23

Je crie vers Toi et Tu ne me réponds pas

Je me tiens debout et Tu me lances Ton regard.

Job, 30:20


C’est ainsi, bien sûr, que j’ai fini par aboutir dans le bureau de saint Pierre, à la porte de Judas, après avoir parcouru tout le paradis de long en large. Suivant le conseil d’Hazel, je me suis rendu à la porte d’Asher en quête de l’association « Comment Retrouver Vos Amis Et Ceux Qui Vous Sont Chers ».

— Saint Alec, les anges ne donnent jamais de fausses informations et les registres qu’ils consultent sont absolument précis. Mais il est possible qu’ils n’aient pas consulté les bonnes archives. A mon avis, ils n’ont pas cherché assez loin, comme vous l’auriez fait vous-même. Les anges ne sont que des anges. Margie a dû être inscrite sous son nom de jeune fille.

— C’est celui que je leur ai donné !

— Oh… Je pensais que vous leur aviez demandé de chercher à « Margie Graham » ?

— Non. Est-ce qu’il faut que je retourne là-bas pour le leur donner ?

— Non. Pas encore. Mais si jamais vous le faites, n’allez pas au service d’information. Allez directement jusqu’au bureau de saint Pierre. Ce sont des humains qui s’occuperont de votre problème, et non des anges.

— C’est exactement ce qu’il me faut !

— Oui. Mais essayez d’abord l’association. Ce n’est pas une association de bureaucrates. Il n’y a que des volontaires, des gens qui sont directement concernés. C’est comme ça que Steve m’a retrouvé après qu’il a été tué. Il ignorait mon nom de famille et je ne l’avais plus utilisé depuis des années, de toute manière. Il ne connaissait pas non plus ma date et mon lieu de naissance. Mais il est tombé sur une petite vieille de l’association qui a cherché dans la liste de toutes les Hazel jusqu’à ce que Steve s’écrie « ça y est ! ». S’il était allé au bureau de saint Pierre, on lui aurait répondu que l’identification était insuffisante. (Hazel eut un bref sourire avant de poursuivre.) Mais l’association fait appel à l’imagination. Luke et moi, ils nous ont rassemblés, alors que nous ne nous étions même pas rencontrés avant notre mort. Quand j’en ai eu assez de tirer ma flemme ici, je me suis dit que j’aimerais bien avoir un petit restaurant. Il n’y a rien de mieux quand on aime rencontrer des gens et se faire des amis. J’ai donc posé mon problème aux gens de l’association et ils ont réglé leurs ordinateurs sur « cuisinier ». Après pas mal de faux départs et de mauvais numéros, ils ont tiré Luke et c’est comme ça que nous nous sommes associés pour La Vache Sainte. Et nous avons récupéré Albert de la même façon.

Hazel, tout comme Katie Farnsworth, est le genre de femme qui vous apaise par sa seule présence. Elle garde tout son sens pratique. Elle me proposa donc de laver mes vêtements sales et de me prêter une des robes de Steve jusqu’à ce que tout soit sec. Elle me trouva un miroir et un savon et je pus enfin m’attaquer à ma barbe de cinq – ou de sept – jours. Il ne me restait plus qu’une lame de rasoir et elle ressemblait plus à une scie qu’à un couteau. Il me fallut une bonne demi-heure d’affûtage à l’intérieur d’un verre (un truc que j’avais appris au séminaire) pour lui redonner un peu de fil.

Je m’étais rasé – ou plutôt j’avais essayé de me raser – deux heures à peine auparavant, et j’avais déjà besoin de recommencer, et proprement si possible. J’ignorais depuis combien de temps je m’étais lancé dans cette poursuite, mais je m’étais déjà rasé quatre fois : avec de l’eau froide, deux fois sans mousse, et une fois par la méthode Braille, sans miroir. Bien sûr, on avait installé des salles de bains pour les créatures de chair que nous étions… mais en aucun cas elles ne correspondaient aux normes de qualité américaines. Ce qui n’était guère surprenant, vu que les anges n’en avaient pas l’usage et que la grande majorité des créatures venues de la terre n’étaient guère familiarisées avec l’usage du bain, du lavabo et du robinet.

