20

Le méchant prend la fuite sans qu’on le poursuive,

Le juste a de l’assurance comme un jeune lion.

Proverbes, 28:1


Margrethe était aussi ravie que je l’avais été moi-même la veille. Elle rayonnait, souriante. Elle avait l’air d’avoir quinze ans. J’ai regardé autour de moi en quête d’un endroit discret où je pourrais l’embrasser, derrière une pile de livres ou n’importe quoi, sans craindre l’intervention d’un censeur. Et puis je me suis rappelé que, si c’était bien le monde de Margrethe, personne ne ferait attention à nous… Alors je l’ai prise entre mes bras et je l’ai embrassée.

La bibliothécaire nous a fusillés du regard.

Non pas pour ce que nous venions de faire mais parce que nous nous étions montrés plutôt bruyants. S’embrasser en public ne dérangeait personne ici, en fait. Ou presque personne. J’ai promis de me tenir tranquille et je me suis excusé pour le trouble. C’est à cet instant que j’ai remarqué un rayon, tout près du bureau de la bibliothécaire :


PORNOGRAPHIE INSTRUCTIVE

Age : 6 à 12

NOUVEAUTES


Quinze minutes plus tard, j’étais sur l’Autoroute 77, en direction de Dallas, levant le pouce comme d’habitude.

Pourquoi Dallas ? A cause d’un certain cabinet d’avoués : O’Hara, Rigsbee, Crumpacker et Rigsbee.

Dès que nous avions quitté la bibliothèque, Marga s’était mise à m’expliquer d’un ton excité comment elle pouvait mettre un terme à nos ennuis : elle avait un compte bancaire à Copenhague.

Je lui avais dit :

— Une minute, chérie. Où est ton carnet de chèques ? Ta carte d’identité ?

La situation se révéla être la suivante : Margrethe pouvait faire des retraits sur ses fonds du Danemark après plusieurs jours d’attente en étant optimiste, ou plusieurs semaines, comme il était plus probable… Et même en tablant sur la plus longue période, il fallait prévoir une somme importante pour les télégrammes. Le téléphone sous l’Atlantique ? Marga ne pensait pas qu’une chose pareille existait dans son monde. (Et même, me dis-je, les télégrammes devaient être plus sûrs et moins chers.)

Et, lorsque toutes les dispositions nécessaires auraient été prises, il était possible que le règlement soit effectué par voie postale à partir de l’Europe, dans un monde qui ignorait la poste aérienne.

Nous étions donc partis pour Dallas. J’avais réussi à persuader Marga que, au pire, les avoués d’Alec Graham lui avanceraient suffisamment d’argent pour que nous ne soyons plus à la rue et, avec un peu de chance, nous pourrions même récupérer des fonds plus importants.

(Ou alors ils ne me reconnaîtraient pas comme étant Alec Graham et le prouveraient – par mes empreintes, par ma signature, par n’importe quoi – et ainsi s’évanouirait le fantôme d’« Alec Graham » qui hantait l’esprit adorable mais embrouillé de Margrethe. Mais je ne fis pas la moindre allusion à tout cela.)

Il y a un peu moins de quatre cents kilomètres entre Oklahoma City et Dallas. Nous sommes arrivés à 2 heures de l’après-midi, d’une seule traite. Nous avions été pris au croisement de la 66 et de la 77. Nous sommes descendus à l’endroit où la 77 coupe la 80, près de la rivière Trinity. Il nous a fallu une demi-heure à pied pour atteindre le Smith Building.

La réceptionniste de l’appartement 7000 avait tout à fait le style que la Ligue de Morale des Eglises avait tenté de supprimer, en dépensant beaucoup de temps et d’argent.

Elle était habillée, mais pas trop, et son maquillage me fut décrit par Marga comme « très classe ». Elle était très jeune, très jolie et, avec ma tolérance nouvellement acquise, j’ai tout simplement pris plaisir à ce spectacle de péché. Elle m’a souri et a dit :

— Puis-je vous être agréable ?

— C’est une journée superbe pour le golf. Est-ce que l’un de nos partenaires est encore présent au bureau ?

— Il n’y a que M. Crumpacker, je le crains.

— C’est justement lui que je désirais voir.

— Et qui dois-je annoncer ?

(Premier obstacle. Je l’avais manqué. Ou bien était-ce elle ?)

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Je suis désolée. Je devrais ?

— Vous travaillez ici depuis longtemps ?

