16

L’homme serait-il juste devant Dieu ?

Serait-il pur devant celui qui t’a fait ?

Job, 4:17


Instruisez-moi, et je me tairai ; faites-moi comprendre en quoi j’ai péché.

Job, 6:24


Dans un drugstore, dans le centre de Flagstaff, j’ai échangé mon aigle d’or contre neuf pièces d’argent et quatre-vingt-quinze cents, plus une savonnette. C’était une idée de Margrethe.

— Alec, un patron de drugstore n’est pas un banquier. Changer de l’argent ne fait pas forcément partie de son métier. Nous avons besoin de savon. Il faut que nous prenions un bain et aussi que je lave mon linge et le tien… Et j’ai toutes raisons de croire que nous ne trouverons pas de savon dans le genre d’hôtel que Steve nous a conseillé.

Elle avait raison en tout point. Le patron du drugstore a haussé les sourcils en voyant une pièce d’or de dix dollars mais n’a pas fait de commentaire. Il l’a prise et l’a fait tinter sur le comptoir avant de s’emparer d’une petite bouteille d’acide dissimulée derrière la caisse enregistreuse et d’en verser quelques gouttes sur l’aigle d’or.

Moi non plus, je n’ai fait aucun commentaire. Sans mot dire, il m’a ensuite compté neuf pièces d’un dollar argent, une d’un demi-dollar, une pièce de vingt-cinq cents et une de dix. Je ne les ai pas immédiatement empochées. Impassible, je les ai soumises l’une après l’autre au test du comptoir en les faisant longuement tinter. Puis, cela fait, je lui ai rendu une pièce d’un dollar.

Il est resté silencieux. Il avait entendu comme moi le son mat de la pièce. Il a affiché le remboursement sur sa caisse enregistreuse, puis a poussé une autre pièce d’un dollar dans ma direction. Celle-là tintait comme une clochette de cristal. Quant à la pièce fausse, il l’a glissée quelque part tout au fond du tiroir-caisse avant de me tourner le dos.

Aux limites de la ville, à mi-chemin de Winona, nous avons trouvé un endroit assez minable pour nos disponibilités. C’est Margrethe qui a marchandé, en espagnol. Notre hôte demandait cinq dollars. Marga en appela à la Vierge Marie et à trois saints pour être témoins du malheur qui s’abattait sur elle. Puis elle fit une contre-offre de cinq pesos.

Là, je ne comprenais pas sa manœuvre, étant donné qu’elle n’avait pas le moindre peso sur elle. A moins qu’elle n’eût l’intention de monnayer ces précieux « pesos royaux » que j’avais encore sur moi ?

Mais je ne suis pas arrivé à savoir, car le propriétaire proposa trois dollars, dernier prix, Señora, Dieu m’en est témoin.

Ils se mirent finalement d’accord pour un dollar et demi, et Marga réussit à louer des draps propres et une couverture pour cinquante cents de plus. Elle régla le tout avec deux dollars argent mais exigea des oreillers et des housses d’oreillers propres pour sceller le marché. Elle les obtint mais le patrón insista pour un petit quelque chose de symbolique, rien que pour conjurer le mauvais sort. Marga ajouta une pièce de dix cents et il s’inclina alors devant elle en lui assurant que, désormais, cette demeure lui appartenait.

A sept heures, le lendemain matin, nous étions en route.

Reposés, propres, heureux et affamés. Une demi-heure plus tard, nous étions à Winona et nous mourions de faim.

Nous nous sommes arrêtés dans un petit lunchroom routier. Des cakes : dix cents. Du café : cinq cents. La deuxième tasse était gratuite, de même que le beurre et le sirop d’érable.

Margrethe n’a pas pu finir ses cakes – il y en avait trop – et j’ai dû terminer à sa place.

Sur le mur, un panneau annonçait :


Réglez quand vous êtes servis – pas de pourboire – êtes-vous prêts pour le jour du Jugement ?


Le serveur-cuisinier (qui était également le propriétaire, selon, moi) avait un numéro du Tour de garde à portée de la main. Je lui ai demandé :

— Frère, as-tu les dernières nouvelles du jour du Jugement ?

— Ne plaisantez pas à ce sujet. Dans le puits, l’éternité sera longue.

— Mais je ne plaisantais pas. Par les signes et présages que j’ai observés, je crois que nous sommes dans la période de sept années que prophétise le chapitre onze de l’Apocalypse, versets deux et trois. Mais je ne sais pas jusqu’à quel point nous y sommes entrés.

— Nous sommes déjà dans la seconde moitié, m’a-t-il répondu. Les deux témoins sont désormais prophètes et l’antéchrist est en liberté sur la terre. Etes-vous en état de grâce ? Sinon, vous feriez bien de vous hâter.

— Et toi aussi, apprête-toi, car avant même l’heure que tu penses, le Fils de l’Homme viendra.

— Tu ferais bien d’y croire !

— Mais j’y crois. Et merci pour ce délicieux breakfast.

— Y a pas de quoi. Et que le Seigneur veille sur toi.

— Merci. Qu’il te bénisse et t’aie en Sa garde.

Marga et moi sommes sortis. Et nous avons repris notre chemin vers l’est.

— Comment vas-tu, ma douce ?

— J’ai bien mangé et je suis en forme.

— Moi aussi. Et je suis heureux à cause de quelque chose que tu as fait la nuit dernière.

— Moi aussi. Mais tu y réussis toujours, mon chéri.

— Oui, bien sûr, il y a ça… Moi aussi je suis heureux avec toi. A chaque fois. Mais je pensais à quelque chose que tu avais dit plus tôt. Quand Steve t’a demandé si tu étais d’accord avec moi à propos du Jugement et que tu lui as répondu que tu l’étais. Marga, je ne puis te dire à quel point j’ai été inquiet que tu n’aies pas décidé de revenir dans le sein de Jésus. Le jour du Jugement approche et nous ne pouvons en connaître l’heure. Oui, vraiment, je suis inquiet. Pourtant, apparemment, tu sais trouver ton chemin vers la Lumière, mais tu as décidé de ne pas en discuter avec moi.

Nous avons fait encore vingt pas peut-être sans que Margrethe prononce un mot. Puis, enfin, elle a déclaré d’un ton calme :

— Mon amour, j’aimerais apaiser ton esprit. Si je le pouvais. Mais ce n’est pas en mon pouvoir.

