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Achab dit à Elie : m’as-tu trouvé, mon ennemi ? Et il répondit : je t’ai trouvé, parce que tu t’es vendu pour faire ce qui est mal aux yeux de l’Eternel.

Premier Livre des Rois, 21:20


Nous avons parcouru les derniers deux cents kilomètres entre Clinton et Oklahoma City sur la 66 à toute allure, sans nous soucier du fait que nous étions à nouveau sans un sou, que nous n’avions rien à manger et que nous ne savions où dormir.

Nous avions vu un dirigeable.

Bien entendu, cela changeait tout. Depuis des mois, je n’étais rien, je ne venais de nulle part, j’étais sans le sou, je ne savais plus que laver la vaisselle et, en fait, j’étais devenu un clochard. Mais si j’étais de retour dans mon monde à moi, cela signifiait un emploi bien payé, une position respectée au sein de la société, un compte en banque bien alimenté. Et la fin de ce jeu de ping-pong entre les mondes.

C’était le milieu de la matinée et nous arrivions à Clinton avec un fermier qui venait faire une livraison en ville. J’ai entendu Margrethe pousser une exclamation étouffée. J’ai suivi son regard… et j’ai vu le dirigeable. Long, argenté, magnifique. Je ne suis pas parvenu à lire son nom mais le logo était celui des Eastern Airlines.

— C’est le Dallas-Denver express, a remarqué notre hôte en extrayant une montre de sa salopette. Il a six minutes de retard. Ce n’est pas normal.

J’ai maîtrisé mon excitation.

— Vous avez un aéroport à Clinton ?

— Oh non ! Le plus proche est à Oklahoma City. Vous voulez arrêter le stop et prendre par la voie des airs ?

— Ça nous plairait.

— Ça, je vous crois. C’est mieux que de cultiver la terre.

J’ai maintenu la conversation au niveau des banalités jusqu’au moment où il nous a déposés près du marché, quelques minutes plus tard. Mais, dès que nous nous sommes retrouvés seuls, Margrethe et moi, je n’ai plus réussi à me contenir. Je me suis mis tout d’abord à l’embrasser, puis je me suis interrompu. L’Oklahoma, sur le plan de la morale, c’est un peu le Kansas : la plupart des villes sont très strictes à l’égard des démonstrations d’affection publiques.

Je me suis demandé si j’aurais du mal à me réadapter après toutes ces semaines où j’avais traversé tant de mondes dont aucun n’avait de code moral aussi roide que celui dans lequel j’avais été éduqué. J’avais pris l’habitude d’embrasser ma femme en public et aussi de me livrer à des manifestations affectueuses et innocentes dont les communautés moralistes, cependant, ne supportaient pas la vue. Il y avait cependant plus grave encore : pourrais-je éviter des ennuis à ma bien-aimée ? J’étais né dans ce monde et il se pouvait que je retrouve très vite mes habitudes… Mais Margie, elle, était toujours tendre et aimante et elle n’avait pas le sens de la honte.

— Désolé, chérie, lui ai-je dit, j’étais sur le point de t’embrasser. Mais il ne faut pas.

— Pourquoi ?

— Eh bien… je ne peux pas t’embrasser en public. Pas ici. Seulement en privé. C’est… comment dire : A Rome, il faut vivre comme à Rome… Mais n’y pensons pas trop pour l’instant. Chérie, nous sommes revenus ! C’est chez moi, ici, et donc chez toi. Tu as vu ce dirigeable ?

— C’était vraiment un aéronef ?

— Oui, un véritable aéronef… la plus belle chose que j’aie vue depuis des mois. Sauf… Mais n’espérons pas trop vite, ni trop fort. Nous savons toi et moi à quel point ces mondes qui se succèdent se ressemblent souvent par bien des points. Je suppose qu’il existe une possibilité que ce monde possède des dirigeables… tout en n’étant pas le mien. Mais je ne crois pas… Cependant, ne nous excitons pas trop.

(Je n’avais pas remarqué que Margrethe n’était pas le moins du monde excitée.)

— Comment pourras-tu savoir exactement si c’est bien ton monde ?