Les gens de l’association se montrèrent aussi coopératifs que me l’avait annoncé Hazel. Et je ne crois pas qu’en l’occurrence mon auréole de fantaisie m’ait ouvert plus rapidement les portes. Mais ils furent incapables de me fournir le moindre indice concernant Margrethe. Et pourtant ils avaient patiemment consulté les ordinateurs en se fiant à toutes les combinaisons possibles que j’avais pu leur fournir.

Je les remerciai, les bénis et me dirigeai vers la porte de Judas. Pour cela, il me fallait traverser tout le Paradis, ce qui représentait plus de deux mille cinq cents kilomètres. Je ne m’arrêtai qu’une fois, sur la place du Trône, pour déguster un des Paradis-burgers de Luke avec une tasse du meilleur café de la nouvelle Jérusalem – auxquels s’ajoutèrent quelques mots d’encouragement d’Hazel. En reprenant ma quête, j’étais nettement ragaillardi.


Le bureau du Personnel céleste occupait deux énormes palais qui se dressaient juste sur la droite quand on avait franchi la porte. Le moins important était réservé aux entrées datant d’avant l’ère du Christ. Le second était dévolu aux ères ultérieures et il comprenait aussi, au second étage, les bureaux de saint Pierre. C’est là que je me rendis directement.

Sur la double porte on lisait :


SAINT PIERRE

Entrez


C’est ce que je fis. Mais je n’entrai pas directement dans le bureau. Il y avait une salle d’attente presque aussi vaste que Grand Central. Il fallait d’abord franchir un tourniquet en tirant un ticket d’admission, et une voix mécanique vous déclarait : « Merci. Veuillez vous asseoir et attendre l’appel de votre nom. »

Sur mon ticket était inscrit le numéro 2013. Il y avait foule. Je cherchai des yeux un siège vacant et décidai que j’aurais besoin de me raser à nouveau bien avant qu’on m’appelle.

J’en étais encore là quand une nonne s’avança précipitamment vers moi et fit une rapide génuflexion.

— Très saint, puis-je vous être de quelque service ?

Je ne connaissais pas suffisamment bien les costumes des différents ordres catholiques romains pour savoir à quel couvent elle pouvait appartenir, mais je qualifierais sa tenue de « typique » : une longue robe noire qui descendait jusqu’à la cheville, des manches jusqu’au poignet, une chose blanche et amidonnée qui lui couvrait la poitrine, le cou et les oreilles, une coiffe noire par-dessus le tout. Ainsi, avec l’énorme rosaire qu’elle portait au cou, elle avait la silhouette d’un sphinx… Un pince-nez barrait son visage serein et sans âge. Bien entendu, il y avait aussi l’auréole que j’ai failli oublier.

J’étais avant tout impressionné par sa présence. C’était la première fois que j’avais la preuve visible que les papistes pouvaient accéder au salut. Au séminaire, nous avions bien souvent discuté de cela tard le soir. La position officielle de mon église était que les papistes pouvaient certainement sauver leur âme, puisque leur croyance était similaire à la nôtre et qu’ils avaient été bénis en Jésus. Néanmoins, je me réservai le droit de demander à cette sœur où et quand elle avait reçu la bénédiction. Selon moi, cela risquait d’être édifiant.

Je lui dis :

— Oh, je vous remercie, ma sœur ! C’est très aimable de votre part ! Oui, vous pouvez m’aider. Du moins, je l’espère. Je suis Alexander Hergensheimer et je cherche mon épouse. C’est bien ici que je dois m’adresser, n’est-ce pas ? Je suis nouveau.

