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Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

L’Ecclésiaste, 1:9


Grâce au ciel, les bateaux utilisent tous un système de numérotation logique. La cabine de luxe C 109 était bien là où elle devait être : sur le pont C, tribord avant, entre la C 107 et la C 111. Je réussis à l’atteindre sans avoir à adresser la parole à quiconque. J’essayai d’ouvrir mais la porte était fermée à clé. Apparemment, M. Graham prenait au sérieux les recommandations du commissaire de bord de toujours fermer les cabines à clé, surtout durant les escales.

Amer, j’imaginai que la clé devait être dans la poche du pantalon de Graham. Mais où était M. Graham ? pensai-je alors. Sur le point de me surprendre en train d’essayer de forcer sa porte ? Ou bien était-il occupé à la même chose avec la mienne ?

Il existe une chance infime mais pas tout à fait nulle pour qu’une clé fasse fonctionner n’importe quelle serrure étrangère. J’avais la mienne dans ma poche, celle de ma cabine du Konge Knut. Je l’essayai.

Bien, me dis-je, après tout il fallait tenter l’expérience. Je restai un instant immobile à me demander s’il valait mieux éternuer ou tomber raide mort. C’est alors qu’une douce voix s’éleva derrière moi.

— Oh, monsieur Graham !

C’était une jeune et jolie demoiselle en costume de femme de chambre, pardon, de stewardess. Elle s’avança précipitamment jusqu’à moi, choisit un passe-partout attaché à sa ceinture et ouvrit la porte de la cabine 109 tout en babillant :

— Margrethe m’a demandé de vous guetter. Elle m’a dit que vous aviez laissé la clé de votre cabine sur votre bureau. Elle n’y a pas touché mais elle a insisté pour que je vous attende pour vous ouvrir.

— C’est très aimable à vous, mademoiselle…

— Je m’appelle Astrid. Je m’occupe des mêmes cabines du côté bâbord, alors Marga et moi, nous nous entraidons. Elle est descendue à terre cet après-midi. (Elle me tenait la porte.) Est-ce que ce sera tout, monsieur ?

Je l’ai remerciée et elle est repartie. J’ai refermé la porte, mis le verrou et la chaîne de sécurité, puis je me suis affaissé dans un fauteuil et alors seulement je me suis mis à trembler.

Dix minutes après, je me suis levé pour me rendre à la salle de bains. J’ai plongé mon visage et mes yeux dans l’eau froide. Je n’avais rien résolu, je n’étais pas vraiment calmé mais mes nerfs, au moins, ne claquaient plus comme autant de drapeaux dans la tempête. J’avais réussi à me contrôler depuis que j’avais commencé à soupçonner que quelque chose n’allait pas, c’est-à-dire depuis… quand ? Depuis que plus rien ne m’avait paru normal pendant l’épisode de la fosse ardente ? Ou plus tard ? Non, j’étais certain que tout avait commencé quand j’avais vu qu’un bateau de vingt mille tonnes s’était substitué à un autre.

Mon père m’avait toujours dit : Alex, il n’y a rien de mal à avoir peur… dans la mesure où tu ne laisses pas la peur t’affecter jusqu’à ce que le danger soit passé. Quant à la crise d’hystérie, O.K., mais seulement après, et en privé. Les larmes, c’est pareil, un homme peut très bien pleurer… mais dans sa salle de bains, la porte fermée à clé. La différence entre un lâche et un homme brave, c’est surtout une question de calcul de temps.

Je ne suis pas le type d’homme qu’était mon père mais j’ai toujours essayé de suivre ses conseils. Si vous apprenez à ne pas sursauter au moindre pétard – ou dans n’importe quelle situation – alors vous avez une chance sérieuse de garder votre calme jusqu’à la fin de l’alerte.

Cette alerte-là n’était pas terminée mais ma catharsis personnelle m’avait valu une bonne tremblote. Maintenant, il fallait essayer d’y voir clair.

Hypothèses :

a/ Quelque chose d’absurde était survenu dans le monde qui m’entourait.

b/ Quelque chose d’absurde était survenu dans l’esprit d’Alex Hergensheimer et, dans ce cas, on devait l’enfermer et lui donner un sédatif.

