13

J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent.

L’Ecclésiaste, 1:14


Je vais sauter le récit des trois jours qui suivirent car il ne se passa rien de bon. Il y avait du sang dans les rues et dans la poussière. Les survivants, c’est-à-dire ceux d’entre nous qui n’étaient ni blessé, ni prostrés par le chagrin, ou bien encore hystériques ou hébétés – peu nombreux, en vérité – fouillaient parmi les décombres pour tenter de retrouver des survivants sous les briques, les plâtras et les pierres. Mais comment soulever à mains nues des tonnes et des tonnes de rocs ?

Et que faire de plus quand, après avoir creusé, vous découvrez qu’il est trop tard, et qu’il était même trop tard avant que vous ne commenciez ? Nous avions entendu une plainte, un miaulement, comme celui d’un chaton, et nous avions creusé avec précaution, en évitant autant que possible de peser sur le sol, de provoquer des éboulements en dégageant les parpaings, de crainte de provoquer plus de mal que de bien. Et puis, nous avons découvert la source des cris : un bébé, mort depuis peu. Il avait le bassin brisé et un côté du crâne défoncé.

Heureux qui saisira et brisera tes petits contre le roc. J’ai détourné les yeux et je me suis éloigné pour vomir. Jamais plus je ne relirai le psaume 137.

Nous avons passé la nuit sur les pentes d’Icebox Hill.

Au coucher du soleil, nous avions été obligés de cesser nos efforts. Non seulement il était impossible de travailler dans l’obscurité mais le pillage avait commencé. J’avais la conviction profonde que tous les pillards étaient autant de violeurs et de meurtriers en puissance. J’étais prêt à donner ma vie pour Margrethe mais je n’avais nullement l’intention de mourir bravement pour une cause futile, dans une rixe que je pouvais aisément éviter.


Tout au début de l’après-midi suivant, l’armée mexicaine arriva. Entre-temps, nous n’avions rien accompli de vraiment utile : nous nous étions contentés de chercher au hasard dans les décombres, rien de précis, et peu importe ce que nous avons trouvé. Les soldats mirent un terme à cela également : tous les civils étaient regroupés dans le haut de la péninsule, près de la gare de chemin de fer, au bord du fleuve.

Nous avons attendu là, avec les nouvelles veuves, les maris endeuillés, les enfants orphelins, les blessés sur les brancards improvisés, les éclopés qui marchaient, sans la moindre blessure apparente, mais les yeux vides, silencieux. Margrethe et moi faisions partie des plus chanceux. Nous avions simplement faim et soif, nous étions sales, couverts de bleus de la tête aux pieds parce que nous étions restés allongés sur le sol durant les secousses du séisme. Pardon : des deux séismes.

Est-ce que quelqu’un avait vécu coup sur coup ces deux tremblements de terre ?

J’hésitais à répondre. Je semblais être le témoin unique de ces changements de monde. Mais non, il y avait aussi Margrethe : par deux fois elle m’avait suivi parce que je la tenais dans mes bras à cet instant précis. Y avait-il d’autres victimes autour de nous ? Etait-il possible que d’autres que moi, à bord du Konge Knut, se soient tus comme je l’avais fait ?

Comment poser la question ? Excusez-moi, amigo, mais est-ce que cette ville était là hier ?

Nous attendions depuis deux heures à la gare quand une citerne de l’armée était arrivée. On avait donné un quart d’eau à chaque sinistré. Un soldat, baïonnette au canon, maintenait l’ordre dans la queue.

Peu avant le crépuscule, la citerne revint avec un chargement de miches de pain, et Margrethe et moi nous nous sommes partagé un quart de miche. Peu après, un train est entré en gare et les militaires ont fait monter les gens pendant qu’on déchargeait du ravitaillement. Marga et moi avons eu de la chance : on nous a installés dans une voiture de voyageurs alors que la plupart des autres se retrouvaient dans des wagons de marchandises.