— Vraiment ? Je ne comprends pas. Peux-tu m’expliquer ?

— Je n’ai pas dit à Steve que j’étais d’accord avec toi. Mais seulement que je n’étais pas en désaccord.

— C’est la même chose !

— Non, chéri. Une chose que je n’ai pas dite à Steve mais que j’aurais dû lui dire par honnêteté est que je ne suis jamais publiquement en désaccord avec mon époux à propos de quoi que ce soit. Je suis prête à discuter de n’importe quel litige en privé avec toi. Mais je ne l’aurais pas accepté devant Steve. Pas plus que devant n’importe qui.

J’ai ruminé un instant là-dessus. Plusieurs commentaires me sont venus en tête que je n’ai pas exprimés. Puis j’ai dit enfin :

— Merci, Margrethe.

— Mon bien-aimé, je fais cela autant pour ma dignité que pour la tienne. Toute ma vie, j’ai détesté le spectacle de ces maris et de ces femmes qui se querellent en public, qui se chamaillent pour rien. Si tu me dis que le soleil est recouvert de petits chiens verts, je ne te contredirai jamais en public.

— Mais c’est vrai, pourtant !

— Pardon ?

Elle s’était interrompue avec une expression de surprise.

— Mon Dieu, Marga… Quel que soit le problème, tu arrives toujours à trouver une réponse aimable. Si jamais je vois des petits chiens verts sur la lune, je me souviendrai d’en discuter avec toi en privé, plutôt que de t’affronter en public. Je t’aime. J’ai pris trop à cœur ce que tu as dit à Steve parce que je suis vraiment inquiet.

Elle a pris ma main et nous avons encore fait quelques pas sans parler.

— Alec ?

— Oui, mon amour ?

— Je ne voulais pas te fâcher. Si je me trompe et si tu dois aller au paradis chrétien, je veux y aller avec toi. Et si cela implique que je dois retrouver ma foi en Jésus – et il semble bien que ce soit le cas – je suis prête. J’essaierai. Mais je ne peux rien te promettre, puisque la foi n’est pas une simple question de volonté. Mais j’essaierai.

Je me suis arrêté pour l’embrasser, au grand amusement des passagers d’un bus qui nous doublait.

— Chérie, il y a tant d’autres choses que je ne puis te demander. Prierons-nous ensemble ?

— Alec, j’aimerais mieux pas. Laisse-moi prier seule – je le ferai ! Quand le moment sera venu de prier ensemble, je te le dirai.

Peu après, nous avons été pris par un couple de rancheros qui nous ont conduits jusqu’à Winslow. Ils nous y ont laissés sans nous poser la moindre question et sans que nous leur ayons rien dit, ce qui est en soi une sorte de record dans le monde de l’auto-stop.

Winslow est une ville bien plus importante que Winona. Plutôt peuplée, pour une agglomération du désert : sept mille habitants d’après mes estimations. Et c’est là que nous avons trouvé l’occasion de faire ce que Steve nous avait indirectement suggéré et dont nous avions parlé la nuit d’avant.

Steve ne s’était pas trompé : nous n’étions vraiment pas habillés pour le désert. Bien sûr, nous n’avions pas eu le choix, puisque nous avions été pris par un autre changement de monde. Mais je n’avais vu personne en costume de ville jusqu’à présent. Et encore moins une femme de type anglo-saxon en tenue de ville. Les femmes indiennes aussi bien que les Mexicaines portaient des jupes, mais les Anglo-Saxonnes avaient des shorts ou des pantalons, je veux dire des jeans, des pantalons de velours, des culottes de cheval, etc. Les jupes étaient rares, les robes absentes. De même que les tailleurs.

De plus, les vêtements que nous portions ne convenaient pas ici, même en ville. Ils paraissaient aussi incongrus que des fanfreluches des années trente. Ne me demandez pas pourquoi, car je n’ai rien d’un spécialiste de la mode, surtout en ce qui concerne les femmes. Le costume que je portais avait été très élégant lorsqu’il avait été porté par mon patrón, Don Jaime à Mazatlan, dans un autre monde… Mais, sur moi, en plein désert d’Arizona, dans ce monde-ci, il me donnait l’apparence d’un véritable clochard.

Par bonheur, à Winslow, nous avons trouvé exactement la boutique qu’il nous fallait : Deuxième Chance : des affaires, rien que des affaires – ni chèques ni crédit, ni reprise – tous nos vêtements ont été stérilisés pour la vente.

La même chose était répétée au-dessus en espagnol.

Une heure plus tard, après avoir fouillé dans l’ensemble de leur stock et laissé Margrethe marchander pendant un siècle, nous nous sommes retrouvés correctement vêtus pour le désert. J’avais un pantalon kaki, une chemise assortie et un chapeau de paille de style vaguement western. Margrethe était plus court vêtue : un short très court et collant – assez indécent – et un corsage qui était un peu moins qu’un corsage, tout en n’étant pas exactement un soutien-gorge. On appelait ça un « maillot ».

En la voyant, je me suis penché vers elle pour lui murmurer :

— Je t’interdis de te montrer en public dans cette tenue indécente.

— Chéri, il fait chaud. Et tu joues déjà au ringard, alors que nous ne sommes qu’au début de la journée.

— Je ne plaisante pas, tu sais. Je t’interdis absolument de te promener comme ça.

— Alec… Je ne me souviens pas de t’avoir demandé la permission.

— Tu me provoques ?

Elle a soupiré.

— Peut-être. Mais je ne le veux pas. Est-ce que tu as ton rasoir ?

— Tu le sais bien. Tu m’as vu !

— J’ai tes chaussettes et ton caleçon. Est-ce que tu as besoin d’autre chose ?

— Non, Margrethe. Et cesse de changer de conversation !

— Chéri, je t’ai déjà dit que je ne tenais pas à me quereller avec toi en public. La tenue que je viens d’acheter a une jupe portefeuille. Je m’apprêtais à la mettre. Alors, laisse-moi faire et règle la facture. Ensuite, nous sortirons et nous pourrons parler seul à seul…

Furibond, j’ai quand même fait ce qu’elle me disait. Mais force m’est de reconnaître qu’en sortant de la boutique, nous avions plus d’argent qu’en y entrant. Par quel miracle ?