— Un peu plus de trois mois.

— Ça explique tout. Dites à Crumpacker qu’Alec Graham est ici.

Je n’ai pas entendu ce que disait Crumpacker mais je guettais le regard de la fille. Ses yeux se sont agrandis. J’en étais sûr. Mais elle s’est contentée de me dire :

— M. Crumpacker va vous recevoir. (Elle s’est tournée vers Margrethe.) Puis-je vous proposer un magazine pour attendre ? Un joint ?

— Elle vient avec moi, ai-je dit.

— Mais…

— Viens, Marga.

Je me suis dirigé sans attendre vers les bureaux.

La porte de Crumpacker n’était pas difficile à identifier. C’était la seule derrière laquelle on entendait parler.

Il s’est tu brusquement quand j’ai ouvert. J’ai tenu la porte pour laisser entrer Margrethe, puis l’ai suivie.

— Mademoiselle, il va vous falloir attendre dehors.

— Non, ai-je dit en refermant. Mme Graham reste.

Il a eu l’air déconcerté.

— Mme Graham ?

— Surpris, n’est-ce pas ? Eh oui, je me suis marié depuis que je vous ai vu la dernière fois. Ma chérie, je te présente Sam Crumpacker, l’un de mes avoués. (J’avais noté son prénom sur la porte.)

— Comment allez-vous, monsieur Crumpacker ?

— Euh… je suis enchanté de faire votre connaissance, madame Graham. Mes félicitations. A vous aussi, Alec ; vous avez toujours su y faire.

— Merci. Assieds-toi, Marga.

— Un instant, mes amis ! Mme Graham ne peut demeurer ici – c’est tout à fait impossible ! Vous le savez.

— Non, je ne sais rien de la sorte. Cette fois, je vais avoir besoin d’un témoin.

Non, je ne savais pas si oui ou non c’était un escroc. Mais j’avais depuis longtemps appris, en traitant avec les légistes, qu’il faut se méfier de ceux qui vous empêchent d’avoir un témoin à proximité. A la Ligue, nous avions toujours disposé de témoins et nous n’avions jamais transgressé la loi, ce qui nous revenait moins cher.

Je pris place à côté de Marga. Quant à Crumpacker, il resta debout. Il prit la parole nerveusement :

— Je devrais faire appel au procureur fédéral.

— C’est ça. Empoignez le téléphone et appelez-le. Nous le verrons ensemble. Et nous lui expliquerons tout. Devant témoins. Appelons aussi la presse. Tous les journalistes, pas seulement ceux qu’on peut acheter.

(Mais qu’est-ce que j’en savais ? Rien. Mais, quand il faut bluffer, il ne faut jamais le faire à moitié. Il faut frapper fort. J’avais pourtant un peu peur. Ce rat pouvait bien se battre comme une souris enragée.)

— Je devrais le faire.

— Eh bien, allez-y ! Donnez des noms, dites qui a fait quoi et qui a touché. Je veux que tout, je dis bien tout soit mis en pleine lumière… avant que quelqu’un ne me file une pastille de cyanure dans ma soupe.

— Vous ne devriez pas parler comme ça.

— Est-ce que je n’en ai pas le droit ? Qui m’a balancé par-dessus bord ? Qui ?

— Ne me regardez pas comme ça !

— Non, Sammie, je ne crois pas que ce soit vous. Vous n’étiez pas là. Mais ça pourrait bien être votre neveu, hein ? (Je lui fis mon plus beau sourire, celui de l’ami de toujours.) Mais je plaisante, Sam. Mon vieux copain ne voudrait certainement pas ma mort. Mais il y a certaines choses que vous devez me dire pour m’aider un peu. Sam, ce n’est vraiment pas agréable de se retrouver en rade de l’autre côté du monde, alors vous me devez bien ça. (Non, je ne savais toujours rien… si ce n’est qu’à l’évidence cet homme se sentait coupable, et il fallait donc le charger.)

— Alec, ne précipitons rien.

— Mais je ne suis pas pressé. Il me faut seulement quelques explications. Et de l’argent.

— Alec, je vous donne ma parole d’honneur que tout ce que je sais, c’est que ce foutu bateau est arrivé à Portland et que vous n’étiez pas à bord. Et, nom de Dieu, il a fallu que j’aille jusqu’en Oregon pour être témoin quand ils ont décidé d’ouvrir votre coffre. Et il n’y avait que cent mille dollars dedans. Le reste s’était envolé. Qui a fait ça, Alec ?