— Oui, saint Alexander, c’est bien ici. Mais vous voulez voir saint Pierre, n’est-ce pas ?

— J’aimerais en effet lui présenter mes respects. Si toutefois il n’est pas trop occupé.

— Je suis certaine qu’il acceptera de vous voir, saint père. Je vais aller le dire à la mère supérieure. (Elle prit la croix de son rosaire et j’eus l’impression qu’elle murmurait tout en l’approchant de ses lèvres. Puis elle releva les yeux et me demanda :) C’est bien H.E.R.G.E.N.S.H.E.I.M.E.R… saint Alexander ?

— Exact, ma sœur.

A nouveau, elle parla à son rosaire, puis elle ajouta à mon adresse :

— Sœur Marie Charles est la secrétaire de saint Pierre. Je suis son adjointe. (Elle me sourit.) Je suis sœur Mary Rose.

— Heureux de vous rencontrer, sœur Mary Rose. Parlez-moi un peu de vous. A quel ordre appartenez-vous ?

— Je suis dominicaine, saint père. Dans ma vie sur terre, j’étais administratrice d’un hôpital à Francfort, en Allemagne. Ici, nul n’a besoin de mes compétences, aussi j’occupe ce poste car j’adore rencontrer des gens. Voulez-vous bien me suivre ?

La foule s’écarta devant nous comme les eaux de la mer Rouge, à cause de la nonne ou de ma superbe auréole. Je ne saurais le dire. Peut-être à cause des deux. La nonne me conduisit jusqu’à une porte dérobée sur laquelle ne figurait aucune inscription, entra directement, et je me retrouvai dans le bureau de sa supérieure, sœur Marie Charles. C’était une nonne de très grande taille, aussi grande que moi en vérité, et assez belle, ou plutôt « jolie » pour être plus précis. Elle semblait également plus jeune que son adjointe. Mais comment savoir vraiment avec les nonnes ? Elle était assise devant un vaste bureau encombré, avec une vieille Underwood à portée de la main. Elle se leva aussitôt, me fit face et s’inclina elle aussi brièvement.

— Bienvenue, saint Alexander ! Nous sommes très honorées de votre venue. Saint Pierre sera bientôt là. Voulez-vous vous asseoir ? Puis-je vous proposer un rafraîchissement ? Un verre de vin ? Du Coca-cola ?

— Ma foi, je crois qu’un Coca me ferait plaisir ! Je n’en ai pas bu depuis la terre.

— Eh bien, ce sera un Coca, donc. (Elle sourit.) Je vais vous confier un secret. Le Coca est le seul vice de saint Pierre. Nous en avons donc toujours au frais ici.

C’est alors qu’une voix résonna juste au-dessus de nous – une voix puissante de baryton qui ne pouvait être que celle d’un bon prédicateur, comme le frère Barnaby, béni soit son nom.

— J’ai entendu, Charlie. Qu’on lui fasse apporter son Coke ici. Je suis libre.

— Vous écoutiez, patron ?

— Ça, ça ne vous regarde pas, ma fille. A propos, servez-m’en un aussi.

Lorsque je fus introduit dans son bureau, saint Pierre venait de se lever et se dirigeait vers la porte. J’avais appris en histoire religieuse qu’il était censé avoir eu quatre-vingt-dix ans au moment de sa mort. Ou bien lorsqu’il avait été exécuté (crucifié ?) par les Romains. (Le métier de prédicateur a toujours comporté des risques mais, du temps de saint Pierre, c’était aussi dangereux qu’être adjudant dans les commandos de Marines.)

Cet homme semblait avoir la soixantaine, ou peut-être même soixante-dix ans. Il était solide, en forme, le visage bronzé, avec des traces laissées par le grand soleil. Il avait la barbe et les cheveux longs et drus, comme s’ils n’avaient jamais été taillés, avec quelques mèches grises, mais pas un poil blanc. Je remarquai (à mon immense surprise) qu’il avait dû être roux à une période de son existence. Il avait des épaules larges, il était musclé, et ses mains étaient calleuses, ainsi que je le constatai quand j’acceptai celle qu’il me tendait. Il portait une robe de laine brune non écrue, des sandales, et une toute petite calotte sous son auréole.