Ce costume que j’avais hérité de mon patrón, Don Jaime, et qui m’avait paru si ridicule quand je le portais, était parfait sur le propriétaire de la boutique. En fait, il ressemblait à Don Jaime. Et il avait accepté de faire l’échange avec ce que je portais à présent : chemise et pantalon kaki, et chapeau de paille.

Mais Margrethe en voulait plus. Elle a demandé cinq dollars et elle en a eu deux finalement.

Lorsqu’elle a enfin réglé la note, je me suis rendu compte qu’elle avait usé de la même magie pour se débarrasser de ce tailleur dont elle n’avait plus besoin. Nous étions entrés dans la boutique avec sept dollars cinquante-cinq et nous en étions sortis avec huit dollars quatre-vingts, vêtus pour le désert, plus un peigne (pour deux), une brosse à dents (pour deux également), un sac tyrolien, un rasoir, du linge de corps et des chaussettes. Le tout était d’occasion mais parfaitement stérilisé.

Je n’ai rien d’un tacticien, surtout avec les femmes. Nous étions de nouveau sur l’autoroute et nous pouvions parler tranquillement. J’attendais que Margrethe commence, sans avoir conscience que j’avais d’ores et déjà perdu.

Sans ralentir le pas, elle m’a demandé :

— Eh bien, chéri ? Tu voulais que nous discutions de quelque chose ?

— Eh bien… Oui, je reconnais qu’avec cette jupe, ta tenue est plus correcte. Enfin, à peine… Mais il n’est pas question que tu te montres en public avec ce short. Est-ce bien compris ?

— J’avais l’intention de porter seulement le short. Si le temps le permet. Et c’est le cas, Alec.

— Mais, Margrethe, je t’ai dit que je ne voulais pas ! (Elle défaisait sa jupe et s’apprêtait à l’ôter.) D’accord, tu me défies ?

Elle la plia soigneusement avant de me répondre.

— Puis-je la mettre dans le sac ? S’il te plaît ?

— Tu me désobéis délibérément !

— Mais, Alec, je n’ai pas à t’obéir, pas plus que tu n’as à m’obéir !

— Mais… Ecoute, chérie, sois raisonnable. Tu sais très bien que je ne te donne jamais d’ordres. Mais une épouse doit quand même obéir à son mari. Et n’es-tu pas ma femme ?

— C’est ce que tu m’as dit. Et je le reste jusqu’à ce que tu me dises le contraire.

— Alors, c’est ton devoir de m’obéir.

— Non, Alec.

— Mais c’est le premier devoir d’une épouse !

— Je ne suis pas d’accord.

— Mais… Mais c’est dément ! Est-ce que tu veux me quitter ?

— Non. Seulement si tu décides que nous divorçons.

— Je ne crois pas au divorce. Ce n’est pas bien. Cela va à l’encontre des Ecritures.

Elle n’a pas répondu, cette fois.

— Margrethe… Je t’en prie : remets ta jupe !

— Tu as presque failli me convaincre, chéri, a-t-elle dit doucement. Peux-tu m’expliquer pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que ce short, tout seul, est absolument indécent !

— Je ne vois nulle part qu’un vêtement puisse être indécent, Alec. Une personne, oui. En ce cas, veux-tu dire que c’est moi qui suis indécente ?

— Ecoute… tu déformes mes paroles. Quand tu portes ce short – sans la jupe, et en public – tu exposes tellement de ta personne que cela en devient indécent. Regarde, en cet instant même ; là, au nord de cette autoroute, on voit tes bras et tes jambes. Les gens qui passent en voiture te voient comme ça. Je les ai vus te regarder !

— Parfait. J’espère que le spectacle leur est agréable !

— Comment ?

— Tu me dis toujours que je suis jolie. Mais il est possible que tu te trompes. J’espère que je suis aussi jolie pour les autres.

— Margrethe, sois sérieuse. Nous parlons ici de nos corps et de nos membres à nu. Complètement à nu.

— Tu me dis que mes jambes sont nues. Oui, bien sûr. C’est comme ça que je les préfère quand il fait chaud. Mais pourquoi froncer les sourcils, chéri ? Mes jambes sont-elles laides à ce point ?

(Ah ! beauté à nulle autre pareille !)

— Mais tes jambes sont superbes, mon amour. Je te l’ai dit tant de fois. Mais je n’ai nullement l’intention de partager ta beauté avec tous les autres.

— Je ne vois pas en quoi le fait de partager la beauté la diminuerait. Mais revenons à notre sujet, Alec : tu me disais que mes jambes étaient indécentes. Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi ? Je ne crois pas…

— Voyons, Margrethe… la nudité est indécente par nature. Elle suscite des pensées luxurieuses.

— Vraiment ? Est-ce que tu as une érection en regardant mes jambes ?

— Margrethe !

— Alec, tu es vraiment un ringard ! Et tu vas t’arrêter ! Je te pose une question très simple !

— Mais inconvenante.

Elle a soupiré.

— Alec, je ne vois pas en quoi une question peut être inconvenante entre mari et femme. En quoi mes jambes sont-elles indécentes ? En quoi la nudité est-elle indécente ? Je me suis montrée nue devant des centaines de gens…

— Margrethe !

Elle a eu l’air surprise.

— Mais tu le savais !

— Non, je ne le savais pas et je suis particulièrement choqué de te l’entendre dire !

— Vraiment, chéri ? Mais tu sais que je nage bien.

— Quel rapport ? Moi aussi, je sais nager, et bien. Mais je ne nage pas tout nu pour autant. J’ai un maillot de bain.

(Pourtant, j’avais un souvenir encore très vivace de la piscine du Konge Knut. Oui, ma chérie s’y était baignée toute nue. J’étais bel et bien coincé.)

— Oh… chéri, oui. J’ai vu ces maillots à Mazatlan. Et en Espagne auparavant. Mais tu sais, nous sommes à nouveau des naufragés. Il y a des problèmes plus graves que celui de savoir si je dois avoir les jambes nues, si c’est indécent, si je dois me laisser embrasser par tous les Steve que nous rencontrons, ou même si je dois t’obéir au doigt et à l’œil… Tu veux faire de moi ce que je ne suis pas. J’aimerais être ta femme pendant des années, toute ma vie peut-être… et j’espère partager le Paradis avec toi, si tu dois aller au Paradis. Mais, chéri, je ne suis plus une enfant. Et je ne suis pas ton esclave. Je t’aime, d’accord, et j’ai envie de te plaire. Mais je n’obéirai pas à tes ordres parce que je suis ta femme.

