28

Demandez et l’on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira.

L’Evangile selon Saint Matthieu, 7:7


Une interruption m’évita d’avoir à répondre à cette question impossible – et j’en fus soulagé. Je suppose que tout homme doute de la justice de Dieu de temps à autre. Je reconnais que j’avais été particulièrement secoué récemment et que j’avais été obligé de me répéter plusieurs fois que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes et que je ne pouvais pas espérer comprendre toujours Ses desseins.

Mais je ne pouvais parler de mes doutes, en tout cas pas à l’ancien adversaire du Seigneur. Il était particulièrement pénible que Satan ait choisi d’avoir en ce moment l’apparence et la voix de mon seul ami en ce monde.

Discuter avec Satan, c’est un jeu de… jobard, tout au plus.

L’interruption était tout à fait banale : le téléphone sonnait. Une interruption accidentelle ? Je ne pense pas que Satan puisse tolérer les « accidents ». En tout cas, je n’avais pas à répondre à cette question à laquelle je n’aurais su répondre.

— Je réponds, chéri ? demanda Katie.

— S’il te plaît.

Un combiné apparut dans la main de Katie.

— Le bureau de Lucifer. Rahab à l’appareil. Répétez, je vous prie. Bon, je vais voir.

Elle se tourna vers Jerry.

— Je prends. (Jerry, apparemment, n’avait pas besoin d’un téléphone visible.) J’écoute. Non. J’ai dit non. Bon sang, passez ça à M. Asmodée. L’autre appel, à présent. (Il marmonna quelques paroles vagues sur l’impossibilité qu’il y avait à trouver des collaborateurs compétents, puis dit :) J’écoute. Oui, Monsieur ! (Il ne dit rien pendant un certain temps.) Tout de suite, Monsieur ! Merci. (Il se leva.) Alec, je vous prie de M’excuser. J’ai du travail. J’ignore quand Je serai de retour. Considérez cette attente comme des vacances, voulez-vous ? Et Ma demeure est à vous. Katie, Je te le confie. Sybil, essaie de le distraire.

Et Il disparut.

— Pour le distraire, ça, je vais le distraire ! s’exclama Sybil.

Elle se leva et se campa devant moi en se frottant les mains. Sa tenue externe disparut et elle resta à l’état de nature, avec un grand sourire.

— Sybil, dit Katie d’une voix très douce, arrête, veux-tu ? Crée-toi des vêtements ou je te renvoie à la maison.

— Ouh, le chien de garde ! (Sybil se para d’un bikini minimal.) J’ai l’intention de faire oublier sa petite garce danoise à saint Alec.

— On parie ? J’ai eu une conversation avec Pat.

— Vraiment ? Et qu’est-ce qu’elle t’a raconté ?

— Que Margrethe sait faire la cuisine.

Sybil afficha un air dégoûté.

— Une fille passe cinquante années dans toutes les positions, à étudier dur comme fer. Et voilà qu’arrive une petite salope qui sait cuire le poulet et faire des tartes. Ce n’est pas juste.

Je décidai de changer de sujet :

— Sybil, ces trucs que tu fais avec les vêtements sont fascinants. Est-ce que tu as ton diplôme de sorcière ?

Au lieu de me répondre aussitôt, Sybil jeta un coup d’œil à Katie qui lui dit :

— Explique-lui. Parle franchement.

— O.K., saint Alec, je ne suis pas une sorcière. La sorcellerie, c’est de la foutaise. Vous savez qu’on dit dans la Bible qu’il ne faut pas laisser vivre les sorcières ?

— Oui. C’est dans l’Exode, chapitre 22, verset 17. Tu ne laisseras pas en vie la magicienne.

— C’est ça. En fait, le mot d’ancien hébreu que l’on a traduit par « magicienne » signifiait « empoisonneuse ». Ne pas laisser vivre une empoisonneuse, ça m’a paru plutôt une bonne idée. Mais je me demande combien de pauvres vieilles femmes sans amis ont été brûlées ou pendues à cause d’une petite erreur de traduction.

(Etait-il possible que ce fût vrai ? Que penser du concept de la « parole vraie de Dieu » dans lequel j’avais été éduqué ? Certes, le mot « sorcière », ou même « magicienne » est moderne, ce n’est pas le terme hébreu d’origine… Mais les traducteurs de la Bible de saint James étaient inspirés par Dieu et c’est pour cela que seule cette version de la Bible est acceptable. Mais… Non ! Sybil doit se tromper. Le Seigneur ne laisserait pas torturer des centaines, des milliers d’innocents à cause d’une mauvaise traduction. Il aurait rectifié cela de Lui-même.)

— Alors tu n’as pas participé à un sabbat cette nuit ? Qu’as-tu fait ?

— Oh ! pas ce que vous croyez. Israfel et moi, nous ne sommes pas aussi intimes. Des copains, oui, mais ça s’arrête là.

— Israfel ? Je le croyais au paradis.

— C’est son parrain. Le trompettiste. Mon Israfel à moi est incapable de jouer une note. Mais il m’a demandé de vous dire, si jamais j’en avais l’occasion, qu’il n’est pas du tout le petit con qu’il affectait d’être sous l’identité de « Roderick Lyman Culverson III ».