Il me plut au premier regard.

Il me conduisit jusqu’à un confortable fauteuil et me fit asseoir avant de reprendre place derrière son bureau. Sœur Marie Charles était derrière nous, portant un plateau avec deux bouteilles de Coke du modèle classique, en verre, que je connaissais bien, et deux verres tulipe portant la marque Coca-cola que je n’avais pas vus depuis des années. Je me demandai qui avait la franchise de la marque au paradis et comment ça se passait au niveau des affaires.

— Merci, Charlie, dit saint Pierre. Qu’on ne me passe plus aucun appel.

— Aucun ? Même ?…

— Ne soyez pas stupide. Allez, fichez le camp. (Il se tourna vers moi.) Alexander, j’essaie d’accueillir personnellement tous les saints qui arrivent. Mais il se trouve que je vous ai manqué, je ne sais comment.

— Je suis arrivé mêlé à la foule, saint Pierre. Celle de l’Extase. Et à la porte d’Asher.

— Ah, je comprends. Dure journée. Et nous n’en sommes pas encore sortis. Mais un saint devrait toujours être escorté jusqu’à la porte principale… Par vingt-quatre anges sonnant de la trompette. Il faut que je voie ce qui a bien pu se passer.

— Pour être franc, saint Pierre, risquai-je, je ne crois pas que je sois un saint. Mais je n’arrive pas à enlever cette auréole fantaisie.

Il secoua la tête.

— Non, non, vous en êtes un, c’est certain. Et ne vous laissez pas gagner par le doute : il n’y a jamais eu aucun saint qui ait su qu’il en était un. Il a toujours fallu le leur dire. C’est un paradoxe sacré : celui qui croit être un saint ne l’est jamais. Tenez : quand je suis arrivé ici et qu’on m’a donné les clés en me disant que cette charge me revenait, je ne l’ai pas cru. J’ai pensé que le Maître me jouait un bon tour pour me rappeler les farces que je lui avais faites en Galilée. Eh bien, non ! C’était bel et bien vrai. C’en était fini de Rabbi Simon Jona le vieux pêcheur et, depuis, j’ai toujours été saint Pierre. Tout comme vous êtes saint Alexander, que cela vous plaise ou non. Et ça vous plaira, avec le temps. (Il tapota un dossier.) J’ai lu tout ce qui vous concerne. Aucun doute quant à votre sainteté. Quand j’ai revu tout ça, je me suis rappelé votre jugement. L’avocat du diable, dans votre affaire, était saint Thomas d’Aquin. Il est venu me trouver ensuite et m’a expliqué que son attaque était purement pro forma car il n’y avait jamais eu le moindre doute dans son esprit quant à votre qualification. Mais dites-moi, ce premier miracle – le jugement du feu… Est-ce que vous avez senti vaciller votre foi à un moment ou à un autre ?

— Oui, je pense. Je m’en suis sorti avec une belle cloque au pied.

Saint Pierre toussota :

— Une seule petite cloque et vous pensez que vous n’êtes pas digne d’être un saint ? Mon fils, si sainte Jeanne d’Arc avait eu une foi aussi inébranlable que la vôtre, elle aurait éteint le bûcher sur lequel on l’a martyrisée. Je connais même…

— L’épouse de saint Alexander est arrivée, annonça soudain sœur Marie Charles.

— Qu’on la fasse entrer ! (Saint Pierre ajouta rapidement :) Je vous raconterai ça plus tard.

Mais je l’entendis à peine : j’avais le cœur battant.

La porte s’ouvrit.

Et Abigail entra.