Je pourrais vous raconter que ma réplique aussi brillante que véhémente l’a clouée sur place. Oui, mais ce serait mentir effrontément. J’essayais encore de trouver une réplique quand une voiture a ralenti après nous avoir dépassés. J’ai entendu un sifflement, puis la voiture s’est arrêtée avant de reculer jusqu’à notre hauteur.

— Vous voulez monter ?

— Oui ! a lancé Margrethe en se précipitant. Evidemment, je n’ai pu que la suivre.

C’était un break. Une femme était au volant et l’homme qui était à côté d’elle s’est penché pour ouvrir la portière arrière.

— Installez-vous !

Ils avaient tous deux à peu près mon âge.

J’ai laissé passer Margrethe avant de m’installer à mon tour.

— Vous avez assez de place ? a demandé l’homme. Sinon, vous pouvez jeter tout ce bazar par terre. On ne s’assoit jamais sur le siège arrière, alors il est plutôt encombré de tas de trucs, généralement. On s’appelle Clyde et Bessie Bulkey.

— Bessie, pas Bonnie, a dit la femme.

— Vous devriez rire, c’est drôle, a ajouté l’homme.

Il était du genre costaud, et même gras. Il avait dû être un athlète au collège et s’était laissé aller après. Quant à sa femme, elle avait quelques rembourrages en trop.

— Enchantés, ai-je dit. Nous, c’est Alec et Margrethe Graham. Je vous remercie de nous avoir pris.

— Ne soyez pas si cérémonieux, Alec, a dit Bessie. Et vous allez jusqu’où ?

— Bessie, je t’en prie, regarde la route !

— Clyde, mon cher, si tu n’aimes pas la façon dont je conduis ce tas de boue, je veux bien te laisser le cerceau.

— Non, non, tu te débrouilles très bien !

— Alors ferme-la ou je demande le divorce pour cruauté mentale. Vu ?

— Nous allons au Kansas, ai-je risqué.

— Houla ! Nous, on va pas aussi loin ! A Chambers, on se dirige vers le nord. C’est pas loin. Disons un peu plus de cent cinquante ? Mais vous êtes les bienvenus à bord. Qu’est-ce que vous allez faire au Kansas ?

(Oui, qu’allais-je faire au Kansas ? Ouvrir un salon de thé et vendre des sorbets ? Ramener ma chère femme dans le troupeau pour l’heure du jugement dernier ?)

— Je vais aller faire la vaisselle.

— Mon mari est trop modeste, a dit tranquillement Margrethe. En fait, nous allons ouvrir un petit bar-restaurant dans une petite ville universitaire. Mais, en attendant, il se peut que nous ayons à faire la vaisselle. Ou n’importe quel autre job.

Je leur ai expliqué alors ce qui nous était arrivé, avec toutefois quelques variations et omissions pour éviter qu’ils ne nous croient pas.

— Et le restaurant a été anéanti, nos amis mexicains sont tous morts, et nous avons perdu tout ce que nous avions. Si je parle de vaisselle, c’est parce que c’est l’emploi le plus facile à trouver, en général. Mais je peux accepter n’importe quoi.

Clyde déclara :

— Alec, avec ce genre d’idées, je suis sûr que vous serez remis sur les rails en un rien de temps.

— Nous avons perdu un peu d’argent, c’est tout. Mais nous ne sommes pas trop vieux pour tout recommencer.

(Doux Seigneur, retarderas-Tu le Jour de Ton jugement pour que j’y parvienne ? Que Ta volonté soit faite. Amen.)

Margrethe m’a tendu la main et je l’ai serrée. Clyde l’a remarqué car il s’était légèrement tourné sur son siège de manière à nous voir en même temps que sa femme.

— Vous y arriverez, a-t-il dit. Avec votre femme pour vous soutenir, vous y arriverez.

— Je le crois. Merci.

Je savais pourquoi il s’était tourné comme ça : pour pouvoir regarder Margrethe. J’avais envie de lui dire de ne pas trop la manger des yeux mais, vu les circonstances, je ne pouvais pas me le permettre. De plus, il était évident que M. et Mme Bulkey n’étaient nullement choqués par la tenue de ma bien-aimée. Mme Bulkey était habillée de la même manière. Elle en portait même moins. C’est-à-dire qu’on voyait encore plus de peau nue. Si elle n’avait pas la divine beauté de Margrethe, je dois toutefois reconnaître qu’elle était plutôt attirante.

En traversant le Painted Desert, nous nous sommes arrêtés pour contempler le paysage qui était vraiment d’une beauté incroyable. Je l’avais déjà vu mais, pour Margrethe, c’était une découverte, et elle resta sans voix. Clyde me dit qu’ils s’arrêtaient toujours là et qu’ils ne s’en lassaient pas, même s’ils avaient contemplé ce panorama des centaines de fois.

Rectification : j’avais déjà vu le Painted Desert… mais dans un autre monde. Ce que je voyais confirmait ce que j’avais pensé : ce n’était pas Notre Mère la Terre qui subissait ces changements frénétiques, mais l’homme et ses œuvres – et encore de façon très partielle. La seule explication possible pouvait conduire à la paranoïa. Dans ce cas, je devais prendre soin de Margrethe et ne pas capituler.

Clyde nous acheta des hot-dogs et des boissons fraîches et refusa que je participe. Quand nous sommes remontés en voiture, c’est lui qui s’est mis au volant et il a proposé à Margrethe de passer devant à côté de lui. Cela ne m’a pas plu, mais je n’ai pu émettre la moindre protestation puisque Bessie a dit aussitôt :

— Pauvre Alec ! Le voilà avec la vieille. Ne t’en fais pas, mon chou : on n’est plus qu’à quarante kilomètres de la bifurcation de Chambers… Vingt-trois minutes exactement, vu la façon dont Clyde conduit.

Cette fois-ci, Clyde mit trente minutes. Mais il attendit qu’une voiture nous prenne pour gagner Gallup.

