les pieds, les mâchoires et les oreilles souffraient d’hypertrophie glandulaire, un petit mignon quatre fois moins épais que le premier et un troisième avec des yeux de mort. Les muscles, la tête et le revolver… Ou bien était-ce un effet de mon imagination ?

Un type plus malin aurait gentiment battu en retraite pour aller se cacher.

Mais je ne suis pas malin.

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