Il eut sept cents princesses pour femmes et trois cents concubines ; et ses femmes détournèrent son cœur.
L’homme serait-il juste devant Dieu ? Serait-il pur devant celui qui l’a fait ?
« Les compliments de la direction !!! » Qu’est-ce que ça voulait dire ? Personne n’avait pu savoir que je devais venir ici jusqu’à l’instant où j’avais été éjecté par la porte de Judas. Est-ce que saint Pierre aurait un téléphone rouge relié à l’enfer ? Se pouvait-il qu’il y eût une sorte de collaboration clandestine avec l’Adversaire ? Imaginez la tête des archevêques qui auraient appris ça !
Mais surtout : pourquoi ? Je n’avais pas le temps d’y réfléchir. La petite démone – une diablotine ? – frappa sur la cloche du comptoir et cria : « Chasseur ! »
Le chasseur qui se précipita sur moi était humain, jeune, plutôt séduisant. Je me demandai comment il avait pu mourir si jeune sans aller au Paradis. Mais cela ne me regardait pas et je ne lui posai aucune question. Je remarquai cependant quelque chose comme il me précédait. Il me rappelait certaines publicités pour des marques de cigarettes : « Rondes, fermes, bien emballées ». Oui, ce garçon avait ce genre de postérieur qui faisait écrire des poèmes aux libertins hindous. Etait-ce ce genre de péché qui lui avait valu d’atterrir ici ?
Mais cette question cessa de me préoccuper quand j’entrai dans la suite.
Le living était un peu juste pour jouer au football mais convenait largement pour un tournoi de tennis. Quant au mobilier, un potentat oriental l’aurait décrit comme « convenable ». L’alcôve, appelée « l’office », abritait un buffet prévu pour quarante convives au moins avec diverses collations froides plus quelques plats chauds : un porcelet rôti avec une pomme dans la gueule, un faisan décoré de ses plumes et divers autres mets de ce genre. En face se dressait un bar abondamment garni qui aurait impressionné le commissaire de bord du Konge Knut.
Mon chasseur (« Appelez-moi Pat ») s’activait pendant ce temps, ouvrant les rideaux, réglant les stores et les thermostats, vérifiant les serviettes : tout ce que doit faire un chasseur pour inciter à un pourboire généreux, tandis que j’essayais d’imaginer comment j’allais pouvoir lui donner ce pourboire. Y avait-il un moyen de mettre ça sur la chambre ? Il faudrait que je demande à Pat. Je traversai la chambre (une journée de marche ou presque !) et suivis Pat jusque dans la salle de bains.
Il se déshabillait. Le pantalon était à demi baissé et je voyais ses fesses nues.
— Hé, mon garçon ! Non, non ! Je vous remercie pour l’attention… mais les garçons, ce n’est pas mon truc.
— Mais c’est mon truc à moi, rétorqua Pat tout en se retournant. Et je ne suis pas un garçon.
Pat avait indubitablement raison. Elle n’avait absolument rien d’un garçon. A l’évidence.
Je restai un moment silencieux, bouche bée, tandis qu’elle ôtait le reste de ses vêtements et les disposait sur un valet.
— Et voilà ! fit-elle avec un sourire. Je suis bien aise d’être débarrassée de cet uniforme de clown ! Je le porte depuis qu’on vous a détecté au radar. Que s’est-il passé, saint Alec ? Vous vous êtes arrêté en route pour prendre une petite bière ?
— Euh… Oui. Deux ou trois.
— C’est bien ce que je pensais. C’était Bert Kinsey qui était de garde, n’est-ce pas ? Si jamais le lac débordait et que la lave envahisse la ville, je crois que Bert s’arrêterait quand même pour prendre une petite bière. Mais pourquoi avez-vous l’air tellement troublé ? Est-ce que j’ai dit quelque chose de mal ?
— Euh… Mademoiselle… Vous êtes très jolie, mais je n’ai pas demandé de fille.