Nous avons atteint Gallup avant la nuit. Nous avions encore l’honorable somme de huit dollars quatre-vingts en poche, mais c’était néanmoins le moment de se mettre en quête d’assiettes sales. A Gallup, il y a autant de motels et de gîtes-étapes que d’Indiens et presque la moitié possèdent une sorte de restaurant. J’en ai visité treize avant d’en trouver un qui eût besoin d’un plongeur.

Quatorze jours plus tard, nous nous sommes retrouvés à Oklahoma City. Vous trouvez que nous avons mis plutôt longtemps, et vous ne vous trompez pas. Ça fait exactement moins de quatre-vingts kilomètres par jour. Mais pas mal de choses étaient advenues et je me sentais absolument paranoïde. Les changements de mondes se succédaient, comme calculés pour me causer un maximum d’ennuis.

Vous avez déjà vraiment observé un chat jouer avec une souris ? La souris n’a pas la moindre chance. Jamais. Même s’il n’a pas plus de cervelle que celle que le Bon Dieu a donné aux souris, le chat sait. Mais pourtant, la souris essaie toujours. Elle tente sa chance… et, constamment, le chat la ramène d’un coup de patte.

La souris, en l’occurrence, c’était moi.

En fait, nous étions deux souris, puisqu’il y avait Margrethe… et c’était uniquement à cause d’elle que je poursuivais le jeu. Elle ne se plaignait pas et ne cherchait pas à abandonner. Donc, moi non plus.

Exemple : je m’étais aperçu que, si le papier monnaie n’avait plus la moindre valeur après un changement de monde, l’or et l’argent restaient plus ou moins négociables, sinon en pièces, du moins comme métal. Je m’étais donc habitué à me précipiter sur la vraie monnaie et je refusais autant que possible le papier.

Alec, tu deviens malin.

Trois jours après notre arrivée à Gallup, Marga et moi nous nous sommes offert une petite sieste dans une chambre entièrement payée par la vaisselle (mon rayon) et le ménage (celui de Margrethe). Nous n’étions pas venus avec l’intention réelle de dormir mais simplement de nous reposer un peu avant le repas. La journée avait été longue et exténuante. Nous nous sommes allongés sur le dessus-de-lit.

J’étais à peine en train de me détendre quand j’ai pris conscience que quelque chose de dur m’appuyait sur la colonne vertébrale. Je réussis à reprendre suffisamment mes esprits pour comprendre que les dollars d’argent que nous avions patiemment accumulés étaient tombés de ma poche lorsque je m’étais retourné. J’ai donc ôté mon bras qui soutenait la tête de Margrethe, récupéré les dollars et je les ai patiemment recomptés avant d’y ajouter la menue monnaie que j’avais et de déposer le tout sur la table de chevet, à une vingtaine de centimètres de ma tête. Ensuite, j’ai repris la position horizontale, j’ai glissé à nouveau un bras sous la nuque de Marga et j’ai sombré illico dans le sommeil.

Quand je me suis réveillé, il faisait très noir.

Margrethe ronflait doucement au creux de mon bras. Je me suis complètement éveillé et je l’ai secouée gentiment en murmurant :

— Chérie, réveille-toi.

— Com… comment ?

— Il est tard. On dirait que nous avons manqué le dîner.

Elle a retrouvé très vite ses esprits.

— Tu peux allumer la lampe de chevet ?

J’ai tâtonné et j’ai presque failli tomber du lit.

— Bon sang ! Je n’arrive pas à trouver cette satanée lampe. On se croirait au fond d’une mine. Attends une seconde… Je vais aller allumer le lustre.

Je me suis aventuré précautionneusement hors du lit.

J’ai essayé de me diriger vers la porte, j’ai trébuché sur une chaise, puis j’ai tendu la main, trouvé enfin la poignée et un interrupteur. La lumière au-dessus du lit s’est allumée.

Durant un long, très long moment d’abattement, ni l’un ni l’autre n’avons dit un mot. Puis ma première remarque, aussi inepte qu’inutile, a été :

— Ils ont recommencé.

La chambre avait toutes les caractéristiques anonymes de n’importe quelle chambre de motel bon marché. Pourtant, par de nombreux détails, elle différait de celle où nous nous étions endormis.

Et nos dollars si précieusement économisés s’étaient envolés.

A part nos vêtements, il ne restait rien. Sac, chaussettes, sous-vêtements de rechange, peignes, rasoir… Il ne restait plus rien.

— Eh bien, Marga, que faisons-nous maintenant ?

— Ce que décidera Monsieur !

— Mmouais… Je crois que plus personne ne me connaîtra à la cuisine. Mais ils me laisseront quand même peut-être laver la vaisselle.

— Il se pourrait aussi qu’ils aient besoin d’une serveuse.

La porte était munie d’un crochet et je n’avais pas de clé : je l’ai donc laissée entrebâillée d’un ou deux centimètres. Elle ouvrait directement sur une cour-parking. Dans le coin, au-dessus du bureau, un écriteau lumineux indiquait RECEPTION. Rien que de très normal, si ce n’est que cela ne correspondait absolument pas au motel où nous avions travaillé jusqu’alors. Auparavant, le bureau du directeur était situé sur le devant du bâtiment principal, tout le reste étant dévolu à la partie bar.

Une chose était certaine : nous avions manqué le dîner.

Et le breakfast. Il n’y avait pas trace de bar dans ce motel.

— Eh bien, Marga ?

— Le Kansas, c’est de quel côté ?

— Par là, à mon avis… Mais nous avons deux options. Nous pouvons retourner dans notre chambre, nous remettre bien gentiment au lit et attendre le jour en dormant. Ou bien nous pouvons essayer de faire du stop sur l’autoroute. En pleine nuit.

— Alec, je ne vois qu’un seul choix possible. Si nous retournons dans la chambre et si nous nous mettons au lit, nous aurons encore plus faim en nous réveillant, et nous ne nous sentirons pas mieux. Et ce sera peut-être pire pour nous si on nous prend dans une chambre que nous n’avons même pas payée…

— Eh, mais j’ai lavé une tonne de vaisselle !

— Non, pas ici, Alec. Et ils sont capables d’appeler la police.

Alors, nous nous sommes mis en marche.