Il me regardait droit dans les yeux et j’espérais que rien ne transparaissait dans mon expression. Mais il m’avait ébranlé. Cet avocassier véreux pouvait mentir comme il respirait. Etait-il possible que mon ami le commissaire de bord, seul ou avec la complicité du commandant, ait pu piller mon coffre ?

Il faut toujours choisir l’explication la plus simple comme hypothèse de travail. Cet homme que j’avais en face de moi était plus susceptible de mentir que le commandant de voler. Et, de plus, il était probable – non, certain – que le commandant aurait obligatoirement dû être présent si le commissaire avait forcé le coffre d’un passager disparu. Si ces deux officiers responsables, au risque de mettre en péril leur réputation et leur carrière, s’étaient néanmoins acoquinés pour un vol, pourquoi avaient-ils donc laissé cent mille dollars derrière eux ? Pourquoi ne pas prendre le tout et déclarer ensuite tout ignorer du contenu de mon coffre ? A l’évidence, c’est ce qu’ils auraient dû faire. Quelque chose clochait dans cette histoire.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par « envolé » ?

— Hein ? (Il a regardé Margrethe.) Eh bien… Mais bon sang, il devait y avoir neuf cent mille dollars de plus. L’argent que vous n’avez pas donné à Tahiti.

— Qui vous dit que je ne l’ai pas donné ?

— Quoi ? Alec, n’aggravez pas les choses. C’est M. Z qui le dit. Vous avez essayé de noyer son coursier.

Je l’ai regardé en éclatant de rire.

— Vous voulez parler de ces gangsters tropicaux ? Ils ont essayé de me soutirer le paquet sans se faire reconnaître et sans me donner de reçu. Je leur ai fait nettement comprendre que je n’étais pas d’accord. Alors le plus futé a donné l’ordre à son costaud de me jeter dans la piscine. Ouais… Sam, je vois ça très bien, maintenant. Il faut trouver qui est monté à bord du Konge Knut à l’escale de Papeete.

— Pourquoi ?

— C’est votre homme. Non seulement il a pris le fric, mais il m’a balancé par-dessus bord. Quand vous saurez qui c’est, n’essayez pas de le faire extrader, dites-moi seulement son nom. Je m’en occuperai moi-même. Personnellement.

— Bon Dieu, nous voulons ce million de dollars !

— Et vous croyez pouvoir mettre la main dessus ? Il est dans la poche de M. Z, mais vous n’avez pas de reçu. Et il m’est arrivé des tas d’ennuis pour avoir demandé un reçu. Ne soyez pas stupide, Sam. Ces neuf cent mille dollars ont disparu. Mais pas ma commission. Alors envoyez les cent mille. Tout de suite.

Quoi ? Le procureur fédéral de Portland les a saisis comme pièce à conviction.

— Sam, Sam mon ami, on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace ! Pièce à conviction de quoi ? Qui est accusé ? Qui est poursuivi ? Pour quel crime ? Est-ce que l’on m’accuse d’avoir volé quelque chose dans mon propre coffre ? Où est le délit ?

— Le délit ? Mais quelqu’un a piqué ces neuf cent mille dollars, voilà le délit !

— Vraiment ? Qui est le plaignant ? Qui peut attester que ces neuf cent mille dollars étaient dans ce coffre ? Je ne l’ai sûrement dit à personne – alors qui ? Sam, décrochez ce téléphone. Appelez le procureur à Portland. Demandez-lui pourquoi il séquestre cet argent, sur la base de quelle plainte. Il faut aller jusqu’au fond de cette affaire. Allez, Sam. Si ce clown fédéral a mon argent, je veux qu’il me le rende.

— Vous m’avez l’air drôlement pressé de parler à un procureur ! Ça m’étonne de vous.

— J’ai peut-être une attaque d’honnêteté. Sam, vous n’avez pas du tout envie d’appeler Portland et je sais comme ça tout ce que je voulais savoir. On vous a appelé pour moi, en tant qu’avocat. Un passager américain disparu en mer sur un bateau battant pavillon étranger. Ils avaient besoin de son avocat pour faire l’inventaire de ses biens. Et ils ont tout donné à son avocat et il leur a remis un reçu en échange. Sam, qu’est-ce que vous avez fait de mes vêtements ?

— Heu ? Mais… je les ai donnés à la Croix-Rouge. Bien entendu.