Elle s’approcha, me regarda longuement et me tapota gentiment la joue. Je sentais son souffle sur mon menton et son parfum suave.
— Saint Alec, fit-elle d’une voix musicale, je n’essaie pas de vous séduire. Oh, bien sûr, je suis disponible. Toutes les suites sont livrées avec une, deux ou trois filles. Ça fait partie du mobilier. Mais je peux faire bien plus que l’amour.
Elle s’empara d’une serviette de bain et la drapa autour de ses hanches.
— Je suis également une ichiban. Une fille pour le bain. Ye vous en plie. Voulez-vous que ye masse votle dos ? (Elle sourit et rejeta la serviette.) Je suis aussi une excellente barmaid. Puis-je vous proposer un zombie danois ?
— Qui vous a dit que j’aimais le zombie danois ?
Elle s’était retournée pour ouvrir une garde-robe.
— Tous les saints que j’ai rencontrés aimaient ça. Est-ce que ça vous plaît ?
Elle me présentait un peignoir qui semblait avoir été tissé avec du brouillard bleu clair.
— C’est ravissant. Et combien de saints avez-vous déjà rencontrés ?
— Un seul. Vous. Non, deux, mais l’autre ne buvait pas de zombies danois. Je vous taquinais. Excusez-moi.
— Mais je ne vous en veux pas. Je tiens peut-être une piste grâce à vous. Est-ce que c’est une fille danoise qui vous a dit ça ? Une blonde, à peu près de votre taille, et aussi de votre poids, je pense. Margrethe, ou Marga. On l’appelle quelquefois « Margie ».
— Non. J’ai lu ça sur la fiche d’ordinateur qu’on m’a remise quand cette mission m’a été confiée. Cette Margie… c’est une amie à vous ?
— Plus qu’une amie. C’est pour elle que je suis venu en enfer. Ou sur l’enfer. Comment doit-on dire ?
— Comme on veut. Je suis sûre de n’avoir jamais rencontré votre Margie, en tout cas.
— Comment fait-on pour retrouver une personne, ici ? On consulte les listes électorales ? Les annuaires ? Quoi ?
— Je n’ai jamais trouvé ni les uns ni les autres. L’enfer est un endroit qui manque d’organisation. C’est en quelque sorte une anarchie avec quelques points de monarchie çà et là.
— Est-ce que vous pensez que je peux m’adresser à Satan ?
Elle prit un air dubitatif.
— Je ne connais pas de règle qui interdise que l’on écrive une lettre à Sa Majesté infernale. Mais il n’en existe pas non plus qui l’oblige à la lire. Je crois qu’elle serait ouverte, lue par quelque secrétaire, puis jetée dans le lac. (Elle ajouta :) Est-ce que nous passons au salon ? Ou êtes-vous prêt à vous mettre au lit ?
— Euh… je crois que j’ai besoin d’un bon bain.
— Parfait ! Je n’ai jamais encore donné un bain à un saint. Chouette !
— Mais je n’ai pas besoin d’aide. Je peux me baigner tout seul.
Mais ce fut elle qui me donna un bain.
Ensuite, elle joua les manucures, puis les pédicures, après avoir émis diverses opinions sur l’état de mes ongles d’orteils dont « disgracieux » était la plus clémente. Elle me coiffa aussi. Quand je m’ouvris à elle de mon problème de lames de rasoir, elle me désigna un placard, dans la salle de bains, où je découvris huit ou dix instruments différents destinés à tailler les poils du visage.
— Je vous recommande ce rasoir électrique à trois têtes rotatives, mais, si vous me faites confiance, vous découvrirez que je sais très bien m’y prendre avec un bon vieux rasoir classique du type « coupe-choux ».
— Tout ce qu’il me faut, ce sont des lames Gillette.
— Je ne connais pas cette marque, mais il existe de nouveaux rasoirs qui acceptent tous les types de lames.
— Non, c’est le mien que je veux. A lame double. Acier inox.