C’était typique des persécutions dont nous avions souffert en tentant de gagner le Kansas. Oui, je dis bien « persécutions ». Si la paranoïa se définit comme une tendance à croire que le monde qui vous entoure conspire contre vous, alors j’étais bel et bien devenu paranoïaque. Mais ou il s’agissait d’une paranoïa « saine » (pardonnez-moi cet irlandisme osé) ou je souffrais d’hallucinations tellement énormes qu’il valait mieux m’enfermer pour me soigner.

Peut-être. Mais si la deuxième solution était la bonne, Margrethe faisait partie de mes hallucinations, et c’était une réponse que je ne pouvais admettre. Impossible que nous fussions victimes d’une folie à deux[22] ; quel que soit l’univers, Margrethe ne pouvait être que saine d’esprit.

Nous avons atteint la mi-journée avant de trouver quelque chose à manger. Je commençais à voir des fantômes là où un homme normal n’aurait vu que des tourbillons de poussière. J’avais la tête comme une courge et le soleil du Nouveau-Mexique n’améliorait en rien mon état.

Un camion qui transportait des maçons s’arrêta et nous prit jusqu’à Grants. Tous les gars se cotisèrent pour nous payer à déjeuner avant de nous quitter. Il se peut que je sois cliniquement fou mais absolument pas stupide : ce passage jusqu’à Grants et ce repas, nous ne les avons gagnés que grâce au short indécent de Margrethe qui attirait les regards de tous les hommes. Ce qui me donna à réfléchir tandis que je profitais (mais oui, avec plaisir !) de ce déjeuner. Quoi qu’il en soit, je gardai mes réflexions pour moi.

Quand nous nous sommes retrouvés seuls, j’ai demandé :

— A l’est ?

— Oui, m’sieur. Mais, tout d’abord, j’aimerais jeter un coup d’œil à la bibliothèque publique. S’il en existe une.

— Oh oui, sûrement !

Dans le monde de notre ami Steve, l’absence totale de modes de transports aériens m’avait conduit à soupçonner que le monde de Steve pouvait être celui dans lequel Margrethe était née (et donc celui d’« Alec Graham » tout aussi bien). Arrivés à Gallup, nous avions exploré la bibliothèque publique : c’est-à-dire que j’avais consulté l’histoire de l’Amérique dans une encyclopédie pendant que Marga se chargeait du Danemark. Il nous avait fallu cinq minutes environ pour déterminer que le monde de Steve n’était pas celui de Marga. J’avais découvert que Bryan, élu en 1896, était mort pendant son mandat et qu’il avait été remplacé par le vice-président, Arthur Sewall. C’était tout ce que j’avais besoin de savoir. Ensuite, suivait une liste de présidents et de guerres dont jamais je n’avais entendu parler.


Margrethe avait fini ses investigations, le nez retroussé par l’indignation. Quand nous nous sommes retrouvés à l’extérieur, sans être obligés de murmurer, je lui ai demandé ce qui la chiffonnait :

— Ce n’est pas ton monde, ma chérie. J’en ai la certitude.

— Non, certainement pas !

— Mais nous n’avons que des données négatives. Il y a certainement des mondes où l’aéronautique n’existe pas.

— Je suis heureuse que ce ne soit pas mon monde ! Alec, ici, le Danemark fait partie de la Suède ! N’est-ce pas affreux ?

En toute sincérité, je ne comprenais pas son désarroi. Tous les pays Scandinaves se ressemblent… du moins pour moi.

— Je suis désolé, chérie. Je ne suis pas vraiment au fait de ces problèmes.

(Je n’étais allé à Stockholm qu’une fois. La ville m’avait beaucoup plu. Mais le moment ne me semblait pas tellement bien choisi pour le dire.)

— Et ce livre idiot dit que Stockholm est la capitale, et que le roi est Carl XVI. Mais, Alec, il n’est même pas de lignée royale ! Comment peut-il être mon roi ?

— Mais voyons, chérie, ce n’est pas ton roi. Ce n’est pas ton monde.

— Je sais… Alec ? Si jamais nous devons nous installer ici – et si ce monde ne change pas une fois encore – est-ce que je pourrais me faire naturaliser ?

— Eh bien… je pense que oui.

Elle soupira :

— Je ne veux pas être suédoise.

Je n’ajoutai rien. Il y avait certaines choses contre lesquelles je ne pouvais rien.


Et donc, à Grants, nous nous sommes rendus à la bibliothèque publique pour voir quels avaient été les derniers changements de ce monde. Puisque nous n’avions pas aperçu d’aeroplanos ni de dirigeables, il était possible, une fois encore, que ce fût le monde de Margrethe. Cette fois-ci, en consultant la rubrique « aéronautique » en premier, je n’ai pas trouvé mention de dirigeables mais de machines volantes… inventées au Brésil par un certain docteur Alberto Santos-Dumont, au début du siècle. Et le nom de cet inventeur m’a laissé complètement stupéfait : dans le monde qui avait été le mien, il avait été un pionnier du ballon dirigeable, mais en second, après le Comte Von Zeppelin. Apparemment, les « aérodynes » du docteur étaient très primitifs comparés aux jets et même aux aeroplanos. En fait, ils faisaient davantage figure de curiosités que de véhicules aériens. J’ai tourné la page pour me porter vers l’histoire américaine et, avant tout, sur la carrière de William Jennings Bryan.

Je n’ai rien trouvé. Bon, après tout, ce n’était pas mon monde.

Mais Marga, elle, était rayonnante. Elle n’a pas pu attendre que nous soyons sortis de la zone de silence de la bibliothèque pour m’expliquer :

— Ici, la Scandinavie ne forme qu’un seul grand pays… et Copenhague en est la capitale !

— C’est très bien !

— Le prince Frederik, le fils de la reine Margrethe, a été couronné. C’est le roi Erik Gustave. C’est certainement pour plaire à tous les étrangers. Mais il appartient à la famille royale de Danemark, et il est danois dans le sang. C’est vraiment ce qu’il fallait !

J’ai essayé de lui montrer que je m’en réjouissais, moi aussi. Nous n’avions pas un cent, nous ne savions pas où dormir cette nuit, mais elle était heureuse comme une enfant au soir de Noël… tout cela à cause d’un détail qui m’échappait complètement.

En deux autres coups de voiture nous nous sommes retrouvés à Albuquerque, et j’ai décidé qu’il était plus prudent d’y demeurer quelque temps. C’est une grande ville. Même si nous devions encore une fois nous en remettre à l’Armée du Salut. Mais j’ai très vite trouvé une place de plongeur dans le restaurant de l’Holiday Inn et Margrethe s’est fait engager comme serveuse.