— Heureux de l’entendre. Mais comme sale morveux, c’était très bien joué. Je ne comprenais pas comment il était possible que la fille de Katie et de Jerry – ou bien est-ce de Katie seule ? – pouvait manquer de goût au point d’avoir un pareil rustre comme copain. Je ne parle pas d’Israfel, bien entendu, mais du personnage qu’il jouait.

— Oh, il vaut mieux éclaircir ça tout de suite. Katie, quels liens avons-nous au juste ?

— Oh, je pense que le Dr Darwin lui-même ne trouverait aucun lien génétique entre nous deux, ma chérie. Mais je suis fière de toi, autant que si tu étais ma propre fille.

— Merci, m’man !

— Mais nous avons tous des liens, remarquai-je. Depuis notre mère Eve. Puisque Katie est née alors que les fils d’Israël erraient dans le désert, il n’y a que quatre-vingts enfantements qui la séparent d’Eve. Rien qu’avec ta date de naissance et par la simple arithmétique, nous pourrions déterminer avec assez de précision quels sont vos liens de sang.

— Oh, oh ! Nous y revoilà. Saint Alec, maman Kate descend d’Eve, pas moi. Je suis d’une espèce différente. Une démone. Une afrite, pour être techniquement précise[36].

Elle fit à nouveau disparaître ses vêtements et son corps subit quelques transformations.

— Vous voyez ?

— Hé ! Mais est-ce que ce n’est pas toi qui étais à la réception du Sheraton « Sans Souci », quand je suis arrivé en enfer ?

— Sûrement. Et je suis très flattée que vous vous souveniez de ma forme véritable. (Elle reprit son apparence humaine, plus le minibikini.) Je me trouvais là parce que je vous connaissais. Papa ne voulait pas que quoi que ce soit cloche.

Katie se leva.

— Et si nous poursuivions à l’extérieur ? J’aimerais bien un petit plongeon avant le dîner.

— Tu ne vois pas que je suis occupée à séduire saint Alec ?

— On peut toujours rêver. Rien ne t’empêche de continuer dehors.

Dehors, c’était un merveilleux après-midi texan. Les ombres s’allongeaient.

— Katie, je veux une réponse nette et franche. Est-ce que nous sommes en enfer ? Ou bien est-ce vraiment le Texas ?

— Les deux.

— Bon, je retire ma question.

Mon agacement avait dû percer dans ma voix car Katie se retourna et posa la main sur ma poitrine.

— Alec, je ne plaisantais pas. Depuis des siècles, Lucifer a maintenu des pied-à-terre[37] ici et là sur terre. Dans chacun, Il a une personnalité différente, une devanture. Après Armageddon, quand Son Frère S’est institué roi de la terre pour le millénium, Il a cessé de visiter le monde. Mais, certains de ces endroits sont restés autant de demeures pour Lui, aussi Il les a emportées avec Lui. Vous comprenez ?

— Je crois que oui. Autant qu’une vache doit comprendre le calcul infinitésimal.

— Moi non plus je ne comprends pas le mécanisme. C’est au niveau de Dieu. Mais tous ces changements que vous avez subis, Margrethe et vous, pendant votre persécution : à quel point étaient-ils profonds ? Pensez-vous qu’à chaque fois ils affectaient toute la planète ?

La réalité revint peser sur mon esprit comme jamais elle ne l’avait fait depuis le dernier « changement ».

— Katie, je ne sais pas ! J’étais constamment trop occupé à essayer de survivre. Attendez un instant. Oui, chaque changement intéressait l’ensemble de la planète Terre et à peu près un siècle de son histoire. Parce que j’ai constamment cherché des références historiques et que j’en ai mémorisées autant que j’ai pu. Il y avait les changements culturels, également. Tout.

— Les changements avaient presque lieu sous votre nez, Alec, et ni l’un ni l’autre n’aviez pourtant conscience d’une quelconque modification. Ce n’est pas dans l’histoire que vous avez pris des références mais dans des livres d’histoire. C’est comme ça du moins que Lucifer aurait accompli tous ces changements s’il avait été responsable de cette mystification.

— Euh… Katie, est-ce que vous avez conscience du temps qu’il faudrait pour réviser, réécrire et réimprimer toutes les encyclopédies ? C’était généralement des encyclopédies que je consultais.

— Mais, Alec, on vous a déjà expliqué que le temps n’est jamais un problème pour Dieu. L’espace non plus. Tout ce qui était nécessaire pour vous abuser était utilisé. Mais pas plus. Au niveau de Dieu, c’est le principe conservateur dans l’art. Je ne peux réaliser ça, car je ne suis pas à ce niveau, mais je l’ai souvent vu faire. Un artiste doué pour les formes et les apparences n’en fait pas plus qu’il n’est nécessaire pour assurer l’effet désiré.

Rahab s’était assise au bord de la piscine et battait l’eau de ses pieds.

— Venez vous asseoir près de moi, reprit Katie. Prenez le « big bang » de l’univers, à la limite. Qu’y a-t-il au-delà de cette limite où la fuite vers le rouge a une magnitude qui signifie que la vitesse d’expansion de l’univers équivaut à celle de la lumière ?