— Ah, des Wilkinson. A double lame ?…
— Peut-être… Ah ! Nous y voilà ! Gillette : trois paquets pour le prix de deux !
— Très bien. Alors je vais vous raser.
— Non, je peux le faire tout seul.
Une demi-heure plus tard, j’étais adossé contre des oreillers, dans un lit digne d’une lune de miel pour un roi. Un verre de Dagwood irradiait une douce chaleur dans mon estomac, j’avais un zombie danois dans la main, et je portais un pyjama de soie brun et or. Pat ôta le peignoir translucide de fumée bleue qu’elle avait porté pour me donner mon bain et s’installa à côté de moi, avec un verre de Glenlivet on the rocks à portée de la main.
(Ecoute, Marga, dis-je en moi-même, je n’ai pas vraiment voulu ça. Il n’y a qu’un lit ici. Mais il est grand et elle ne va pas prendre toute la place. Tu voudrais que je la chasse à coups de pied ? C’est ça que tu voudrais ? C’est une gentille gosse après tout. Je ne tiens pas à la blesser. Et puis, je suis fatigué. Je vais boire un dernier verre et hop ! au lit.)
Oui, ce fut hop ! au lit. Mais pas pour dormir. Pat ne se montra pas le moins du monde entreprenante. Mais très coopérative. Une partie de mon esprit se consacrait intensément et activement à tout ce que Pat pouvait m’offrir tandis que l’autre expliquait à Marga que tout ça n’avait rien de bien sérieux. (Tu comprends, ce n’est pas elle que j’aime, c’est toi, et c’est toi que j’aimerai toujours… Mais je n’arrivais pas à trouver le sommeil et…)
Le sommeil, nous l’avons quand même trouvé. Ensuite, nous avons regardé un « haut logramme » que Pat m’avait annoncé comme étant « X ». J’appris à cette occasion des choses dont je n’avais jamais entendu parler, mais il s’avéra que Pat et moi pouvions très bien les faire ensemble, qu’elle pouvait même m’en apprendre d’autres, et cette fois je ne m’adressai que brièvement à Marga pour lui donner la bonne nouvelle : j’apprenais pour notre commun bénéfice.
Ensuite, nous avons dormi encore une fois.
Quelque temps après, Pat me toucha l’épaule.
— Tourne-toi vers moi, chéri. Montre-moi ton visage. Oui c’est ce que je pensais. Alec, je sais que ton cœur brûle pour ton amour. C’est bien pour ça que je suis ici : pour te faciliter la tâche. Mais je ne pourrai pas y arriver si tu n’essaies pas. Qu’a-t-elle donc fait pour toi que je n’ai pas fait moi ? Ou que je ne sais pas faire ? Dis-le-moi, décris-moi. Ou bien je saurai faire ce qu’elle fait, ou je ferai semblant, ou je me ferai aider. Je t’en prie. Tu commences à froisser mon orgueil professionnel.
— Mais non. Ça se passe très bien, dis-je en lui prenant la main.
— Je me le demande. Peut-être que tu aimerais changer de parfum ? Tu veux les goûter sur mes tétons ? Chocolat, vanille, fraise, tutti-frutti… Hum… Tutti-frutti… Tu aimerais peut-être un sandwich San Francisco ? Ou bien une petite variation sur Sodome et Gomorrhe ? J’ai un copain, un garçon de Berkeley, qui n’est pas complètement garçon d’ailleurs… Il a une imagination très chouette, complètement délirante. On a souvent été partenaires. Et il connaît des tas d’autres types comme lui. Il est membre de la Aleiseter Crowley et des Héros-Zéros de Néron. Si tu as besoin d’une scène de foule, Donny et moi, nous pouvons nous en charger à ton goût. Et le « Sans Souci » mettra tout ça au point pour que tu sois satisfait. Jardin persan, harem turc, tam-tams, rites obscènes, le couvent… A propos de couvent, est-ce que je t’ai dit ce que je faisais avant ma mort ?
— Je n’étais même pas certain que tu sois morte.