Il n’y avait pas deux heures que je m’activais dans l’arrière-cuisine quand elle est arrivée et a glissé quelque chose dans ma poche, alors que j’étais penché sur l’évier, en me murmurant :

— Un cadeau pour toi, chéri !

Je me suis retourné.

— Hello, ma jolie !

J’ai regardé ce qu’elle avait mis dans ma poche : un rasoir de voyage, avec poignée démontable, qui se rangeait avec l’ensemble et les lames dans une petite pochette encore plus petite qu’un missel.

— Tu as volé ça où ?

— Je ne l’ai pas volé. Pas vraiment. C’est une espèce de pourboire. Ça vient de la boutique-cadeaux. Mon chéri, j’aimerais que tu te rases quand tu auras une pause.

— Je vais te dire une chose, ma douce. Toi, on t’engage pour ta jolie petite mine. Moi, parce que je suis costaud, que je suis bête et docile. Tout le monde se fiche de ma gueule.

— Pas moi, chéri.

— Tu sais que je fais tes quatre volontés ? Maintenant, sors d’ici. Tu ralentis ma production.

Cette même nuit, Margrethe m’a expliqué pourquoi elle m’avait acheté ce rasoir.

— Mon chéri, ce n’est pas seulement parce que je veux que tu aies la peau douce – quoique ce soit vrai ! Ce Loki n’en finit pas de nous jouer des tours et il faut que nous trouvions des moyens de survivre, tu le sais. Tu prétends toujours que tout le monde se fiche de l’apparence d’un plongeur, mais moi je te dis qu’il doit avoir l’air propre et net… Et même pour n’importe quel emploi, ça ne peut pas faire de mal… Mais il y a une autre raison : avec tous ces changements, tu t’es laissé pousser les favoris au moins cinq fois. Et tu n’as pas touché à tes cheveux durant ces trois derniers mois. Mon amour, quand tu es bien rasé, tu as l’air en pleine forme, et surtout plus heureux. Et moi aussi, je suis plus heureuse !

Margrethe me confectionna une sorte de ceinture porte-monnaie : en fait une poche montée sur du tissu adhésif. Elle voulait absolument que je la porte au lit.

— Chéri, lorsqu’un changement se produit, nous perdons toujours tout ce que nous n’avons pas sur nous. Je veux que tu mettes ton rasoir et tes pièces dans cette ceinture quand tu te déshabilles pour te coucher.

— Je ne crois pas qu’on puisse tromper Satan aussi aisément.

— Peut-être pas. Mais nous pouvons toujours essayer. A chaque changement, nous gardons nos vêtements et ce qui est dans nos poches. Cela semble correspondre à certaines règles.

— Le chaos n’a pas de règles.

— Mais ce n’est peut-être pas le chaos, Alec. Alors, si tu ne veux pas porter ça au lit, est-ce que tu acceptes que je le porte, moi ?

— Oh, non ! ça va, je le porterai. Mais ça n’arrêtera pas Satan s’il veut vraiment nous le dérober. Mais ce n’est pas ça qui me contrarie, en fait. Une fois déjà, il nous a laissés nus comme des vers dans le Pacifique et nous en sommes sortis, non ? Tu te souviens ? Ce qui me contrarie, c’est… Marga, est-ce que tu as remarqué que chaque fois qu’un changement se produit, nous nous tenons ? Ou, du moins, nous nous tenons par la main ?

— Oui, je l’ai remarqué.

— Les changements interviennent en un clin d’œil. Que se passerait-il si nous ne nous tenions pas ? Si nous ne nous touchions pas ? Dis-le-moi.

Elle demeura silencieuse pendant tellement longtemps que je compris enfin qu’elle ne voulait pas me répondre.

— Mm, mm, fis-je. Moi aussi. Mais nous ne pouvons quand même pas rester comme des jumeaux siamois, à ne jamais nous séparer. Il faut travailler. Ma chérie, mon amour, ma vie, Satan, Loki, ou quelque mauvais esprit que ce soit peut nous séparer pour l’éternité en choisissant un instant où nous ne nous touchons pas.

— Alec…

— Oui, mon amour ?

— Loki est capable de faire ça depuis longtemps, et à n’importe quel moment. Mais ça ne s’est pas encore produit.

— Cela pourrait arriver dans la seconde qui suit.

— Oui. Ou jamais.


Nous avons continué et vécu d’autres changements. Les précautions de Margrethe semblaient efficaces, si ce n’est que lors d’un des changements, elles faillirent marcher trop bien. Je faillis être jeté en prison pour possession illégale de pièces d’argent. Mais un changement rapide (le plus rapide que nous ayons vécu jusque-là) nous débarrassa de la sentence, de la preuve, et de la plainte portée par le témoin. Nous nous sommes retrouvés dans un tribunal à l’aspect bizarre dont on nous a immédiatement chassés puisque nous n’avions pas les tickets spéciaux qui nous auraient permis d’y rester.

Mais le rasoir était toujours avec moi. Aucun flic ou shérif n’avait paru désireux de le confisquer.

Nous continuions de voyager selon la technique habituelle (mon pouce levé, plus les jambes ravissantes de Margrethe : je m’étais depuis longtemps résigné à l’inévitable) et un routier qui avait quitté la 66 pour bifurquer vers le nord nous avait déposés dans un joli coin de campagne, sans doute au Texas.

Nous avions quitté le désert pour pénétrer dans une région de collines basses et verdoyantes. La journée était magnifique mais nous étions fatigués, sales, en sueur à cause de nos persécuteurs – Satan ou les autres – qui s’étaient surpassés en nous offrant trois changements en trente-six heures.

En une seule journée, j’avais fait deux fois la vaisselle, dans la même ville, et au même endroit… et je n’avais pas gagné un sou. Car il est plutôt difficile de se faire payer quand le Lonesome Cowboy Steak House se change en Vivian’s Grill sous vos yeux. La même chose se reproduisit trois heures après quand le Vivian’s Grill fut brusquement transformé en parking de voitures d’occasion. Le seul élément agréable dans tous ces chocs successifs, c’est que, par une chance inouïe (ou par quelque volonté extérieure ?) Margrethe était toujours avec moi. Dans un cas, elle était venue me chercher pendant que mon patron faisait le compte de mes heures de travail, dans l’autre elle travaillait tout simplement avec moi.