Le train s’est ébranlé en direction du nord, sans que l’on nous ait demandé notre destination. Mais on ne nous a pas non plus demandé de payer nos places : toute la population de Mazatlan était évacuée. Jusqu’à ce que les canalisations d’eau soient réparées, la ville était abandonnée aux morts et aux rats.

Ce fut un voyage indescriptible. Le train roulait, et nous souffrions. A Guaymas, la voie s’écarta du littoral et s’orienta droit sur le nord, à travers le désert de Sonora, puis l’Arizona. Le paysage était superbe mais nous n’étions vraiment pas en état de l’apprécier. Nous dormions autant que possible, quand nous ne faisions pas semblant. Chaque fois que le train s’arrêtait, des gens descendaient quand la police ne les obligeait pas à remonter. Quand nous sommes arrivés à Nogales, dans le Sonora, le train avait perdu une bonne moitié de ses voyageurs. Les autres semblaient vouloir rester jusqu’à Nogales, Arizona, et c’était évidemment notre cas.

C’est trois jours après le séisme que nous avons enfin atteint la porte internationale, au début de l’après-midi.

On nous a tous rassemblés dans un bâtiment de détention, juste de l’autre côté de la frontière, et un personnage en uniforme nous a fait un discours en espagnol :

Bienvenue, amigos ! Les Etats-Unis sont heureux de venir en aide à leurs voisins en ces temps d’épreuves, et le service d’immigration américain a simplifié les procédures afin que nous puissions plus vite prendre soin de vous. D’abord, nous allons vous demander à tous de passer en décontamination. Ensuite, on vous donnera des cartes vertes hors quota afin que vous puissiez prendre n’importe quel emploi dans tous les Etats-Unis. Mais des agents de la main-d’œuvre seront à votre disposition pour vous aider lorsque vous quitterez le camp. Et nous avons aussi préparé un réfectoire ! Si vous avez faim, vous pouvez y prendre votre premier repas. Vous êtes les invités de l’oncle Sam ! Bienvenue dans los Estados Unidos !

Plusieurs personnes avaient des questions à poser mais Margrethe et moi nous nous sommes dirigés sans attendre vers la porte qui accédait au service de décontamination. C’était une obligation sanitaire, certes, mais je n’aimais pas ce nom. Cela signifiait quasiment que nous étions contaminés. D’accord, nous étions crasseux et hirsutes, et j’avais une barbe de trois jours, mais contaminés !

Ma foi, peut-être l’étions-nous, après tout. Comment pouvions-nous être alors que nous avions fouillé dans les ruines pendant une journée complète et que nous en avions passé deux autres dans un wagon déjà passablement sale quand il était arrivé en gare ? Comment savoir si nous n’étions pas infestés de vermine ?

Ce ne fut pas trop désagréable. Il s’agissait avant tout de prendre une douche prolongée pendant que l’on nous exhortait en espagnol à bien frictionner les endroits pileux de notre personne avec un savon antiseptique. Entre-temps, mes vêtements passèrent dans un autoclave, je crois, où ils subirent une fumigation ou une stérilisation. Je dus attendre, complètement nu, pendant vingt minutes avant de les récupérer et ma colère n’avait cessé de croître.

Mais, lorsque je me retrouvai enfin habillé, je repris mon contrôle en réalisant que personne ne cherchait intentionnellement à m’être désagréable. Simplement, toutes les mesures mises en place à la hâte pour accueillir des réfugiés en cas de désastre ont de grandes chances de porter atteinte à la dignité humaine. (Les Mexicains semblaient considérer cela comme un affront et je les entendais marmonner autour de moi.)

Je dus attendre encore, à cause de Margrethe, cette fois.

Elle franchit bientôt la porte du côté « femmes », surprit mon regard, sourit et, tout à coup, tout redevint parfait. Comment pouvait-elle sortir d’une chambre de décontamination en ayant l’air en pleine forme et tirée à quatre épingles ?