— Oh, mais si ! absolument. Je ne suis pas une démone déguisée en humaine. Je suis vraiment humaine. Tu ne penses tout de même pas qu’on peut trouver un poste comme ça sans une solide expérience humaine, n’est-ce pas ? Pour plaire à un compagnon humain, il faut être humain jusqu’au bout des ongles. Tout ce qu’ils racontent à propos des exploits érotiques des succubes, ce n’est que de la publicité. Oui, Alec, j’ai été nonne, de mon adolescence à ma mort. J’ai surtout passé mon temps à enseigner la grammaire et l’arithmétique à des enfants qui n’avaient pas envie d’apprendre. Et j’ai vite compris que ma vocation était fausse. Ce que j’ignorais, c’était comment en sortir. Alors, je suis restée. A trente ans environ, j’ai découvert quelle affreuse erreur j’avais commise. Ma sexualité était arrivée à maturité. J’avais envie de baiser, saint Alec, très fort. Et je suis restée comme ça, et ça n’a fait qu’augmenter d’année en année.
J’étais dans une situation pénible, mais le pire était que je ne pouvais même pas succomber à la tentation. Car je me serais jetée sur la première occasion. Quel manque de chance ! Mon confesseur aurait peut-être louché sur moi si j’avais été un enfant de chœur mais, étant donné ce que j’avais à lui raconter, il s’est mis à ronfler. Même pour moi, les péchés que j’étais censée avoir commis étaient bien minables.
— Quel genre de péchés, Pat ?
— Des pensées charnelles. Je n’en ai même pas confessé la moitié. Et comme je n’ai pas été pardonnée, tout s’est retrouvé dans les ordinateurs de saint Pierre. Fornication adultère et blasphème.
— Hein ? Pat, tu as de l’imagination.
— Pas vraiment, mais j’ai simplement toujours envie de m’envoyer en l’air. Tu ne sais probablement pas à quel point les nonnes sont tenues en bride. Une nonne est la compagne du Christ. C’est le contrat. Donc, le simple fait de penser aux joies du sexe fait d’elle une femme adultère.
— Que Dieu me damne ! Pat, j’ai récemment rencontré deux nonnes au Paradis. Elles m’ont paru bien gaillardes, l’une d’elles surtout. Pourtant, elles étaient au Paradis.
— Ce n’est pas inconciliable. La plupart des nonnes se confessent régulièrement et sont lavées de leurs péchés. Elles meurent généralement dans leur famille, avec leur confesseur ou leur aumônier. Et elles ont droit aux derniers rites avant d’être expédiées tout droit vers le Paradis, blanches comme neige. Mais ça n’a pas été mon cas ! (Elle sourit.) Je subis le châtiment de tous mes péchés et je jouis de chacune de ces satanées minutes. Je suis morte vierge en 1918, pendant la grande épidémie de grippe, si vite, comme beaucoup, qu’aucun prêtre n’a pu arriver à temps pour me donner mon passeport pour le Paradis. Et c’est comme ça que j’ai atterri ici. A la fin de ma millième année d’apprentissage…
— Un instant ! Tu dis que tu es morte en 1918 ?
— Oui. Lors de la grande épidémie de grippe espagnole. Je suis née en 1878 et je suis morte pour mon quarantième anniversaire. Tu préférerais que j’aie l’apparence de ma quarantaine ? Je peux le faire, si tu le désires.
— Non, non, tu es très bien comme ça. Très jolie.
— Je n’étais pas sûre. Certains hommes… Tu sais, il y en a pas mal qui auraient aimé faire ça avec leur mère du temps de leur vivant. C’est un de mes tours les plus faciles. Je provoque l’hypnose et tu fournis les renseignements. Et alors, je peux ressembler exactement à ta mère. Je peux avoir son parfum également. Tout… La différence, c’est que je peux faire des choses que ta mère aurait probablement refusé de faire. Je…
— Patty ! Je n’ai même pas aimé ma mère !
