27

Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur.

L’Ecclésiaste, 1:18


Il prit la parole et dit : Périsse le jour où je suis né, et la nuit qui dit : Un enfant mâle est conçu !

Job, 3:2-3


Mon regard se brouilla, ma tête se mit à tourner et mes genoux devinrent flasques. Jerry lança d’un ton brusque :

— Hé, pas de ça !

Il m’empoigna par la taille, me tira à l’intérieur et claqua la porte.

Il me retint pour m’empêcher de tomber, puis me secoua et me donna une gifle. Je finis par secouer la tête et repris mon souffle. J’entendis la voix de Katie :

— Porte-le. Qu’il puisse s’allonger.

Ma vue redevint nette.

— Ça ira, dis-je. Je me suis senti tellement bizarre pendant une seconde.

Je regardai autour de moi. Nous étions dans le salon de la demeure des Farnsworth.

— Vous êtes tombé en syncope, voilà ce qui s’est passé. Pas surprenant après un tel choc. Venez, allons dans la grande pièce.

— D’accord. Salut, Katie. Ça me fait plaisir de vous voir.

— Moi aussi, mon cher.

Elle s’approcha, mit ses bras autour de moi et m’embrassa. Une fois encore, sachant bien que Marga était tout pour moi, je me dis que Katie était tout à fait mon genre. Et Pat aussi. Marga, j’aurais tant aimé que tu fasses la connaissance de Pat. (Marga !)

La grande pièce semblait toute nue. Les meubles n’étaient pas finis, il n’y avait ni cheminée, ni fenêtres. Jerry demanda à Katie :

— Mets-nous le Remington 2, veux-tu ? Je vais nous préparer quelque chose à boire.

— Oui, chéri.

Pendant qu’ils s’activaient, Sybil arriva en trombe, me prit entre ses bras (je faillis tomber car elle est du genre costaud) et m’embrassa, très fort, très vite, pas du tout comme sa mère.

— Monsieur Graham ! Vous avez été fantastique ! J’ai tout suivi. Avec sœur Pat. Elle aussi elle vous trouve fantastique !

Sur le mur de gauche, il y avait maintenant une fenêtre par laquelle on apercevait des montagnes. Et, dans la cheminée qui occupait le mur d’en face, un grand feu flambait, exactement comme la dernière fois. Le plafond était bas et les meubles et la décoration étaient bien ceux qui correspondaient au Remington numéro deux.

Katie s’écarta des contrôles et dit :

— Sybil, laisse-le tranquille, ma chérie. Alec, étendez-vous. Il faut vous reposer.

— Ça va. (Je m’assis.) Euh… nous sommes bien au Texas ? Ou bien en enfer ?

— Question d’opinion, dit Jerry.

— Il y a une différence ? demanda Sybil.

— Difficile à dire, fit Katie. Mais ne vous inquiétez pas pour ça maintenant, Alec. Moi aussi je vous ai regardé et je suis d’accord avec les filles. J’étais fière de vous.

— Ça, il a du nerf, intervint Jerry. Pas moyen de le faire changer d’idée. Alec, quel entêté vous faites. J’ai perdu trois paris sur vous. (Des verres apparurent. Jerry prit le sien et le leva.) A votre santé, Alec.

— A Alec !

— A moi, dis-je avant d’absorber une longue gorgée de Jack Daniels. Mais Jerry… Vous n’êtes pas vraiment…

Il me sourit. La tenue texane s’estompa, les bottes western se changèrent en sabots fourchus et des cornes Lui poussèrent sur la tête. Sa peau devint d’un rouge sombre, huileuse, avec des muscles noueux. Entre ses cuisses, un phallus incroyablement énorme se dressait tout droit.

— Je pense que Tu l’as convaincu, chéri, dit Katie, et je ne trouve pas que ce soit une de Tes meilleures apparences.

Aussitôt, le diable conventionnel disparut, remplacé par le non moins conventionnel milliardaire texan.

— C’est mieux, commenta Sybil. Papa, pourquoi Te sers-Tu de ce vieux truc ringard ?

— C’est un symbole évident. Cette apparence-là est plus appropriée ici. J’en conviens. Et toi aussi, tu devrais être habillée comme une Texane.