Je ne sais comment donner une juste description des minutes qui suivirent. J’étais effondré par cette cruelle déception en même temps que par l’embarras.

Abigail me toisa et déclara d’un ton sévère :

— Alexander, que fais-tu avec cette ridicule auréole, au nom du ciel ! Enlève-moi ça immédiatement !

Saint Pierre gronda aussitôt :

— Ma fille, il n’est pas question d’au nom du ciel, car ceci est mon bureau. Et je vous interdis de vous adresser de cette façon à saint Alexander.

Abigail tourna la tête, l’air pincé.

— Vous appelez ça un saint ? Lui ? Est-ce que votre mère ne vous a jamais appris à vous lever devant les dames, d’abord ? Ou bien les saints sont-ils dispensés de cette élémentaire marque de courtoisie ?

— Je me lève, mais pour les vraies dames, sachez-le. Ma fille, je vous prie de vous adresser à moi avec respect. Et de même, vous vous adresserez à votre époux avec le respect qui lui est dû.

— Mais il n’est pas mon époux !

— Hein ? (Le regard de saint Pierre alla alternativement d’Abigail à moi.) Veuillez vous expliquer.

— Jésus a dit : Car à la résurrection des morts, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges dans les cieux. Eh bien, c’est ça ! Et il l’a même répété dans l’Evangile de Marc, chapitre 12, verset 25.

— Oui, oui, acquiesça saint Pierre. Je L’ai entendu dire ça. Aux Sadducéens. Par cette règle, vous n’êtes plus une épouse.

Oui ! Alléluia ! Il y a des années que j’attends qu’on me débarrasse de cette cloche. Sans avoir à commettre le péché !

— Sur ce dernier point, je ne suis pas sûr… Mais le fait de n’être plus une épouse ne vous donne nullement le droit de vous adresser de façon impolie à ce saint qui fut votre mari. (Pierre, à nouveau, se tourna vers moi.) Souhaitez-vous qu’elle reste ?

— Moi ? Oh non ! Ce doit être une erreur.

— Il me semble. Ma fille, vous pouvez disposer.

— Eh, attendez ! Je n’ai pas fait tout ce chemin pour ne pas profiter de l’occasion de vous dire certaines choses. J’ai vu des choses proprement scandaleuses depuis que je suis là. Et si je n’avais pas le sens de la décence…

— Ma fille, je vous prie d’aller. Voulez-vous sortir de vous-même ou bien dois-je appeler deux anges videurs ?

— Ça, c’est une idée ! Parce que je m’apprêtais à vous dire que…

— Vous n’allez rien nous dire !

— J’ai le droit d’exprimer ma pensée comme tout un chacun !

— Pas dans ce bureau. Sœur Marie Charles !

— Oui, monsieur !

— Vous rappelez-vous encore les cours de judo qu’on vous a donnés quand vous faisiez partie de la police de Detroit ?

— Parfaitement !

— Alors sortez-moi cette yenta[33] d’ici.

La grande nonne afficha un sourire ravi et se frotta les mains. Ce qui se passa ensuite fut si rapide que je ne saurais le décrire exactement. Mais Abigail disparut assez vite.

Saint Pierre se rassit, soupira, et prit son verre de Coca.

— Une femme pareille viendrait à bout de la patience de Job. Vous avez été mariés combien de temps ?

— Euh… Environ mille ans.

— Oui, je vous comprends. Pourquoi l’avez-vous envoyé chercher ?

— Mais ce n’est pas ça. Je ne voulais pas. En fait…

J’étais sur le point de me lancer dans les explications nécessaires mais il m’interrompit.

— Mais bien sûr ! Pourquoi n’avoir pas précisé que c’était votre concubine que vous vouliez ? Vous avez induit sœur Mary Rose en erreur. Je sais très bien de qui vous voulez parler : de la zaftig shiksa qui apparaît sans cesse dans la seconde partie de votre dossier. Une très chic fille, à ce qu’il me semble. Alors, c’est elle que vous cherchez ?