— Oh ! Est-ce que ça ne t’a pas valu des ennuis pendant le jugement dernier ?
— Non. Ça ne figure pas dans les règles. Il est simplement dit dans la Bible qu’on doit honorer son père et sa mère. Mais il n’est pas question d’amour. Je les ai honorés l’un et l’autre, selon le protocole. J’avais une photo de ma mère sur mon bureau. Et je lui écrivais toutes les semaines. Et je lui téléphonais pour son anniversaire. Je l’invitais aussi parfois quand c’était possible. Et j’écoutais ses éternels commérages, ses méchants ragots à propos de ses amies. Sans jamais la contredire. Je lui ai payé ses factures d’hôpital et je l’ai accompagnée jusqu’à sa tombe. Mais je n’ai pas pleuré. Elle ne m’aimait pas et je ne l’aimais pas non plus. Mais oublions ma mère ! Pat, je t’ai posé une question et tu as changé de sujet.
— Désolée, chéri. Hé ! regarde ce que j’ai trouvé !
— Ne change pas encore une fois de sujet. Garde-le bien au chaud dans ta main pendant que tu réponds à ma question. Tu as parlé de ta « millième année d’apprentissage » ?
— Oui.
— Mais tu as dit aussi que tu étais morte en 1918. La dernière trompette a sonné en 1994. Je le sais : j’y étais. Donc, soixante-seize ans seulement se sont écoulés depuis ta mort. Pour moi, la dernière trompette ne date que d’il y a quelques jours, peut-être un mois, pas plus. Et puis, un détail m’a donné le chiffre de sept années. Mais ce n’est pas encore neuf cents ans ! Et je ne suis pas un esprit, Pat, je suis vivant. Et je ne suis pas Mathusalem non plus. (Seigneur ! Est-il possible que Margrethe soit séparée de moi par dix siècles ? C’est totalement injuste !)
— Oh, Alec… Dans l’éternité, mille ans, ce n’est pas une durée précise, c’est simplement un très long laps de temps. Assez long dans ce cas pour savoir si, oui ou non, je dispose des talents requis et d’une disposition naturelle pour exercer ma profession. Et cela m’a pris du temps parce que, si j’étais assez excitée à mon arrivée – et je le suis restée, parce que n’importe quel partenaire peut me faire grimper aux rideaux, comme tu l’auras remarqué – j’ignorais tout du sexe. Tout ! Mais j’ai appris, et Marie Madeleine m’a finalement très bien notée et m’a recommandée pour un poste permanent.
— Parce qu’elle est ici ?
— Oh, non. Elle est professeur consultant. En fait, elle a été détachée de la faculté du Paradis.
— Mais qu’enseigne-t-elle au Paradis ?
— Je n’en ai pas la moindre idée mais certainement pas ce qu’elle enseigne ici. Du moins, je ne le pense pas. Hum… Alec, elle crée ses propres règles. Elle est parmi les meilleures dans toute l’éternité. Mais, cette fois, c’est toi qui a changé de sujet. J’essayais de te dire que je ne savais pas vraiment combien de temps mon apprentissage durerait parce que le temps varie selon la volonté, ici. Depuis combien de temps sommes-nous au lit, selon toi ?
— Eh bien… depuis pas mal de temps. Mais pas assez longtemps. Je crois qu’il ne doit pas être loin de minuit.
— C’est minuit si tu veux qu’il soit minuit. Tu veux que je vienne sur toi ?
Le lendemain matin, à supposer que ce fût le lendemain matin, Pat et moi nous avons pris notre breakfast sur le balcon de la suite, juste au-dessus du lac. Elle portait la tenue favorite de Margrethe : un short très court et ajusté, et un simple caraco d’où ses seins débordaient. J’ignorais quand elle réussissait à se changer ainsi, mais en tout cas mon pantalon et ma chemise avaient été nettoyés, repassés et même recousus pendant la nuit, de même que mes sous-vêtements et mes chaussettes. En enfer, il semblait y avoir de petits lutins industrieux un peu partout. De toute manière, on aurait pu lâcher un troupeau d’oies dans notre chambre durant la nuit sans que j’ouvre un œil.