Pas de troisième hypothèse : ces deux-là me paraissaient couvrir toutes les possibilités. Je ne m’attardai pas sur la seconde. Si j’avais eu un petit vélo dans ma tête, les autres auraient fini par s’en apercevoir et ils seraient arrivés avec une jolie petite camisole pour me reloger dans une très belle pièce capitonnée.

Bien, supposons que je sois sain d’esprit (ou presque, parce que c’est toujours utile d’être un rien dingue). Si tout va bien, alors c’est le monde qui craque. Réfléchissons.

Ce portefeuille. Pas à moi. Les portefeuilles se ressemblent et celui-là ressemblait assez au mien. Mais quand vous gardez un portefeuille pendant quelques années, il se fait à vous. Il vous appartient vraiment. J’avais su, au premier coup d’œil, que celui-là ne m’appartenait pas. Mais je n’avais aucune envie de le dire à un officier de passerelle qui insistait pour me « reconnaître » comme étant M. Graham.

Je pris donc le portefeuille de Graham et l’ouvris.

Il y avait quelques centaines de francs – je compterais ça plus tard.

Quatre-vingt-cinq dollars en coupures : émission légale des « Etats-Unis d’Amérique du Nord ».

Un permis de conduire au nom de A.L. Graham.

Il y avait aussi quelques autres choses mais je découvris un porte-cartes transparent contenant une note tapée à la machine et je me figeai :


Quiconque trouvera ce portefeuille pourra conserver l’argent qui s’y trouverait, à titre de récompense, s’il a la bonté de bien vouloir le retourner à A.L. Graham ; cabine C 109, S.S. KONGE KNUT, Danish American Line, ou à tout commissaire ou agent de la ligne. Merci.

A.L.G.


Je savais donc maintenant ce qui était arrivé au Konge Knut : on l’avait changé.

Ou bien était-ce moi ? Est-ce que c’était vraiment le monde qui avait changé et donc, forcément, mon bateau avec ? Ou bien y avait-il deux mondes et avais-je pénétré dans le deuxième en traversant le feu ? Existait-il deux hommes qui avaient échangé leurs destins ? Ou bien Alex Hergensheimer s’était-il métamorphosé en Alec Graham comme le M.V. Konge Knut s’était transformé en S.S. Konge Knut ? (Pendant que l’Union Nord-Américaine se changeait en Etats-Unis d’Amérique du Nord ?)

Bonnes questions. Je suis très heureux que vous me les ayez posées. Maintenant, messieurs, en avez-vous d’autres ?…

A l’époque où j’étais au collège, il y avait tout un foisonnement de magazines qui publiaient des histoires fantastiques. Non pas seulement des histoires de fantômes mais toutes sortes de récits bizarres où il était question de vaisseaux magiques qui sillonnaient l’éther vers les autres étoiles, d’inventions étranges, de voyages au centre de la Terre, d’autres « dimensions », de machines volantes, d’énergie qui provenait de la combustion des atomes, de monstres que l’on créait dans des laboratoires secrets.

J’achetais ces magazines et je les cachais à l’intérieur de Compagnon de jeunesse et de Jeunes croisés, car je savais d’instinct que mes parents les désapprouveraient et me les confisqueraient. Je raffolais de ces magazines, tout comme mon voyou de copain, Bert.

Ça n’avait pas duré. D’abord, il y avait eu un éditorial dans Compagnon de jeunesse : « Interdisons ce poison de l’âme ! » Puis, notre pasteur, Frère Draper, avait prononcé un sermon contre ces saletés qui corrompaient l’esprit, allant jusqu’à les comparer aux effets nocifs des cigarettes et de l’alcool. Ensuite c’est notre Etat qui avait mis de telles publications hors la loi, appliquant la doctrine des « règles de la communauté » avant même que ne fût votée une loi à l’échelle nationale, accompagnée d’un arrêté.