— Mais oui, bien entendu. Au jour de la Trompette et du Cri, nous avons été emportés ensemble, mais très vite séparés par un tourbillon, une vraie trombe du Kansas.

— Vous vous êtes déjà enquis de sa situation. Au bureau d’information du Fleuve.

— C’est exact.

— Alexander, c’est cette dernière démarche qui clôt votre dossier. Je peux essayer de demander que l’on vérifie… Mais je peux vous dire tout de suite que ce ne sera que pour vous confirmer que le nécessaire a été fait. La réponse restera la même : elle n’est pas ici.

Il se leva et fit le tour de son bureau pour me poser la main, sur l’épaule.

— Cette tragédie se répète sans fin. Un couple aimant, voué à vivre pour l’éternité uni. L’un s’en va, l’autre pas. Que puis-je y faire ? J’aimerais pouvoir intervenir, pourtant. Mais je ne le puis pas.

— Saint Pierre, il a dû y avoir une erreur quelque part !

Il ne répondit pas.

— Ecoutez-moi ! Je sais ! Nous étions l’un près de l’autre devant l’autel, nous priions… et juste avant la Trompette et le Cri, le Saint-Esprit est descendu en nous. Nous étions parfaitement en état de grâce l’un et l’autre. Demandez-le-Lui ! Demandez-le-Lui ! Il vous écoutera, vous !

Pierre eut un nouveau soupir.

— Il écoutera n’importe qui, dans n’importe lequel de Ses aspects. Mais je vais me renseigner.

Il prit un combiné de téléphone qui devait bien dater du temps d’Alexander Graham Bell.

— Charlie, passez-moi le Revenant… Oui, O.K., j’attends. Hello ! C’est Pierre, ici. Je suis à la porte principale. Du nouveau ? Non, pour moi non plus. Ecoute, j’ai un problème. Remonte au Jour de la Trompette et du Cri, quand Toi, dans Ton apparence de Junior, tu as emporté toutes ces âmes incarnées qui étaient en état de grâce à cet instant. Resitue le lieu : sur une route près de Lowell, dans le Kansas. C’est en Amérique du Nord… C’était sous une tente, pour une congrégation avec baptême. Tu y es ? Maintenant, quelques minisecondes avant que sonne la Trompette, un certain Alexander Hergensheimer, maintenant canonisé, prétend que Tu es descendu en lui en même temps que dans sa concubine bien-aimée Margrethe. Il la décrit comme mesurant environ trois coudées et demie, blonde, avec des taches de rousseur… Oh ! Tu y es ? Trop tard ? Oui, c’est ce que je craignais. Je vais lui dire.

J’interrompis nerveusement saint Pierre.

— Demandez-Lui où elle se trouve !

— Patron, saint Alexander est sur des charbons ardents, si je puis dire. Il désire savoir où elle se trouve. D’accord, je lui dis. (Il raccrocha.) Elle n’est ni sur Terre ni au Paradis. Alors, vous avez la réponse. Je suis navré.


Je dois attester ici que saint Pierre se montra d’une patience infinie avec moi. Il me donna l’assurance absolue que je pourrais m’entretenir avec n’importe quel membre de la Sainte Trinité… mais il me rappela cependant qu’en interrogeant le Saint-Esprit, nous les avions tous interrogés. Il disposait des toutes dernières listes de l’Extase, avec toutes les arrivées récentes, les morts sortis de leurs tombes. Mais il me dit qu’aucun ordinateur ne pouvait infirmer les infaillibles réponses de Dieu Lui-même parlant en tant que Saint Esprit… Ce que je comprenais très bien, tout en acceptant avec joie que l’on fasse de nouvelles recherches par ordinateur.

— Mais elle pourrait être quelque part sur terre ? insistai-je. Vivante. Peut-être à Copenhague.