— Nous pourrions vérifier comme nous l’avons fait auparavant : en allant à la bibliothèque publique. Mais, dans le cas présent, nous pouvons faire mieux et plus vite. Il faut que je trouve le bureau de la compagnie de téléphone Bell. Je vais aller me renseigner dans cette épicerie.

J’avais besoin d’un bureau de téléphone plutôt que d’une cabine publique puisqu’il me fallait consulter auparavant les annuaires avant de pouvoir appeler. Etait-ce mon monde ?

Oui, c’était bien mon monde ! Dans le bureau, il y avait des annuaires pour tout l’Oklahoma mais également pour les principales villes des autres Etats, y compris pour une ville qui m’était très familière : Kansas City, Kansas.

J’ai montré à Margrethe la rubrique Ligue de Morale des Eglises, Bureau national.

— Tu vois ça, Margrethe ?

— Oui, je vois.

— Est-ce que ça n’est pas formidable ? Tu n’as pas envie de te mettre à chanter et à danser ?

— Je suis très heureuse pour toi, Alec.

(Elle aurait aussi bien pu dire : Mais c’est tellement normal. Et toutes ces jolies fleurs !)

Nous étions dans le renfoncement où étaient disposés les annuaires. Inquiet, je lui ai murmuré à l’oreille :

— Qu’y a-t-il, chérie ? C’est un événement heureux, non ? Tu ne comprends donc pas ? Quand j’aurai téléphoné, nous aurons de l’argent. Plus question de boulots minables, plus question de nous demander où nous allons manger ou passer la nuit. Nous rentrerons directement en Pullman, non, en dirigeable ! Ça te plaira, j’en suis sûr ! Le fin du fin dans le luxe. Ça va être notre lune de miel, chérie. Une lune de miel comme jamais nous n’aurions pu nous en offrir.

— Tu ne m’emmèneras pas à Kansas City.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Alec… il y a ta femme là-bas.

Croyez-moi quand je dis que je n’avais pas pensé une seule fois à Abigail depuis des semaines et des semaines. J’étais convaincu que jamais je ne la reverrais (pas plus que je ne m’étais attendu à retrouver mon monde natal) et j’avais une femme, une femme bien à moi, que tous les hommes auraient pu m’envier : Margrethe.

C’était comme la première pelletée de terre sur un corps dans la tombe.

Je réussis à m’en dégager. Mais en partie seulement.

— Marga, voilà ce que nous allons faire. D’accord, il y a un problème, mais nous pouvons le résoudre. Bien sûr que tu vas venir avec moi à Kansas City ! Il le faut ! Mais à cause d’Abigail, il faut que je te trouve un gentil refuge bien tranquille pendant que j’arrangerai les choses. (Arranger les choses ? Abigail allait hurler au meurtre !) D’abord, il faut que je remette la main sur mon argent. Puis nous irons voir un avocat.

(Le divorce ? Dans un état où il n’existait qu’un seul motif légal de divorce et qui n’accordait le bénéfice du divorce qu’à la partie lésée ? Margrethe étant l’autre femme ? Impossible. Comment permettre que Margrethe se retrouve au pilori ? Comment tolérer d’être chassé de la ville si Abigail l’exigeait ? Peu importait ce qui pouvait m’advenir, peu importait qu’Abigail me plume jusqu’à mon dernier cent, mais Margrethe ne pouvait en aucun cas subir le sort que pouvaient lui réserver les lois sur les Lettres Ecarlates de ce monde[28]. Ça, non, jamais !)

— Et nous irons au Danemark. (Non, le divorce est impossible.)

— Vraiment ?

— Vraiment. Chérie, tu es ma femme, maintenant et à jamais. Je ne peux pas te laisser ici pendant que je règle ces affaires à K.C. Le monde pourrait changer encore une fois et je te perdrais. Mais nous ne pouvons pas aller au Danemark tant que je n’aurai pas remis la main sur mon argent. C’est clair ?

(Et si Abigail avait écumé mon compte en banque ?)

— Oui, Alec. Nous allons aller à Kansas City.

(Bon, cela réglait une partie du problème. Restait la question d’Abigail. Peu importait. Je m’y attaquerais le moment venu.)

Trente secondes plus tard, j’avais d’autres problèmes. Mais bien sûr, me dit la fille du téléphone, je pouvais appeler en P.C.V. interurbain. Kansas City ? Pour Kansas City, Kansas ou Kansas City, Missouri, la première unité était obligatoirement de vingt-cinq cents. Déposez votre pièce dans la boîte quand je vous le dirai. Cabine deux.