Tous mes magazines disparurent de la cache « parfaite » que je m’étais aménagée dans notre grenier. Pis encore, les Œuvres de M. H.G. Welles et de M. Jules Verne ainsi que quelques autres furent retirées de notre bibliothèque publique.

Il convient d’admirer les motifs invoqués par nos élus et nos chefs spirituels dans leur ardeur à protéger nos jeunes esprits. Ainsi que le fit remarquer Frère Draper, la Bible compte suffisamment d’histoires excitantes et de récits d’aventures pour satisfaire la curiosité de tous les garçons et les filles du monde. Inutile de faire appel à des lectures profanes. Non, il ne proposait nullement que l’on en vienne à censurer les lectures des adultes : il ne faisait que protéger l’âme impressionnable de la jeunesse. Si les personnes d’âge mature voulaient lire ces inepties fantastiques, tant mieux pour elles, mais quant à lui, il ne comprenait pas comment cette idée pouvait surgir dans la tête d’un homme normal.

Je crois que j’avais fait partie de ces « jeunes impressionnables », et je regrette encore aujourd’hui mes magazines. Je me souviens en particulier d’une histoire de M. Wells : « les Hommes-dieux ». On y racontait comment des gens conduisaient tranquillement une automobile quand une explosion survenait. Ils se retrouvaient dans un autre monde, presque semblable au leur, mais en mieux, et y rencontraient des habitants ; l’explication à cela était qu’il existait une quatrième dimension, des univers parallèles et autres phénomènes du même acabit.

Mais ce n’était là que le premier épisode. La loi nationale sur la protection-de-notre-jeunesse fut votée immédiatement après et je ne connus jamais la suite.

L’un de mes professeurs d’anglais, qui était farouchement opposé à la censure, m’avait dit une fois que M. Wells avait inventé tous les thèmes fantastiques de base, et il m’avait cité cette histoire comme étant à l’origine du concept des univers multiples. J’avais eu l’intention de demander à ce prof s’il savait où je pourrais me procurer un exemplaire du récit complet, mais j’avais remis mon projet à la fin du trimestre : je serais alors, légalement, d’« âge mature ». Mais c’était trop long : le comité académique du sénat sur la morale et la foi vota la résiliation du contrat dudit professeur qui dut quitter l’établissement sans prévenir ni même finir le trimestre.

Est-ce qu’il avait pu m’arriver quelque chose comme ce que M. Wells avait décrit dans « Les Hommes-dieux » ? M. Wells avait-il eu le don divin de prophétie ? Par exemple, était-il possible qu’un jour des hommes réussissent à voler jusqu’à la lune ? Absurde !

Mais était-ce vraiment plus absurde que ce qui m’était advenu ?

Quoi qu’il en soit, j’étais à bord du Konge Knut (même si ce n’était pas mon Konge Knut) et le panneau, en haut de la coupée, indiquait que le bateau appareillerait à 6 heures du soir. Il était déjà tard et grand temps pour moi de prendre une décision.

Que faire ? Apparemment, j’avais bel et bien perdu mon bateau, le Motor Vessel Konge Knut. Mais l’équipage (du moins une partie de l’équipage) du Steamship Konge Knut semblait prêt à m’accepter comme étant M. Graham, passager.

Rester à bord et essayer de démêler tout ça ? Et que se passerait-il si Graham remontait à bord (ce qui pouvait arriver à tout instant !) et me demandait ce que je faisais dans sa cabine ?

Redescendre à terre (ce que je devais faire) pour aller exposer mon problème aux autorités ?

Alex, sois bien certain que les autorités coloniales françaises vont t’accueillir à bras ouverts : pas de bagages, rien que les vêtements que tu as sur le dos, pas d’argent… pas de passeport ! Oui, elles vont te garder, elles vont même te fournir le gîte et le couvert pour le restant de tes jours !… Dans une oubliette, avec des barreaux en guise de plafond.

Mais il y a de l’argent dans ce portefeuille.

Comment ? Tu n’as jamais entendu parler du Onzième Commandement ? C’est son argent, à lui.