— Vraiment ? fit Sybil. Je croyais qu’avec Patty, M. Graham s’était habitué à tout voir des femmes.

— Il s’est habitué à elle, pas à toi. Obéis avant que je te fasse griller pour le déjeuner.

— Papa, Tu es un sale traître. (Sybil s’inventa un blue-jean et un caraco sans quitter son fauteuil.) Et j’en ai marre d’être une teenager. Je ne vois pas pourquoi je continuerais cette comédie stupide. Saint Alec sait très bien qu’on l’a trompé.

— Sybil, tu parles trop.

— Chéri, dit doucement Katie, elle a peut-être raison.

Jerry secoua la tête. Je soupirai et dis ce que je devais dire :

— Oui, Jerry, je sais que j’ai été abusé. Par ceux que je considérais comme des amis. Et ceux de Marga aussi. C’est Vous qui étiez derrière tout ça ? Alors, qui suis-je ? Job ?

— Oui et non.

— Qu’est-ce que cela veut dire… Votre Majesté ?

— Alec, il est inutile de Me donner ce titre. Nous nous sommes rencontrés comme des amis. J’espère que nous le resterons.

— Mais comment le pouvons-nous ? Si je suis Job. Votre Majesté… Où est ma femme ?

— Alec, J’aimerais bien le savoir. Il y a quelques indices dans votre mémoire et J’ai cherché. Mais Je ne sais toujours pas. Il faut que vous soyez patient.

— Au diable ! Euh… Mais je suis patient ! Quels indices ? Mettez-moi sur la piste ! Est-ce que Vous ne comprenez pas que je vais perdre l’esprit ?

— Je ne peux pas, et vous ne perdez pas l’esprit. Je vous ai juste mis sur le grill. Je vous ai poussé pour essayer de vous faire craquer. Mais c’est impossible. On ne peut pas vous briser. De toute façon, vous ne pouvez pas M’aider à la trouver, pas en ce moment… Alec, il faut vous rappeler que vous êtes humain… et que Moi, Je ne le suis pas. J’ai des pouvoirs que vous ne pouvez même pas imaginer. Mais également des limites que vous ne pouvez imaginer non plus. Alors, gardez votre calme et écoutez-Moi. Je suis votre ami. Si vous ne le croyez pas, vous êtes libre de partir, de quitter Ma maison et de chercher par vous-même. Il y a du travail près du lac, si vous pouvez supporter la puanteur du soufre. Vous chercherez Marga à votre façon. Je ne vous dois rien ni à l’un ni à l’autre, parce que Je ne suis pas responsable de vos ennuis ! Il faut Me croire.

— Euh… Mais je veux Vous croire.

— Peut-être croirez-vous mieux Katie.

— Alec, dit Katie, l’Ancien essaie de vous apaiser. Ce n’est pas Lui qui vous a créé tous ces ennuis. Chéri, est-ce qu’il vous est déjà arrivé d’essayer de panser un chien blessé ? La pauvre bête n’arrête pas d’essayer de vous mordre et de se faire plus mal encore…

— Oui… (J’avais eu un chien. Brownie. J’avais douze ans quand il était mort.)

— Alors, ne vous comportez pas comme ce pauvre chien. Faites confiance à Jerry. S’il veut vous aider, Il est capable de choses qui dépassent votre entendement. Est-ce que vous prétendriez donner des conseils à un chirurgien du cerveau ? Est-ce que vous vous permettriez de lui dire d’aller plus vite ?

Je souris tristement et pris sa main.

— Je vais essayer, Katie. Je vais être docile.

— Oui, essayez, pour l’amour de Marga.

— Oui, c’est promis… Euh… Jerry, tout en admettant que je ne suis qu’un humain et que je ne peux tout comprendre, est-ce que Vous pouvez au moins essayer de m’expliquer ?

— Je vais faire mon possible. Par où dois-je commencer ?

— Je Vous ai demandé si j’étais Job et Vous avez dit : « Oui et non ». Qu’entendez-Vous par là ?