Elle s’approcha de moi et me demanda :

— Chéri, je t’ai fait attendre ? J’en suis désolée. Il y avait une table à repasser et j’en ai profité pour donner un petit coup à ma robe parce qu’elle avait l’air lamentable en sortant de la lessive.

— Mais ça ne fait rien, ai-je menti. Tu es splendide ! (Ça, ça n’était pas un mensonge !) Est-ce que nous allons dîner ? Nous allons avoir droit à une soupe, je le crains.

— Il n’y a pas de formalités à remplir ?

— Oh, sans doute, mais je pense que nous ferions mieux d’aller manger d’abord. Nous n’avons pas besoin de carte verte, elles sont destinées aux Mexicains. Mais il va falloir nous expliquer pour nos passeports perdus.

J’avais réfléchi à ce problème et j’avais expliqué ma solution à Margrethe dans le train. J’allais expliquer ainsi ce qui nous était arrivé : nous étions des touristes. Nous résidions à l’Hotel de las Olas Altas, sur la plage. Et nous nous trouvions justement sur la plage quand le tremblement de terre avait commencé. Notre hôtel avait été détruit et c’est comme ça que nous avions perdu nos vêtements, notre argent, nos passeports et tout le reste. Nous avions eu de la chance d’être sains et saufs. Quant aux vêtements que nous portions, ils nous avaient été donnés par la Croix-Rouge mexicaine.

Cette histoire avait deux avantages : l’Hotel de las Olas Altas avait bel et bien été détruit et il était donc difficile de vérifier tout le reste.

Je m’aperçus que, pour accéder à la soupe, il fallait faire la queue pour les cartes vertes. Nous avons fini par atteindre le bout de la table et là, un homme nous a tendu un bulletin d’inscription en nous disant, en espagnol :

— Inscrivez votre nom d’abord, puis votre prénom. Indiquez votre adresse. Si votre domicile a été détruit par le tremblement de terre, dites-le, et donnez une autre adresse : cousin, père, prêtre, enfin quelqu’un dont la maison n’a pas été détruite.

J’ai commencé mon récit. Le fonctionnaire m’a regardé et m’a dit : Amigo, vous bloquez la queue.

— Mais je n’ai pas besoin de carte verte. Je n’en veux pas. Je suis citoyen américain. Je reviens de voyage à l’étranger et j’essaie de vous expliquer pourquoi je n’ai plus mon passeport. C’est également le cas pour ma femme.

Il a tambouriné sur la table.

— Ecoutez, votre accent me laisse à penser que vous êtes bien américain d’origine. Mais je ne peux rien faire pour votre passeport perdu, j’ai à m’occuper de trois cent cinquante réfugiés et un autre train vient d’arriver. Je ne serai pas au lit avant deux heures. Pourquoi ne pas nous faciliter les choses et accepter une carte verte ? Ça n’est pas empoisonné et ça vous permettra d’entrer. Demain, vous pourrez toujours aller vous battre avec le département fédéral à propos de votre passeport, mais pas avec moi. O.K. ?

Je suis peut-être stupide mais pas entêté.

— O.K.

Pour mon autre adresse au Mexique, j’ai mis celle de Don Jaime. Je me suis dit qu’il me devait bien ça. Et son adresse avait l’avantage de se trouver dans un autre univers.


Le réfectoire correspondait tout à fait à ce que l’on pouvait attendre d’une opération de secours. Mais c’était de la cuisine gringo que je n’avais pas mangée depuis des mois, et nous étions affamés. La pomme Stark que j’eus pour dessert était absolument délicieuse. Le soleil n’était pas encore couché quand nous nous sommes retrouvés dans les rues de Nogales, libres, propres, nourris, et sur le territoire des Etats-Unis, légalement ou presque. Nous étions loin des deux naufragés nus que l’on avait repêchés dans l’océan dix-sept semaines auparavant.

Mais nous étions encore des victimes du destin, sans argent, sans domicile, sans autres vêtements que ceux que nous avions sur le dos. Et ma barbe de trois jours ainsi que l’aspect pathétique de mes vêtements après leur passage dans l’autoclave me donnaient l’air d’une épave humaine.