— Vous avez fait ça ?

— Je veux dire après que le procureur les a mis à ma disposition.

— Intéressant. Voilà l’avocat fédéral qui garde l’argent, alors que personne n’a porté plainte pour disparition de quelque somme que ce soit… mais qui laisse partir les vêtements alors que le seul délit envisageable est le meurtre !

— Hein ?

— Je parle de moi. Qui m’a poussé par-dessus bord et qui a commandité ce crime ? Sam, vous et moi savons très bien où est cet argent. (Je me suis levé et j’ai pointé le doigt.) Dans ce coffre. Logiquement, c’est là qu’il doit être. Jamais vous ne le verseriez sur un compte bancaire. Il y aurait des traces. Vous ne pourriez pas non plus le garder chez vous parce que votre femme risquerait de tomber dessus. Et, bien sûr, vous ne l’avez pas partagé avec vos associés. Allez, Sam, ouvrez-le. Je voudrais voir s’il y a cent mille dollars là-dedans… ou un million.

— Vous perdez l’esprit !

— Appelez le procureur fédéral. Qu’il soit le témoin.

Il était tellement furieux qu’il ne pouvait plus formuler un mot. Ses mains tremblaient. On court toujours un risque à trop fâcher un petit homme, et je faisais quinze bons centimètres de plus que lui. Même rapport pour le poids.

Il ne m’attaquerait pas lui-même – c’était un homme de loi après tout – mais je devrais me méfier en franchissant les portes.

L’instant était venu d’essayer de le calmer.

— Sam, Sam… ne prenez pas ça comme un drame. Vous vous êtes longtemps et largement appuyé sur moi… alors que j’ai besoin de vous. Dieu seul sait pourquoi les procureurs font certaines choses. Cette fripouille a sûrement pris l’argent à l’heure qu’il est, pensant que je suis bel et bien mort et que je ne risque plus de porter plainte. Donc, je vais aller à Portland et faire appel à ses bons sentiments. De manière très, très pressante.

— Il y a une poursuite en cours contre vous.

— Vraiment ? Pour quel motif ?

— Séduction avec promesse de mariage. La plainte émane d’une fille membre de l’équipage. (Il a eu le tact d’adresser un regard d’excuse à Margrethe.) Je suis désolé, madame Graham, mais c’est votre mari qui m’a posé la question.

— Il n’y a pas de mal, a-t-elle répondu d’un ton crispé.

— J’y suis presque, hein ? A quoi ressemble-t-elle ? Elle est jolie ? Comment s’appelle-t-elle ?

— Je ne l’ai pas vue : elle n’était pas là. Son nom ? Un nom suédois, je crois bien. Attendez… Gunderson. Oui, c’est ça ! Margaret S. Gunderson.

Margrethe, Dieu soit loué, ne tiqua pas une seconde, même lorsqu’elle s’entendit qualifier de Suédoise. Abasourdi, j’ai déclaré :

— Je suis accusé si je comprends bien d’avoir séduit cette femme… à bord d’un bâtiment battant pavillon étranger, quelque part dans les mers du Sud. Il y a donc un mandat qui a été lancé contre moi à Portland, dans l’Oregon. Sam, quel genre d’avocaillon êtes-vous ? Vous n’avez même pas été capable d’empêcher qu’on colle ce genre de poursuite contre un client ?

— Je suis du genre malin, figurez-vous. Comme vous le dites si bien, on ne peut jamais savoir ce que va faire un procureur fédéral. Quand on les nomme, on doit les opérer du cerveau. Et puis, nous avons tous pensé que ce n’était pas un sujet très important, vu que vous étiez mort. C’est du moins ce que nous croyions. Je pense seulement à vos intérêts, et c’est pour ça que je vous ai parlé de ce mandat avant que vous ne vous lanciez là-dedans. Si vous me donnez un peu de temps, je le ferai annuler, et ensuite seulement vous pourrez vous rendre à Portland.

— Ça me semble raisonnable. Et ici, il n’y a pas d’autres charges contre moi, non ?

— Eh bien… Oui et non. Vous connaissez les termes du marché. Nous leur avions assuré que vous ne réapparaîtriez pas, ils ont donc fermé les yeux. Mais vous revoilà, Alec. Et il n’est pas possible qu’on vous trouve ici. Pas plus que nulle part au Texas. Ni même sur toute l’étendue du territoire des Etats-Unis, en fait. Si la nouvelle se répand, ils vont ressortir ces vieilles accusations.

