Je suis devenu le frère des chacals et le compagnon des autruches.
Je commençai à monter les marches qui accédaient au trône. Là encore, elles étaient trop hautes et je n’avais plus personne pour me soutenir. J’en fus réduit à me hisser tant bien que mal en rampant plus ou moins tandis que Satan me contemplait avec son sourire sardonique. Une musique s’élevait autour de nous, d’une source invisible, une musique funèbre, vaguement wagnérienne mais que je ne reconnaissais pas. Je crois qu’elle était ponctuée d’infrasons, tels que ceux qui font hurler les chiens, fuir les chevaux et qui donnent aux hommes des idées d’envol ou de suicide.
Cet escalier était interminable.
Je n’ai pas compté le nombre de marches mais, en commençant mon escalade, il m’avait semblé qu’il y en avait trente, pas plus. Après avoir rampé pendant de longues minutes, j’eus la certitude qu’il m’en restait encore autant à escalader. Le prince des Mensonges ! C’était bien de lui.
Alors, je me suis arrêté et j’ai attendu.
Et la voix a grondé à nouveau :
— Quelque chose ne va pas, saint Alexander ?
— Non, rien, puisque Vous l’avez voulu ainsi, ai-je répondu. Si Vous désirez vraiment que je Vous approche, débranchez donc le circuit plaisanterie. C’est absurde de me faire grimper comme une souris dans un moulin.
— Vous croyez vraiment que c’est ce que je fais ?
— Je sais Qui Vous êtes. C’est le jeu du chat et de la souris.
— Vous essayez de me faire passer pour un idiot, Moi, devant Mes gentilshommes.
— Non, Votre Majesté, je ne saurais vous faire passer pour un idiot. Vous seul en êtes capable.
— Vraiment. Est-ce que vous réalisez que je peux vous foudroyer sur place ?
— Votre Majesté, depuis que je suis entré dans Votre royaume, je suis totalement en Votre pouvoir. Que souhaitez-Vous de moi ? Dois-je continuer à monter dans ce moulin ?
— Oui.
C’est donc ce que je fis, et l’escalier cessa de grandir au fur et à mesure que je progressais et les marches retrouvèrent des proportions normales. En quelques secondes je parvins au niveau de Satan : c’est-à-dire celui de Ses pieds fourchus. Ainsi, j’étais vraiment trop près de Lui. Non seulement Sa présence était terrifiante – je devais faire un terrible effort pour me dominer – mais il puait également très fort ! Il sentait la décharge publique, la viande avariée, le civet trop mariné, le putois, le soufre, le renfermé, le pet : tout cela et pis encore. Je me dis : Alex Hergensheimer, si tu Le laisses faire et qu’il t’oblige à vomir, tu vas ruiner toutes tes chances de retrouver Marga. Alors, contrôle-toi !
— Ce tabouret est pour vous, dit Satan. Asseyez-vous.
Auprès du trône, il y avait un tabouret, sans dossier, assez petit pour rabaisser la dignité de quiconque oserait y prendre place. Je m’assis.
Satan prit le manuscrit d’une main si énorme qu’on avait l’impression que ma volumineuse liasse de feuillets n’était qu’un jeu de cartes.
— J’ai lu ça. Ce n’est pas mauvais. Un peu trop long mais mes directeurs littéraires vont faire des coupures. De toute façon, cela vaut mieux que d’être trop concis. Nous allons avoir besoin d’une conclusion… de vous ou d’un nègre quelconque. Je dirais plutôt d’un nègre : il faut plus d’impact, plus de force. Dites-moi, est-ce que vous avez jamais envisagé de gagner votre vie en écrivant ? Plutôt qu’en prêchant ?
— Je ne pense pas avoir suffisamment de talent.
— Talent, mon cul ! Si vous voyiez le genre de merde qu’on publie. Mais il faudrait forcer un peu sur les scènes de sexe. Aujourd’hui, la clientèle veut du hard. Mais laissons ça de côté pour l’instant. Je ne vous ai pas convoqué pour discuter de votre style et de ses faiblesses. Je veux vous faire une offre.
J’attendis. Et Lui aussi. Après un temps, Il demanda :
— N’êtes-vous pas curieux à propos de cette offre ?