Quant à notre situation financière, elle était particulièrement déprimante vu que nous avions de l’argent. Les pourboires de Margrethe. Seulement, sur les billets on lisait Reino au lieu de Republica et ce n’étaient pas les bonnes effigies qui figuraient sur les pièces. Certes, certaines de ces pièces devaient contenir suffisamment d’argent pour posséder une valeur intrinsèque. Mais ce ne serait pas très facile de les utiliser pour payer, comme ça, dans l’immédiat. Et si nous tentions d’écouler cet argent, nous ne tarderions guère à avoir de sérieux ennuis.

Combien avions-nous perdu ? Il n’existe pas de taux d’échange inter-univers, voyez-vous. Mais on pouvait toujours tenter d’estimer ça en pouvoir d’achat : tant de douzaines d’œufs, ou de kilos de sucre… Mais pourquoi se donner cette peine ? De toute manière, cet argent était perdu.

Cela me rappelait un acte futile de ma part. A Mazatlan, durant mon règne heureux d’empereur de la vaisselle, j’avais écrit à :

1. Le révérend Dr Dandy Danny Dover, patron d’Alexander Hergensheimer, D.D.[14] directeur de la Ligue de Morale des Eglises et à :

2. MM. les avoués d’Alec Graham, à Dallas.

Je n’avais pas reçu de réponse. A aucune de ces deux lettres. Mais elles ne m’étaient pas revenues non plus. Ce à quoi je m’étais attendu, vu qu’Alec, pas plus qu’Alexander, ne venait d’un monde qui possédait des machines volantes, des aeroplanos.

J’étais décidé à essayer de nouveau, mais sans grand espoir. Je savais déjà que le monde où nous nous trouvions serait étrange autant pour Graham que pour Hergensheimer. Comment ? Depuis que nous étions arrivés à Nogales, je n’avais rien remarqué de spécial. Mais, dans la salle de détente, il y avait… (cramponnez-vous à votre chaise)… la télévision. Une boîte, très grosse et très belle, avec une fenêtre sur un côté. Et, dans cette fenêtre, on voyait des gens qui bougeaient… et qui parlaient, et on entendait leur voix.

Ou vous connaissez cette invention et elle vous paraît normale, banale, ou vous êtes dans un monde qui ne la possède pas, et vous n’y croyez pas. Vous pouvez me croire, car j’ai moi-même été forcé de croire à bien des choses incroyables. Cette invention existe. Il y a un monde où elle est aussi banale que la bicyclette, et on appelle ça la télévision, ou encore la télé, tout court, la T.V., la vidéo ou la telloche… et même la boîte à crétins. Parce que si vous saviez à quoi sert parfois ce prodige, vous comprendriez cette dernière appellation.

Si vous vous retrouvez un jour dans une ville étrange, complètement fauché, sans personne vers qui aller, et que vous n’ayez pas envie d’aller à la police ou de vous faire cogner dessus, il n’y a qu’une seule adresse. Vous la trouverez généralement au cœur de la cité, tout près des bas-fonds :

L’Armée du Salut.

Dès que j’eus réussi à mettre la main sur un annuaire, j’obtins en un rien de temps l’adresse de l’Armée du Salut de Nogales. Je dois cependant reconnaître qu’il me fallut un certain temps pour identifier le téléphone dans ce monde-ci. Je préviens les voyageurs inter-mondes : des changements mineurs peuvent introduire la confusion de manière plus dramatique que les changements majeurs.

Vingt minutes plus tard, après nous être trompés une seule fois, Margrethe et moi étions à la mission. Dehors, sur le trottoir, il y avait d’ailleurs quatre représentants : une trompette, une grosse caisse et deux tambourins. Un groupe s’était rassemblé autour et ils jouaient, pas trop mal, Rock of Ages. Mais il leur manquait un baryton et j’eus grande envie de me joindre à eux.