Je répondis d’un ton plutôt sec :

— Votre question hypothétique, Katie, manque de sens. Je me suis plus ou moins penché sur des notions aussi aberrantes que celle de « big bang » et d’« univers en expansion » car un prédicateur de l’Evangile doit être au fait de telles théories s’il veut être capable de les réfuter. Les deux que vous venez de mentionner impliquent une durée de temps impossible, impossible parce que le monde a été créé il y a six mille ans environ. Je dis « environ » car la date de la création est difficile à déterminer avec exactitude et aussi parce que j’ai quelques doutes à ce propos. Mais disons six mille ans… et non pas des milliards d’années comme osent le prétendre les partisans du « big bang ».

— Alec… votre univers est âgé d’environ vingt-trois milliards d’années.

Je fus sur le point de répliquer mais je me tus. Je ne pouvais contredire aussi grossièrement mon hôtesse.

Elle ajouta :

— Et votre univers a été créé en 4004 avant Jésus-Christ.

Je restai immobile à contempler l’eau assez longtemps pour que Sybil refasse surface en nous éclaboussant.

— Eh bien, Alec ?

— Je n’ai plus rien à dire.

— Rappelez-vous bien ce que j’ai dit. Je n’ai pas dit que le monde avait été créé il y a vingt-trois milliards d’années, mais seulement que c’était son âge. Il a été créé vieux. Avec des fossiles dans le sol et des cratères sur la lune, toutes traces évidentes d’un âge avancé. Il a été créé ainsi par Yahvé, parce que cela L’amusait, simplement. Il s’est trouvé un savant pour dire : « Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers ». Ce n’est malheureusement pas vrai. Yahvé joue bel et bien avec des dés pipés… pour tromper Ses créatures.

— Pourquoi ferait-Il ça ?

— Lucifer prétend que c’est uniquement parce qu’il est un artiste sans talent, du genre qui change constamment d’idée et qui gratte sa toile. Et un plaisantin incorrigible. Mais je n’ai pas à émettre d’opinion : ce n’est pas de mon niveau. Et Lucifer a des préjugés à l’encontre de Son Frère : je pense que c’est évident. Mais vous n’avez pas remarqué ce qu’il y a de plus surprenant.

— Ça m’a peut-être échappé.

— Non, je pense que c’est par galanterie. Comment une vieille putain pourrait-elle avoir des opinions sur la cosmologie, la théologie, l’eschatologie et tous ces grands mots grecs ? Voilà qui est surprenant, non ?

— Mais, Rahab, ma chère, j’étais tellement absorbé à faire le compte de vos rides que je n’ai vraiment pas…

Ce qui me valut d’être jeté à l’eau. Je refis surface en crachant et en toussant devant les deux femmes qui riaient aux éclats. Je revins vers le bord et pris Katie dans mes bras. Cela ne sembla pas la contrarier. Elle se frotta contre moi comme une chatte.

— Qu’alliez-vous dire ? demandai-je.

— Alec, savoir lire et écrire, c’est aussi merveilleux que le sexe. Ou presque. Vous n’appréciez sans doute pas ce don car vous avez probablement appris tout bébé et vous avez acquis l’habitude. Mais quand j’étais une catin, à Canaan, il y a quatre mille ans, je ne savais ni lire ni écrire. J’ai commencé en écoutant les michetons, les voisins, les ragots du marché. Mais ce n’est pas la meilleure façon d’apprendre, c’est certain, et les scribes et les juges eux-mêmes étaient totalement ignorants en ce temps-là. J’étais morte depuis près de trois siècles avant que j’apprenne à lire et à écrire. J’ai appris avec le fantôme d’une prostituée qui venait de ce qui fut plus tard la grande civilisation crétoise. Saint Alec, cela peut vous surprendre mais, en général, si l’on considère l’histoire, on constate que les putains apprennent à lire et à écrire avant les femmes respectables. Et quand je me suis mise à apprendre, je me suis vraiment lancée à fond ! J’en ai même oublié le sexe pendant un temps. (Elle me sourit.) Mais pas tout à fait. J’acquis finalement un équilibre, entre la lecture et le sexe, à parts égales.

— Un rapport qui est au-dessus de mes forces, ai-je remarqué.

— Pour les femmes, ce n’est pas la même chose. La meilleure part de mon éducation a commencé avec l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Yahvé n’a pas voulu des milliers de fantômes, aussi Lucifer s’en est-Il emparé. Il les a emmenés jusqu’en enfer, les a régénérés avec grand soin, et ç’a été la fête pour Rahab ! Et j’ajouterai ceci : Lucifer lorgne sur la bibliothèque du Vatican, puisqu’il va bientôt falloir la sauver. Dans ce cas, plutôt que de régénérer les fantômes, Lucifer envisage de tout rafler juste avant la fin des temps et d’emmener le tout, intact, en enfer. Est-ce que ça ne serait pas formidable ?

— Ça me semble parfait. C’est la seule chose que j’aie jamais enviée aux papistes : leur bibliothèque. Mais… comment peut-on « régénérer » des fantômes ?

— Tapez-moi dans le dos.

— Pardon ?