Le troisième changement nous priva d’une bonne nuit de repos que nous nous préparions à prendre dans une cabane dont Margrethe avait déjà payé la location.

Aussi, quand le camion nous eut laissés, ma paranoïa se retrouva à la mesure de notre état d’épuisement et de saleté.

Nous avions marché pendant quelques centaines de mètres, quand nous avons atteint un mignon petit torrent, un spectacle qui, au Texas, est plus précieux et rare que tout.

Nous nous sommes arrêtés sur le petit pont qui l’enjambait.

— Margrethe, est-ce que cela te dirait de patauger un peu dans l’eau ?

— Chéri, je vais faire bien mieux. Je vais m’y baigner.

— Ha… Oui, tu n’as qu’à passer sous la clôture, le long du ruisseau, à cinquante ou soixante mètres d’ici, et je ne pense pas qu’on puisse nous voir depuis la route.

— Mon cœur, les gens peuvent se rassembler et applaudir si ça leur plaît, je prendrai un bain quoi qu’il arrive. Et… cette eau a l’air très claire. Tu crois qu’on peut en boire sans risque ?

— En amont ? Oui, certainement. Nous avons couru de plus gros risques depuis l’iceberg. Mais si nous avions quelque chose à manger… Pourquoi pas ton sorbet au chocolat. A moins que tu ne préfères des œufs brouillés ?

J’ai soulevé un des fils de fer de la clôture pour qu’elle puisse se glisser dessous.

— Et si nous nous contentions d’une tablette de Mars ?

— Pour moi, ce sera un Milky Way, ai-je répondu. Si j’ai le choix.

— Je crains que non, chéri. Ce sera un Mars, c’est tout.

Elle tint la clôture à son tour.

— Nous ferions peut-être mieux de ne plus parler de manger alors que nous n’avons rien. (Je suis passé sous la clôture, je me suis redressé et j’ai ajouté :) Je crois que je serais capable de manger un skunks tout cru.

— Mais si, nous avons de quoi nous nourrir. J’ai un Mars.

Je me suis arrêté net.

— Ma jolie, si jamais c’est une plaisanterie, je te promets une correction.

— Je ne plaisante pas.

— Au Texas, il est légal de frapper une femme avec un bâton si le diamètre de celui-ci ne dépasse pas un pouce. (J’ai levé le pouce.) Tu vois quelque chose de cette taille dans les environs ?

— Je vais bien en trouver un.

— Et cette tablette de Mars, elle vient d’où ?

— De ce petit restoroute où M. Fucelli nous a offert du café et des cakes.

M. Fucelli nous avait pris en charge durant la plus grande partie de la nuit, un peu avant le dernier camion qui nous avait déposés là.

Les deux petits cakes, le sucre et la crème nous avaient apporté les calories sur lesquelles nous vivions depuis vingt-quatre heures.

— Bon, la petite correction attendra. Femme, si jamais tu as volé cette tablette de Mars, tu me le diras plus tard. Mais tu l’as vraiment ? Ou bien est-ce que je commence à perdre la tête ?

— Alec, tu crois vraiment que je volerais des confiseries, comme ça ? Je l’ai achetée dans un distributeur pendant que M. Fucelli et toi étiez partis aux toilettes.

— Mais comment ? Nous n’avons pas le moindre sou. Pas dans ce monde, en tout cas.

— Oui, Alec. Mais j’avais gardé une pièce de dix cents dans mon sac. Bien sûr, elle n’a rien de valable ici, mais pour une machine ça ne fait pas de différence. Et le distributeur l’a acceptée. Mais je l’ai cachée avant que vous reveniez parce que je n’avais pas de quoi en acheter une pour M. Fucelli. (Elle a ajouté d’un ton inquiet :) Tu crois que j’ai fait quelque chose de mal ?

— C’est là un problème technique que je n’aborderai pas… dans la mesure où je vais partager le produit du larcin. Ce qui me rend coupable par complicité. Euh… Tu te baignes tout de suite ou nous mangeons d’abord ?

Nous avons mangé immédiatement. Un véritable banquet pique-nique arrosé d’eau bien fraîche du ruisseau. Ensuite, nous nous sommes baignés, en nous éclaboussant et en riant comme des fous. Cela restera dans mes souvenirs comme un des meilleurs moments de mon existence. Margrethe avait aussi du savon dans son sac et moi j’avais une serviette de bain idéale : ma chemise. J’ai d’abord essuyé Margrethe. En quelques instants, l’air sec et chaud nous a séchés.

Ce qui s’est passé ensuite était prévisible. Jamais encore je n’avais fait l’amour au-dehors, encore moins au grand soleil. Je suppose que si on m’avait posé la question, j’aurais répondu que c’était une impossibilité psychologique pour moi. J’étais trop inhibé, trop bloqué par l’indécence d’un tel acte.

Je fus très surpris, et je suis heureux de dire que, quoique parfaitement au fait des circonstances, je n’ai pas été troublé le moins du monde et me suis montré très capable… sans doute à cause de l’enthousiasme frénétique et communicatif de Margrethe.

Jamais encore, non plus, je n’avais dormi dans l’herbe. Je pense que notre petite sieste a bien duré une heure.

Quand nous nous sommes réveillés, Margrethe a insisté pour me raser. Je n’aurais pas pu le faire moi-même vu que je n’avais pas de miroir, mais Margrethe s’en tira très bien. Nous étions dans l’eau jusqu’aux genoux. Je me suis frictionné le visage avec de la mousse plusieurs fois pendant l’opération.

— Voilà, a-t-elle dit enfin en déposant un petit baiser sur ma bouche. C’est très bien. Rince-toi et n’oublie surtout pas les oreilles. Je vais t’essuyer avec ta chemise.

Elle est remontée sur la berge pendant que je me penchais pour m’asperger le visage.

— Alec.

— Je ne t’entends pas bien. A cause du ruisseau.

— Chéri, je t’en prie !

Je me suis redressé en essuyant l’eau de mes yeux avant de jeter un regard autour de moi.

Tout ce que nous avions possédé avait disparu, tout, sauf mon rasoir.

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