Mais, un ou deux magasins avant d’atteindre l’entrée, Margrethe me tira par la manche.

— Alec… tu crois que nous devrions faire une chose pareille ?

— Mais… qu’y a-t-il, ma chérie ? Je pensais que nous étions d’accord.

— Non, monsieur. Tu m’en as simplement parlé.

— Mmm… Oui, après tout, tu as peut-être raison. Tu ne veux pas aller à l’Armée du Salut, alors ?

Elle a inspiré profondément avant de soupirer.

— Alec… je ne suis pas entrée dans une église depuis… depuis que j’ai renoncé à l’Eglise luthérienne. Maintenant… je pense que ce serait un péché que d’y entrer.

(Doux Seigneur, que puis-je faire avec cette enfant ? Elle est apostat non pas parce qu’elle est païenne… mais parce que les règles auxquelles elle obéit sont plus strictes que les vôtres. Eclairez-moi, je vous en prie… et vite ! Dites-moi donc ce qu’il faut faire maintenant. Je suis à court d’idées.)

— Ah, Alec… euh… est-ce qu’il n’y a pas d’autres institutions pour les gens dans le besoin ?

— Oh, certainement. Dans une ville de cette importance, il est certain qu’il doit exister plus d’un refuge de l’Eglise catholique romaine. Et sans doute d’autres asiles protestants. Peut-être même un asile juif. Et…

— Je veux dire non religieux, Alec.

— Ah, je vois ! Margrethe, nous savons l’un et l’autre que ce n’est pas vraiment mon monde natal. Tu en connais peut-être autant que moi. Il est probable que parmi les réfugiés certains n’entretiennent aucun rapport avec la religion. Mais je n’en suis pas certain, vu que les églises ont tendance au monopole, puisque personne n’en voudrait. Si nous étions plus tôt dans la journée, j’aurais essayé de trouver ce qu’on appelle des communautés, ou des organisations de charité, en tout cas l’équivalent. Et j’aurais jeté un coup d’œil sur le menu. Mais, à cette heure, avec la nuit… Tout ce que je peux proposer, c’est d’aller trouver un policier et de lui demander de nous aider. Je ne vois que ça pour l’instant. Et je peux déjà t’annoncer que si tu vas raconter à un policier que tu n’as pas d’endroit où dormir, il te dirigera droit ici. Vers cette bonne vieille Armée du Salut.

— A Copenhague, ou à Stockholm, ou à Oslo, je serais allée tout droit à la police, Alec. Il suffit de leur demander un endroit pour passer la nuit et ils t’en indiquent un.

— Alors, je dois te rappeler que nous ne sommes pas au Danemark, ni en Norvège ou en Suède. Ils pourraient fort bien nous donner asile : moi, ils me mettraient dans la cage aux ivrognes et toi avec les prostituées. Et demain matin, ils décideraient si oui ou non ils doivent nous inculper de délit de vagabondage. Je ne sais pas…

— L’Amérique est-elle vraiment aussi dure que cela ?

— Je l’ignore, chérie : ce n’est pas mon Amérique. Mais je ne tiens pas à l’apprendre à mes dépens, vois-tu. Ma douce… si j’accepte de travailler pour ce qu’ils ont à nous offrir, accepterais-tu de passer une nuit à l’Armée du Salut sans éprouver un sentiment de péché ?

Elle réfléchit avec gravité à ma question. C’était la grande carence de Margrethe : l’humour. Elle avait bon caractère, c’était sûr. Et un délicieux tempérament, je dois le dire. Mais, quant au sens de l’humour… La vie c’est la vie, et la vie est dure…

— Alec, si tu peux arranger les choses de cette manière, je ne me sentirai pas coupable en entrant, c’est d’accord. Mais je travaillerai, moi aussi.

— Ce ne sera pas nécessaire, ma chérie. Cela ne saurait concerner que ma profession. Quand ils auront fini de donner à manger à tous les clochards, ce soir, les assiettes sales ne manqueront pas. Et tu as devant toi le champion catégorie poids lourds de tous les plongeurs du Mexique et de Los Estados Unidos !