— Donnez-moi une tape. Là. Non, plus fort. Je ne suis pas un papillon. Plus fort encore. Vous y êtes presque. Eh bien, vous venez de donner une claque dans le dos d’un fantôme régénéré.

— Ça m’a paru plutôt solide.

— Je pense bien, j’ai mis le prix. Ça s’est passé avant que Lucifer me remarque et fasse de moi Son joli petit oiseau favori. J’ai compris que, si votre âme est sauvée et que vous montez au paradis, la régénération va de pair avec la sauvegarde… mais ici ça se fait à crédit et vous n’avez plus qu’à vous crever au travail pour payer. C’est comme ça que ça s’est passé pour moi. Saint Alec, vous n’êtes pas mort, je le sais. Un corps régénéré est exactement comme celui que la personne avait avant sa mort, mais en mieux. Plus de maladies contagieuses, plus d’allergies, plus de rides de vieillesse… Des rides, tu parles ! Je n’en avais pas une le jour de ma mort… en tout cas pas beaucoup. Mais pourquoi vous me faites parler de rides ? Nous discutions de la relativité, de l’univers en expansion : une conversation hautement intellectuelle.


Cette nuit-là, Sybil fit tous les efforts possibles pour se glisser dans mon lit, et Katie repoussa fermement chaque tentative… avant de me rejoindre.

— Pat m’a dit qu’il ne fallait surtout pas vous laisser dormir tout seul.

— Pat croit que je suis malade. Ce n’est pas vrai.

— Je ne discuterai pas là-dessus. Et ne tremblez pas comme ça, mon chéri. Maman Rahab va vous laisser dormir gentiment.

A un moment de la nuit, je me suis réveillé en sanglots, et Katie était là, elle m’a consolé. Je suis certain que Pat lui avait parlé de mes cauchemars. Avec elle tout contre moi, je me suis rendormi très vite.

C’était un interlude arcadien… si ce n’est que Margrethe n’était pas là. Mais Katie m’avait persuadé que, ne serait-ce que pour elle et Jerry, je devais me montrer patient et cesser de ruminer sur mon malheur. Dans la journée, ça se passait plutôt bien. La nuit, avec maman Rahab auprès de moi, je n’étais plus aussi seul, abandonné sans défense à mes émotions. Elle était là chaque nuit… sauf une, où elle dut s’absenter. Sybil la remplaça de la même façon : Rahab lui avait donné des instructions fermes et précises.

Je découvris une chose amusante à propos de Sybil : lorsqu’elle dort, elle reprend sa forme naturelle, démone ou afrite, sans en avoir conscience. Elle devient ainsi plus petite de quinze centimètres et retrouve ces mignonnes petites cornes qui sont la première chose que j’avais remarquée, en arrivant au Sheraton « Sans Souci ».

Tous les jours, nous nous baignions, nous faisions du cheval et nous allions parfois pique-niquer dans les collines. En aménageant cette enclave, apparemment, Jerry avait pris plusieurs kilomètres carrés et nous pouvions galoper sans contrainte dans toutes les directions.

Ou alors je ne comprenais rien à la façon dont fonctionnaient les choses ici.

Bon, je n’ai pas dit « peut-être ». Au niveau de Dieu, j’en sais autant qu’une grenouille à propos du calendrier.

Jerry était absent depuis une semaine quand Rahab arriva pour le breakfast avec le manuscrit de mon mémoire.

— Saint Alec, Lucifer veut que vous remettiez ça à jour et que vous le teniez régulièrement.

— D’accord. Est-ce que je peux écrire à la main ? Ou bien y a-t-il une machine dans le coin ?

— Vous travaillerez à la main. Je vous aiderai. J’ai fait pas mal de travail de secrétariat pour le prince Lucifer.

— Katie, quelquefois vous L’appelez Jerry, parfois Lucifer, mais jamais Satan.

— Alec, Il préfère « Lucifer », mais Il répond à plusieurs noms. « Jerry » et « Katie », ce sont des noms que nous avons inventés à votre intention, à vous et Marga.

— Sybil aussi, ajouta Sybil.

— Et « Sybil ». Oui, Egret. Tu veux reprendre ton vrai nom maintenant ?

— Non, je crois que c’est bien qu’Alec – et Marga – aient des noms pour nous que tous les autres ignorent.

— Une minute, dis-je. Le jour où je vous ai rencontrés, vous répondiez à ces noms comme si vous les aviez portés toute votre vie.

— M’man et moi, nous sommes plutôt bonnes pour la comédie improvisée, dit Sybil-Egret. Par exemple, ils ignoraient qu’ils étaient censés être des adorateurs du feu jusqu’à la seconde où j’ai glissé ça dans la conversation. Et moi, je ne savais pas que j’étais une sorcière avant que m’man lance ça. Israfel est plutôt doué, lui aussi. Mais il avait eu plus de temps pour apprendre son rôle.

— Nous nous sommes fait avoir comme des cousins de la campagne.

— Alec, me dit Katie d’un ton sincère, Lucifer a toujours Ses raisons. Il s’en explique rarement. Ses intentions ne sont malveillantes qu’à l’égard des gens mauvais… et vous ne l’êtes pas.