Mais n’est-il pas raisonnable de penser qu’il a traversé la fosse ardente en même temps que toi ? De son côté, dans son monde, ou je ne sais quoi… Sinon son portefeuille ne t’aurait pas attendu. Et maintenant, c’est lui qui a ton portefeuille. Logique.

Ecoute bien, mon petit ami au cerveau lent, crois-tu vraiment que la logique ait quoi que ce soit à voir avec le marasme dans lequel tu es ?

Eh bien…

Réponds ! Et plus vite que ça !

Ma foi… pas vraiment. Et alors quoi ? Je vais rester assis bien sagement ici ? Si Graham arrive avant que le bateau ne quitte le quai, tu vas te faire virer, c’est certain. Mais ce ne sera pas pire que si tu partais de toi-même, maintenant. Parce que, s’il ne se montre pas, tu pourras au moins rallier Papeete. C’est une grande ville. Tu pourras essayer de te tirer d’affaire là-bas. Il y a des consuls et tout ça.

Oui, vous avez raison.


En général, les paquebots publient un journal quotidien à l’usage des passagers – une ou deux feuilles où l’on trouve des informations excitantes du genre : « Un exercice de manœuvre aura lieu ce matin à dix heures, tous les passagers y sont conviés – L’épreuve de natation a été gagnée hier par Mme Ephraim Glutz, de Bethany, Iowa. » Plus, d’ordinaire, quelques informations glanées par l’opérateur de la télégraphie sans fil. J’ai donc cherché autour de moi le journal du bateau et le « Bienvenue à bord ! ». Pour ce dernier titre, il s’agit d’un opuscule (qui peut porter un autre nom) destiné à familiariser le nouveau venu avec le petit monde du bord : les noms des officiers, les heures des repas, les quartiers du coiffeur, la lingerie, la salle à manger, la boutique-cadeaux (souvenirs, magazines, dentifrice), comment lancer un appel, le plan des différents ponts, l’emplacement des bouées, des canots de sauvetage, de la table où vous prendrez votre repas…

La table ! Mais oui ! Bon sang ! Un passager, après une journée seulement, n’a plus besoin de demander où se trouve sa table dans la salle à manger. C’est toujours par les petits détails qu’on se laisse piéger. Bien, il allait falloir que je trouve quelque chose à raconter.

Le petit opuscule de bienvenue à bord se trouvait dans le tiroir du bureau de Graham. Je l’ai feuilleté rapidement pour essayer de mémoriser les points essentiels avant de quitter la pièce – à supposer que je sois encore à bord au moment de l’appareillage – et je l’ai reposé parce que j’avais enfin mis la main sur le journal du bateau.

Le titre en était Le Skalde du Roi[5] et Graham, loué soit-il, avait gardé tous les numéros depuis le premier jour où il était monté à bord… c’est-à-dire à Portland, Oregon, ainsi que je l’appris en prenant connaissance du lieu et de la date de la plus ancienne livraison. Ce qui laissait à penser que Graham avait réservé pour toute la croisière, ce qui pourrait être important pour moi. J’avais eu l’espoir de repartir comme j’étais arrivé, par la voie des airs – mais, à supposer que le dirigeable de ligne Amiral Moffett existât dans ce monde, cette dimension ou quoi que ce fût d’autre, je n’avais plus le moindre ticket de passage pas plus que l’argent nécessaire pour le payer. Qu’est-ce que les colons français pouvaient bien faire d’un touriste sans le sou ? Le clouaient-ils sur un poteau avant de le brûler vif ? A moins qu’il ne fût écartelé ? Je n’avais pas la moindre envie de m’en assurer. Le billet de croisière de Graham (si toutefois il en avait bien un) m’éviterait de courir un tel risque. (En supposant qu’il ne surgisse pas dans l’heure qui venait pour me chasser du bateau à coups de botte.)

Je n’avais pas l’intention de rester en Polynésie. Un siècle auparavant, jouer les rôdeurs de grève à Bora-Bora ou Moorea aurait peut-être été une solution mais, de nos jours, la seule chose gratuite dans ces îles, ce sont les maladies contagieuses.