Je me suis donc remis à la vaisselle. J’ai également participé à la distribution des livrets de cantiques et à la mise en place des tables pour le repas du soir. J’ai aussi emprunté un rasoir de sûreté à frère Eddie McCaw, l’adjudant. Je lui avais raconté comment nous avions abouti là : nos vacances sur la Riviera mexicaine, notre bain de soleil sur la plage au moment de la grande catastrophe ; tous les mensonges que j’avais concoctés pour le service d’immigration et dont je n’avais pu me servir.

— Nous avons tout perdu. L’argent, les chèques de voyage, nos passeports, nos vêtements, nos billets, tout… Mais, en même temps, je dois dire que nous avons eu de la chance. Nous sommes encore vivants.

— Vous étiez dans les bras du Seigneur. Vous m’avez dit que vous avez été baptisé. Cela ferait tellement de bien à nos brebis égarées si vous acceptiez de les coudoyer. Et, quand le moment sera venu de donner votre témoignage, leur direz-vous tout ce que vous avez vu ? Vous êtes le témoin principal. Ici, la secousse a seulement fait trembler la vaisselle.

— J’en serai heureux.

— Très bien. Je vais vous donner ce rasoir.


J’ai donc apporté mon témoignage. Je leur ai fait une description véridique et terrifiante du séisme, pas aussi horrible toutefois que ce que j’avais vu. Je m’étais juré de ne plus jamais regarder un autre rat, un autre bébé mort, et j’ai remercié publiquement le Seigneur de ce que Margrethe et moi n’ayons pas été blessés. C’était ma prière la plus sincère depuis des années.

Le révérend Eddie me succéda à la tribune et demanda à toute cette salle de déshérités malodorants de faire une prière d’action de grâce pour Notre Seigneur qui avait épargné la vie de frère Graham et de sœur Graham. Son élévation fut telle qu’il évoqua Jonas aussi bien que la centième brebis et ses amen ! résonnèrent aux quatre coins de la salle. Un vieux pochard s’avança alors et déclara qu’il avait enfin vu la grâce du Seigneur et Sa pitié, et qu’il était prêt désormais à vouer sa vie au Christ.

Frère Eddie pria pour lui et invita d’autres participants à venir le rejoindre. Deux d’entre eux s’avancèrent. Frère Eddie était un évangéliste-né. Il avait trouvé dans notre récit la matière de son sermon du soir et il s’en servit généreusement, en se référant à Saint Luc, chapitre 15, verset 10, et Saint Matthieu, chapitre 6, verset 19. Je ne pense pas qu’il ait préparé ces deux versets. Probablement pas : n’importe quel prédicateur peut parler indéfiniment en s’appuyant sur l’un ou l’autre. Mais, quoi qu’il en soit, il avait l’esprit plutôt vif et il sut tirer parti de notre arrivée imprévue.

Nous lui plaisions, et je suis certain que c’est pour cela qu’il me dit, alors que nous faisions le ménage avant l’heure du coucher, juste après le souper, que, bien sûr, ils ne disposaient pas de chambres séparées pour les couples – ils n’en recevaient pas souvent – mais que, après tout, puisque sœur Graham serait seule dans le dortoir des sœurs cette nuit, je pouvais peut-être m’installer là-bas plutôt que dans le dortoir des hommes. Non… il n’y avait pas de lit double, malheureusement, seulement des couchettes superposées. Mais au moins nous serions dans la même pièce.

Je l’ai remercié et c’est avec joie que nous sommes allés nous coucher. Si deux personnes désirent vraiment dormir ensemble, peu importe la dimension du lit.


Le lendemain matin, Margrethe prépara le breakfast pour les pauvres. Elle se rendit droit à la cuisine, se porta volontaire et, l’instant d’après, elle avait la charge de tout le service puisque le cuisinier en titre ne préparait pas le breakfast. En fait, c’était le devoir de ceux qui se portaient volontaires. Et il n’y a pas besoin d’être un grand chef pour préparer du porridge, du pain, de la margarine, des oranges et du café. J’ai laissé Margrethe aux prises avec les assiettes et les plats.