Je contemplais longuement Pat, appréciant sa beauté saine et épanouie, ses petites taches de rousseur sur son nez, en songeant qu’il était bien étrange que j’aie pu confondre le sexe avec le péché. Bien sûr, il peut y avoir du péché dans l’acte sexuel, de la cruauté, de l’injustice. Mais le sexe peut exister seul sans trace de péché. J’étais arrivé ici fatigué, troublé, malheureux, et Pat avait réussi à me rendre d’abord heureux, puis reposé, et j’étais de nouveau heureux par cette adorable matinée.
(Mais pas moins impatient de te retrouver, Marga ma chérie – simplement un peu plus en forme.)
Marga verrait-elle les choses sous ce jour ?
Après tout, elle ne m’avait jamais paru particulièrement jalouse.
Qu’éprouverais-je, moi, si elle prenait des vacances sexuelles, comme je venais d’en prendre ? Ça, c’était une bonne question. Il vaudrait mieux y réfléchir, mon garçon, parce que ce n’est pas le moment de prendre des vessies pour des lanternes.
Mon regard se posa sur le lac. Je regardai monter la fumée, les étincelles que crachaient les flammes… Tandis qu’à droite comme à gauche, une douce lumière verte d’été baignait la campagne. Des montagnes aux pics enneigés se dressaient au loin.
— Pat…
— Oui, chéri ?
— Le lac n’est pas à plus de deux cents mètres d’ici, mais je ne sens même pas l’odeur du soufre.
— As-tu remarqué ces bannières ? Le vent souffle constamment en direction du puits, quel que soit l’endroit où l’on se trouve. Là, au-dessus du puits, il souffle vers le haut – ralentissant d’ailleurs toutes les âmes qui arrivent par des moyens balistiques – et retombe de l’autre côté du globe où se trouve un puits froid dans lequel le sulfure d’hydrogène réagit avec l’oxygène pour former du soufre et de l’eau. Le soufre se dépose, l’eau se change en vapeur et revient. Ces deux puits et cette circulation contrôlent le temps tout comme la lune exerce son influence sur les climats et le temps de la terre. Mais plus discrètement.
— Je n’ai jamais été très brillant en physique. Mais ça ne me rappelle en rien les lois naturelles que j’ai apprises à l’école.
— Bien sûr que non. Le patron n’est pas le même ici. Il dirige la planète comme il lui convient.
Ma réponse, quelle qu’elle ait été, fut couverte par un gong dont la note mélodieuse résonna dans tout l’appartement.
— Dois-je répondre, monsieur ? me demanda Pat.
— Bien sûr, mais comment oses-tu m’appeler « monsieur » ? C’est probablement le service d’étage, non ?
— Non, Alec chéri, le service d’étage ne viendra faire son travail que lorsque nous serons partis. (Elle se leva et revint bientôt avec une enveloppe.) Une lettre du courrier impérial. Pour toi, chéri.
— Moi ?
Je la pris en hésitant et l’ouvris. Il y avait un sceau en relief en en-tête représentant le diable conventionnel, rouge, avec des cornes, des sabots, une queue fourchue et une fourche, campé dans les flammes.
Et je lus en dessous :
Saint Alexander Hergensheimer
Sheraton « Sans Souci »
La Capitale
Salutations,
En réponse à votre demande d’audience avec Sa Majesté Infernale, Satan Mekratrig, Souverain de l’Enfer et de Ses Colonies, Premier des Trônes Déchus, Prince des Mensonges, j’ai l’honneur de vous faire connaître que Sa Majesté vous requiert de bien vouloir compléter votre demande en procurant à son bureau un mémoire complet et sincère sur votre vie. Quand cela sera fait, une décision sera prise quant a votre demande.