Il semblait probable que je me retrouverais tout aussi fauché et perdu en Amérique mais, néanmoins, j’avais le sentiment que je m’en tirerais mieux dans mon pays natal. Du moins, celui de Graham.

Je lus quelques-unes des dépêches télégraphiées mais elles n’avaient aucun sens pour moi ; je les mis de côté afin d’y revenir plus tard. Le peu que j’en avais compris n’était guère réconfortant. Tout au fond de moi, j’avais entretenu l’espoir absurde que tout cela se révélerait n’être qu’un embrouillamini idiot qui ne tarderait guère à être éclairci (mais ne me demandez pas comment). Les quelques nouvelles que j’avais retenues de ces messages avaient anéanti mon espoir.

Je voudrais bien me faire comprendre : que penser d’un monde dans lequel le « président » de l’Allemagne est en visite à Londres ? Dans mon monde à moi, l’Empire allemand est gouverné par le Kaiser Wilhelm IV. Un « président » à la tête de l’Allemagne me semblait aussi stupide qu’un « roi » en Amérique.

Ce monde où je me retrouvais était peut-être agréable… mais ce n’était pas celui dans lequel j’étais né. En tout cas certainement pas si j’en jugeais par ces informations bizarres.

En reposant le numéro du Skalde du Roi, je remarquai en première page que l’on recommandait une tenue stricte pour le dîner.

Cela ne me surprenait guère. Dans son autre incarnation, le M.V. Konge Knut était plutôt strict et, dès qu’on avait appareillé, il convenait de porter une cravate noire. Sinon on vous faisait comprendre qu’il valait mieux prendre vos repas dans votre cabine.

Je n’ai pas de smoking car notre église n’encourage pas les futilités. J’avais opté pour un compromis et portais un costume de serge bleue pour les soirs d’appareillage, avec une chemise blanche et un nœud carré pré-noué. Personne ne m’avait fait la moindre remarque. Cela n’avait pas d’importance : étant monté à bord à Papeete, j’étais condamné au bout de table.

Je décidai d’explorer la garde-robe de M. Graham pour voir s’il possédait un costume sombre. Et une cravate noire.

M. Graham avait une belle garde-robe, bien plus confortable que la mienne. J’essayai une veste de sport qui m’allait plutôt bien. Un pantalon ? La longueur me semblait correcte. Mais je n’étais pas sûr de la taille, et pas assez courageux non plus pour l’essayer : je craignais d’être surpris par Graham, une jambe passée dans l’un de ses pantalons. Que dit-on en pareille circonstance ? Hello ! je vous attendais, et je me suis dit que pour passer le temps je pourrais essayer un de vos pantalons, comme ça… Non, pas convaincant du tout.

Il avait non pas un mais deux smokings. Le premier était noir et le second d’un rouge sombre – je n’avais jamais encore vu de telles fripes.

Mais pas moyen de trouver un nœud pré-noué.

Certes, il avait plusieurs nœuds noirs, mais je n’avais jamais appris à les nouer.


Je respirai profondément et tentai de réfléchir.

On frappa à la porte. Je ne sautai pas au plafond, du moins pas tout à fait.

— Qui est là ? (Je le jure, M. Graham, c’est vous que j’attendais !)

— La stewardess, monsieur.

— Oh… Entrez, entrez !

J’entendis sa clé dans la serrure, puis je me précipitai pour ouvrir le verrou.

— Excusez-moi, j’avais oublié que j’avais verrouillé. Entrez.

Margrethe se révéla être à peu près de l’âge d’Astrid, d’allure très jeune, plus jolie, avec des cheveux blond filasse et des taches de rousseur sur le nez. Elle parlait un anglais très livresque avec un charmant accent chantant. Elle me présenta une veste courte, blanche, sur un cintre.

— Votre veste de mess, monsieur. Karl m’a dit que l’autre serait prête demain.

— Oh, merci, Margrethe ! Je l’avais complètement oubliée.

— C’est ce que j’ai pensé. Aussi je suis remontée à bord un peu plus tôt… la lingerie allait fermer. Je suis contente : il fait vraiment trop chaud pour porter du noir.

— Mais vous n’auriez pas dû revenir pour moi. Vous êtes trop gentille.