Nous prenions un bain de soleil auprès de la piscine lorsque Jerry est revenu sans prévenir. Il s’est adressé directement à moi, sans même un mot préalable à Katie :

— Mettez vos vêtements. Nous partons tout de suite.

Katie s’est dressée immédiatement et est revenue en courant avec mes vêtements. Elle m’a aidé à m’habiller plus rapidement qu’un pompier à la sonnerie d’alerte. Elle n’a pas oublié mon rasoir et boutonné soigneusement la poche.

— Prêt ! ai-je lancé.

— Où est le manuscrit ?

Katie s’est précipitée une fois encore.

— Le voilà !

Durant ce bref laps de temps, Jerry avait modifié Son apparence tout en grandissant jusqu’à trois mètres cinquante de hauteur. C’était encore Jerry, mais je savais à présent pourquoi l’on dit que Lucifer est le plus beau parmi les anges.

— Au revoir ! a-t-il lancé. Rahab, je t’appellerai si je peux.

Il m’a pris par le bras.

— Attends ! Egret et moi, nous voulons l’embrasser !

— Alors faites vite !

Elles m’ont embrassé toutes les deux en même temps, gentiment, une sur chaque joue. Puis Jerry m’a empoigné à nouveau, comme un gamin, et nous sommes partis tout droit. J’ai rapidement entrevu le Sheraton, le palais, la Plaza, puis tout a été englouti dans les flammes et la fumée du puits. Et nous avons quitté ce monde.

Comment nous avons voyagé, combien de temps, et jusqu’où, je ne peux le dire. C’était comme une chute sans fin à travers l’enfer mais, avec les bras de Jerry pour me soutenir, c’était plus agréable. Cela me rappelait des moments de ma jeunesse, quand j’avais deux ou trois ans. Souvent, mon père me prenait dans ses bras après le souper jusqu’à ce que je m’endorme.

Je suppose d’ailleurs qu’à un moment j’ai dû m’endormir. Je me suis réveillé au moment où Jerry s’apprêtait à se poser. L’instant d’après, il m’a remis sur pied.

Dans ce lieu où nous étions, la pesanteur existait. Je sentais le poids de mon corps et le « haut » et le « bas » avaient un sens. Mais je ne crois pas que nous étions sur une planète. Nous nous trouvions sur une plateforme, ou sur le porche d’un immeuble formidable. Je ne pouvais pas l’apercevoir car nous en étions trop près. Ailleurs, je ne distinguais rien qu’une sorte de crépuscule vague.

— Ça va ? m’a demandé Jerry.

— Oui. Oui, je crois.

— Bien. Ecoutez-moi attentivement. Je vais vous faire rencontrer – non, c’est plutôt Lui qui va vous rencontrer – une Entité Qui est pour Moi et Mon Frère Yahvé, ce que Yahvé, votre Dieu, est pour vous. Compris ?

— Euh… Je n’en suis pas sûr.

— A est à B, ce que B est à C. Pour cette Entité, votre seigneur Jéhovah est comme un enfant qui s’amuse à faire des châteaux de sable sur la plage avant de les détruire par caprice. Pour Lui, je suis aussi un enfant. Je Le considère comme vous considérez votre trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Mais je n’adore pas cette Entité comme on adore un dieu. Il ne demande rien, n’attend rien, et surtout pas qu’on Lui lèche les bottes. Yahvé est, en fait, peut-être le seul dieu qui ait acquis ce vice bizarre. En tout cas, je ne connais aucune autre planète, aucun autre lieu dans l’univers où l’on adore un dieu. Mais je suis jeune et je n’ai pas encore assez voyagé. (Il me regardait avec curiosité et semblait troublé.) Alec, cette comparaison va peut-être vous aider à comprendre. Quand vous étiez jeune, est-ce qu’il vous est arrivé de conduire votre animal préféré chez le vétérinaire ?

— Oui. Et je n’aimais pas ça, parce que ça ne lui plaisait pas.

— Eh bien, moi non plus je n’aime pas ça. Bon, très bien, vous savez ce que c’est. Ensuite, il faut attendre pendant que le vétérinaire décide si oui ou non il peut guérir votre compagnon. Ou s’il est préférable d’abréger les souffrances de la pauvre petite bête. Est-ce que ce n’est pas vrai ?

— Oui. Jerry, vous essayez de me faire comprendre que la partie est risquée. Incertaine.

— Totalement incertaine. Sans précédent. Jamais encore un être humain n’a été conduit à ce niveau. J’ignore ce qu’il va faire.

— O.K. Vous m’aviez prévenu qu’il y aurait des risques.

— Oui. Vous courez un très grand danger. Et Moi aussi, quoique moindre. Mais, Alec, Je peux vous assurer une chose : s’il décide de vous effacer, vous ne vous en rendrez pas compte. Car ce n’est pas un dieu sadique.

— Est-ce que c’est… « Il » ?…

— Euh… Oui. Considérez-Le comme ça. Il assumera probablement une apparence humaine. Si tel est le cas, dites-Lui « Monsieur le Président », ou encore « Monsieur Koshchei »[38]. Considérez-Le comme un homme plus âgé que vous et que vous respectez hautement. Mais ne vous inclinez pas. Restez vous-même et dites la vérité. Et si vous mourez, mourez avec dignité.