— Il est certain que vous êtes un nouveau Job. Avec le premier. J’ai été, Je l’avoue, l’un des méchants. Mais pas cette fois. Je ne suis pas très fier de la façon dont J’ai tourmenté Job. Et Je ne suis pas fier non plus de M’être trop souvent laissé manœuvrer par Mon Frère Yahvé, pour accomplir les sales besognes à sa place. Ça a commencé avec la Mère Eve, et même avant ça… Je ne peux pas tout expliquer. J’ai toujours trop aimé parier… C’est une faiblesse, et de ça non plus Je ne suis pas fier. (Il regarda le feu en fronçant les sourcils.) Eve était plutôt jolie. Dès que j’ai posé les yeux sur elle Je Me suis dit que Yahvé avait enfin créé quelque chose digne d’un artiste. Et puis, J’ai découvert qu’il avait en fait copié en grande partie le design.

Hein ? Mais…

— Homme, ne M’interrompez pas ! La plupart de vos erreurs – et en ceci Mon Frère vous encourage activement – viennent du fait que vous croyez que votre Dieu est unique et tout-puissant. En vérité, Mon Frère – et Moi aussi, bien sûr – Nous ne sommes guère que des caporaux aux ordres du Commandant en Chef. Et Je dois ajouter qu’il se pourrait même que le Plus Grand, Celui que Je considère comme le Commandant en Chef, le Directeur, le Pouvoir Suprême, ne soit qu’un simple soldat placé sous les ordres d’une Puissance encore supérieure et incompréhensible pour Moi. Derrière chaque mystère il y a un autre mystère. C’est une succession à l’infini. Mais vous n’avez nul besoin de connaître les réponses ultimes – si elles existent – pas plus que Moi. Vous voulez savoir ce qui vous est arrivé, à vous et à Margrethe. Yahvé est venu Me trouver et Il M’a proposé le même pari que nous avions fait sur Job, en M’assurant qu’il avait un serviteur encore plus entêté que Job. J’ai refusé. Ce pari avec Job n’avait pas été franchement drôle. Bien avant la fin, J’en avais assez de torturer ce pauvre type. Cette fois, donc, J’ai dit à Mon Frère qu’il pouvait aller S’amuser ailleurs. Ce n’est que lorsque Je vous ai vus, Marga et vous, sur l’interfédérale 40, nus comme des chatons qui viennent de naître et aussi désemparés, que J’ai compris que Yahvé avait trouvé quelqu’un d’autre pour jouer à Ses vilains jeux. C’est pour ça que Je vous ai repêchés et ramenés ici pendant une semaine.

Comment ? Mais nous ne sommes restés qu’une nuit !

— Ne chicanez pas. On vous a gardés suffisamment longtemps pour que vous séchiez et on vous a laissés repartir avec quelques tuyaux mais, en fait, vous n’en faisiez qu’à votre tête. Alec, vous êtes un sacré fils de pute, vachement dur. En fait, Je Me suis enquis de cette pute dont vous êtes le fils. Une sacrée garce. Ce qu’elle vous a transmis, plus votre gentillesse, ça nous donne une créature tout à fait capable de s’en sortir, de survivre. Alors, Je vous ai laissé vous débrouiller. On M’a avisé que vous arriviez ici. J’ai des espions de tous les côtés. La moitié des collaborateurs de Mon Frère sont des agents doubles, en fait.

— Saint Pierre ?

— Hein ? Oh non, pas Pierre. C’est un brave type, le chrétien le plus parfait du paradis ou de la terre. Il a renié son patron trois fois et il s’est bien arrangé depuis. Il est ravi de tutoyer son maître dans chacun de Ses trois aspects. J’aime bien Pierre. Si jamais il avait des embrouilles avec Mon Frère, J’aurais un boulot pour lui. Oui, et vous êtes donc arrivé en enfer. Est-ce que vous vous souvenez de l’allusion que J’ai faite à l’enfer quand Je vous ai invité ?

— Oui, je m’en souviens très bien.

— Et n’ai-Je pas tenu Ma promesse ? Faites attention à ce que vous allez répondre : sœur Pat nous écoute.