— J’aime prendre soin de mes invités. Vous le savez. (Elle alla ranger la veste dans la penderie et s’apprêta à sortir.) Je reviendrai pour faire votre nœud. Six heures trente, comme d’habitude, monsieur ?

— Six heures trente, parfait. Mais quelle heure est-il ? (Damnation ! Ma montre avait disparu avec le M.V. Konge Knut car je ne l’avais pas mise pour aller à terre.)

— Presque six heures. (Elle hésita.) Je vais sortir vos vêtements avant de vous laisser. Il ne vous reste pas beaucoup de temps.

— Mais, très chère, cela ne fait pas partie de vos tâches.

— C’est un plaisir pour moi. (Elle ouvrit un tiroir, y prit une chemise de soirée qu’elle plaça sur mon lit : celui de Graham.) Et vous savez très bien pourquoi.

Avec l’efficacité d’une personne qui connaît très exactement l’emplacement de chaque chose, elle ouvrit le tiroir d’un petit bureau auquel je n’avais pas touché, y prit une trousse de cuir dont elle sortit une montre, une bague et des anneaux de plastron qu’elle mit en place sur la chemise avant de disposer des sous-vêtements et des chaussettes de soie noire sur l’oreiller, des chaussures habillées près de la chaise, avec un chausse-pied à l’intérieur. Enfin, elle alla décrocher dans la garde-robe cette veste de mess qu’elle avait ramenée pour la suspendre sur le devant avec un pantalon noir (auquel des bretelles étaient déjà fixées) et une ceinture-turban rouge sombre. Margrethe jeta un coup d’œil sur l’ensemble, ajouta un col cassé, un nœud noir et un mouchoir à la pile qu’elle avait déjà formée sur l’oreiller, se livra à un ultime examen, plaça la clé de la cabine et mon portefeuille près de la montre et de la bague, vérifia une troisième fois et hocha la tête, satisfaite :

— Il faut que je me presse, sinon je vais manquer le dîner. Je reviendrai pour le nœud.

Et elle partit, non pas au pas de course mais à pas pressés.

Margrethe avait eu raison. Si elle ne m’avait pas tout préparé, peut-être serais-je encore en train de me débattre pour m’habiller. La chemise aurait à elle seule suffit à m’arrêter. C’était un de ces modèles que l’on enfile par le devant et qui se boutonnent dans le dos : je n’en avais encore jamais porté.


Dieu merci, Graham se servait d’un rasoir de sûreté de type normal. Vers six heures et quart j’avais fini mon rasage du matin, je m’étais douché (chose nécessaire !) et je m’étais débarrassé de l’odeur de fumée qui imprégnait mes cheveux.

Les chaussures de Graham m’allaient comme si je les avais toujours portées. Le pantalon était peut-être un peu trop ajusté à la taille – mais on ne s’embarque pas à bord d’un bateau danois pour perdre du poids et j’étais depuis deux semaines sur le M.V. Konge Knut. J’étais encore en train de m’escrimer sur cette maudite chemise à boutonnage dans le dos lorsque Margrethe revint. Elle ouvrit la porte avec son passe.

Elle marcha droit sur moi et ordonna : « Ne bougez plus », et attacha prestement tout ce qui était hors de ma portée. Puis elle ajusta le redoutable col cassé par-dessus les boutons et passa le nœud autour non sans m’avoir demandé de me retourner. C’est un véritable tour de magie que de réussir un nœud carré. Et elle connaissait le charme qui convenait.

Elle m’aida à nouer la ceinture-foulard, me tint ma veste tandis que je la passais et m’examina un instant avant de rendre son verdict :

— Ça ira. Et je suis fière de vous : au dîner, les filles ont parlé de vous. J’aurais aimé vous voir. Vous êtes très courageux.

— Je ne suis pas courageux. Je suis idiot. J’ai parlé alors que j’aurais mieux fait de me taire.

— Si, j’ai bien dit courageux. Mais je dois m’en aller ; j’ai demandé à Christina de me garder une part de tarte aux cerises. Si je m’absente trop longtemps, on me la prendra.