— Très certainement, Votre Majesté. Mais, si ma race a appris une leçon à Votre sujet, c’est que les humains doivent être particulièrement prudents lorsqu’ils négocient avec Vous.
Il se mit à rire et les fondations du palais tremblèrent.
— Pauvre petit humain, croyez-vous vraiment que je serais prêt à marchander pour votre âme rabougrie ?
— Je ne sais pas ce que Vous voulez. Mais je ne suis pas aussi malin que le Docteur Faust ni même que Daniel Webster[34]. Cela m’incite à la méfiance.
— Oh ! allons donc ! Je ne veux pas de votre âme. Il n’y a plus de marché pour les âmes, aujourd’hui. Il y en a trop et la qualité a nettement chuté. Je les achète pour rien, à la botte, comme les radis. Mais je suis en excédent de stock. Non, saint Alexander, j’ai besoin de vos services. De vos services en tant que professionnel.
(J’étais inquiet, tout à coup. Dans quel genre de coup étais-je ? Alec, méfie-toi ! Regarde bien où tu mets les pieds ! Qu’est-ce qu’il veut exactement ?)
— Vous avez besoin d’un bon plongeur ?
Il a éclaté de rire une fois encore. Environ 4,2 sur l’échelle de Richter.
— Non, non, saint Alexander ! Je parle de votre vocation et non des extrémités auxquelles vous avez été conduit temporairement. Je désire vous engager comme promoteur de Bible, prédicateur de gospels. Je veux que vous travailliez dans le système de Jésus, comme vous l’avez appris. Vous n’aurez pas à faire la quête, à passer la soucoupe. Votre salaire sera confortable et vous n’aurez pas grand-chose à faire. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Je dis que Vous essayez de m’avoir.
— Ça, ça n’est pas très gentil. Croyez-moi, saint Alexander, il n’y a pas de coup fourré. Vous serez libre de prêcher comme vous le voudrez, sans restrictions. Vous serez mon aumônier personnel, Primat de l’Enfer. Et vous pourrez consacrer le temps qui vous restera – autant que vous le souhaiterez – au salut des âmes perdues… et il y en a beaucoup par ici. Pour ce qui est de votre salaire, il faut que nous en discutions… mais il ne sera pas inférieur à celui du titulaire, le pape Alexandre VI, une âme dont la cupidité est notoire. Vous ne serez pas volé, je vous le promets. Alors ? Qu’est-ce que vous en dites ?
(Qui est fou ? le diable ou moi ? Ou est-ce que c’est encore un de ces cauchemars qui me hantent depuis quelque temps ?)
— Votre Majesté, Vous n’avez pas mentionné quoi que ce soit que je puisse vouloir.
— Ah bon ? Mais tout le monde veut de l’argent. Vous êtes fauché. Vous ne pourrez pas passer un jour de plus dans cette suite de luxe sans avoir un job quelconque. (Il tapota le manuscrit.) Cela pourra vous rapporter quelque chose un jour. Pas dans l’immédiat. Et je ne vous verserai pas d’avance dessus, au cas où il se vendrait mal. Parce qu’il y a beaucoup trop de trucs délirants du style J’étais-prisonnier-du-prince-du-Mal sur le marché, tous ces temps-ci.
— Votre Majesté. Vous avez lu mon mémoire. Vous savez très bien ce que je veux.
— Eh bien, dites-le !
— Vous le savez. Ma bien-aimée. Margrethe Svensdatter Gunderson.
Il eut l’air surpris.
— Mais est-ce que je ne vous ai pas fait parvenir un mémo à son sujet ? Elle n’est pas en enfer.
J’eus le sentiment que doit avoir le patient qui a attendu courageusement le résultat d’une biopsie… et qui craque en apprenant la mauvaise nouvelle.
— Vous êtes certain ?
— Bien entendu. Qui dirige ici, selon vous ?
(Prince des Menteurs ! Prince des Mensonges !)
— Mais comment pouvez-vous en avoir la certitude ? D’après ce que l’on m’a dit, on ne suit personne. Quelqu’un peut se trouver en enfer depuis des années sans que Vous en ayez entendu parler.