— J’étais innocent !

Il a haussé les épaules.

— Alec, tous mes clients sont innocents. Je vous parle comme un père, dans votre strict intérêt. Fichez le camp de Dallas. Si vous allez jusqu’au Paraguay, ça n’en sera que mieux.

— Mais comment ? Je suis fauché, Sam. Je n’ai pas assez de fric pour ça.

— Est-ce que je vous ai jamais laissé tomber, Alec ?

Il a sorti son portefeuille, compté cinq coupures de cent dollars et les a posées devant moi.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Un pourboire ? (J’ai empoché les billets.) Avec ça, on ne dépassera pas la banlieue. Non, je parle d’argent. Envoyez.

— Revoyons-nous demain.

— Sam, ne jouez pas au plus fin avec moi. Ouvrez ce coffre et donnez-moi de l’argent, pas une aumône. Sinon, ce n’est pas ici que je viendrai demain : j’irai voir le procureur et je lui raconterai mon petit couplet. Vous savez que les fédés adorent les témoins : il n’y a que comme ça qu’ils arrivent à gagner un procès. Après, je filerai en Oregon et je ramasserai ces cent mille dollars.

— Alec, vous me menacez ?

— Mais non, Sam. Seulement, vous voulez jouer, alors je joue aussi. Ecoutez : il me faut une voiture. Une voiture, pas une vieille Ford en ruine. Une Cadillac. Pas besoin qu’elle soit neuve, mais en bon état, propre, avec un bon moteur. Une Cadillac plus quelques centaines de dollars de mieux et nous serons à Laredo à minuit, et à Monterey le lendemain matin. Je vous appellerai de Mexico et je vous donnerai mon adresse. Si vous voulez vraiment que j’aille au Paraguay et que j’y reste, vous n’aurez qu’à envoyer l’argent.

Ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça. Nous nous sommes mis d’accord sur une Pontiac d’occasion. Je suis reparti avec six mille dollars en liquide pour un marchand de voitures d’occasion avec lequel Sam avait conclu le marché. Il a également téléphoné au Hyatt pour qu’on nous réserve la suite nuptiale. Je devais revenir le voir à dix heures le lendemain matin.

J’ai refusé : je n’avais pas l’intention de me lever à l’aube.

— Disons plutôt onze heures. C’est encore notre lune de miel.

Sam a ri, m’a donné une claque dans le dos et a dit :

— Bon, oui, c’est d’accord.


Dans le couloir, nous nous sommes dirigés vers les ascenseurs mais nous ne nous y sommes pas arrêtés. Quatre mètres plus loin s’ouvrait la porte d’accès à l’escalier d’incendie. Margrethe n’a fait aucun commentaire en m’emboîtant le pas mais, dès que nous avons été dans l’escalier, loin des oreilles indiscrètes, elle a dit :

— Alec, cet homme n’est pas un ami.

— Non, certainement pas.

— J’ai peur pour toi.

— Moi aussi.

— J’ai très peur. Pour ta vie.

— Moi aussi, mon amour, j’ai peur pour ma vie. Et pour la tienne. Tu es en danger aussi longtemps que tu es avec moi.

— Je ne te quitterai pas !

— Je le sais. Quoi qu’il se passe, nous y sommes mêlés tous les deux.

— Oui. Que comptes-tu faire à présent ?

— Il faut aller au Kansas.

— Oh, très bien ! Mais alors, nous ne fuyons pas au Mexique en voiture ?

— Chérie, je ne sais même pas conduire.

Nous sommes arrivés dans un garage en sous-sol puis, en remontant une pente d’accès, nous nous sommes retrouvés dans une rue latérale. Nous avons marché pendant plusieurs blocs pour nous éloigner du Smith Building, ensuite un taxi nous a conduits jusqu’à la gare de la Texas & Pacific. Là, nous avons repris un autre taxi jusqu’à Fort Worth, à plus de cinquante kilomètres à l’ouest. Pendant tout le trajet, Margrethe est restée calme et silencieuse. Je ne lui ai posé aucune question. Je savais ce qu’elle pensait : ce n’est jamais avec plaisir qu’on découvre que quelqu’un que l’on aime est mêlé à une sorte de fumisterie en même temps que des gangsters et des escrocs. Je me fis la promesse solennelle de ne jamais aborder ce sujet devant elle.


A Fort Worth, j’ai demandé au chauffeur de nous laisser dans la rue où se trouvaient les boutiques les plus chics.