Le garde qui nous barra le chemin n’était pas humain… jusqu’à ce que je l’aie regardé en face. Alors, il est devenu humain. Ce qui était caractéristique de tout ce que je devais voir en cet endroit que Jerry appelait « la Succursale ».


— Déshabillez-vous, s’il vous plaît, m’a dit le garde. Laissez vos vêtements ici, vous pourrez les récupérer plus tard. Qu’est-ce donc que cet objet de métal ?

Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un rasoir de sûreté.

— Et c’est destiné à quoi ?

— C’est… un couteau… pour tailler les poils du visage.


— Vous faites pousser des poils sur votre visage ?

J’ai tenté de lui expliquer pourquoi on se rasait.

— Si vous ne voulez pas avoir des poils sur votre visage, pourquoi en faire pousser ?

— Jerry, je pense que je suis dépassé.

— Je m’en occupe. (Je suppose que Jerry s’est alors adressé au garde, quoique je n’aie rien entendu. Puis il m’a dit :) Laissez votre rasoir ici, avec vos vêtements. Il pense que vous êtes fou, mais que je le suis, Moi aussi. Cela importe peu.


M. Koshchei était peut-être une Entité mais Il semblait le frère jumeau du Dr Simmons, notre vétérinaire du Kansas qui soignait nos chiens et nos chats, et même, une fois, une tortue : tous ces petits animaux qui traversent notre enfance. Et le bureau était exactement comme celui du Dr Simmons, jusqu’au secrétaire que le docteur avait dû hériter de son grand-père. Et il y avait une authentique pendule Seth Thomas sur une petite étagère.

Mais j’avais parfaitement conscience (étant à jeun et bien reposé) que ce n’était pas le bureau du Dr Simmons, que l’apparence était intentionnelle mais nullement destinée à m’abuser. Le président, quel qu’il fût en réalité, avait pratiqué une forme d’hypnose sur mon esprit afin de créer une ambiance relaxante. Le Dr Simmons était toujours très doux avec les animaux. Il leur parlait longtemps avant de leur faire des choses pénibles.

Ça avait marché sur moi. Je savais que M. Koshchei n’était pas le vieux vétérinaire de mon enfance… mais j’éprouvais la même confiance devant ce simulacre.

M. Koshchei a levé la tête à notre entrée. Il a fait un simple signe à Jerry, puis m’a regardé :

— Asseyez-vous.

Nous nous sommes assis. M. Koshchei s’est retourné vers son bureau. Mon manuscrit y était posé. Il l’a pris, l’a feuilleté, a remis les feuillets en ordre avant de le reposer.

— Comment se passent les choses dans votre secteur, Lucifer ? Des problèmes ?

— Non, monsieur. A part les petits ennuis d’air conditionné. Rien de grave.

— Est-ce que vous désirez régner sur terre pour ce millénium ?

— Est-ce que mon frère ne l’a pas déjà prise ?

— Oui, Yahvé l’a prise, oui… Il a décidé la fin des temps et tout cassé. Mais je n’ai pas l’intention de le laisser reconstruire. Vous la voulez ? Répondez-Moi.

— Monsieur, je préférerais recommencer avec des matériaux nouveaux.

— Tous ceux de votre guilde préfèrent toujours tout recommencer. Sans penser à ce que ça coûte, bien sûr. Je pourrais vous désigner pour le Glaroon pendant quelques cycles. Qu’en dites-vous ?

Jerry mit un certain temps à répondre.

— Je m’en remets au jugement du Président.

— Vous avez raison. Nous en discuterons donc plus tard. Pourquoi vous êtes-vous donc intéressé à cette créature de votre frère ?

Je devais m’être endormi, parce que je voyais distinctement des chiots et des chatons qui jouaient dans une cour, et pourtant, il n’y avait rien de la sorte en ce lieu. J’ai entendu Jerry répondre :

— Monsieur le Président, dans une créature humaine, tout ou presque est ridicule. Sauf sa capacité à endurer courageusement et à mourir bravement pour ce qu’elle aime et ce qu’elle croit. Peu importe que cet amour ne soit pas fondé, ni cette croyance justifiée. C’est le courage, c’est la bravoure qui comptent. Ce sont là des qualités uniquement humaines, tout à fait indépendantes du créateur de l’humanité, auquel elles sont étrangères d’ailleurs : je le sais, puisqu’il s’agit de mon frère… et moi non plus, je ne les ai pas. Vous me demandez, pourquoi cet animal et pourquoi moi ? Celui-là, je l’ai ramassé au bord d’une route, il était égaré, et pourtant – oubliant ses propres ennuis, bien trop gros pour lui ! – il a tenté vaillamment (et en vain) de sauver mon « âme » selon l’enseignement qu’il avait reçu. Là encore, peu importe que sa tentative ait été absurde et inutile : il a essayé parce qu’il me croyait en danger. A présent qu’il est dans l’ennui, je lui dois de faire un effort égal.

M. Koshchei a baissé Ses lunettes sur Son nez et regardé Jerry par-dessus.

— Vous ne me donnez aucune raison valable d’intervenir auprès de l’autorité locale.