Puis-je ajouter au message de Sa Majesté le conseil suivant : toute tentative d’omission, toute imprécision volontaire, ou toute exagération faite dans le but de plaire à Sa Majesté ne saurait lui plaire.
J’ai bien l’honneur de rester
très sincèrement à Lui,
Je lus le message à Pat à haute voix. Elle battit des cils et siffla.
— Mon chéri, tu ferais bien de te dépêcher !
— Mais je…
La feuille s’enflamma spontanément et je laissai tomber les cendres dans les assiettes sales.
— Est-ce que ça se produit souvent ?
— Je ne sais pas. C’est bien la première fois que je vois un message du N°1. Et c’est aussi la première fois que j’entends parler d’une audience accordée à qui que ce soit.
— Pat, je n’ai pas sollicité d’audience. J’avais l’intention d’essayer de savoir comment m’y prendre aujourd’hui, justement. Mais je n’ai pas envoyé de demande qui justifie cette réponse.
— Alors tu dois être convoqué d’urgence. Il ne faut pas laisser traîner ça. Je vais t’aider, chéri : je peux taper à la machine, si tu veux.
Les lutins ou les diablotins s’étaient de nouveau activés. Dans un coin de l’immense living, je découvris qu’on avait installé deux bureaux. L’un était réservé aux travaux d’écriture, avec des piles de papier et tout un choix de stylos et de crayons, tandis que sur l’autre un ensemble nettement plus complexe avait été disposé. Pat se dirigea droit sur lui.
— Chéri, on dirait bien que je suis toujours à ton service. Me voilà secrétaire à présent. Le tout dernier et le meilleur des ensembles Hewlett-Packard. On va s’amuser ! A moins que tu ne saches taper ?…
— Je crains que non.
— O.K. Alors, tu feras le brouillon, je mettrai ça en forme… je corrigerai éventuellement tes fautes de grammaire… et tu n’auras plus qu’à l’envoyer. Maintenant je sais pourquoi on m’a choisie. Ce n’est pas à cause de mon joli sourire, mais pour mes talents de secrétaire. La plupart des filles de ma guilde ne savent même pas taper. La plupart ont choisi la prostitution parce qu’elles ne savaient ni rédiger ni taper. Mais pas moi. Bien, mettons-nous au travail. Ça va nous prendre des jours, des semaines. Je ne sais pas. Est-ce que tu veux que je continue à dormir ici ?
— Tu veux partir ?
— Chéri, c’est à l’hôte de décider.
— Alors je ne veux pas que tu partes. (Marga ! Sois raisonnable ! Il faut me comprendre !)
— C’est une bonne chose que tu aies dit ça, parce que je crois que j’aurais éclaté en sanglots. Et puis, une bonne secrétaire doit toujours se trouver à portée de main si quoi que ce soit d’urgent se produit durant la nuit.
— Pat, ce genre de plaisanterie était éculé quand j’étais au séminaire.
— Eculé ? Oui, c’est vrai, ça l’était même à ma naissance. Allons-y, chéri.
Essayez de visualiser un calendrier (que je ne possède pas) et dont les pages s’envolent une à une au vent. Ce manuscrit devient de plus en plus volumineux mais Pat insiste pour que je suive au pied de la lettre le conseil du prince Belzébuth. Elle fait deux copies de tout ce que j’écris. Cela fait deux piles : l’une reste sur mon bureau, l’autre disparaît chaque nuit. Les diablotins, toujours. Pat me dit que je puis avoir l’assurance que la version qui disparaît aboutit au palais, au moins jusque sur le bureau du prince… donc, ce que j’ai fait jusque-là doit être satisfaisant.
En moins de deux heures, chaque jour, Pat tape et sort de l’imprimante ce qu’il m’a fallu tout un jour pour rédiger. Mais je cessai de travailler aussi durement quand je reçus la note manuscrite qui suit :
Vous travaillez trop dur. Distrayez-vous un peu. Emmenez-la au théâtre. Ou en pique-nique. Ne vous laissez pas engloutir comme ça.