— Si c’est ce que vous avez entendu dire, vous avez mal compris. Ecoutez, si vous acceptez mon offre, vous pourrez louer les services des meilleurs détectives de l’histoire, de Sherlock Holmes à Edgar J. Hoover[35]. Ils la chercheront dans tout l’enfer. Mais ce serait gaspiller votre argent car elle n’est pas dans ma juridiction. Je vous le dis très officiellement.
J’hésitai. L’enfer, c’est vaste. Je pouvais le fouiller de long en large l’éternité durant sans retrouver Marga. Mais une certaine somme d’argent (et je le savais bien !) rendait les choses difficiles moins difficiles et les choses impossibles simplement difficiles.
Néanmoins… Certaines choses que j’avais faites en tant que directeur adjoint de la L.M.E. avaient été douteuses mais, en ma qualité de ministre du culte, jamais je n’avais servi l’ennemi. Notre ancien adversaire. Comment un serviteur du Christ pouvait-il devenir l’aumônier de Satan ? Marga ma chérie, je ne peux pas !
— Non.
— Je ne peux pas vous croire. Augmentons un peu les conditions. Si vous acceptez, j’assignerai mon agent femelle, sœur Mary Patricia, à votre service personnel en permanence. Elle sera votre esclave. Avec une petite réserve : il ne vous sera pas permis de la vendre. De toute façon, vous aurez les moyens de la louer, si vous le désirez. Alors, maintenant, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Non.
— Oh, allons ! Demandez n’importe quelle fille. Je vous en offrirai des meilleures. Mais ne me dites pas que vous n’êtes pas satisfait de Patricia. Vous roucoulez avec elle depuis des semaines. Est-ce que je dois vous repasser l’enregistrement de tous vos soupirs et de vos plaintes ?
— Vile canaille !
— Tss, tss, tss ! Ne vous montrez pas grossier avec Moi dans Ma demeure. Vous savez, nous savons, tout le monde sait qu’il n’y a pas grande différence entre une femelle et une autre, si ce n’est peut-être dans leurs talents culinaires. Je vous en propose une légèrement mieux que celle que vous avez perdue. D’ici un an, vous Me remercierez. Dans deux ans, vous vous demanderez comment vous avez pu hésiter. Non, il vaut mieux accepter, saint Alexander. C’est la meilleure offre que vous puissiez espérer parce que, Je vous le dis solennellement, ce zombie danois que vous réclamez, on ne le trouve pas en enfer. Alors ?
— Non !
Satan tambourina sur l’accoudoir de son trône, l’air vexé.
— C’est votre dernier mot ?
— Oui.
— Supposons que Je vous offre cet emploi d’aumônier avec votre reine des glaces ?
— Vous m’avez dit qu’elle n’était pas en enfer !
— Mais Je n’ai pas dit que J’ignorais où elle était.
— Vous pouvez me la ramener ?
— Répondez à Ma question. Accepterez-vous de Me servir comme aumônier si le contrat stipule qu’elle vous sera restituée ?
(Marga, Marga !)
— Non.
Satan déclara brusquement :
— Sergent Général, faites rompre les rangs à la garde. Vous, venez avec Moi.
— A droite, droite ! En avant… marche !
Satan descendit de Son trône et le contourna sans un mot. Je dus me hâter pour suivre Ses grandes enjambées. Un long tunnel sombre s’ouvrait derrière le trône. J’eus l’impression que je perdais Satan et je me mis à courir. Sa silhouette diminuait rapidement dans la faible clarté qui venait de l’autre extrémité du tunnel.
Et puis, je me retrouvai presque sur Ses talons. Il ne S’était pas autant éloigné que je l’avais cru. Il avait changé de taille. Ou bien était-ce moi ? En tout cas, nous étions maintenant presque aussi grands l’un que l’autre. Je m’arrêtai brusquement derrière Lui, à l’instant précis où Il atteignait une porte qui n’était éclairée que par une lueur rouge.
Il toucha quelque chose et un pinceau de lumière blanche se dessina au-dessus de la porte. Il ouvrit et Se tourna vers moi.
— Entrez, Alec.
Mon cœur fit un bond et je retins mon souffle.
— Jerry ! Jerry Farnsworth !