— Non, elle n’écoute pas, fit Katie. Pat est bien élevée. Ce n’est pas comme certaines personnes. Chéri, je vais Vous faire gagner du temps. Ce qu’Alec veut savoir c’est pourquoi on l’a persécuté, comment, et ce qu’il peut faire maintenant. A propos de Marga, je veux dire. La réponse au « pourquoi » est simple, Alec. On vous a choisi comme le taureau qu’on lance dans l’arène pour lui poser des banderilles. Yahvé était convaincu que vous pouviez gagner. La réponse au « comment » est tout aussi simple. Vous aviez visé juste en pensant que vous étiez paranoïde. Paranoïde mais pas totalement fou. On conspirait vraiment contre vous. Chaque fois que vous approchiez de la réponse, l’embrouille recommençait. Ce million de dollars, par exemple. Une embrouille mineure, mais vous avez eu cet argent entre les mains suffisamment longtemps pour que cela vous perturbe. Je pense que vous savez tout, sauf ce que vous pouvez faire maintenant. Tout ce que vous pouvez et devez faire, c’est vous fier à Jerry. Il peut échouer – et c’est très dangereux – mais Il va faire Son possible.

Je regardai Katie avec un respect nouveau, et un certain émoi. Elle avait fait allusion à des détails que je n’avais jamais dévoilés à Jerry.

— Katie ? Etes-vous humaine ? Ou bien… êtes-vous un ange déchu ou quoi ?…

Elle rit.

— C’est bien la première fois qu’on me soupçonne de ça. Mais je suis humaine, Alec chéri, totalement humaine. Et je ne suis pas vraiment une étrangère pour vous : vous en connaissez long sur moi.

— Vraiment ?

— Souvenez-vous. En avril de l’an 1446 avant la naissance de Jésus de Nazareth.

— Je devrais trouver rien qu’avec cette date ? Désolé, j’en suis incapable.

— Alors, essayez comme ça : quarante ans très exactement après l’exode d’Egypte des enfants d’Israël.

— La conquête de Canaan.

— Mais non ! Alors, Josué, chapitre trois. Quel est mon nom, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que j’étais une mère, une femme, une jeune fille ?

(L’une des histoires les plus connues de la Bible. Elle ? Etait-ce bien à elle que je parlais ?)

— Euh… Rahab ?

— La prostituée de Jéricho. C’est moi. J’ai caché les espions du général Josué dans ma maison… et ainsi j’ai sauvé mes parents, mes frères et mes sœurs du massacre. Maintenant, faites-moi plaisir : dites-moi que je suis bien conservée.

Sybil eut un hennissement moqueur.

— Dites, si vous l’osez.

— Mais bien sûr, Katie ! Vous êtes plus que bien conservée. Ça fait presque 3 400 ans… Et même pas une ride. Pas trop, en tout cas.

— Pas trop ! Vous serez privé de breakfast, jeune homme !

— Mais Katie, vous êtes belle et vous le savez parfaitement. Je vous place au même rang que Margrethe !

— Et moi, vous m’avez regardée ? demanda Sybil. Moi aussi j’ai mes fans… En tout cas, m’man a plus de quatre mille ans, c’est une vieille peau.

— Non, Sybil, le passage de la mer Rouge a eu lieu en 1490 avant Jésus-Christ. Si on ajoute la date de l’extase, 1994 après Jésus-Christ, plus sept ans…

— Alec.

— Oui, Jerry ?

— Sybil a raison. Mais vous ne pouvez pas le savoir. Les mille années de paix qui séparent Armageddon et la guerre aux cieux sont à moitié écoulées. Mon Frère, dans Sa manifestation de Jésus, règne à présent sur la terre et Moi Je suis enchaîné dans le puits pour mille ans à venir.