Je suis sorti et j’ai immédiatement trouvé un emploi.

J’avais appris en écoutant la téléphonie sans fil (qui s’appelait ici la radio) tout en faisant la vaisselle, qu’il y avait une crise de l’emploi aux Etats-Unis, assez importante pour constituer un problème politique et social.

Dans les Etats du Sud-Ouest, on trouve toujours du travail dans l’agriculture, mais j’avais décidé de refuser ce genre d’emploi la veille. Je n’y tiens pas tellement. J’avais fait les moissons pendant pas mal d’années, depuis l’âge où j’avais su tenir une fourche. Mais je n’avais pas envie que Margrethe m’accompagne dans les champs.

Je n’espérais pas trouver une place d’ecclésiastique. Je n’avais même pas dit au frère Eddie que j’avais été ordonné. Il y a un problème d’emploi permanent pour les prédicateurs. Oh, certes, il y a toujours des chaires libres, mais dans des églises où une souris crèverait de faim en un rien de temps.

Non, j’avais une deuxième profession.

Plongeur.

Peu importe le nombre de chômeurs, il y a toujours de la vaisselle qui attend quelque part. La veille, en allant des bureaux de la frontière à la mission de l’Armée du Salut, j’avais remarqué trois restaurants avec cette annonce : On demande plongeur, en vitrine. Si je les avais si vite remarqués c’est que j’avais eu suffisamment de temps, depuis Mazatlan, pour admettre que je n’avais aucun autre talent à vendre.

Aucun. Dans ce monde, je n’avais pas été ordonné prêtre. Et je n’avais aucune chance de l’être puisque je ne pouvais prouver que j’avais fait le séminaire et l’école de théologie. Je ne pouvais même pas espérer le soutien d’une secte primitive qui ne tenait aucun compte des écoles et ne dépendait que de l’inspiration du Saint-Esprit.

Je n’avais rien d’un ingénieur, c’était certain.

Je ne pouvais même pas décrocher un job pour enseigner les matières que je connaissais : je ne pouvais prouver ma formation ; je ne pouvais même pas prouver que j’avais fréquenté le collège !

De façon générale, je ne suis pas doué pour la vente. Certes, j’avais fait preuve de talents insoupçonnés dans l’art difficile de faire rentrer l’argent… mais, là encore, aucune trace, aucune preuve de mon renom. Il était possible que je m’y remette un jour, mais nous avions besoin d’argent liquide tout de suite.

Bon, qu’est-ce que ça me laissait ? J’avais consulté les annonces de main-d’œuvre du Times de Nogales que j’avais trouvé à la mission. Je n’étais pas comptable fiscal. Je ne connaissais rien à la mécanique. J’ignorais absolument ce que pouvait être un « concepteur de logiciel » mais j’étais sûr que ça ne me concernait pas, non plus que l’« informatique ». Je n’avais jamais été infirmier et je n’avais jamais touché de près ou de loin à une profession médicale ou paramédicale.

Je pouvais continuer comme cela, indéfiniment, à dresser la liste de toutes les professions que je ne pouvais pas exercer et que je ne pourrais pas apprendre. C’était inutile. Tout ce que je pouvais faire, afin de subvenir à nos besoins et commencer à nous habituer à ce nouveau monde, c’était ce que j’avais déjà fait en tant que peón.

Un plongeur compétent et digne de confiance ne risque pas de mourir de faim. (Il est plus probable qu’il meure d’ennui.)


Le premier endroit où je me présentai ne sentait pas bon et la cuisine paraissait sale. Je ne m’y attardai pas. Ensuite, ce fut un hôtel appartenant à une grande chaîne. Il y avait plusieurs employés dans l’arrière-cuisine. Le patron m’examina et me dit :

— C’est un boulot pour les Chicanos. Ça ne vous plairait pas.