— Monsieur, n’existe-t-il pas une règle de la guilde qui exige des artistes qu’ils se montrent bons dans la manière dont ils traitent leurs volitifs ?

— Non.

Jerry a eu l’air démonté.

— Monsieur, il y a quelque chose que j’ai dû mal comprendre dans ce qu’on m’a appris.

— Oui, je le pense. Il existe un principe artistique – et non une règle – selon lequel les volitifs doivent être traités en conformité avec les principes. Mais insister sur la bonté ce serait éliminer cette marge de liberté pour laquelle nous avons inventé la volonté pour ces créatures. Sans possibilité de tragédie, les volitifs ne seraient que des golems.

— Monsieur, je pense comprendre cela. Mais le Président voudrait-Il m’expliquer le principe artistique de conformité aux principes ?

— Ce n’est pas compliqué, Lucifer. Pour une créature qui exerce son art propre et mineur, les règles selon lesquelles elle l’exerce doivent soit lui être connues, soit être apprises par l’erreur ou par l’épreuve ; l’erreur n’étant pas toujours fatale. En bref, la créature doit être capable d’apprendre et de tirer bénéfice de son expérience.

— Monsieur, c’est exactement le motif de ma plainte à l’encontre de mon frère. Prenons ce rapport que Vous avez devant Vous. Yahvé a tendu un piège à cette créature afin de la soumettre à une épreuve où elle ne pouvait gagner, puis il a décidé que le jeu était fini et il lui a enlevé la récompense. Et bien que ce soit là un cas extrême, un test destructeur, il n’en est pas moins typique de la manière dont il traite ses volitifs. Les jeux sont arrangés afin que ses créatures ne puissent jamais gagner. Depuis six millénaires, j’ai récupéré les perdants… et la plupart arrivent en enfer dans un état catatonique, paralysés par la peur : la peur de moi, la peur d’une éternité de tourments. Ils ne peuvent pas croire qu’on a pu leur mentir à ce point. Mes thérapeutes ont dû travailler dur pour récupérer ces malheureuses épaves. Ça n’a rien de drôle.

M. Koshchei ne semblait pas écouter. Il s’était renfoncé dans Son vieux fauteuil à bascule qui craquait régulièrement – oui, je savais que ce craquement venait de mes propres souvenirs – et il feuilletait à nouveau mon manuscrit. Il a gratté les mèches de Ses cheveux gris autour de Sa tonsure et émis un bruit irritant, à la fois bourdonnement et sifflement. Cela aussi venait du souvenir que j’avais du Dr Simmons, mais c’était bel et bien réel.

— Cette créature femelle. L’appât. Un volitif ?

— Oui. C’est en tout cas mon opinion, monsieur le Président.

(Seigneur ! Jerry, vous ne le saviez même pas avec certitude !)

— Dans ce cas, Je ne pense pas que cette créature-là se satisferait d’un simulacre. (Il continuait à bourdonner et à siffler entre Ses dents.) Alors, voyons un peu plus loin…

Le bureau de M. Koshchei avait paru plutôt petit quand nous y étions entrés ; à présent, d’autres personnes nous y avaient rejoints : un autre ange, qui ressemblait beaucoup à Jerry mais en plus vieux et avec un air pincé qui ne rappelait en rien la jovialité de Jerry. Un personnage encore plus vieux, vêtu d’un long manteau, avec un chapeau à large bord, un bandeau sur un œil et un corbeau perché sur l’épaule, et – maudit soit cet arrogant ! – Sam Crumpacker, cette fripouille d’avocassier de Dallas !

Derrière Crumpacker, trois hommes étaient alignés. Ils avaient l’air bien nourris et tous trois m’étaient vaguement familiers. En tout cas, je savais que je les avais déjà rencontrés auparavant.

Et j’ai compris. C’était en pariant avec eux que j’avais gagné une centaine (ou bien était-ce un millier ?) de dollars. Un pari stupide.

Mon regard est revenu sur Crumpacker, et ma colère a décuplé : ce voyou avait maintenant mon propre visage !

Je me suis tourné vers Jerry et je lui ai dit rapidement, dans un murmure :

— Vous voyez cet homme là-bas ? Celui qui…

— Silence !

— Mais…

— Taisez-vous et écoutez.

Le frère de Jerry avait pris la parole.

— Alors qui se plaint ? Vous voulez que je mette ma casquette de Jésus pour le prouver ? Le fait que quelques-uns s’en sortent prouve que ce n’est pas aussi dur que ça. Sept et demi pour cent dans cette dernière fournée, sans compter les golems. Est-ce que ce n’est pas bon, ça ? Qui dit le contraire ?

Le vieux au chapeau noir a dit :

— En dessous de cinquante pour cent, je considère que c’est un échec.

— Qui dit ça ? Qui est-ce qui perd tous les mille ans ? La façon dont tu t’occupes de tes créatures, ça te regarde ! Et moi je m’occupe de mon boulot.

— C’est bien pour ça que je suis là ! a fait le vieux. Tu t’es mêlé de ce qui ne te regardait pas.