— Vous n’avez pas l’air tellement enchaîné. Est-ce que je peux avoir un autre Jack Daniels ? Je suis un peu perdu…

— Je suis bien assez enchaîné comme ça. J’ai cessé de Me promener un peu partout sur terre. Yahvé l’a pour Lui tout seul, du moins pour le peu de temps qu’il lui reste avant qu’il la détruise. Je ne veux pas Me mêler de Ses petits jeux. (Jerry haussa les épaules.) Je refuse de prendre part à Armageddon. Je Lui ai fait remarquer à ce propos qu’il dispose de suffisamment de méchants qu’il a formés Lui-même. Alec, quand c’est Mon Frère qui écrit le scénario, Je suis toujours supposé Me battre jusqu’au bout, comme Harvard, avant de perdre. Ça devient monotone, à la longue. Il veut que Je chute à nouveau à la fin du millénium pour que Ses prophéties soient réalisées. Cette « guerre dans les cieux » : elle est prédite dans cette prétendue « Apocalypse ». Mais Je n’irai pas. J’ai dit à Mes anges qu’ils peuvent former une légion étrangère s’ils le souhaitent, mais Je Me tiendrai à l’écart. A quoi rime une bataille dont l’issue à été prévue des milliers d’années avant le coup de sifflet ?

Tout en parlant, Il m’observait. Il Se tut brusquement.

— Qu’est-ce qui vous chiffonne, à présent ?

— Jerry… S’il y a cinq cents ans que j’ai perdu Margrethe, c’est sans espoir. Non ?

— Ah, mais bon sang, mon vieux ! Est-ce que Je ne vous ai pas dit de ne pas essayer de comprendre des choses que vous ne pouvez pas comprendre ? Est-ce que Je M’occuperais de ça si c’était sans espoir ?

— Jerry, dit Katie, j’avais réussi à calmer Alec, et voilà que Tu le troubles à nouveau.

— Excuse-moi.

— Tu ne l’as pas fait exprès. Alec, Jerry parle sans ménagement, mais Il a raison. Pour vous, tout seul, cette quête a été sans espoir. Mais avec l’aide de Jerry, vous pourrez peut-être la retrouver. Ce n’est pas absolument certain, mais il y a une chance. Et le temps ne compte pas, que ce soit cinq secondes ou cinq cents ans. Vous n’avez pas à comprendre ça, mais il faut Le croire. Je vous en prie.

— D’accord. D’abord parce qu’autrement il n’y aurait vraiment plus d’espoir. Plus aucun…

— Mais il y en a. Il vous suffit d’être patient.

— J’essaierai. Mais je pense que Marga et moi nous n’aurons jamais notre petit relais au Kansas.

— Pourquoi pas ? fit Jerry.

— Après cinq siècles ? Même la langue aura changé. Et personne ne saura plus faire la différence entre un sorbet au chocolat chaud et une chèvre. Les coutumes changent vite.

— Eh bien, vous réinventerez le sorbet au chocolat et vous ferez un malheur. Fiston, ne soyez pas pessimiste comme ça.

— Ça vous dirait d’en avoir un maintenant ? proposa Sybil.

— Je crois qu’il serait préférable qu’il ne mélange pas le sorbet avec son Jack Daniels, remarqua Jerry.

— Merci, Sybil… mais je crois que je pleurerais dessus. Ça me ferait trop penser à Marga.

— Alors ne le faites pas. Pleurer dans son verre, c’est déjà triste, mais dans un sorbet au chocolat, c’est dégoûtant.

— Est-ce que je peux finir l’histoire de ma scandaleuse jeunesse ou bien est-ce que personne ne m’écoute ? demanda Katie.

— Moi, je vous écoute, dis-je. Vous avez fait un accord avec Josué.

— Avec ses espions. Alec mon amour, je dois quelque explication à quelqu’un que j’aime et respecte, c’est-à-dire vous. Certaines personnes qui savent qui je suis – et encore plus qui l’ignorent – considèrent Rahab la prostituée comme une traîtresse. Trahison en temps de guerre, délation de citoyens, etc.

— Je ne l’ai jamais pensé, Katie. Jéhovah avait décrété que Jéricho devait tomber. Etant donné que c’était prévu, vous ne pouviez rien y changer. Vous avez en fait sauvé la vie de votre père, de votre mère et des autres gosses.

— Oui, mais il y a autre chose encore, Alec. Le patriotisme est un concept largement démodé. En ce temps-là, à Canaan en dehors de la loyauté due à la famille, il ne pouvait exister qu’une loyauté personnelle vouée à un chef, quel qu’il soit – d’ordinaire un guerrier qui s’était proclamé « roi » après une victoire. Mais, Alec, une putain n’avait pas cette sorte de loyauté.