— Alexander, dit Pierre. Il est aussi omniscient sur terre qu’aux cieux. Ne pouvez-vous admettre cela ?

Je poussai un très gros soupir.

— Oui, je sais. J’ai rejeté l’évidence. Bon. Comment me rendre en enfer à partir d’ici ?

— Alec, ne dites pas des choses pareilles !

— Au diable ! Pierre, l’éternité ici sans elle ne saurait être une éternité de félicité. Ce serait une éternité d’ennui, de solitude et de chagrin. Vous croyez vraiment que j’ai quelque chose à faire de cette espèce d’auréole de mauvais goût alors que ma bien-aimée se consume dans le Puits ? Je n’ai pas demandé beaucoup. Rien que le droit de vivre avec elle. J’étais prêt à faire la vaisselle durant l’éternité rien que pour avoir son sourire, pour entendre le son de sa voix et toucher sa main ! Il y a eu erreur technique et vous devez l’admettre ! Et tous ces anges, là-dehors, tous ces snobs grossiers qui n’ont même pas mérité le droit d’être ici ! Et ma Marga, le seul ange véritable qui ait jamais vécu, renvoyée vers l’enfer pour y endurer la souffrance éternelle, uniquement à cause d’un détail futile du règlement. Saint Pierre, vous pouvez dire au Père et à Son espèce de mielleux de Fils et aussi à ce Saint-Esprit, qu’ils peuvent se la garder, leur Cité sainte, et qu’ils en fassent ce qu’ils veulent ! Si Margrethe est en enfer, c’est là que je veux aller moi aussi !

Pierre parlait pendant que j’invectivais :

— Pardonne-lui, Père. Il est tourmenté par le chagrin, il est bouleversé. Il ne sait pas ce qu’il dit.

Je me dominai quelque peu.

— Saint Pierre, je sais très exactement ce que je dis. Je ne veux pas rester ici. Mon amour est en enfer, c’est donc là que je veux la rejoindre. C’est là, en fait, qu’est ma place.

— Alec, vous oublierez tout ça.

— Ce que vous ne semblez pas comprendre, c’est que je ne veux pas oublier tout ça. Je veux me retrouver auprès de ma bien-aimée afin de partager son destin. Vous m’avez dit qu’elle était en enfer…

— Non, je vous ai seulement dit qu’il était certain qu’elle ne se trouvait ni au Paradis ni sur terre.

— Existerait-il un quatrième lieu ? Les limbes ou que sais-je encore ?

— Les limbes, ce n’est qu’un mythe. Il n’existe pas de quatrième lieu à ma connaissance.

— Alors je veux partir sur l’heure et explorer tout l’enfer pour tenter de la retrouver. Mais comment ?

Pierre eut un haussement d’épaules.

— Mais bon sang, ne faites plus le coup de la pirouette ! C’est comme ça qu’on m’a traité depuis que j’ai traversé le feu ! Je n’ai connu que ça : pirouette sur pirouette. Est-ce que je suis prisonnier ici, ou quoi ?

— Non.

— Alors dites-moi comment me rendre en enfer.

— Très bien. En enfer, il n’est pas question que vous portiez cette auréole. On ne vous laisserait jamais entrer.

— Mais je n’ai jamais demandé à la porter. Allons-y !


Peu après, je me suis retrouvé au seuil de la porte de Judas, escorté par deux anges. Pierre ne m’a pas dit au revoir. Je pense qu’il était totalement écœuré. Ce qui me navrait car je l’aimais beaucoup. Mais je n’étais pas parvenu à lui faire comprendre que le Paradis sans Margrethe ne saurait être le Paradis.

Je me suis arrêté juste avant de sortir.

— Je souhaiterais que vous transmettiez un message de ma part à saint Pierre…

Les anges m’ignorèrent. Ils m’empoignèrent l’un et l’autre de chaque côté et me jetèrent en avant.

Et je me mis à tomber.

A tomber.

Encore et encore.

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