J’allai à la cabine et je cherchai les pièces que je pouvais avoir en poche.

Une de vingt cents.

Deux de trois pennies.

Une pièce de vingt-cinq cents du Canada, avec l’effigie de la reine (une reine ?).

Un demi-dollar.

Trois pièces de cinq cents qui n’étaient pas des nickels mais plus petites.

Et aucune de toutes ces pièces ne portait la devise habituelle de l’Union Nord-Américaine : Dieu est notre Forteresse.

En examinant cette collection hétéroclite, j’ai essayé de définir à quel moment ce dernier changement avait eu lieu. A l’évidence depuis la dernière fois que j’avais été payé, ce qui le situait plus tard qu’hier après-midi mais avant le moment où nous avions été pris en stop, après le breakfast. Pendant que nous dormions la nuit d’avant ? Mais nous n’avions pas perdu nos vêtements, ni notre argent. J’avais même encore mon rasoir sur moi.

Peu importait… Toute tentative pour comprendre les détails de ces changements ne conduisait qu’à la folie.

Tout ce qui comptait, c’est que le changement avait eu lieu. J’étais dans mon monde natal… et sans argent. Sans argent légal, je veux dire.

Je n’avais pas d’autre choix possible que cette pièce canadienne de vingt-cinq cents qui me semblait très valable. Je n’essayai même pas de me raconter que le huitième commandement ne s’appliquait pas aux grandes sociétés nationales. Je me jurai au contraire de rembourser la Bell Company. Je pris le récepteur.

— Quel numéro, s’il vous plaît ?

— Je voudrais faire un appel en P.C.V. au siège de la Ligue de Morale des Eglises à Kansas City, Kansas. Le numéro est State Line 1224 J. Je désire parler à n’importe quel interlocuteur.

— Mettez une pièce de vingt-cinq cents, s’il vous plaît.

J’ai glissé ma pièce canadienne dans la boîte et j’ai retenu mon souffle. J’ai entendu le Cling-Bong-Cling ! Puis le central m’a annoncé : Merci. Ne raccrochez pas. Veuillez attendre.

J’ai attendu. Attendu. Attendu.

— Pour l’appel à destination de Kansas City ; la Ligue de Morale des Eglises n’accepte pas les appels en P.C.V.

— Attendez ! Dites-leur que c’est le révérend Alexander Hergensheimer qui appelle, je vous prie !

— Merci. Veuillez mettre vingt-cinq cents.

— Eh ! je n’ai rien eu avec ma première pièce. Vous avez raccroché trop vite.

— Nous n’avons pas coupé la communication. C’est le correspondant de Kansas City qui a raccroché.

— Eh bien, rappelez-le s’il vous plaît, et dites-leur cette fois de ne pas raccrocher.

— Oui, monsieur. Mettez votre pièce, je vous prie.

— Central, est-ce que je demanderais un appel en P.C.V. si j’avais suffisamment de monnaie sur moi ? Appelez-les et dites-leur qui je suis. Le révérend Alexander Hergensheimer ; directeur adjoint.

— Alors ne quittez pas.

J’ai attendu encore. Très longtemps.

— Révérend ? Votre correspondant de Kansas City nous demande de vous dire qu’il n’accepte pas les appels en P.C.V. – je le cite – quand bien même il s’agirait de Jésus-Christ Lui-même.

— Ce n’est pas une chose à dire au téléphone. Ni n’importe où, d’ailleurs.

— Je suis tout à fait d’accord. Mais il y a autre chose. Cette personne a dit qu’elle n’avait jamais entendu parler de vous.

— Mais, je…

Je n’ai pas poursuivi. Car je n’aurais su m’exprimer avec la dignité qui seyait à mon habit.

— Oui, monsieur. J’ai essayé de savoir son nom. Mais il a raccroché encore une fois.

— C’était un homme jeune ? Ou bien vieux ? Basse, ténor, baryton ?

— Une voix jeune de soprano. J’ai eu l’impression que c’était le jeune garçon de service qui est chargé de répondre au téléphone pendant les heures de repas.