— Vraiment ? J’ai fait mes études au séminaire mais je ne connais pas très en détail ce qu’était la vie en ce temps-là. J’ai tendance à tout ramener au Kansas.

— Ce n’était pas vraiment différent. Une putain, alors, était soit une prostituée du temple, soit une esclave, soit encore une fille qui exerçait sa profession à titre libéral. Ce qui était mon cas. Ah ! oui, les putains ne pouvaient rien refuser aux gouvernants. Impossible. Un officier du roi se présentait : il venait pour l’amour gratis, pour la boisson gratis… La patrouille civile – les flics – c’était la même chose. Et les politiciens aussi. Alec, je dis la vérité : j’ai fait plus souvent mon travail à titre gratuit que pour de l’argent. Et j’ai souvent eu droit à un cocard en prime. Non, je n’éprouvais pas le moindre sentiment de loyauté envers Jéricho. Les Juifs n’étaient pas plus cruels et ils étaient tellement plus propres !

— Katie, je ne connais aucun chrétien protestant qui pense du mal de Rahab. Mais je me suis souvent interrogé à propos de divers détails de son, de votre histoire. Votre maison était située sur les murailles de la ville ?

— Oui. Ce n’était pas très pratique pour l’entretien, d’ailleurs, avec tous ces seaux d’eau à monter jusqu’en haut des marches. Mais le loyer était bas et, pour mon travail, c’était mieux. C’est parce que j’habitais sur le mur que j’ai pu sauver les agents du général Josué. Ils sont passés par la fenêtre en se servant de ma corde à linge. Ils ne me l’ont jamais rendue, remarquez.

— Quelle était la hauteur de ce mur ?

— Hein ? Grand dieu, je ne sais pas. En tout cas, il était très haut.

— Vingt coudées.

— C’est ça, Jerry ?

— J’étais sur place. Par intérêt professionnel. Première utilisation de la guerre psychologique combinée avec des armes soniques.

— Si je demande quelle était la hauteur du mur, Katie, c’est parce qu’il est écrit dans la Bible que vous avez rassemblé toute votre famille dans votre maison et que vous y êtes restés durant le siège.

— Ça c’est sûr. Sept jours atroces. Mais mon contrat avec les espions israélites l’exigeait. Je n’avais que deux petites pièces, pas assez grandes pour trois adultes et sept enfants. Nous n’avions plus de vivres, plus d’eau, les enfants pleuraient et mon père n’arrêtait pas de se plaindre. Il a été bien heureux de prendre l’argent que je rapportais. Avec sept gosses à nourrir. Mais ça lui déplaisait de demeurer dans cette maison où je me faisais sauter, et il avait horreur de dormir dans mon lit. Mon lieu de travail. Mais il l’a fait pourtant, et moi j’ai dormi par terre.

— Donc toute votre famille était dans la maison quand les murs se sont écroulés.

— Oui, bien entendu. Nous n’avons pas osé sortir jusqu’à ce que les deux espions viennent nous chercher. On avait accroché un bout de fil rouge à la fenêtre pour qu’ils ne se trompent pas.

— Katie, votre maison était sur le mur, à près de dix mètres de haut. La Bible dit que le mur s’est effondré d’une seule pièce. Est-ce que quelqu’un a été blessé ?

Elle eut l’air surprise.

— Non, pourquoi ?

— La maison ne s’est pas écroulée ?

— Non. Alec, ça s’est passé il y a longtemps. Mais je me rappelle les trompettes, et le cri, et le tremblement de terre et la ville qui tombait en miettes. Mais ma maison n’a pas été touchée.

— Saint Alec !

— Oui, Jerry !

— Vous devriez savoir cela : vous êtes un saint. C’est un miracle. Si Yahvé n’avait pas provoqué des miracles à droite et à gauche, les Israélites ne seraient jamais venus à bout des Cananéens. Comment voulez-vous que cette bande de clodos tombe sur un pays prospère avec des tas de villes fortifiées sans perdre une seule bataille ? Les miracles. Demandez donc aux Cananéens. Si vous arrivez à en trouver. Mon Frère les a tous fait passer par l’épée, à quelques exceptions près : pour les plus jeunes et les plus jolies qui se sont retrouvées en esclavage.