J’essayai de protester mais il me fit taire.

Ce fut le troisième endroit qui me convint. C’était un restaurant un peu plus important que le Pancho Villa, la cuisine y était propre et le patron pas plus bilieux que la normale.

J’eus droit à une mise en garde.

— Le salaire est très bas pour ce boulot, et il n’y aura pas d’augmentation. Vous avez droit à un repas par jour sur le compte de la maison. Si je vous surprends à piquer quoi que ce soit, même un cure-dent, vous êtes vidé. Vous travaillerez selon les horaires que je déciderai et je peux les changer quand je veux. Pour l’instant, j’aurai besoin de vous de midi à quatre heures, de six à dix, cinq jours par semaine. Vous pouvez travailler six jours si vous voulez, mais il n’y a pas d’heures supplémentaires. Je ne paie des heures supplémentaires qu’à partir de huit heures par jour, ou plus de quarante-huit par semaine.

— O.K.

— Bien. Montrez-moi votre carte de sécurité sociale.

Je lui ai tendu ma carte verte.

Il me l’a rendue immédiatement.

— Et vous comptez que je vous paie douze dollars et demi de l’heure sur la base d’une carte verte ? Vous n’êtes pas un Chicano. Vous essayez de me faire avoir des ennuis avec le gouvernement ? Où est-ce que vous avez eu cette carte ?

Je lui ai raconté la petite histoire que j’avais mijotée pour le service d’immigration.

— Nous avons tout perdu. Je ne peux même pas téléphoner pour dire à un ami de m’apporter de l’argent. Il faut que je rentre chez moi pour débloquer des fonds.

— Mais vous pourriez bénéficier de l’aide publique.

— Monsieur, je suis trop fier pour ça. (Et je ne sais pas comment prouver que je suis bien moi. Alors ne me posez plus de questions et laissez-moi laver la vaisselle en paix.)

— Heureux de vous l’entendre dire. Que vous êtes trop fier. Il faudrait plus de types comme vous dans ce pays. Allez jusqu’au bureau de la sécurité sociale. Demandez-leur de vous établir une nouvelle carte. Ils le feront, même si vous ne vous souvenez pas du numéro de celle que vous avez perdue. Ensuite, revenez me voir et mettez-vous au travail. Mmm… Je vais vous inscrire tout de suite sur la feuille de paie.

— C’est très aimable de votre part. Le bureau de la sécurité sociale, où se trouve-t-il ?

Sur ses indications, je me suis donc rendu jusqu’au building fédéral et j’ai raconté à nouveau les mêmes mensonges en brodant dans la stricte limite du nécessaire. La jeune dame très sérieuse qui délivrait les cartes a insisté pour me faire toute une conférence sur la sécurité sociale et son fonctionnement. Elle l’avait apparemment apprise par cœur. Je suis prêt à parier qu’elle n’avait jamais eu un « client » (ce fut son propre terme) aussi attentif. Tout cela, il faut le dire, était si nouveau pour moi !

Je lui ai donné le nom d’« Alec L. Graham ». Ce n’était pas l’effet d’une décision consciente. Je m’étais servi en fait de ce nom depuis des semaines et j’y répondais par réflexe. Ce qui me mettait dans une position plutôt difficile pour dire : « Excusez-moi, mademoiselle, mon nom est en fait Hergensheimer. »

J’ai commencé mon travail. Pendant la pause de quatre à six, je suis retourné à la mission. Où j’ai appris que Margrethe, elle aussi, avait trouvé un emploi.

Il était temporaire : trois semaines. Mais il tombait au bon moment. La cuisinière de la mission n’avait pas pris de vacances depuis plus d’un an et elle voulait aller à Flagstaff rendre visite à sa sœur qui venait d’avoir un bébé. Margrethe la remplaçait donc et elle avait aussi hérité sa chambre, pour un temps.

Et, pour un temps, frère et sœur Graham étaient merveilleusement bien.

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