— Pas moi ! (Yahvé a montré du pouce le personnage qui ressemblait à moi et à Sam Crumpacker.) Lui ! Le goy. Un petit peu trop dur ? Et alors, il est à qui ? Réponds à ça !

M. Koshchei, en tapotant mon manuscrit, s’est adressé à l’homme qui avait mon visage.

— Loki, dans cette histoire, vous apparaissez combien de fois ?

— Tout dépend comment Vous comptez, chef. Huit ou neuf, si Vous comptez les figurations. L’un dans l’autre, si Vous tenez compte du fait que j’ai passé quatre semaines pleines à travailler cette petite coquine d’institutrice pour qu’elle tombe dans les bras de duchenoque quand il se pointerait.

La main énorme de Jerry s’est refermée sur mon avant-bras gauche.

— Du calme !

Loki a poursuivi :

— Et Yahvé ne m’a pas payé.

— Pourquoi est-ce que je devrais payer, hein ? Pourquoi ? Qui a gagné ?

— Tu as triché. Ton champion, ton bigot de concours était sur le point de craquer quand tu as déclenché le jugement dernier avant le moment prévu. Regarde-le. Demande-lui. Est-ce qu’il t’adore ou est-ce qu’il t’abjure ? Demande-lui. Et paie. J’ai des factures d’armement à régler.

— Cette discussion, a déclaré M. Koshchei, est tout à fait déplacée. Ce bureau n’est pas une officine de contentieux. Yahvé, la principale plainte qui te soit adressée est que tu ne te conformes pas à tes propres règles vis-à-vis de tes créatures.

— Et pourquoi ? Il faudrait que je les embrasse ? Hein, c’est ça ? On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, non ?

— Ne nous écartons pas du sujet. Tu as monté une épreuve qui était un test de destruction. Peu m’importe sa nécessité artistique. Mais, au terme de ton test, tu as expédié une créature au paradis et tu as laissé l’autre en arrière, les punissant ainsi l’une et l’autre. Pour quelle raison ?

— La règle est la même pour tous. Elle a échoué, elle.

— N’est-ce pas toi le dieu qui a proclamé qu’il fallait museler la vache qui foulait le grain ?

L’instant d’après, je me suis retrouvé sur le bureau de M. Koshchei. J’avais Son énorme visage devant moi. Je suppose que c’était Jerry qui m’avait posé là. M. Koshchei a demandé :

— C’est à vous ?

J’ai tourné la tête. Et j’ai bien failli m’évanouir.

Marga !


Ma Margrethe à moi. Morte, froide, dans un cercueil en forme de pain de glace posé sur le bureau, et qui commençait à fondre.

J’ai voulu bondir, et je me suis aperçu que je ne pouvais pas esquisser le moindre mouvement.

— Je pense que cela Me donne la réponse, a dit M. Koshchei. Odin, quelle est sa destinée ?

— Elle est morte en combattant, au Ragnarok. Elle mérite un cycle au Walhalla.

— Non mais écoutez-le ! a grondé Loki. Le Ragnarok n’est pas terminé. Et je vais gagner cette fois. Cette pige est à moi ! Toutes ces garces de Danoises aiment ça… mais celle-là, c’est une bombe ! (Il m’a fait un clin d’œil avec un sourire complice.) Ce n’est pas vrai ?

— Loki, a dit le président d’un ton très calme, vous commencez à me lasser…

Et, tout à coup, Loki n’était plus là. Son fauteuil non plus.

— Odin, est-ce que vous pouvez vous en passer durant une partie de ce cycle ?

— Combien ? Elle a mérité le Walhalla.

— Disons une période indéterminée. Cette créature que voilà a exprimé sa détermination à faire la vaisselle « pour l’éternité » afin de pourvoir à ses besoins. On peut douter, bien sûr, qu’il ait la moindre idée de l’éternité… mais son histoire prouve qu’il est sincère.

— Monsieur le Président, mes guerriers, mâles et femelles, qui sont morts au combat, étaient mes égaux, et non mes esclaves. Je suis fier d’être leur chef et je ne vois aucune objection à Votre demande… pour autant qu’elle soit consentante.

Mon cœur était sur le point d’éclater, mais Jerry, qui se trouvait pourtant à l’autre bout de la pièce, murmura à mon oreille :

— Ne vous accrochez pas trop à cet espoir. Pour elle, ça pourrait être aussi bien mille ans. Les femmes oublient facilement.

— Les patrons sont encore intacts, non ? a demandé le président.

— Et qui détruit les copies d’archives ? a rétorqué Yahvé.

— Il n’y a qu’à les régénérer si besoin est.

— Et qui paie pour tout ça, hein ? Qui paie ?

— Mais vous. C’est une amende pour vous apprendre à agir selon les principes.

— Oy ! Toutes les prophéties, je les ai réalisées ? Et Il me dit maintenant que je ne suis pas les principes ! C’est ça la justice ?

— Ce n’est pas de la justice mais de l’art. Alexander, regardez-moi.

J’ai levé les yeux sur ce visage immense. Et Ses yeux à Lui m’ont capté. Ils sont devenus de plus en plus grands, de plus en plus grands. J’ai basculé en avant et je suis tombé dans Son regard.

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