— Je vois. Eh bien, merci pour vos efforts. Vous avez fait plus que votre devoir, selon moi.

— Ce fut un plaisir, Révérend.


J’ai laissé tomber, furieux contre moi. Je n’ai rien expliqué à Margrethe jusqu’à ce que nous soyons loin de l’immeuble.

— J’ai été pris à mon propre piège, ma chérie. C’est moi-même qui ai donné cette instruction : pas de communications en P.C.V. J’avais consulté le registre des appels et il m’était apparu sans doute possible que l’association perdait de l’argent. Et il y avait neuf appels sur dix qui étaient en P.C.V… Et la Ligue n’est pas une organisation de charité… Elle collecte l’argent, elle ne le distribue pas. Quant au dixième appel, c’est toujours un ennui ou un maniaque. J’ai donc fait appliquer ce règlement… et les résultats sont apparus très rapidement. Nous avons récupéré des centaines de dollars de téléphone rien qu’en une année. (Je suis parvenu à sourire.) Non, jamais je n’avais pensé que ça pourrait se retourner contre moi.

— Et à présent, Alec, quels sont tes plans ?

— A présent ? Gagner au plus vite la 66 et lever le pouce. Je voudrais que nous soyons à Oklahoma City avant cinq heures. Ça devrait être possible : nous ne sommes plus très loin.

— Bien, m’sieur ! Mais pourquoi cinq heures, si je puis me permettre cette question ?

— Tu peux tout te permettre et tu le sais parfaitement. Arrête ton petit numéro de femme soumise, ma douce. Tu me fais la tête depuis que nous avons vu ce dirigeable. Nous devons être à Oklahoma City avant cinq heures parce qu’il y a là-bas une succursale de la Ligue de Morale et que je veux arriver avant la fermeture. Et tu vas voir : nous aurons droit au tapis rouge, ma chérie ! Finis les ennuis !

Cet après-midi-là fut pour moi comme la traversée d’un champ de sorgho. Le sorgho de janvier. Non pas que nous ne trouvions pas de passages, mais c’était uniquement sur de courtes distances. Nous voyagions à environ quarante kilomètres à l’heure de moyenne sur une autoroute où le cent dix était autorisé. Mais nous avons perdu cinquante-cinq minutes pour une raison valable : un repas gratuit. Pour la énième fois, un chauffeur de camion avait tenu à nous inviter à nous restaurer en même temps que lui. La raison, évidente, était toujours la même : comment un homme normal pouvait-il s’arrêter pour déjeuner sans inviter Margrethe à s’asseoir près de lui ? (Moi, si j’avais le droit de manger aussi, c’était uniquement parce qu’elle était ma propriété. Mais je ne m’en plaignais pas.)

En fait, le repas n’avait duré que vingt minutes. Ensuite, il avait gaspillé une bonne demi-heure et d’innombrables pièces de vingt-cinq cents dans les flippers… Margrethe restait à côté de lui, gloussant et applaudissant chaque fois qu’il faisait un bon score, et moi je bouillais. C’était ça, l’instinct social de Margrethe. Ensuite, nous avons fait le trajet d’une seule traite jusqu’à Oklahoma City. Notre chauffeur a décidé de traverser la ville alors qu’il aurait pu la contourner et, à 4 h 20 exactement, il nous a déposés à l’angle du Lincoln Park et de la 36e Rue, à deux blocs seulement du bureau de la Ligue.

Distance que j’ai parcourue en sifflotant. En chemin, j’ai lancé à Margrethe :

— Souris, chérie ! Dans un mois, peut-être moins, on dînera dans les jardins de Tivoli.

— Vraiment ?

— Bien sûr. Tu m’en as tellement parlé que j’aurai du mal à attendre. Là, nous y sommes !

Notre bureau se trouve au second étage. Cela m’a fait tellement de bien au cœur de voir l’inscription sur la porte de verre : Ligue de Morale des Eglises – Entrez.

— Après vous, mon amour !

J’ai mis la main sur la poignée et poussé.

La porte était fermée.

J’ai d’abord frappé, avant d’aviser une sonnette. Puis j’ai frappé encore, et sonné à nouveau.