La note, elle aussi, s’autodétruisit. C’était la preuve qu’elle était authentique. J’obéis donc à ce conseil. Avec plaisir ! Mais je n’ai pas l’intention de décrire ici tous les endroits chauds de la Capitale de Satan.
Ce matin même, j’ai enfin atteint ce point étrange où je décris ce qui advient maintenant… et je tends ma dernière page à Pat.
Moins d’une heure après que j’eus rédigé cette dernière ligne, le gong a résonné. Pat est revenue en courant et a mis ses bras autour de moi.
— Mon chéri, je dois te dire au revoir. Je ne te reverrai plus.
— Quoi ?
— C’est comme ça. On m’a dit ce matin que ma fonction prenait fin. Mais j’ai quelque chose à te dire. Tu découvriras fatalement, tôt ou tard, que j’ai fait un rapport quotidien sur toi. Je t’en prie : ne m’en veux pas. Je suis une professionnelle. En fait, j’appartiens au Service de Sécurité impérial.
— Du diable !… Alors tous tes baisers, tes soupirs… Tout ça, c’était simulé !
— Jamais, à aucun moment ! Et quand tu retrouveras ta Marga, dis-lui qu’elle a bien de la chance.
— Sœur Marie Patricia, est-ce encore un nouveau mensonge ?
— Saint Alexander, jamais je ne vous ai menti. J’ai dû taire certaines choses jusqu’à ce que j’aie le droit de parler, c’est tout.
Elle a écarté les bras.
— Hé ! Tu ne m’embrasses même pas ?
— Alec, si vraiment tu as envie de m’embrasser, tu n’as pas besoin de le demander.
Je ne lui ai pas demandé. Si Pat me jouait la comédie, alors elle était vraiment très bonne actrice.
Deux anges déchus de grande taille m’attendaient pour m’escorter jusqu’au palais. Ils étaient blindés et pourvus d’un armement impressionnant. Pat avait enveloppé soigneusement mon manuscrit et elle leur expliqua que j’étais censé l’avoir avec moi. J’étais sur le point de partir quand je m’arrêtai soudain.
— Mon rasoir !
— Regarde dans ta poche, mon chéri.
— Mais… comment est-il arrivé là ?
— Mon amour, je savais que tu ne reviendrais pas.
Une fois encore, je découvris que, en compagnie d’anges, même déchus, je pouvais voler. Nous avons décollé du balcon, fait le tour du Sheraton, avant de franchir la Plaza pour aller nous poser sur le balcon du troisième étage du palais de Satan. Ensuite, il y a eu toute une suite de couloirs, une grande volée d’escaliers dont les marches étaient bien trop hautes pour être confortables pour des humains. Lorsque j’ai trébuché, l’un de mes anges gardiens m’a rattrapé et m’a soutenu jusqu’en haut sans dire un mot.
Lui comme son copain ne disaient rien depuis le départ de l’hôtel.
D’immenses portes de cuivre, aussi complexes que les portes de Ghiberti, se sont ouvertes devant nous et on m’a poussé à l’intérieur.
Et je L’ai vu.
Le hall était plongé dans la pénombre, enfumé, et des gardes en armes étaient alignés de part et d’autre. Il y avait un grand trône, et une Créature dessus, au moins deux fois aussi grande qu’un homme… Une Créature qui était le diable tel que vous pouvez le voir sur des bouteilles de bière, des flacons de piment, des lotions, que sais-je ?… Avec la queue, les cornes, les yeux ardents, une fourche en guise de sceptre, la peau rutilante et rouge sombre dans le reflet des braseros, une Créature musculeuse et longiligne. Je dus faire un effort pour me rappeler que le prince des Mensonges pouvait prendre l’apparence qu’il souhaitait, n’importe laquelle. Il comptait sans doute m’impressionner.
Mais Sa voix, lorsqu’il parla, était comme une corne de brume :
— Saint Alexander, tu peux M’approcher.