— Chérie, ai-je annoncé à Marga, je vais t’offrir une grosse chaîne en or.

— Mais pourquoi, chéri ? Je n’en ai pas besoin.

— Mais si. Marga, la première fois que je me suis retrouvé dans ce monde – avec toi, à bord du Konge Knut – j’ai appris que le dollar était fragile, absolument pas soutenu par l’or, et tous les prix que j’ai vus aujourd’hui ne font que me confirmer dans cette idée. Donc, si un changement se produit une fois encore, on ne sait jamais, tout l’argent que nous pouvons avoir – je parle des pièces – n’aura plus aucune valeur ailleurs puisqu’il ne s’agit même pas de métal vrai. Quant aux billets que j’ai soutirés à Crumpacker, autant les mettre à la corbeille !

« A moins d’échanger tout ça contre autre chose. Nous allons donc commencer avec cette chaîne en or que tu porteras même au lit, même dans ton bain. Sauf si tu me la passes au cou en attendant.

— Je vois. Oui.

— Nous allons aussi faire l’emplette de bijoux en or tous les deux, puis j’essaierai de trouver un négociant en pièces pour lui acheter des dollars en argent, et peut-être même quelques pièces d’or. Mais mon but, avant tout, est de me débarrasser de tout ce papier-monnaie dans l’heure qui suit. Nous ne garderons que le prix de deux tickets de bus pour Wichita, Kansas, qui se trouve à sept cents kilomètres de là. Est-ce que tu supporteras de voyager en bus pendant toute une nuit ? Je tiens absolument à ce que nous fichions le camp du Texas.

— Mais bien sûr ! Oh, chéri, moi aussi je veux partir d’ici ! J’ai tellement peur.

— Tu n’es pas seule.

— Mais…

— Mais quoi, chérie ? Arrête de prendre cet air triste.

— Alec : je n’ai pas pris de bain depuis quatre jours !

Nous avons trouvé la bijouterie, puis le négociant en pièces. J’ai dépensé à peu près la moitié de la somme que j’avais et gardé le reste pour le prix du bus et autres menues dépenses, un dîner, par exemple, peu après que toutes les boutiques eurent commencé à fermer. Le hamburger que nous avions grignoté à Gainesville nous semblait bien loin dans l’espace et le temps. J’ai trouvé ensuite un bus qui allait vers le nord : Oklahoma City, Wichita, Salina, et qui partait à dix heures du soir. J’ai pris les tickets en ajoutant un dollar de plus pour que nous ayons des sièges réservés. Et puis, j’ai gaspillé le reste de notre pécule comme un matelot en goguette : nous avons pris une chambre dans un hôtel, juste en face de la gare des bus, sachant très bien que nous n’avions que deux heures à y passer.

Mais ce furent deux heures qui valaient la peine et le prix. Un bain chaud, chacun à notre tour, l’un conservant tous les vêtements, l’argent et les bijoux pendant que l’autre se dévêtait. Et je ne parle pas de mon rasoir qui était peu à peu devenu une sorte de talisman pour déjouer les mauvais tours de Loki. Plus les sous-vêtements dont nous avions fait l’emplette en passant.

J’avais espéré qu’il nous resterait un peu de temps pour faire l’amour, mais non : dès que je me fus lavé et séché, l’heure était déjà venue de nous mettre en route si nous ne voulions pas rater notre bus. Mais nous aurions d’autres occasions. Nous nous sommes installés dans le bus en basculant les dossiers de nos sièges, et j’ai pris la tête de Marga au creux de mon épaule. Nous nous sommes endormis à l’instant où le bus s’ébranlait en direction du nord.

Je me suis réveillé un peu plus tard parce que la route semblait soudain accidentée. Nous étions juste derrière le chauffeur et je me suis penché en avant pour lui demander :

— C’est une déviation ?

Nous avions emprunté cette même route douze heures auparavant et je ne me rappelais pas que nous ayons rencontré des ornières.

— Non, non. Nous venons d’entrer en Oklahoma, c’est tout. Ce n’est pas beaucoup goudronné, par-là. Un peu du côté d’Oke City, et un peu aussi entre ici et Guthrie.

Margrethe s’était éveillée en nous entendant. Elle s’est redressée :

— Qu’y a-t-il, chéri ?

— Rien. Si ce n’est que Loki continue à s’amuser avec nous. Rendors-toi.

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