Un nègre muni d’une pelle et d’un balai a surgi du couloir. Il allait nous dépasser sans rien dire quand je l’ai interpellé :

— Eh, tonton ! Est-ce que tu aurais la clé de ce bureau ?

— Sûrement pas, Cap’tain. Y a personne. En général, ils bouclent tout et ils partent vers quatre heures.

— Je vois. Merci.

— Tout le plaisir est pour moi, Cap’tain.

Lorsque nous nous sommes retrouvés dans la rue, j’ai fait un sourire lamentable à Margrethe.

— Le tapis rouge. Ils ferment à quatre heures. Ah, quand le chat n’est pas là, les souris dansent. Mais je te le jure : des têtes vont tomber. Bon, je ne vois pas d’autre cliché à te servir dans cette situation… Ah, si : les mendiants n’ont pas le choix. Madame, est-ce que cela vous séduirait de passer la nuit dans le parc ? Temps chaud, pas de pluie prévue. Moustiques et puces. Pas d’extra.

Nous avons donc dormi dans le Lincoln Park, sur le terrain de golf. Le green était comme du velours, et plein de bestioles.

Mais nous avons passé une excellente nuit, malgré les puces. Nous nous sommes réveillés à l’arrivée des premiers joueurs et nous nous sommes éclipsés, suivis de quelques regards équivoques. Nous avons utilisé les douches du parc et, après, nous nous sommes sentis mieux, surtout moi une fois rasé. Comme breakfast, nous avons pris de l’eau fraîche. Je me sentais plutôt en forme. Il était encore trop tôt pour que mes playboys de la Ligue soient déjà à leur poste. Nous avons rencontré un policier et je lui ai demandé où était la bibliothèque publique. Puis j’ai ajouté :

— A propos, où se trouve donc l’aéroport ?

— Le… quoi ?

— Eh bien… le champ de départ des dirigeables.

Il s’est tourné vers Margrethe et lui a demandé :

— Mademoiselle, est-ce qu’il est malade ?

Malade, je l’ai été une demi-heure plus tard, après être retourné à l’immeuble où nous étions venus la veille… Malade, mais pas trop surpris de découvrir qu’il n’existait plus de Ligue de Morale des Eglises dans la liste des occupants. Mais, pour bien m’en assurer, je suis monté à nouveau jusqu’au deuxième étage. Il y avait à présent une compagnie d’assurances.

— Eh bien, chérie, si nous allions à la bibliothèque publique. Comme ça, nous pourrons voir dans quel genre de monde nous sommes tombés.

— Oui, Alec. (Elle semblait d’excellente humeur.) Chéri, je suis navrée que tu sois si déçu… mais je suis également soulagée. Je… j’étais terrifiée à l’idée de rencontrer ta femme.

— Ça, tu ne la rencontreras pas. Jamais. Je te le promets. Ma foi… moi aussi, je suis soulagé. Et j’ai faim.

Nous avons encore fait quelques pas.

— Alec, il ne faut pas être en colère.

— Mais non. Je vais juste bouder un peu. Qu’y a-t-il ?

— J’ai cinq pièces de vingt-cinq cents. Parfaitement légales.

— Bien. Et je suis censé te demander qui tu as tué ? S’il a beaucoup saigné ?

— C’était hier. Ces jeux. Ces flippers. Chaque fois qu’Harry gagnait, il me donnait une pièce. « Porte-bonheur », il disait.

J’ai décidé de ne pas la corriger. Bien sûr, ces pièces n’étaient pas vraiment « bonnes », mais elles se révélèrent quand même utilisables, c’est-à-dire dans des distributeurs. Nous venions de passer devant une arcade à jeux. En général, dans ce genre d’endroit, on trouve des distributeurs de boissons et de sandwiches. C’était le cas de celui-ci. Les prix m’ont paru abominablement élevés. Un sandwich ridiculement mesquin coutait cinquante cents. Et une toute petite barre de chocolat vingt-cinq. Mais cela valait quand même mieux que certains breakfasts auxquels nous avions eu droit sur la route. Et ce n’était pas un vol puisque les pièces de vingt-cinq cents qui venaient de mon monde à moi étaient en argent.

Ensemble, nous nous sommes rendus à la bibliothèque pour essayer de savoir à quel genre de monde nous avions affaire.

Nous l’avons découvert très vite : c’était celui de Marga.

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