— Allez-y ! Et merci mille fois ! Dépêchez-vous : il faut sauver la tarte.

— Je n’aurai donc pas droit à ma récompense ?

— Oh… Et quel genre de récompense voulez-vous ?

— Oh, ne me taquinez pas !

Elle se rapprocha encore de moi et leva son visage. Je ne connais pas grand-chose aux filles (qui pourrait prétendre connaître quoi que ce soit sur ce chapitre ?) mais il existe des signaux particulièrement évidents. J’ai posé mes mains sur ses épaules, je l’ai embrassée sur les deux joues, j’ai hésité assez longtemps pour être certain qu’elle n’était ni surprise ni choquée, et j’ai terminé en l’embrassant sur la bouche. Ses lèvres étaient pleines et tièdes.

— Est-ce ce à quoi vous pensiez en guise de paiement ?

— Oui, bien sûr. Mais vous savez embrasser mieux que cela. Vous le savez très bien.

Elle fit une moue rapide et baissa les yeux.

— Attention, on y va.

Oui, je savais embrasser mieux que ça. Ou du moins je le sus, après. En laissant faire Margrethe qui coopérait de tout cœur à ce qu’elle considérait comme une meilleure performance, j’en appris plus en deux minutes que durant toute mon existence.

Le sang battait dans mes oreilles.

Durant un instant, après que nos lèvres se furent séparées, elle resta dans mes bras. Son regard s’était tout à coup fait plus grave.

— Alec, dit-elle enfin avec douceur, c’est le plus beau baiser que vous m’ayez donné. Grands dieux… Maintenant, je m’en vais en courant parce que je ne veux pas que tu sois en retard au dîner.

Elle s’arracha à mes bras et disparut comme d’habitude, rapidement.

Je me suis examiné dans le miroir. Pas de traces. Pourtant un baiser aussi ardent aurait dû laisser des traces.

Quel genre d’homme était ce Graham ? Je pouvais porter ses vêtements… mais est-ce que je pouvais profiter de sa compagne attitrée ? Et l’était-elle vraiment ? Qui pouvait le dire ?… Pas moi, en tout cas. Etait-ce un libertin, un homme à femmes ? Ou bien m’étais-je immiscé par inadvertance dans une histoire d’amour ?

Enfin, était-il possible de retraverser une fosse ardente ?

Et puis, en avais-je vraiment envie, après tout ?

Il fallait aller droit vers l’arrière en suivant la coursive principale, puis descendre deux ponts plus bas et continuer encore vers l’arrière – j’avais noté tout ça dans le petit guide du bord.

Pas de problème. Un homme attendait à la porte de la salle à manger, habillé comme moi mais avec la carte du menu sous le bras. Ce devait être le maître d’hôtel ou le steward principal de la salle à manger. Il confirma son rôle en m’adressant un large sourire.

— Bonsoir, monsieur Graham.

— Bonsoir. Quel est ce changement prévu dans la disposition des convives, ce soir ? Où dois-je prendre place ?

(N’oubliez pas : si vous attrapez un taureau par les cornes, ça le surprend toujours, non ?)

— Oh, cela n’aura rien de permanent, monsieur. Demain, vous pourrez reprendre votre place à la table quatorze. Mais ce soir, le commandant vous a convié à sa table. Si vous voulez bien me suivre…

Il me conduisit à une table immense au beau milieu de la salle. Il allait me faire asseoir à la droite du commandant lorsque ce dernier se leva et se mit à applaudir, bientôt imité par les convives de la table, puis (à ce que je crus) par toute la salle à manger. Tout d’un coup, tous étaient debout et applaudissaient. J’entendis même quelques vivats.

Pendant ce dîner, j’appris deux choses. D’abord, il était évident que Graham avait fait le même pari stupide que moi. (Mais je ne savais toujours pas si nous étions un ou deux, et je remis la question à plus tard.)

Ensuite, et bien plus important : ne buvez jamais d’akvavit l’estomac vide, surtout si l’on doit vous remettre le Ruban Blanc, ce qui fut mon cas.

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