— Mais Jerry, c’était la Terre promise, et ils étaient le peuple élu.

— Evidemment qu’ils sont le peuple élu. Etre élu par Yahvé, il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser. Est-ce que vous connaissez suffisamment la Bible pour savoir combien de fois Il a fait ça avec eux ? Quand Il S’y met, Mon Frère est vraiment con.

J’avais certes ingurgité par mal de Jack Daniels et reçu quelques chocs. Mais le blasphème désinvolte de Jerry me fit bondir.

— Jéhovah Notre Seigneur est un Dieu juste !

— On voit que vous n’avez jamais fait une partie de dés avec Lui. Alec, la « justice » n’est pas un concept divin, mais une illusion humaine. A la base même du code judéo-chrétien, il y a l’injustice, le système du bouc émissaire. On trouve le sacrifice du bouc dans tout l’Ancien Testament, mais c’est dans le Nouveau Testament qu’il atteint des sommets avec la notion de rédemption par le martyre. Comment peut-on faire œuvre de justice en se déchargeant de ses péchés sur un autre ? Que ce soit un agneau dont on tranche la gorge ou un messie que l’on cloue sur une croix pour qu’il meure en lavant vos péchés ! Quelqu’un devrait dire un jour à tous les sectateurs de Yahvé, les Juifs comme les chrétiens, qu’un repas gratuit, ça n’existe pas. Ou peut-être que si. Quand on se trouve dans cet état catatonique que l’on appelle « la grâce » au moment de sa mort – ou quand sonne la trompette – on va droit au paradis. C’est bien ça ? C’est comme ça que ça s’est passé pour vous, non ?

— Exact. J’ai eu de la chance. Car j’avais péché un certain nombre de fois avant.

— Une vie longue dans le vice et la débauche, suivie par cinq minutes de grâce parfaite, et on vous expédie au paradis. Une vie tout aussi longue, exemplaire, dévote, et puis un juron ou un blasphème à l’instant où on a une attaque, et on est damné pour l’éternité. C’est bien votre système, non ?

Je répondis avec une certaine roideur :

— C’est le système si Vous prenez les mots de la Bible dans leur sens littéral. Mais les voies du Seigneur…

— Oui, eh bien, elles ne sont pas impénétrables pour Moi, Mon ami. Je Le connais depuis trop longtemps. C’est Son monde à Lui, ce sont Ses règles, Son œuvre. Les règles sont exactes et n’importe qui peut les suivre et récolter sa récompense. Mais elles ne sont pas « justes ». Que pensez-vous de ce qu’il vous a fait, à vous et à Marga ? C’est ça la justice ?

Je pris mon souffle.

— Depuis le jugement dernier, j’ai tenté de comprendre… et le Jack Daniels ne m’aide même pas. Non, je ne pense pas que ce soit pour ça que j’aie signé.

— Ah, mais voilà : vous avez signé !

— Comment ?

— Mon Frère Yahvé, avec Son visage de Jésus, a dit : priez-Le. Allez… Priez…

— Notre Père, qui êtes aux cieux, que Votre Nom soit sanctifié, que Votre règne arrive. Que Votre volonté soit faite…

— Stop ! C’est ça ! « Que Votre volonté soit faite ». Même les musulmans qui se considèrent comme les « esclaves de Dieu » ne sont pas plus consentants. Par cette prière, vous L’invitez à commettre le pire. C’est du masochisme parfait. C’est ça, l’épreuve de Job, Mon garçon. Jour après jour, année après année, et de toutes les manières possibles, Job a été injustement traité. Je le sais : J’y étais. J’y ai participé. Et Mon cher Frère est resté là à Me laisser faire. Que dis-je ? Il M’a encouragé. Il était Mon complice. Et à présent c’est votre tour. C’est votre Dieu qui vous a fait tout ça. Est-ce que vous allez Le renier ? Ou bien ramper comme un chien auquel on vient de donner le fouet ?

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